- 1 Bien-sûr le domaine des passions d’une part, celui de la connaissance d’autre part, ne sont pas des (...)
1Vous avez dit « passions cognitives » : oui, mais qu’est-ce à dire ? La question nous a souvent été posée depuis le début du programme que nous avons lancé sous cet intitulé énigmatique, et nous devons bien reconnaître qu’aujourd’hui encore nous n’avons pas fini de nous la poser. L’expression a en effet de quoi surprendre. Son « naturel » apparent ne pointe pas vers une définition académique univoque, à partir de laquelle nous pourrions dire : les « passions cognitives », c’est ceci ou c’est cela. Un tel constat pourrait valoir comme une condamnation sans appel contre notre expérimentation et nous enjoindre à arrêter les frais. Or, et c’est l’enjeu de ce numéro de la revue, c’est précisément par sa sémantique multiple que nous voudrions prendre la défense de notre formule, et introduire le lecteur vers ce qui nous apparaît, au-delà de la première interrogation, comme sa puissance heuristique1.
- 2 Nous faisons ici référence à la notion de « pensée sauvage » de Claude Lévi-Strauss, telle qu’elle (...)
- 3 « Sans cette étrange ivresse, que tournent en dérision tous ceux à qui elle reste étrangère, sans c (...)
2La notion est duale, voire dualiste : elle pointe d’un côté vers la passion, l’engouement, l’enrôlement de la connaissance par une force irrésistible qui emporte avec elle toute possibilité de raisonnement, d’intelligibilité, de clairvoyance ; de l’autre, vers la cognition humaine, faite de recherche de compréhension, d’enquête, d’interrogation sur le monde, qui suppose au contraire une forme de « relaxe » dans la posture connaissante. L’expression « passions cognitives » porte avec elle cette tension. Mais précisément, c’est en ce qu’elle porte à la fois, la dimension subversive de la passion, cette part de wild de la pensée sauvage2, cette part d’ivresse dont parle Weber à propos du savant3, et la dimension pragmatique du connaître, de l’activité d’enquête, que nous reconnaissons à la formule « passions cognitives », un caractère dynamique, novateur, stimulant.
- 4 Ce séminaire a été conduit dans le cadre du cluster 14 « Enjeux et Représentations des Sciences, de (...)
3Ce caractère d’oxymore, nous l’avons éprouvé au cours d’un séminaire mené maintenant depuis deux années4. Chaque séance nous a permis de tester, avec la généreuse participation des intervenants, en quoi l’expression « passions cognitives » permettait de mettre à jour de nouveaux territoires d’enquêtes, de révéler de nouvelles dimensions du travail cognitif, tant du côté des formes de passion, que du côté de la distribution des savoirs, tant du côté des raisons d’investissement ou de l’engagement à connaître, que du côté des configurations des connaissances, de leurs agencements, de leurs positionnements dans la cartographie des sciences.
- 5 Nous pouvons d’ores et déjà annoncer la tenue d’un colloque international sur le thème « Passions c (...)
4Nous voudrions reprendre ici, de manière synthétique, quelques-unes des lignes transversales qui se sont révélées au cours de cette première phase du programme. Elles visent à montrer, chacune de manière spécifique, la radicalité potentielle que nous attribuons à la thématique « passions cognitives ». En espérant d’une part, valider cette dernière par des confrontations d’enquêtes de terrain ; d’autre part, susciter des réactions de la part des lecteurs qui pourraient faire progresser le programme dans sa phase ultérieure5.
5Quand on est passionné de football, qu’on adhère ou non à un club de supporters, il vient un moment où le seul spectacle des matchs ne suffit pas à « cultiver » la passion. Cette dernière exige la construction et l’étalonnage d’une expertise profane visant à se renseigner, à mémoriser les faits marquants de l’équipe que l’on soutient, à apprendre les tenants et les aboutissants de tel match, de tel joueur, de tel club, de telle compétition. La passion devient indissociable d’un faire connaissance, d’un amour de savoir, qui rejaillit sur l’intensité de la passion. Et ce processus s’accumule, s’amplifie. Sous cet aspect, les « passions cognitives » se donnent de manière triviale comme cet amour de connaître qui accompagne l’exercice d’une passion, comme une sorte d’épreuve cognitive de l’expérience affective.
6Symétriquement, dans une enquête sur les conditions d’exercice d’une activité de connaissance (qu’elle relève de l’amateur ou du professionnel, de l’expert ou du profane), il y a place pour une interprétation en termes d’engagement de passion. Le chercheur par exemple dans son laboratoire, mais tout autant l’artisan dans l’exercice professionnel de son métier, le père ou la mère de famille dans l’exercice des gestes pour prendre en charge le nouveau-né, autant de situations de connaissance théorique ou empirique, qui peuvent susciter un véritable engouement, une envie d’en savoir plus, mieux, de devenir une sorte d’expert, de spécialiste, de maître. Le moment du connaître, saisi par ce mouvement d’engagement réciproque du bien faire et du bien savoir, peut se documenter ici en tant qu’épreuve affective de la démarche cognitive.
7Il y a là le paradigme d’une première manière de conjuguer passion et connaissance, à travers les terrains d’enquête que nous avons explorés. D’un côté, il n’y aurait pas l’exercice d’une passion sans mobilisation d’une activité de connaissance, parce que la passion demande une meilleure connaissance de l’objet aimé et que cette meilleure connaissance renforce la passion ; d’un autre côté, toute activité de connaissance mobiliserait, à des degrés différents, un engagement en passion du sujet connaissant, en tant qu’il se prendrait au jeu et au plaisir de la découverte, de l’exploration, de la vérité (P. Nouvel), passion qui mobiliserait le sujet connaissant à même l’activité de connaître.
8Disons tout de suite, de manière assez directe, que la perspective des « passions cognitives » telle que nous l’envisageons ne se retrouve que partiellement dans un va‑et‑vient serein et compatible entre d’un côté l’exercice des passions, de l’autre l’activité du connaître. Pourquoi ? Parce que, dans ce modèle, tout paraît maintenu en l’état. Même si l’accent est mis sur ce qui, d’un registre, « passe » dans l’autre, les places, les fonctions, les rôles, les statuts semblent indemnes dans les deux « mondes » mis en relation. Or, précisément, ce qui nous paraît devoir être documenté, dès lors qu’on accepte de travailler sous ce vocable des « passions cognitives », ce n’est pas ce qui reste en place et à sa place, mais ce qui bouge, ce qui se déplace, ce qui ne tient pas en place.
9Il nous faut annoncer ici un parti pris fort. Nous n’entendons pas aborder de manière symétrique les deux côtés de l’expression « passions cognitives » qui nous occupe. Au contraire, nous souhaitons privilégier la force rebelle, radicale, de la passion, pour la voir œuvrer dans les différents régimes du cognitif, du connaître. Qu’est-ce qu’elle vient y faire, qu’est-ce qu’elle bouscule, qu’est-ce qu’elle dérange comme ordre, qu’est-ce qu’elle remet en place ? Nous allons instruire ce dossier déraisonnable, improbable, de l’irruption de la passion dans l’univers cognitif. Ne nous étonnons pas : nous allons trouver sur notre route tout ce qu’une tradition de pensée a établi comme barrages, comme digues, pour protéger la raison, le raisonnement, le travail de la connaissance, du déferlement des passions. Si le savoir sans passion représente la norme, nous souhaitons travailler du côté de la déviance, là où le savoir passionné bute sur des écueils et produit du contraste. Alors, les dangers méthodologiques seront autant de vertus des « passions cognitives » qu’il nous faudra suivre au cours de notre enquête. Pour donner des exemples, reprenons ici quelques qualités des formes d’attachement habituellement associées à la « passion ».
10S’attacher dans le temps. Contrairement à l’émotion, dont elle a pourtant en partie sort lié, la passion se déroule dans le temps au long cours. L’émotion surgit dans l’instant, dans l’événement de son apparition. Une passion se cultive au cours du temps, elle se développe, elle s’enrichit, elle mûrit. Nous avons affaire à des carrières de passionnés, des personnes qui entrent en passion et qui s’inscrivent durablement dans leur passion. Cette durabilité se traduit par des attachements, des liens qui retiennent, qui captivent, qui enrôlent et qui ensuite ne lâchent pas. Il est souvent difficile de démêler ces liens, de les indexer au sujet passionné, au « sujet passionnant » ou à la passion elle-même comme relation accouplant ces deux sujets l’un à l’autre. La passion inaugure et donne lieu à un espace spécifique de mise en récit, autonome, avec ses événements fondateurs, ses étapes, ses retournements, ses suspensions et ses retours. La passion constitue une sorte de dramaturgie de l’intérêt, avec ses moments d’intensification, ses moments de relâche, ses rappels à l’ordre. On dit de la passion qu’elle peut être dictatoriale, impérieuse.
- 6 Nous reprenons ici la distinction introduite par W. James, présentée par D. Lapoujade (1997). Pour (...)
11Connaître en régime de passion est donc un processus continu qui ne s’épuise pas dans un événement, un cas. La passion se déploie sur une pluralité de cas qui sont autant d’épreuves par lesquelles passe le passionné pour étalonner son engouement. Et il en est de même pour la modalité de la connaissance qui lui est associée. Antoine Hennion explique comment, après avoir réussi une course d’escalade, le grimpeur passionné pense déjà à la prochaine course. Cette mise en série des épreuves dans le temps fait partie du déroulement de l’expérience passionnée. C’est dans le contraste entre les séquences successives, leur comparabilité, dans l’intensification possible de l’expérience de la passion, que se construit une connaissance approfondie du sujet de la passion. Cette connaissance ne découle pas d’un point de vue arrêté sur un « sujet » de passion, mais elle s’enrichit par un compagnonnage avec un domaine, sur une durée. Connaître prend ici la forme d’un vivre avec, d’un grandir avec, d’un connaître avec et non pas d’un connaître sur6. Et ce vivre avec suppose une durée qui garantit la familiarité, la proximité, le voisinage, l’intimité entre sujet connaissant et passionné et sujet de passion.
- 7 Nous renvoyons ici, sans développer, à la très stimulante exploration de la relation d’emprise prop (...)
12Devenir dépendant. Sous l’emprise de la passion, le passionné devient sujet d’un empire, sous l’empire de la passion7. À la limite, il y a une expérience de la perte de soi comme sujet, mais cette expérience est rapportable à la passion elle-même. Le sujet passionné fait une expérience de ce qu’est un sujet, une mise à l’épreuve de son contour, de sa solidité. Celui qui se soumet à ce pouvoir de la passion, qui s’y prête de bon gré, qui s’y adonne, reçoit en retour des gratifications. Gagner en passion, c’est gagner en intimité avec le sujet de la passion, c’est progresser dans un art, dans une connaissance du domaine concerné, c’est gagner la possibilité de pouvoir en parler en connaissance de cause, d’y prendre place en tant que sujet reconnu, de s’y tenir. Progressivement, la dépendance à la passion se mue en engagement volontaire, pour en savoir plus, pour élargir l’assiette sur laquelle repose l’activité passionnée.
13La connaissance « passionnée » est aussi une connaissance sous emprise. La relation d’emprise n’est pas ici synonyme de dévoiement, de perdition, de déraison. Au contraire, connaître par ou avec passion constitue une modalité forte de l’engagement à connaître. La connaissance n’est pas exercée dans une relation pacifiée, dans laquelle l’être connaissant contemple le domaine à connaître et pose et expose à distance les lois qu’il y voit à l’œuvre. Dans la fougue et l’énergie pour faire progresser sa passion, en tant que découvreur de l’objet de sa passion, le sujet fait l’expérience du débordement qui s’empare de la relation passionnée elle-même. L’acte de connaissance n’y est pas nié, mais au contraire il est porté, dynamisé, par l’engouement passionnel. Martin de la Soudière montre par exemple comment le « passionné des éclairs » suit attentivement la météo pour se rendre autant de fois qu’il le peut sur les sites où éclatent les gros orages, pour prendre des photographies du ciel illuminé, pour apprendre toujours et toujours sur ces phénomènes qui le fascinent. Du coup, c’est le sens même du connaître qui se trouve réélaboré. L’enrôlement du sujet passionné/passionnant ne se fait pas contre le sujet passionnant/passionné, mais avec lui, avec son consentement cognitif (en connaissance de cause).
14Entrer en communauté. Mais cette expérience de la passion (ou du sujet de la passion) ne se fait pas isolément, indépendamment d’une inscription dans des communautés, des collectivités de passionnés ou de contre‑passionnés. Une passion solitaire est souvent une voie d’entrée dans la dépression. La passion dans une expérience sociale normale socialise et se socialise dans les réseaux d’influence, de partage ou de répulsion dont elle est l’instigatrice. C’est autour de ce partage, de sa mise en conversation, en mots, que l’expérience passionnée se construit, prend forme, se légitime. Une passion partagée peut conduire à la félicité, à la culture d’une communauté de reconnaissance, de « fraternité ». Cette contagion de la passion – les conduites par imitation, émulation, coopération entre les membres d’une même communauté passionnée – élargit le cercle des expériences conjuguées par une « même » passion et tend à leur donner un contraste, une comparabilité, une coordination. L’expérience partagée de la passion peut alors être le lieu d’une mise à l’épreuve des statuts, des rôles, des métiers, qui sont attachés aux membres passionnés de par leur propre histoire sociale. L’exercice d’une passion peut être le lieu d’un brassage des origines, des personnalités, des références, des âges, des sexes. À la limite, une passion partagée peut conduire à la constitution d’une sorte de « petite société » ou d’une communauté.
- 8 On pourrait rapprocher cette question du savoir élaboré et porté par le groupe de ce que propose La (...)
- 9 Il y aurait sans doute lieu, ici, de nuancer le propos. Certains groupes de passion cultivent l’ano (...)
15De même, la connaissance passionnée ne se développe pas en circuit fermé. Elle a besoin de se diffuser, de faire contagion, de s’éprouver dans des cercles de reconnaissance élargie. À cette occasion, les membres passionnés partagent leur connaissance, leur expérience, et le processus de connaissance passionnée grandit et s’accumule. Du coup, il est tout à fait délicat de distinguer ce qui ressort d’une connaissance portée par un individu et d’une connaissance portée par un groupe8. L’individu passionné ne prend sens que dans son appartenance au groupe des passionnés. Et sa contribution à la communauté, il la fait en son nom propre. Inversement, sa connaissance personnelle doit à ce qu’il enregistre et apprend de la communauté à laquelle il appartient. Le savoir qui en ressort échappe tout autant à une circonscription individuelle ou à une définition en généralité. C’est une connaissance communautaire, partagée par tous les passionnés, et dont chaque membre porte une part9.
- 10 Comme cela a été montré dans le cas de l’histoire naturelle, il y a ici un plaisir qui naît de la p (...)
- 11 De même, c’est en se faisant « prendre » par son objet, ensorcelée, que Jeanne Favret‑Saada (1985) (...)
16Ce qui est troublant dans la passion, si on en suit les qualités comme ci-dessus, pas à pas, c’est qu’il n’est pas possible de dissocier d’un côté le sujet passionné (l’individu qui se prend de passion pour une activité, un domaine, une question), de l’autre le sujet passionnant (ce à propos de quoi se développe une passion). Les deux faces de la pièce n’en font qu’une. Parce que le sujet passionnant se révèle dans l’être passionné et que le sujet passionné se révèle dans la mobilisation que suscite le sujet passionnant. Les enquêtes présentées dans le cadre des « passions cognitives » ont toutes souligné cette indissociabilité entre les termes de la passion. Comme si l’ontologie même attachée aux deux sens du mot « sujet » était mise à mal par la passion elle-même. Dès lors, c’est à un véritable retournement argumentaire auquel nous assistons. Alors qu’il est classique d’opposer la logique passionnelle d’emprise et la logique cognitive d’exercice de la raison, ici il n’y a pas lieu de détacher l’expérience de connaissance et la qualité de l’investissement réciproque du sujet connaissant et du sujet à connaître. La passion tend à constituer un univers, un paysage, dans lesquels l’engagement à connaître et à mieux connaître fait partie intégrante de l’engagement en passion. Pour prendre à nouveau le cas d’un amateur passionné de football, il n’exercera pas d’un côté sa passion pour le jeu et les matchs et d’un autre côté, séparé du premier, une activité de connaissance pour mieux mémoriser les exploits passés de son club ou de son joueur préféré10. C’est dans le même mouvement passionnel qu’il déploiera son activité sur des domaines différents et qu’il progressera en connaissance : apprendre sur son club, c’est apprendre à mieux aimer le club, c’est mieux aimer le club11.
17Dans leur dimension empirique, les « passions cognitives » apparaissent alors comme des passions dans lesquelles s’élaborent et s’expérimentent des modalités spécifiques, originales de prise de connaissance, d’enquête, de constitution de savoirs. Ce sont ces modalités, ces configurations de savoirs, ces épistémès pratiques, qui donnent aux « passions cognitives » leur consistance originale. Dès lors, l’examen de l’impact de la passion sur les pratiques de connaissance ne se traduira pas en termes de causes et d’effets. C’est bien plutôt dans la morphologie des pratiques de connaissance en régime de passion, leur logique d’élaboration, d’agencement, de mise en œuvre, qu’il faudra repérer des qualités attachées à la passion.
18En définitive, les attributs de la connaissance, ou mieux du connaître, en régime de passion sont des attributs qui dérivent de la passion. C’est cette dernière qui dote le connaître de ses propres qualités. On pourrait parler à ce propos d’un sujet de la connaissance à deux têtes, inscrit dans la relation de connaissance passionnée elle-même, qui se présenterait comme un modèle alternatif à la conception dualiste classique : le sujet qui maîtrise son sujet vs le sujet qui est emporté par la passion. Ce modèle des « passions cognitives », qui emprunterait au modèle « jamesien » de l’empirisme radical, permettrait de rendre compatibles l’exercice affûté de la raison et l’énergie mobilisatrice de la passion. Les inconciliables seraient ici conjointement à l’œuvre, non pas au nom d’une forme amoindrie du consensus (un peu des deux) mais au nom d’une logique forte du tiers inclus (beaucoup des deux à la fois).
- 12 Nous ont fait le plaisir de participer à ce séminaire : Rebecca Ellis (anthropologue, University of (...)
19Nous voudrions dans cette section, en nous appuyant sur la description de l’activité de connaissance rendue possible par la problématique des « passions cognitives », nous demander si ces activités du connaître ne sont pas génératrices de nouvelles manières de faire de la connaissance, de faire de nouvelles connaissances, de créer de nouvelles épistémologies. En d’autres termes, si les activités de connaissance concernées par la passion sont réhabilitées comme d’authentiques modalités d’enquête sur le monde, en quoi sont-elles le lieu d’une innovation, d’une créativité, d’une productivité originale dans le domaine des savoirs ? Nous nous appuierons sur les domaines d’enquête qui nous ont été présentés par les différents intervenants du séminaire que nous avons conduit sur deux années12.
20Le penser sur, le penser avec. Nous nous intéresserons tout d’abord à la posture du sujet connaissant et de sa relation avec le sujet à connaître. Dans le cadre d’une passion, nous avons vu que la relation de connaissance ne s’établissait pas de manière « refroidie » entre un point de vue extérieur et un domaine à connaître, posé devant l’observateur, mais qu’il s’établissait, entre les deux termes de la relation de connaissance passionnée, une relation de familiarité, d’engagement, d’attachement, qui s’éprouvait dans la durée et qui s’accumulait. Nous avons à ce propos mobilisé la distinction proposée par William James, entre la connaissance sur et la connaissance avec. Il est possible d’avancer l’hypothèse que, dans le cadre d’une activité de connaissance en régime de passion, il y a mise en compatibilité des deux régimes distingués comme « antinomiques » par W. James.
21Pierre Floux, par exemple, montre comment les chercheurs de morilles qu’il appelle les mycologues‑morilleurs sont tout autant attachés à l’art de la chasse à la morille (la connaissance des bons spots, des bonnes époques…) qu’à une connaissance scientifique des espèces, leur connaissance de terrain leur permettant de valider, voire même de remettre en cause, les taxinomies des mycologues de laboratoire. De même, Anne‑Sophie Haeringer montre comment les animateurs de la Maison du Conte, sont tout autant des praticiens du conte que des spécialistes qui en connaissent l’histoire, les techniques, les enjeux. C’est à ce titre qu’ils organisent d’ailleurs de véritables séances de laboratoire avec comme public des pratiquants amateurs. Tenir une posture de connaissance par accointance, cohabite ici avec une posture de connaissance distanciée. Non seulement ces deux formes de connaissance coexistent dans la même relation de connaissance passionnée, mais encore elles se renforcent mutuellement. C’est en découvrant de nouvelles espèces de morilles que les mycologues-morilleurs contribuent à une science objective des morilles. Et cette découverte accentue également la relation passionnée que le morilleur entretient avec la chasse à la morille. C’est en pratiquant le conte en laboratoire que les maîtres conteurs de la Maison du Conte cultivent leur passion et renforcent leur expertise ès‑conte.
22Lire le sujet in situ. Cette manière de faire de la connaissance conduit le sujet connaissant à entrer dans une relation d’intimité avec la chose à connaître où il s’agit, dans un contact sensible avec l’événement d’une occurrence souhaitée du sujet de passion (une morille découverte, un match auquel on assiste, un poisson attrapé à la mouche, un orage dont on est témoin), de parvenir à lire le phénomène dans le moment même de son apparition. Lire la rivière pour ajuster le travail du lancer de la mouche, savoir se couler dans le geste même du conteur, comprendre « intimement » comment se comporte la morille, suivre les variations du temps qu’il fait en regardant le ciel, les nuages, et en notant toutes les transformations dans un journal, autant de manières de constituer l’objet de passion comme un grand texte dont il s’agit de découvrir la formule au fur et à mesure qu’il nous met à l’épreuve.
- 13 Nous reprenons cette notion du philosophe Gilbert Simondon. Sur la notion de milieu dans la philoso (...)
23Ce savoir-là se présente comme une forme d’immersion dans le savoir-goût, pour accéder à ce qui est là mais qui ne se donne pas de manière manifeste, pour rentrer en relation d’intelligibilité avec le latent, le présent-caché, du domaine de la passion. Cette importance donnée à la connaissance in situ, du phénomène en train d’avoir lieu, se démarque des connaissances abstraites ou de laboratoire. La chose passionnante n’est pas considérée comme détachée de son contexte. Elle est saisie dans ou avec son milieu associé13. L’art de la pêche à la mouche passe par une connaissance très fine des rivières, de leur couleur, de leur composition, de leur morphologie, du courant, de la qualité de l’eau, de sa composition… Le pêcheur, pour comprendre le comportement du poisson, doit connaître le milieu dans lequel évolue le poisson.
- 14 Direction Départementale de l’Équipement (en France).
24C’est d’ailleurs sur cette base de savoirs profanes inédits et immergés dans l’environnement que les politiques publiques de recensement de la biodiversité en Grande‑Bretagne mobilisent des forces « amateures » pour constituer des bases de données actualisées. De même, Martin de la Soudière montre comment les professionnels de la DDE14 de l’Ardèche s’appuient sur les compétences profanes des gens du pays pour prendre, en cas de fortes chutes de neige, les mesures adéquates. Ces savoirs profanes, conduits par des passionnés, sont de plus en plus considérés comme complémentaires des savoirs académiques, en ce qu’ils portent précisément sur la relation à l’événement et au milieu, alors que les « objets de science » sont comme détourés de leur site d’apparition par l’investigation dans le cadre académique.
25Le jizz ou la quête de l’alignement. Dans cette relation cognitive entre le sujet passionné et le monde de la passion, Rebecca Ellis nous a apporté la notion de jizz comme lieu et moment où la connaissance abstraite des catégories, des espèces, des figures, rencontre, dans l’observation, l’exemplaire qui vient en quelque sorte remplir le modèle qui était présent de manière latente dans l’espace catégoriel. Cette figure du jizz, issue d’après certaines sources de l’éducation des pilotes de la RAF15 pendant la Deuxième Guerre mondiale pour apprendre à distinguer immédiatement un avion ami et un avion ennemi, caractérise l’état perceptif et émotionnel qui résulte de l’alignement entre ce que l’on perçoit et ce que l’on sait et que l’on reconnaît. L’émotion esthétique de la reconnaissance se traduit alors par un « Ça marche, c’est ça, c’est lui, c’est elle, eurêka ! » Ce qu’on a présupposé se vérifie. C’est un moment de félicité produit par l’éclat lumineux de l’aspect reconnu et concordant. La fulgurance de la reconnaissance s’accompagne d’un sentiment de se trouver à la bonne place, celle qui permet d’adopter le bon point de vue, de poser la bonne question. Cette joie, c’est aussi ce qui fait courir quand cela ne marche pas : on attend que ça marche, on espère, voire on s’entête. Et l’émotion est à la hauteur de l’attente.
- 16 Illustration ici de la « méthode naturelle » au XVIIIe siècle, dont parle Michel Foucault (1967, ch (...)
26Ce qui est intéressant dans la notion de jizz, c’est qu’elle s’applique tout autant aux deux termes de la relation de connaissance qu’à la relation elle-même. Le jizz, pour les connaisseurs d’oiseaux, c’est un « caractère perçu » de l’oiseau qui permet de le reconnaître à coup sûr comme le représentant d’une espèce. Le jizz d’un oiseau est tout autant dans l’oiseau que dans le regard exercé de celui qui le reconnaît (c’est un caractère et non pas une caractéristique)16. Le jizz est ce que l’être singulier (cet oiseau) porte d’intime et de commun tout à la fois, l’intime renvoyant au caractère de cet oiseau, le commun à la catégorie de connaissance qui permet de le reconnaître. Le fait de posséder le jizz (ou d’avoir la maîtrise de se faire posséder par le jizz) peut aussi fonctionner comme une marque de reconnaissance collective : l’épreuve et la marque d’appartenance au groupe des initiés. Rebecca Ellis nous l’a dit, elle en a fait l’expérience dans les groupes de passionnés des mousses (les bryologues) : voir ou non le jizz d’une mousse est une épreuve classique pour faire partie du groupe des bryologues amateurs qui travaillent avec une scientifique. Même s’il n’emploie pas cette figure du jizz, c’est aussi autour d’une expérience apparentée qu’Antoine Hennion recueille les récits d’attachement réciproque sujet/objet de la part des passionnés de musique, de vin ou d’escalade.
27La mutualisation cognitive ou le penser par cas. La modalité du connaître sous passion privilégie une relation sensible, directe, entre le sujet connaissant et le sujet à connaître. De ce fait, c’est le phénomène dans son épiphanie hic et nunc qui est sur la paillasse du passionné et non pas une instance de totalisation générale (une catégorie, une loi). Pour autant, les enquêtes, par exemple celle de Christelle Gramaglia dans le présent numéro, montrent qu’on aurait tort de restreindre l’horizon intellectuel des passionnés au seul espace local de ce qu’ils ont sous les sens. Leur coprésence sensible à l’objet de passion n’est pas antinomique avec la mobilisation de cadres d’intelligibilité d’ordre supérieur, et ils entretiennent des liens avec des savoirs abstraits. Au contraire, c’est la mise en comparaison entre les cas (l’épreuve de leur comparabilité) qui est productrice d’une intensification de l’expérience passionnelle, et qui conduit à l’habilitation d’une modalité de la connaissance fondée sur la mutualisation des exemplarités.
28Une pensée cumulative ou proliférante. Un dernier aspect qui peut être relevé de ces manières de connaître en régime de passion, c’est l’absence de retenue pour accéder à des connaissances adjacentes, complémentaires, dès lors qu’elles peuvent s’articuler et servir les objectifs de la passion. Là encore, les exemples qui nous été donnés montrent comment les passionnés d’un objet, d’un domaine, devenus de véritables experts dans leur spécialité, peuvent s’initier à de nouveaux domaines connectés et transférer leur expérience d’expertise au service de leur cause. C’est ainsi que, selon l’enquête de C. Gramaglia, les pêcheurs à la mouche regroupés dans l’association ANPER‑TOS se forment à la pratique juridique auprès des juristes de l’association pour porter et accompagner les affaires de pollution des rivières devant les tribunaux. C’est également le cas des groupes de supporters de football qui, d’après Bérangère Ginhoux, se dotent d’un bagage juridique et de connaissance sur les stratégies policières pour pouvoir continuer à manifester publiquement leur passion, dans les stades et dans la ville, malgré l’évolution des mesures d’encadrement des services d’ordre.
29Pascal Nouvel montre comment la conduite de la découverte scientifique puise dans ce qu’il appelle la passion de la vérité ou l’amour de la vérité. La recherche de la formule juste qui va rendre compte d’une énigme décelée dans l’observation d’un phénomène est source d’une forme d’excitation qui saisit littéralement le chercheur ou l’équipe qui s’attelle et se consacre à résoudre une énigme. À la manière d’une passion qui s’empare d’un individu ou d’un collectif pour un sujet, le travail scientifique est irradié par cet investissement passionnel dans le sujet de recherche.
30Cette thématique avait été ouverte dans le cadre de notre séminaire par la conférence d’Isabelle Kalinowski concernant sa relecture de l’œuvre de Max Weber et notamment la notion de Beruf (la vocation) du savant. À l’opposé d’une version « refroidie » de l’activité savante attribuée classiquement à l’approche wébérienne de la science, notamment dans sa réception en France, I. Kalinowski insiste au contraire sur les passages de son œuvre où Weber revient sur l’engagement du chercheur dans la quête de l’objet de connaissance, engagement qui peut, dit-il, confiner à l’ivresse. Il met en garde les étudiants devant lesquels il s’adresse, contre ceux qui profitent de cette situation pour poursuivre leur carrière, en leur nom propre. L’engagement passionné du savant doit ici aller de pair avec une sorte de désintéressement, de dépersonnalisation, qui doit se marquer y compris dans les styles d’écriture.
31Il y aurait lieu d’élargir ce qui s’annonce ici du côté des savants et des laboratoires. Des enquêtes dans des bureaux d’études, des centres de recherche appliquée, des cabinets d’architecte ou d’urbanisme, montreraient sans doute comment ces lieux abritent des situations de fort engagement personnel de leurs membres, individuels ou collectifs, à la fois dans la conduite des programmes de recherche ou d’innovation et dans la réflexion concernant les stratégies à suivre, les choix à opérer, les décisions à prendre. Ces investissements passionnés ressortent d’une description en termes d’initiation, de rites de passage, d’intégration des jeunes chercheurs, de constitution de collectifs. Ce sont dans ces creusets que se forgent les nouvelles hypothèses, démonstrations, théories et politiques.
32Mais ce qui est intéressant à remarquer, si on suit ici par exemple Antoine Hennion, c’est que ce qui se passe dans ces cercles de la recherche professionnelle a beaucoup à voir avec les observations faites du côté des passionnés amateurs. Là aussi, il est attesté que les membres des groupes de passionnés pour un domaine sont en quelque sorte enrôlés par l’objet de leurs passions, qu’ils peuvent y consacrer leur vie, que cela conduit les individus à se constituer en collectifs, à se nourrir de la littérature existante, et finalement à faire exister aussi, dans la relation cognitive, la chose même à laquelle ils s’attachent.
33Dès lors, sous le motif de la passion qui mobilise les membres des collectifs de connaissance, il est possible de réunir ce qu’une approche « dépassionnée » peut conduire à distinguer de manière catégorique. De découvrir par exemple que nombre d’amateurs engagés par passion dans un processus de familiarisation et de maîtrise d’un domaine (comme la pratique du conte) entrent en relation de travail et de connivence avec des chercheurs professionnels et des modèles d’interprétation qui ressortent de la science académique. Dans ces moments de travail en commun, la passion commune, directrice des échanges, constitue la toile de fond qui permet de mettre en valeur le contraste des différences d’expérience.
34Dans cette perspective, les scientifiques professionnels peuvent être décrits comme des « grands amateurs », c’est‑à‑dire comme des porteurs des mêmes qualités que les amateurs passionnés, et qui ne différeraient de ces derniers que par degrés. Degrés par exemple de formation, de temps consacré à leur passion, de continuité des investissements, de régularité du travail d’engagement. Différence de degré, mais pas différence de nature.
35Il pourrait aussi être possible d’examiner à nouveaux frais, dans cette perspective où les scientifiques sont considérés comme des « grands amateurs », des questions aussi triviales que la relation qu’un chercheur entretient avec son sujet de recherche : comment lui vient-il d’être spécialiste de tel ou tel domaine (par exemple le choix des disciplines, des sujets de thèse), comment s’y est-il attaché, comment s’y est-il consacré, comment s’y est‑il laissé enrôler ? Étant entendu que ces processus ne sont pas (seulement) à décrire comme se passant entre un individu et son sujet, mais qu’ils sont largement marqués par une dimension collective, par la réunion de passionnés d’un même sujet, qui éprouvent une passion commune pour un domaine de recherche, une question théorique ou une observation, et qui s’encouragent à la cultiver ensemble. De ce point de vue, les controverses sont loin d’être seulement des occasions de s’opposer sur des points de vue différents, mais aussi (voire surtout) de vérifier une appartenance commune à un même domaine de passion.
36Nous voudrions, dans cette dernière section, retenir des situations dans lesquelles l’exercice des passions entre en interférence avec l’espace public. La passion y prend la forme de ce que Michel Peroni a désigné par l’expression « passion publique ». Ce qui se joue alors ne se situe pas uniquement à l’échelle d’un individu ou d’un groupe, mais c’est la société dans sa totalité qui se trouve être convoquée à un exercice hybride, mêlant tout autant des traits relevant du connaître et des caractères relevant du passionnel. En quoi la dimension cognitive de ces passions publiques est-elle impliquée dans ces situations ? Assiste‑t‑on à l’élaboration de nouveaux savoirs qui permettent de renforcer cet exercice public de la passion ? Plusieurs cas ont été présentés au cours du séminaire, qui montrent comment la passion peut s’éprouver avec cette dimension publique.
37Un premier cas, également présent dans ce numéro, est la passion du football. Michel Peroni montre à juste titre comment le football, notamment dans sa forme contemporaine médiatisée, s’inscrit sur l’agenda public. En rythmant les saisons par la série des matchs, en assurant le classement et son évolution, en organisant des grands événements à échéance régulière, la scansion même de l’événement sportif conduit à une véritable inscription de la passion du football dans l’espace et le temps publics. De même, quand les supporters des équipes en jeu, avant ou après le match, se manifestent dans la ville, c’est l’espace public qui est institué comme lieu d’accomplissement de la passion. Le savoir footbalistique du passionné y gagne en légitimité publique, mais est aussi confronté à des épreuves de reconnaissance, voire d’antagonisme communautaire, quand il s’agit de faire avec les débordements publics de certaines parties des groupes engagés dans la passion commune.
38C’est le cas également des pêcheurs à la mouche étudiés par Christelle Gramaglia. Du fait de la pollution des rivières et donc de la raréfaction des sites dans lesquels ces passionnés peuvent s’adonner à leur passion, C. Gramaglia note une transformation de l’association nationale qui représente au départ les intérêts des pêcheurs. Si, au début de cette association, il s’agissait d’abord de tisser des liens entre les pratiquants d’une même activité (échanges d’informations, de techniques, de connaissances), le développement des cas de pollution des rivières a infléchi le contenu des activités de l’association (qui change de nom) et aussi la qualité de ses membres. Aussi, aux côtés des pêcheurs, se retrouve‑t‑il des juristes qui investissent un nouveau domaine à défricher : le droit des éléments naturels. Les pêcheurs engagés deviennent des experts profanes du droit de la nature. Dans le cadre d’une passion contrariée, ces pêcheurs entament une métamorphose de leur passion, sous la forme d’un parcours « militant » pour la défense de la qualité des eaux des rivières. Ils participent alors, aux côtés des juristes professionnels, à l’instruction des dossiers qui arrivent sur la scène judiciaire.
- 17 Nous avons fait nous-mêmes l’expérience de ce type de scène publique de controverse, à propos de la (...)
39Qu’il nous soit possible, en forme de conclusion à cet article de présentation, de rebondir sur ce dernier point. Dans l’abondante littérature contemporaine en sciences sociales portant sur les modalités et les enjeux des mises en débat public des controverses, il est possible que la thématique « passions cognitives » puisse représenter un apport original. En effet, il est rarement fait cas de la présence passionnelle dans la mise en tension des positions en présence17. Les débats publics sont aussi des débats passionnés qui peuvent faire s’empoigner des « partisans ». Un domaine d’enquête pourrait être poursuivi, qui consisterait à documenter comment la bataille d’arguments, la confrontation des savoirs, les conflits et les alliances entre experts et profanes, prennent en charge les capacités cognitives et affectives des participants à la controverse. Voire même en quoi ils peuvent les détourner. Ce serait alors à mettre à l’actif du débat public lui-même que de s’emparer et de faire exister de manière sensible le régime des passions publiques, en faisant de la bataille cognitive et argumentative une scène légitime d’expression des passions publiques.
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