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1Dans son Discours de la méthode (1637), qui est sans conteste l’un des textes fondateurs de la modernité philosophique, Descartes entreprend de fonder la vérité du discours scientifique. Comme chacun sait, celle‑ci se trouve garantie par la certitude du Cogito, « je pense, donc je suis » selon la célèbre formule. Le Cogito cartésien est origine et fondement de toute vérité, certitude première qui permet d’établir une nette démarcation entre vérité et préjugés, entre science et opinion ; entre science et politique, dirait‑on aujourd’hui.

2En six lettres qui font écho aux six parties du Discours, B. Latour reprend la question cartésienne et lui apporte une tout autre réponse. Manifestement, la grande démarcation ne fonctionne pas, la science et la politique se mêlent en permanence. Les élèves de B. Latour à l’IEP sont invités à tenir des journaux de bord, à consigner tous les événements et les propos qui traitent de sciences et de techniques, à souligner tous les passages qui révèlent la porosité des frontières, l’impossibilité d’accorder un privilège d’extraterritorialité à la Science et à la Technique, bref de les considérer comme autonomes et totalement différentes en nature des autres activités sociales. Les élèves sont très vites débordés, tant ces témoignages des entrelacs de science et de politique s’accumulent.

3Il ne s’agit pas pour autant de soutenir qu’aucune vérité n’est possible, que la connaissance ne se distingue pas de l’opinion ou du préjugé. Les sciences sont prises dans les disputes collectives, soit ; néanmoins, la question de Descartes demeure : comment dans ces conditions rendre compte de la connaissance objective ? B. Latour rappelle qu’il n’est pas un relativiste impénitent, qu’il ne veut pas être le fossoyeur de la Raison : il s’agit certainement de « séculariser la science », c’est‑-à-dire de renoncer à lui reconnaître cette autonomie que le grand récit moderne de la démarcation a imposée. La vérité ne se fonde pas dans le solipsisme de la conscience réflexive ; toutefois, il s’agit aussi de rendre raison du partage qui finit par être établi, in fine, entre le vrai et le faux, entre le discours scientifique et le discours du café du commerce, au terme d’un cheminement sinueux à travers les disputes à plusieurs. Cogitamus donc, et non Cogito : parce que la vérité scientifique est l’affaire d’un collectif, d’un « nous » qui dispute, et non d’un « je » solitaire méditant l’hiver devant son poêle.

4« Séculariser la Science sans perdre la connaissance objective » ; bref, accepter que l’on ne puisse « ni séparer ni conjoindre complètement les sciences et la société » et qu’il faille « prendre les deux discours au sérieux : celui qui affirme le lien avec la société, et celui qui affirme qu’il n’y en a aucun » : tel est le credo majeur de ce nouveau discours de la méthode qui nous est proposé ici, sous le titre d’« humanités scientifiques ». Contrairement à son illustre ancêtre, ce nouveau discours de la méthode ne commence pas par aller du complexe au simple, bien au contraire : il ne cherche pas à dénouer au plus vite les contradictions. Voici ce que dit B. Latour : « Comment se débrouiller entre, d’une part, le sens commun qui nous dit – pour s’en réjouir ou pour s’en plaindre – que les sciences sont des corps étrangers et, d’autre part, ce même sens commun, qui multiplie les exemples de leur liaison ? C’est là justement l’objet du premier cours que je fais aux élèves : on ne peut pas s’en débrouiller ; on est forcément plongé dans une contradiction dont il ne faut pas chercher à s’extraire trop vite. » On n’en finira donc pas trop vite avec les préjugés et les opinions : on s’attardera en eux au contraire.

5Voici trente ans que B. Latour s’emploie à détailler, dans ses nombreux ouvrages, les tenants et les aboutissants de cette nouvelle version du discours de la méthode. Le lecteur trouvera par conséquent dans Cogitamus une introduction générale à la sociologie latourienne, à son projet d’ensemble, à sa méthode d’analyse des sciences et des techniques, à ses principaux concepts (traduction, épreuve, controverse). Nul doute que le curieux peu familier des travaux de B. Latour y trouvera une excellente initiation : le propos est, comme toujours, clair, vif, drôle même. Pourtant, le lecteur un peu plus averti y trouvera autre chose qu’une simple reprise, une redite des travaux antérieurs. Cogitamus n’est pas seulement une version abrégée de La Science en action (1989) : il ouvre certaines perspectives nouvelles, en particulier dans les deuxième et cinquième lettres.

6On apprécie particulièrement cette deuxième lettre qui propose une incursion dans le temps long de l’anthropologie, et qui s’attache à montrer que durant les sept ou huit millénaires qui viennent de s’écouler, les civilisations n’ont pas cessé de rendre plus complexes, d’un même mouvement, leurs rapports sociaux ET leurs rapports à la matière. Nous savons bien que la socialité des babouins n’a rien à envier à celle des hommes, qu’elle est tout aussi complexe et riche ; mais à la différence des babouins et des autres animaux sociaux, les hommes ont organisé leurs relations sociales en faisant le détour par la matière. Chez l’homme, les différents modes de groupements se sont établis sur la base des différents modes de confrontation à la matière. Ceux-ci sont aujourd’hui bien plus riches, ils sont faits de détours bien plus nombreux, bien plus compliqués et longs, qu’à l’âge du bronze. Chercher à parler des relations sociales chez l’homme sans parler des modes de confrontation à la matière, de leurs tours et détours, c’est s’interdire de comprendre la « tendance » profonde qui porte les civilisations depuis des millénaires. Comme dit plaisamment Latour, « les humanités sans les techniques, ce ne sont que des babouineries... ». Cogitamus contient ainsi de très belles pages sur les techniques et sur la matière. B. Latour nous explique notamment qu’il faudrait faire pour les techniques « ce que Darwin nous a appris à faire pour la série des vivants », c’est‑à-dire qu’il faudrait les arracher aux définitions habituelles (très pauvres) pour les inscrire dans un ordre évolutif original, porteur de ses logiques et de sa structure de rationalité propres, inassimilable aux autres ordres du réel. Le lecteur se souviendra peut-être des sarcasmes de B. Latour contre l’évolutionnisme technique, dans Aramis ou l’amour des techniques (1992) : dans ce nouvel ouvrage, Latour semble plutôt admettre que parler des techniques à la manière dont Darwin parlait des vivants, d’un point de vue évolutionniste, ne signifie pas nécessairement réactiver la thèse de l’autonomie des techniques : c’est plutôt se ménager un accès au très riche contenu de réalité humaine des techniques. On lui donne entièrement raison.

7On apprécie également cette analyse très juste touchant la richesse actuelle de notre rapport à la matière, contrairement à l’idée reçue selon laquelle la soi‑disant Révolution industrielle nous aurait fait perdre le contact direct avec les choses : contre cette idée (fausse évidemment) selon laquelle nous serions engagés très en avant dans la voie de la « dématérialisation », il faut plutôt reconnaître que se noue aujourd’hui dans les laboratoires un rapport à la matière bien plus « intime » qu’à l’âge de bronze. Nous nous mêlons davantage à l’intimité des processus matériels, jusque dans ses éléments les plus ténus, les molécules, les atomes.

8La cinquième lettre apporte quant à elle une précision importante touchant ces fameuses « humanités scientifiques » qui font l’objet du cours. « L’idée que je poursuis avec mes camarades des humanités scientifiques, ou numériques, comme vous voudrez, c’est d’utiliser tous les principes que je vous ai résumés dans ces lettres, pour construire l’interface entre les questions que se pose le citoyen et l’océan du numérique. » Les « humanités scientifiques » sont donc des « humanités numériques », c’est la même chose. B. Latour explique en effet qu’à l’âge du numérique, décidément très loin de celui du bronze, nous disposons de ressources inédites (et inouïes) pour suivre les cours d’action le long desquels se dessinent, et se décident, les controverses scientifiques. Mais pour se repérer dans cet océan d’informations, il faut disposer d’une boussole, d’une carte ; bref, d’un discours de la méthode permettant de suivre avec un minimum de sécurité le chemin plein d’embuches, plein de tours et de détours, qui aboutit à la démarcation entre les discours de vérité et les « simples opinions » – car au final, il y a bien une démarcation, mais celle‑ci n’est pas postulée comme dans le grand récit de la Modernité : elle est patiemment tracée dans les disputes collectives.

9B. Latour aime les sciences et il le dit : nul doute que Cogitamus nous fait partager cet amour.