1Dans les sciences du vivant, les données – que l’on peut définir comme « des observations recueillies systématiquement et qui se prêtent à une analyse ou à une observation » (Haila, 1992, p. 233) – ainsi que les bases de données tendent à être plus que des ressources mobilisées pour rédiger les articles : elles constituent de plus en plus ses produits finaux. Elles ne reflètent pas seulement le contenu des connaissances mais informent ce qui compte comme connaissance (Hine, 2009, p. 272). Au‑delà de la sphère académique, la massification et la formalisation des données sur le vivant renvoient à la multiplication des actions publiques en faveur de la conservation de la biodiversité et à la mise en place d’une série de dispositifs à l’échelle nationale et internationale destinés à rationaliser la production des données et à favoriser l’accès à l’information sur la biodiversité (Système d’information sur la nature et les paysages en France, convention d’Aarhus, directive Inspire, etc.). La question de la place prise par les données dans les sciences de la vie constitue l’objet d’interrogations croissantes en STS : des travaux analysent la manière dont les bases de données peuvent formater l’activité scientifique (Bowker, 2000 ; Waterton, 2002 ; Dean et al., 2008 ; Hine, 2009) et questionnent la nouvelle forme de « Big Science » qui ressort des gros programmes producteurs de données en sciences de l’environnement (Kwa, 2010).
- 1 Cette enquête a été financée par Alternet et par certains crédits attribués au Cemagref pour la mis (...)
2Nous nous appuyons sur une enquête réalisée pendant l’hiver 2008-2009 sur la mise en place de la zone atelier Alpes (ZAA). La dénomination de « zone atelier » constitue un label officiel attribué par le Cnrs, créé au début des années 2000 et renvoyant à un mouvement de modernisation et de technicisation des sciences de la vie, à l’instar des transformations ayant déjà marqué la physique et la biologie moléculaire (Lévêque et al., 2000 ; Mégie, 2003). Actuellement, les zones ateliers font partie des « Grands équipements » promus par l’Institut écologie et environnement (INEE) ; elles sont définies comme des réseaux de recherches pluridisciplinaires, incluant sciences de la nature et sciences de la société, situés sur une unité territoriale fonctionnelle d’échelle régionale, articulant objectifs scientifiques et réponses à des demandes de la société. La zone atelier Alpes est consacrée à la question des évolutions des écosystèmes alpins sous l’effet des changements d’usage des terres et du changement climatique, abordée sur deux régions sites d’études (Vercors et Oisans). Sont membres de la ZAA pour l’essentiel deux équipes d’écologues, une équipe de climatologues, un parc naturel régional (sur le territoire duquel se trouve une réserve naturelle), un parc national et un conservatoire botanique national. Nous avons effectué une quinzaine d’entretiens semi‑directifs avec des chercheurs et des gestionnaires impliqués dans la constitution de la zone atelier, complétés par l’exploitation de documents (dossier de demande de labellisation, plaquettes) et par l’observation participante de réunions1.
- 2 L’équipement concerne « tout élément ajouté à des êtres permettant de relier ceux-ci à des appuis c (...)
3Ce matériau nous a permis de montrer comment cet instrument de politique scientifique, visant à optimiser la mutualisation des données entre les divers organismes et individus impliqués, est vécu et mis en pratique par les acteurs. La zone atelier, comme tout instrument d’action publique, « n’est [pas] réductible à une rationalité technique pure », mais est « indissociable des agents qui en déploient les usages, la font évoluer et composent à partir d’[elle] des communautés de spécialistes » (Lascoumes & Le Galès, 2007). Les effets de la zone atelier sur les pratiques de production de connaissances résultent ainsi moins d’un principe central de régulation par la mutualisation que du fait que la ZAA fournit ou facilite les conditions de divers arrangements et négociations entre acteurs, guidés par des logiques de reconnaissance, de rétribution et de concurrence professionnelles. Si la ZAA permet d’« équiper » (Vinck, 2006, 2009)2, le travail de production de données, c’est-à-dire d’inscrire les activités des acteurs dans un espace d’échanges qu’elle contribue à structurer, ces échanges sont ainsi loin d’être exempts de tensions ou de réticences liées à des formes de compétition académiques et à des divergences d’objectifs entre chercheurs et gestionnaires.
4On décrira tout d’abord les conditions du développement de relations d’échanges et de partenariats entre chercheurs en sciences de la vie et gestionnaires d’espaces naturels, dès avant la création de la ZAA. On montrera ensuite la manière dont la zone atelier permet l’équipement du travail de production de données en régulant les collaborations entre chercheurs et entre chercheurs et gestionnaires. Ce faisant, on soulignera les limites du projet de mutualisation que porte la zone atelier, en montrant la permanence de logiques de défense de prérogative professionnelle et de rétention d’information.
5Les données sont au fondement des activités menées par les chercheurs et les gestionnaires qui se sont investis dans la ZAA. Elles sont diverses, par leur nature et par les équipements et les protocoles que leur recueil et leur traitement mettent en œuvre. On peut distinguer des données écologiques, des données agronomiques et des données climatiques, même si, en réalité, chacune de ces grandes catégories regroupe elle-même plusieurs types de données. Les données écologiques renvoient à la fois à des données sur les espèces végétales, rassemblées au sein d’une base de données floristiques élaborée par le conservatoire botanique, des données sur les communautés végétales et des données sur les traits des espèces (regroupées dans une base de données en cours de constitution). Dans le cas des espèces végétales, une donnée consiste en un ensemble cohérent d’informations – nom de plante, nom de l’auteur de l’observation, date de l’observation, altitude et exposition, coordonnées géographiques. Dans le cas des communautés végétales, les données comportent aussi des renseignements sur l’abondance et le recouvrement des espèces à l’intérieur d’un « quadrat » (carré de 10 mètres par 10 mètres ou 15 mètres par 15 mètres, où l’on recense toutes les espèces présentes en évaluant leur proportion). Dans le domaine climatique, les données issues des stations météorologiques qui ont été installées dans la réserve naturelle (cf. infra) mesurent des paramètres (température de l’air, enneigement, bilan radiatif, température du sol, vent, pression…) qui sont ensuite transmis automatiquement, par GSM, aux gestionnaires de la réserve et au laboratoire de climatologie.
6Nombre de ces données sont produites par divers organismes, tels l’Office national des forêts (ONF), Météo-France, ou les conservatoires botaniques, selon la mission officielle qui leur incombe, souvent depuis plusieurs années voire décennies. En dépit du fait qu’il s’agit d’organismes publics, l’accès aux données qu’ils produisent semble loin d’être aisé et les chercheurs déplorent spontanément les sérieuses difficultés auxquelles ils se heurtent pour obtenir des données qu’ils n’ont pas eux-mêmes produites :
Depuis le début de tout ce que j’ai fait, un des gros problèmes ça a toujours été l’accès aux données.
7En effet, les chercheurs soulignent d’abord le coût de l’acquisition des données, parfois qualifié de « faramineux ». Alors même que les organismes producteurs de données sont publics et sont censés ne faire payer que le coût d’extraction des données demandées, les sommes demandées par les organismes producteurs de données amènent parfois les chercheurs à renoncer à des données qui leur paraissent pourtant intéressantes.
- 3 L’ancienneté des relations de confiance existant entre les chercheurs et les agriculteurs permet no (...)
- 4 Le jardin botanique est, par exemple, équipé depuis plusieurs années d’un chalet et d’un laboratoir (...)
8Mais les données peuvent être produites par les chercheurs eux-mêmes, à condition toutefois d’avoir accès à des terrains de travail appropriés. Or le travail de terrain en écologie s’avère toujours difficile compte tenu du fait que les écologues travaillent en milieu réel et ne disposent donc que d’une maîtrise imparfaite des conditions de manipulation et d’observation (Kohler, 2002). Dans le choix des sites, la présence d’infrastructures déjà construites, la facilité d’accès et l’existence de bonnes relations antérieures avec les acteurs locaux3 apparaissent ainsi déterminantes. C’est pourquoi les territoires protégés ou du moins gérés par des gestionnaires publics constituent à ce titre des terrains privilégiés pour le travail scientifique4.
9Dans les deux cas – que les données soient produites par les gestionnaires ou par les chercheurs sur les territoires des gestionnaires – les chercheurs ont besoin de nouer des collaborations et des échanges avec les gestionnaires :
[Leur base de données] c’est monstrueux en fait. Ça fait partie des… en gros ça fait cent ans que tous les botanistes [de la région] récoltent soit des points d’occurrence, donc quand ils se baladent n’importe où ils voient une espèce, oh bah tiens quelle espèce pouf et ils la notent, donc ça ils ont 3.000.000 d’occurrences, c’est quand même gigantesque. […] Donc, c’est des données qui sont énormes. En plus, pour ce que je fais moi, c’est vraiment les données parfaites quoi.
10Les gestionnaires témoignent d’ailleurs d’une inflation des sollicitations de la part des chercheurs pour avoir accès à leurs données ou en produire de nouvelles sur leurs territoires. Ils sont notamment l’objet de sollicitations dans le cadre du montage de projets en réponse aux appels d’offre de l’ANR, du fait aussi des injonctions montantes au partenariat émanant des programmes de l’Agence nationale de la recherche :
On a déjà eu le coup avec des ANR, on a répondu à je ne sais pas combien d’ ANR donc là on est sollicité, nous, parce qu’il faut une accroche territoriale. Un espace protégé c’est un plus dans les ANR, apparemment. Donc on a eu beaucoup de sollicitations, on a dû répondre à, je ne sais plus, cinq six peut-être sept bon ben y en a qu’un qui a abouti quoi. Donc ça c’est épuisant parce que nous on n’en retire pas les premiers bénéfices en termes financiers […], et ça il faudrait pas que ça nous épuise parce qu’on risque un jour de se démoraliser.
11Or les gestionnaires d’espaces naturels poursuivent eux aussi des activités de connaissance et de gestion de leurs territoires en partie proches des pratiques de recherche : le conservatoire botanique, qui a un statut d’EPST (Établissement Public Scientifique et Technique), constitue une structure intermédiaire, proche par certaines de ses activités des laboratoires d’écologie. La similarité des activités et la différence de reconnaissance du travail effectué entre chercheurs et gestionnaires a ainsi parfois pu occasionner une forme de méfiance et de réticence de la part des gestionnaires vis-à-vis des chercheurs – les premiers craignant d’être dépossédés de leurs produits sans reconnaissance suffisante, à leurs yeux, du travail accompli. De fait, dans un article publié dans une prestigieuse revue américaine, qui a valu à leurs auteurs une très grande notoriété scientifique et médiatique, on ne trouve que deux phrases de remerciement aux fournisseurs de données floristiques et climatiques traitées par les chercheurs, qui semblent ainsi « rafler la mise ». Comme le résume un chercheur :
On arrivait un peu comme le grand méchant loup. Eux [les botanistes du conservatoire] ils avaient passé vingt ans à ramasser des données, ils n’avaient jamais eu le temps [de les traiter] et on les prenait directement.
12Progressivement, des échanges se sont instaurés entre chercheurs et gestionnaires, permettant aux premiers d’avoir accès aux données et aux terrains escomptés, et apportant aux seconds diverses formes de rétribution. Un observatoire des évolutions du climat a, par exemple, été créé en 2004, reposant sur une collaboration entre climatologues et gestionnaires de la réserve pour mettre en place et gérer des stations de relevé météorologique sur le territoire de la réserve. Une collaboration entre le conservatoire botanique et une équipe d’écologie a aussi été formalisée récemment dans un projet financé par l’ANR, permettant aux chercheurs d’utiliser largement les données stockées par le conservatoire tout en travaillant avec lui à la mise au point d’une nouvelle forme de base de données, alimentée à la fois par le conservatoire et par les scientifiques.
13Les collaborations et les échanges avec les chercheurs ont permis aux gestionnaires de revendiquer une forme d’expertise face à leurs interlocuteurs dans l’action publique liés à l’affichage d’une scientificité de leur démarche (Granjou & Mauz, 2008). Dans leur communication auprès du grand public ou auprès des autres espaces protégés, le label zone atelier (souvent rebaptisé « label Cnrs ») donne ainsi l’occasion aux gestionnaires d’espaces de valoriser leur territoire comme « territoire de recherches » ou « territoire d’accueil des recherches » :
On a décidé il y a quatre ans, cinq ans, de dire : politiquement, on veut s’orienter vers l’activité scientifique sur cette réserve […] on va, pour faire venir des équipes de recherche, on va l’équiper. […] On s’est dit : parce qu’avant que les labos viennent travailler sur notre réserve, il faut qu’on ait quelques données, un peu de recul par rapport aux données et, à notre avis, ils vont venir.
14Les gestionnaires ont aussi pu bénéficier directement de diverses compétences détenues par les chercheurs : compétences de maintenance des instruments de mesure – par exemple, dans le cas des stations climatiques de la réserve naturelle, qui reposent sur des fournisseurs très spécialisés du fait des rudes conditions météorologiques auxquelles elles sont soumises – et compétences de validation scientifique des protocoles conçus et mis en œuvre par les gestionnaires pour connaître leurs territoires :
Au parc, on pourrait très vite discuter que entre nous donc les parties naturalistes, tout ça, on sait bien faire et puis notre petit ronron, et puis tout d’un coup s’apercevoir qu’il existe des méthodologies complètement différentes et puis on se fait, on devient décrédibilisé. Y aurait rien de pire que d’être décrédibilisé en termes naturalistes et en termes de récolte de données, donc moi j’ai vraiment besoin que tout le temps, les chercheurs viennent me titiller, ou que je les titille, peu importe, pour ces choses‑là.
15Ils ont également bénéficié des données produites par les chercheurs eux-mêmes, qu’elles soient de même nature ou de nature différente. Mais surtout, en échange de leurs données, les gestionnaires ont négocié la reconnaissance d’un statut qui ne les cantonne pas à un rôle de producteur et de fournisseur de données. Dans une convention liée au projet Anr cité ci-dessus, le conservatoire a obtenu que sa contribution apparaisse dans toutes les publications scientifiques, tandis que le laboratoire mettait à disposition du conservatoire des étudiants qui initient les botanistes aux techniques de traitement des données, leur permettant d’apprendre certaines méthodes de traitement.
16Dans le développement de ces relations partenariales, les données acquises et stockées par les divers acteurs – notamment les gestionnaires – sont conçues comme une sorte de monnaie d’échange : le directeur du conservatoire parle des données de son établissement comme d’un « capital ». Le responsable du service scientifique du parc national déclare : « Globalement, ce que j’ai à vendre, moi, c’est des données à long terme. »
17Pour les gestionnaires comme pour les chercheurs, la ZAA va permettre de rationaliser et de sécuriser ces échanges de données et ces collaborations. Elle fournit les conditions d’arrangements et de négociations qui sont cependant loin d’obéir à une logique prédominante de mutualisation des données, du fait de la prégnance de divergences d’objectifs entre chercheurs et gestionnaires d’une part, et de formes de compétition entre chercheurs d’autre part.
18Pour les chercheurs, la zone atelier va permettre d’avoir accès à des séries de données construites sur le long terme, comme l’exigent des questions de recherches formulées autour des changements globaux et en particulier du changement climatique. Les chercheurs vont alors pouvoir collationner, compléter et poursuivre les bases de données préexistantes produites par les gestionnaires :
C’est un présupposé qu’on avait mis d’entrée de jeu pour le choix de la zone atelier ; on avait dit : on va aller là où on a des données.
19Sur le jardin botanique, certaines cartographies datent ainsi de 1934. Des études y ont été menées pendant de nombreuses décennies en écologie de la végétation et il a reçu récemment le label d’écotron du CNRS. Un autre site de l’Oisans également inclus dans la zone atelier est instrumenté par une série de zones de défens installées depuis les années 1980. Sur le Vercors, des photographies aériennes existent depuis les années 1950 ou 1960 et des données d’enquêtes sur les activités pastorales depuis plus longtemps encore (une carte des lieux de vie date de 1800) ; des défens y sont mis en place depuis les années 1980.
20Pour les gestionnaires, la ZAA doit permettre de fournir un gage de résultat (restitution des résultats) et de cohérence des travaux proposés par les chercheurs. Un chercheur raconte ainsi un incident ayant marqué les relations entre l’Office national des forêts et un laboratoire :
Suite à [nom d’un laboratoire de recherche] qui rendait pas ses trucs, ils en avaient marre, ils [l’ONF] donnaient de l’argent et ils voyaient jamais rien sortir. Donc ça aussi c’est un avantage à mon avis des zones ateliers, c’est que ça formalise.
21Le conservateur de la réserve, qui a notamment pour fonction d’autoriser la conduite des différents travaux sur son territoire au vu de leur conformité avec le respect de l’environnement, suggère l’importance du critère d’appartenance à la zone atelier :
C’est évident que si la personne arrive en disant : je rentre dans le système de la zone atelier, on va plus facilement accepter que dire : non, allez voir ailleurs.
22Mais la zone atelier doit aussi permettre d’éviter un effet de saturation dans les sollicitations dont les gestionnaires sont l’objet de la part des chercheurs, en groupant et en rationalisant les demandes des chercheurs. Un écologue explique ainsi comment certains gestionnaires espèrent que la ZAA permettra une forme d’économie d’échelle :
[Un membre du conservatoire] a dit nous on est dans [nom d’un projet de recherches], ça nous va très bien, essayez de voir entre vous, de vous arranger entre vous, parce que là on est contactés de partout, dans plein de projets, on en a marre, ce serait bien que les scientifiques vous travailliez ensemble. […] Quand tu vas voir les gestionnaires, tu leur dis ‘‘bon ben ça fait partie de la zone atelier’’. Je suis pas sûr, mais disons que peut-être ça peut amener une espèce de structure de tous les gens qui travaillent là-dessus et peut‑être d’aller les voir qu’une fois au lieu d’aller les voir dix fois (un écologue).
23Pour autant, chercheurs et gestionnaires ne sont pas tous d’accord sur les objectifs de la ZAA en termes de production de connaissances. Les gestionnaires conçoivent en effet le territoire de la zone atelier comme l’objet même des recherches : ils attendent que les travaux apportent des résultats concernant ces sites en particulier, si possible applicables directement dans leur gestion : il ne s’agit « pas seulement d’un site d’application de la recherche mais avant tout d’une recherche sur ces sites ». Au contraire, pour certains chercheurs, les sites étudiés sont de simples supports de recherches : la production de connaissances porte sur des mécanismes plus généraux. Les territoires de la zone atelier sont des « sites laboratoires », donnant l’occasion d’observer plus facilement des phénomènes existant à une échelle plus vaste en les reproduisant à une échelle et dans des conditions plus facilement maîtrisables : ce sont des modèles écologiques, de même que les souris des généticiens ne valent pas comme objet d’étude en tant que telles mais seulement pour les mécanismes biologiques qu’elles dévoilent et qui sont communs à bien d’autres espèces. C’est ainsi qu’un chercheur expose avec enthousiasme la valeur du territoire alpin comme modèle pour comprendre les mécanismes géo‑physiques et biologiques généraux liés à la différence d’altitude, quel que soit l’endroit concerné :
Donc là on travaille sur les Alpes, parce que ça reste un endroit qui est super à étudier, parce qu’on a sur les Alpes françaises entières on commence à 0 mètres et on finit à 4000 mètres, donc on a pratiquement 25 degrés de différence en gradient de température, les précipitations c’est pareil. Donc en fait c’est un peu comme de travailler à l’échelle européenne, parce qu’on a exactement la même gamme, mais à une échelle très, très réduite. Sur des très courtes distances on peut échantillonner, on peut vraiment voir ce qui se passe beaucoup plus facilement.
- 5 Un conservatoire botanique est agréé sur plusieurs départements.
24Enfin, plusieurs enquêtés ont souligné que les intentions de collaboration entre chercheurs et gestionnaires trouvaient également une limite forte dans la question de la disponibilité des uns et des autres. Travaillant à une échelle très supérieure à celle de la zone atelier5 et contraint de par son statut à multiplier les contrats, le conservatoire botanique n’est par exemple pas en mesure de s’impliquer fortement dans la zone atelier. Le manque de disponibilité des chercheurs implique un manque de temps pour s’investir personnellement dans les formations aux gestionnaires : ils délèguent alors cette activité à des étudiants ou à des stagiaires.
25Mais c’est aussi du point de vue des échanges de données entre chercheurs que la zone atelier doit permettre d’ouvrir un espace d’échanges facilités. Une des premières activités de la zone atelier a été la construction d’une métabase de données, par un agent en contrat à durée déterminée. Cette métabase relève d’un modèle intermédiaire entre les modèles « polycentrique » et « monocentrique » de partage de données identifiées par Dean et al. (2008) : tandis que dans le modèle monocentrique ou impérialiste, seules les publications sont accessibles aux autres chercheurs, les données restant la propriété des scientifiques producteurs et de leur gouvernement, dans le modèle polycentrique, les données elles-mêmes sont mises à disposition d’autres acteurs que leurs producteurs. La métabase quant à elle ne vise pas à mettre à disposition de tout un chacun les données des autres, mais à créer les conditions pour passer des accords au cas par cas entre détenteur et demandeur de données. Elle dresse la liste des données qui existent en les rapportant à l’organisme et à la personne qui les possède, et en indiquant les conditions d’accès :
La métabase de données : pour savoir qui avait quoi, est-ce qu’ils étaient prêts, comment ils étaient prêts à pouvoir les partager. […] On se demande tiens est-ce qu’il y aurait telle donnée dans le Vercors, pouf on peut tout de suite regarder, tiens c’est le [nom d’un laboratoire], et là je pense que ça peut permettre une facilité d’avoir accès aux données un peu plus en disant est-ce que dans le cadre de la zone atelier tu serais prêt…
26Un chercheur témoigne de l’espoir que ce type de mise à disposition des données dans le cadre de la ZAA puisse attirer d’autres chercheurs renommés. De même que les gestionnaires considèrent leurs données comme un « capital » échangeable contre un partage de compétences et l’accès à certaines formes de valorisation, ces chercheurs membres de la ZAA espèrent échanger les données détenues contre des collaborations avec des scientifiques renommés et notamment la signature de publications collectives :
Nous on dit : on vous propose la plate-forme Lter ou zone-atelier, vous pouvez venir, on a plein de données, on est prêts à vous fournir les données, par contre ce qu’on demande c’est ‘‘mettez-nous sur le papier’’, sur l’article en fait. Donc du coup moi je vois aussi le gros avantage d’intéresser des gens qui travaillent, qui sont des grands noms en écologie dans la recherche à long terme pour… il y a une plate‑forme, qui est dispo, ça marche, si vous voulez nous on peut être opérationnels entre guillemets du jour au lendemain, puisqu’on a tout qui est déjà là, si vous voulez venir aucun problème.
27Pour autant, le travail des membres de la ZAA reste marqué par des logiques de rétention d’information et de concurrence propres au fonctionnement du monde académique, liées notamment à la pression à la publication qui caractérise de plus en plus ce dernier. On retrouve ici les analyses de Hine (2009), qui a pointé la permanence de stratégies institutionnelles et individuelles de valorisation scientifique, conduisant notamment les doctorants et les jeunes chercheurs à conserver un monopole sur leurs données en génomique. Un chercheur membre de la ZAA explique ainsi :
Les gens qui ont passé trois ans à récolter ont pas envie de les donner trois ans plus tard s’ils ont rien publié dessus ou rien analysé ou rien, parce qu’il y a toujours des équipes, je dis pas qui sont plus fortes, mais en tout cas qui sont plus rapides, pour utiliser, ou qui auront peut-être des petites thématiques qui se vendront beaucoup mieux…
28C’est bien pourquoi la métabase intègre en elle-même la possibilité de réticences au partage des données et ne donne pas accès aux données elles-mêmes mais offre uniquement la possibilité de contacter leurs détenteurs pour leur demander l’autorisation d’y accéder. De plus, la métabase de données témoigne d’un accord de principe entre les structures impliquées, sans pour autant présager de l’engagement des chercheurs qui restent libres de communiquer ou pas leurs données aux collègues de leur choix.
29Dès le moment du choix des sites devant faire partie de la zone atelier, les stratégies de valorisation de leurs terrains de prédilection et de protection de leurs approches spécifiques sont apparues : en dépit de la rhétorique affichée par les documents officiels de la ZAA, présentant celle-ci comme un territoire « naturellement » propice à la recherche en écologie, des batailles feutrées ont caractérisé la négociation des sites à élire pour en faire partie et ont conduit à l’éviction de certains afin de maintenir les « prés carrés » d’autres équipes ou individus.
30Notre enquête montre que la mise en place de la zone atelier renvoie à une diversité de négociations et d’arrangements entre les organismes et les individus engagés en lien avec les logiques professionnelles de chacun, plutôt qu’à la généralisation systématique d’un principe de mutualisation. Elle souligne que la mise en œuvre de la ZAA constitue une manière de tenter d’organiser et de réguler la coopération, sans pour autant faire disparaître les stratégies individuelles ou institutionnelles avec lesquelles le projet de mutualisation peut entrer en tension.
- 6 Il s’agit alors de sciences de la vie pratiquées en laboratoire.
- 7 Les accélérateurs représentent des infrastructures d’un coût beaucoup plus important que les instru (...)
31Revenons maintenant sur la proximité entre les effets d’équipement d’une zone atelier dans les sciences de l’environnement et ceux liés au développement des plateformes technologiques en biologie6 (Mangematin & Peerbaye, 2005 ; Aggeri et al., 2006) ou en nanotechnologies (Hubert, 2009). Plates‑formes et zones ateliers ont pour point commun de reposer sur la mutualisation de ressources entre plusieurs laboratoires, plus que sur la création d’une infrastructure propre à un laboratoire comme cela était le cas avec les accélérateurs en physique des particules7. Zones ateliers et plates-formes visent à systématiser le regroupement géographique des ressources du travail scientifique allié à un principe de régulation des conditions d’accès à ces ressources. Cependant, tandis que les plates-formes organisent et régulent l’entrée en scène des entreprises dans des partenariats avec les chercheurs, les zones ateliers consolident et négocient les collaborations des scientifiques avec d’autres types de professionnels, comme les gestionnaires d’espaces naturels. En effet, alors que les plates-formes en biologie visent à pallier le problème des coûts d’investissement dans des instruments devenus indispensables pour les chercheurs, dans le cas des zones ateliers, il s’agit plutôt de faciliter l’accès des chercheurs au terrain – même si l’on observe également par ailleurs une montée des infrastructures lourdes dans les sciences de l’environnement, comme en témoignent, en systématique, les collections et des bases de données comme Fauna europea. Dans le cas étudié, l’équipement du terrain semble jouer un rôle structurant pour les pratiques en sciences de l’environnement similaire à celui joué par l’équipement des grands instruments dans d’autres disciplines.
32Pour conclure, notre travail relève d’une enquête exploratoire visant à mettre en lumière les transformations touchant actuellement les collectifs et les pratiques de recherche en sciences de l’environnement, en lien avec la massification de la production et de la circulation de données. Des historiens des sciences ont bien étudié les modalités de recueil des données dans les sciences de terrain (écologie) depuis le dix-neuvième siècle ; ils ont notamment montré que l’évolution du rapport au terrain des acteurs avait à voir avec les modifications des manières d’évaluer la recherche et des normes d’excellence académique (Kohler, 2002, 2006). Étudier les pratiques actuelles de recueil de données en écologie permet d’ajouter un chapitre à cette histoire des pratiques scientifiques du terrain. Pour les chercheurs comme pour les gestionnaires, le développement de partenariats autour de l’échange de données, formalisés dans des conventions, des projets financés par l’ANR ou dans une zone atelier, relève de la recherche de formes de reconnaissance professionnelle fondées sur la circulation (et les limites à la circulation) des données. C’est peut-être in fine parce que les sciences de l’environnement sont en passe de développer des formes de jugement et d’évaluation similaires à celles prévalant dans d’autres disciplines situées au sommet de la hiérarchie disciplinaire que l’on voit se développer, chez elles aussi, un même type d’organisation collective régulant la circulation des données en masse dans un monde professionnel devenant de plus en plus concurrentiel.
Nous remercions tout particulièrement les personnes que nous avons interviewées, chercheurs et gestionnaires qui ont accepté de prendre du temps pour répondre à nos questions.
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