1L’Association nationale de protection des eaux et rivières (ANPER), anciennement nommée TOS (Truite, Ombre et Saumon) en référence aux poissons affectionnés par les pêcheurs qui l’ont fondée en 1958, réunit dès ses débuts un collectif de passionnés de pêche à la mouche désireux de se retrouver entre pairs et d’échanger des astuces ou des idées de parcours, de manière à faciliter l’exercice de leur loisir. À la fin des années 1950, puis dans les années 1960, le recrutement se faisait par parrainage. Il s’est ensuite élargi, laissant une place plus grande à d’autres amateurs. TOS, qui souhaitait rassembler « l’élite » des pêcheurs, s’est immédiatement dotée d’une charte de bonne conduite. Chacun de ses nouveaux adhérents devait s’engager à « pêcher par plaisir mais sans esprit de lucre » (Charte fondatrice de l’association), dans le respect des lois et des règlements, mais aussi des poissons qu’il ne devait prendre ni trop petits ni en trop grande quantité pour ne pas compromettre la reproduction des espèces.
2L’association a d’abord manifesté son existence en publiant quelques feuillets dans Plaisirs de la pêche au début des années 1960, puis elle a édité sa propre revue, également appelée TOS. Ses membres voulaient montrer l’exemple mais surtout éduquer les pêcheurs qu’ils jugeaient peu scrupuleux dans l’ensemble et en partie responsables de la raréfaction de certaines espèces piscicoles. Ils se sont organisés sur le modèle des clubs de pêche britanniques, dispensant, sous formes d’atelier de montage de mouche et de lancer, des connaissances et des conseils pratiques empreints de valeurs esthétiques et morales.
3Ils auraient tout à fait pu s’en tenir là, comme beaucoup d’associations d’amateurs, focalisés sur leur seul loisir. Cependant, TOS s’est rapidement distinguée des autres collectifs de pêcheurs en prenant des positions de plus en plus critiques. Après avoir accusé les fédérations d’être trop complaisantes avec leurs adhérents, soupçonnés de ne s’intéresser qu’au volume de leurs carnets de pêche, l’association a multiplié les démarches pour réclamer un renforcement de la législation en matière de protection des rivières. Elle a aussi beaucoup fait pour dénoncer les effets délétères des pollutions industrielles sur les poissons et les cours d’eau. Elle a largement contribué, durant les années 1960, alors qu’émergeaient les préoccupations environnementales, à la problématisation de ces questions et a encouragé leur prise en charge institutionnelle.
4Toutefois, les alertes lancées par ses membres n’y ont pas suffi. Empêchés de se livrer à leur passion du fait de l’intensification des dégradations infligées aux rivières, les pêcheurs de TOS ont multiplié les protestations. Témoins impuissants d’infractions régulières aux législations sur l’eau et l’environnement, ils n’ont eu d’autre solution que celle de se pourvoir en justice, invoquant pour ce faire les prérogatives juridiques que les lois de 1976 leur avaient octroyées (Gramaglia, 2008). Ils espéraient que leurs plaintes généreraient des sanctions décourageantes pour les pollueurs. Ils se sont donc formés au droit avant de lancer, à partir de 1978, plusieurs procès devant les juridictions administratives et pénales. Forts de quelques succès devant les tribunaux mais conscients des difficultés à venir, ils ont ensuite cherché à se rapprocher de juristes de manière à les intéresser à leur cause. Plusieurs professionnels du droit, sensibles aux arguments mobilisés par les pêcheurs de TOS, mais principalement indignés de voir le droit de l’environnement régulièrement transgressé, ont alors rejoint l’association. Certains y sont restés et occupent désormais une place de choix au sein du conseil d’administration. Ils ont beaucoup apporté à TOS, l’aidant notamment à devenir une association de protection de la nature à part entière, à se transformer jusqu’à devenir ANPER-TOS dans les années 1990.
- 1 Cette recherche nous a conduits à dépouiller les archives d’ANPER-TOS, à observer le travail des me (...)
5L’objet du présent article, issu d’un travail de thèse, est de présenter cette alliance improbable entre des personnes issues de mondes très différents1. Après nous être intéressés à la passion et aux savoirs halieutiques des pêcheurs à la mouche qui ont fondé l’association TOS, préalables à leur engagement en faveur de la protection des salmonidés et des rivières, nous reviendrons sur les événements qui ont favorisé leur conversion et l’abandon de la pêche au profit de l’activisme juridique. Nous décrirons non seulement ces savoirs comme mètis, c’est‑à‑dire intelligence et ruse, mais traiterons aussi des apprentissages collectifs qu’elle a rendus possibles. Nous évoquerons, de manière symétrique, l’engagement des professionnels du droit qui ont rejoint l’association et accéléré ce processus. Nous montrerons en quoi le réseau qu’ils constituent aujourd’hui, autour de passions distinctes qui ont été mises en relation sur la base de contrariétés, a produit des formes de connaissance et de mobilisation originales, susceptibles de questionner les hiérarchies existantes entre savoirs experts et amateurs.
6Les savoirs amateurs n’ont pas toujours bénéficié de l’intérêt qu’ils semblent aujourd’hui susciter. Le qualificatif lui-même reste péjoratif, désignant souvent, comme le remarquent Charvolin, Micoud et Nyhart (2007, p. 7), « la connaissance anecdotique, le raisonnement anthropomorphique, l’accumulation sans ordre des données » par opposition au savoir des professionnels. D’autres adjectifs sont également employés pour désigner par défaut ces savoirs qui ne sont pas produits par des scientifiques ou des experts : savoirs traditionnels, vernaculaires, locaux ou profanes, pour n’en citer que quelques-uns. Ainsi, les bergers de Cumbria, au Royaume-Uni, auxquels s’est intéressé Wynne (1999), ont eu du mal à faire valoir leurs connaissances face aux savoirs génériques des vétérinaires et des spécialistes du nucléaire chargés de mettre en place une mesure de quarantaine après l’accident de Tchernobyl, cela bien qu’ils les aient acquises par le travail, au contact des moutons, par la fréquentation et l’observation quotidienne d’un territoire donné. Comme n’importe quel amateur jugé peu qualifié, les bergers ont été exclus de la décision, jusqu’à ce qu’une controverse se développe, mettant notamment au jour le caractère parcellaire des savoirs officiels.
- 2 Le cinquième siècle marque le moment où les récits mythiques prescriptifs cèdent la place à la rech (...)
7Pour Detienne et Vernant (1986), cette difficulté à identifier et même nommer les savoirs autres que ceux des scientifiques et des experts est imputable à l’effacement du domaine de la connaissance véritable d’un certain type d’intelligence engagée dans la pratique, ne se prêtant ni à la mesure précise ni au calcul ni au raisonnement rigoureux. Les auteurs, philosophes et hellénistes, remarquent pourtant que ce savoir appelé mètis – du nom de la déesse engloutie par Zeus qui craignait qu’elle ne donne naissance à un enfant plus rusé que lui –, est très présent dans la pensée grecque. Ils en apportent de nombreuses preuves à partir d’exemples tirés de la poésie d’Hésiode, de l’épopée homérique ou, plus tardivement, des traités de pêche et de chasse d’Oppien. Ainsi, la mètis est ce qui permet aux Grecs de s’emparer de Troie plus sûrement qu’avec n’importe quelle stratégie militaire. Elle peut prendre la forme d’un cheval de bois, d’un filet de pêche ou même celle de l’encre excrétée par le poulpe pour dissimuler sa fuite. Elle est multiple, à la fois humaine et non humaine, matérielle et immatérielle. Grâce à elle, les plus faibles ne sont pas vaincus d’avance. Les rapports de force peuvent être inversés quelle que soit l’asymétrie initiale. La mètis se présente en effet comme un assemblage de plusieurs caractéristiques ou qualités avantageuses : l’agilité, la mobilité, la rapidité, la finesse, la capacité de se dissimuler, de se rendre invisible tout en observant et restant vigilant. Elle est génératrice de savoirs acquis par l’expérience qui, contrairement aux formes établies, sont plastiques, c’est-à-dire en adaptation constante aux circonstances et donc très fortement « indexicalisés » (Garfinkel, 2007). La mètis, quels que soient son efficacité, n’en est pas moins difficilement saisissable, codifiable et communicable. Ses atouts sont aussi la cause de ses faiblesses, celles qui conduiront à son refoulement dans l’ombre par la philosophie à partir du cinquième siècle2. Le naturalisme, porté par développement des sciences et des techniques modernes, renforcé par la rationalisation du travail et la division des tâches à l’époque contemporaine, a accentué la relégation des savoirs non formalisés au second rang, établissant entre les uns et les autres une hiérarchie en nature et en droit (Scott, 1998 ; Latour, 1991 ; Descola, 2005). Celle‑ci s’est maintenue quand bien même des alertes et des crises en matière environnementale et sanitaire l’ont mise à mal, incitant les décideurs à ne plus se suffire de l’avis des seuls scientifiques et experts pour les choix importants qui engagent l’avenir de nos sociétés (Callon, Lascoumes & Barthe, 2001).
- 3 Notons que depuis au moins les travaux de Lévi-Strauss la « pensée sauvage » a fait l’objet de nomb (...)
- 4 Il ne s’agit cependant pas d’affirmer que tous les savoirs se valent, mais plutôt d’accepter qu’il (...)
8Il a toutefois fallu attendre des travaux récents de sociologie des sciences sur les pratiques scientifiques, les conditions de production des savoirs les plus valorisés socialement, pour que soient enfin reconsidérés et même « symétrisés » les savoirs amateurs3. D’une part, ces travaux ont permis de montrer que la fabrication des faits scientifiques était un processus collectif qui nécessitait des arts de faire et des savoirs tacites (Latour, 1989 ; Lynch, 1993). Ils ont aussi souligné le rôle actif des techniciens, des amateurs et plus largement des groupes concernés – malades ou riverains – qui contribuent à la collecte des données et peuvent également orienter la recherche (Shapin, 1989 ; Barley & Bechky, 1994 ; Callon, Lascoumes & Barthe, 2001). D’autre part, ils ont démontré que même les savoirs scientifiques étaient situés, bien qu’ils gagnent en robustesse après évacuation de toute référence aux conditions particulières de leur production pour se présenter comme point de vue de nulle part (Daston, 1992). Plutôt qu’une différence de nature, l’ensemble de ces recherches a pointé des différences de degré ou de mise en forme entre les différents savoirs, quoique l’incessant travail de démarcation entre connaissances légitimes et non légitimes, orchestré par les scientifiques et les experts eux-mêmes, donne à penser (Gieryn, 1983)4. Certains considèrent même que ces savoirs aujourd’hui différenciés relèvent d’épistémologies distinctes (Latour, 2001). Alors que les connaissances scientifiques et expertes se consolident en fractionnant les problèmes, en réduisant l’univers des éléments qui comptent, comme cela se produit dans le laboratoire où les faits sont « purifiés », la mètis tire sa force de l’amplification des détails, de l’attention portée à des situations et des relations plutôt qu’à des objets isolés, extraits de leur contexte.
9L’intérêt que nous trouvons au terme mètis est pluriel. D’abord, il nous évite de qualifier approximativement ou par défaut des savoirs particuliers, de les réduire aux localités de leur production, d’en donner une vision trop figée et de les discréditer parce qu’attachés à des personnes et des lieux « ordinaires ». En français, le mot « savoir » utilisé seul renvoie en effet à la connaissance savante et ses méthodes. Le vocabulaire permettant d’appréhender d’autres expériences ou orientations cognitives est relativement pauvre. Il nous semble tout à fait insatisfaisant. À l’inverse, le terme mètis nous permet de décrire de manière plus riche et plus juste les savoirs et les tactiques mobilisés par les membres de TOS, pêcheurs et juristes, qui ont expérimenté ensemble de nouvelles façons d’agir et de renverser un rapport de force initialement défavorable aux intérêts qu’ils défendaient. Il ne s’agit pas simplement de savoirs pratiques ou locaux mais bien d’une capacité nouvelle d’apprentissage et d’innovation collective, à même de rivaliser et de déborder certains savoirs établis du fait de sa perspective originale, située à la confluence de la passion pour les poissons et les rivières et de celle suscitée par le droit (Harding, 2003).
- 5 Il s’agit des écrits de J. Dame Barnes, The Treatyse of Fysshinge with an Angle, publié en 1496. Il (...)
10La pêche à la mouche a donné lieu à de nombreux traités dont les plus anciens remontent au quinzième siècle. Certains ont connu un grand succès comme l’ouvrage de I. Walton, publié pour la première fois en 1653 et réédité plus de trois cent quatre‑vingts fois en langue anglaise. Ces ouvrages sont étonnants puisqu’il s’agit à la fois d’œuvres poétiques et morales, de récits d’expériences et de guides pratiques mais également de véritables histoires naturelles avant l’heure, avant que les aptitudes à l’observation des scientifiques et des amateurs soient distinguées et clairement démarquées (il y avait eu un traité similaire écrit par une abbesse deux siècles plus tôt, mais à diffusion plus restreinte, qui reprenait les mêmes thèmes et avait une visée normative quant à la bonne façon de faire avec les choses de la nature5). On trouve dans l’ouvrage de I. Walton, non seulement des références aux Évangiles mais aussi à Aristote et à Plutarque. La deuxième édition, datant de 1903, est agrémentée d’une postface où la classification adoptée par Walton est mise en correspondance avec celle qui a été élaborée par Carl von Linné (Walton & Cotton, 1903 ; Walton, 2006). L’auteur, en même temps qu’il dispense ses connaissances sur les espèces piscicoles, enjoint le bon pêcheur à développer sa curiosité, ses capacités d’observation et de recherche. Il lui recommande la patience, la modération de ses appétits ainsi que la contemplation, avec des arguments comparables à ceux utilisés par les membres de TOS dans leurs propres écrits trois siècles plus tard.
- 6 Ainsi, le professeur Bonjean, par exemple, exprimait ses craintes à propos de la nocivité des eaux (...)
11Il a cependant fallu attendre la fin du dix-neuvième siècle – alors que de son côté l’écologie se professionnalisait et s’enfermait peu à peu dans le laboratoire (Kohler, 2002) – pour voir naître les premiers clubs de pêche en même temps que d’autres pratiques de loisir de plein air (Corbin, 1995). Des ouvrages, comme les guides édités par le Touring Club encourageaient des activités comme la randonnée et le cyclisme (Bertho‑Lavenir, 1997). Leurs auteurs ont également entrepris de recenser, décrire et signaler les sites remarquables. Toutes ces personnes, scientifiques d’une part, artistes soucieux de protéger les sites pittoresques et amateurs d’autre part, ont participé à la mise en forme du patrimoine naturel, sur le modèle de ce qui avait été fait pour les bâtiments historiques et le patrimoine culturel, à une époque où justement se faisaient sentir les effets des premières grandes dégradations environnementales (Thomas, 1985 ; Trom, 1997). Importunées, certaines personnes en sont venues à critiquer l’industrialisation, source de nuisances multiples. Avec l’essor de la pêche sportive au début de vingtième siècle, de plus en plus de pêcheurs se sont également rendus témoins des transformations qui affectaient les rivières et s’en sont indignés. Poussés par les hygiénistes à user des droits attachés à leurs baux de pêche, ils ont été parmi les premiers à attaquer en justice les industriels dont les activités causaient la mort des poissons6. En effet, à part les propriétaires fortunés, personne d’autre n’en avait la possibilité à l’époque. De nombreux procès ont ainsi été intentés, même si nous n’en gardons que peu de traces. De fait, comme le montre Fressoz (2007), le traitement juridique individualisé, strictement encadré et confiné, des plaintes relatives aux nuisances, prévu par le législateur pour limiter leurs effets négatifs sur l’activité économique, semble avoir relativement bien fonctionné durant tout le dix‑neuvième siècle et au cours de la première moitié du vingtième siècle. Les usines ont par ailleurs souvent octroyé des compensations financières aux riverains et aux pêcheurs pour éviter les conflits, avant de délocaliser, à la fin du dix-neuvième siècle, leurs activités les plus polluantes dans des zones rurales moins peuplées. À partir des années 1950, qui marquent le début d’une nouvelle période d’industrialisation, les pêcheurs, plus nombreux et mieux organisés, ne se sont cependant plus satisfaits des arrangements qu’on leur proposait. Ils ont durci le ton. Ils se sont dès lors affirmés comme des veilleurs efficaces capables non seulement de collecter et de faire remonter des alertes concernant de très nombreux cours d’eau, mais aussi de mettre en rapport et de publiciser leurs revendications (Malange, 2008). Forts de leur passion qui les dotait de savoirs précieux et de qualités particulières telles la vigilance et l’opiniâtreté, ils ont ainsi longtemps été les seuls à pouvoir véritablement inquiéter les industriels et forcer l’État à exercer un contrôle sur les opérateurs économiques (Boullet, 1999).
12Il faut dire que la pêche à la mouche est décrite par certains comme un « virus » ou une « intoxication », mais également comme une « école de nature » propre à générer des savoirs précieux sur les poissons et les rivières. Si les moucheurs s’intéressent plus aux salmonidés qu’aux autres espèces, c’est que ceux‑ci sont considérés comme des poissons nobles et vifs, ayant de réelles qualités « sportives » à même de susciter des émotions très fortes, contrairement aux poissons blancs des étangs, dont il est dit qu’ils sont « ventrus et passifs ». Par ailleurs, les salmonidés, truites, ombres et saumons, ont pour autres caractéristiques particulières de vivre dans des eaux froides bien oxygénées et des cours d’eau souvent jugés remarquables. Ils sont donc aussi d’excellents témoins de la qualité des milieux aquatiques. De fait, ils ont rendu leurs pêcheurs plus sensibles que les autres aux atteintes environnementales.
13D’autres caractéristiques expliquent cette orientation. Contrairement à la pêche de subsistance, la pêche à la mouche a longtemps été une pratique de notables. Plutôt que capturer des poissons pour se nourrir, ses adeptes recherchent la performance et l’élégance du geste. Ils préfèrent aussi les leurres artificiels, fines reproductions de la nature, au maniement des esches vivantes. Cela suppose de longues heures de préparation. Il y a d’abord le montage des mouches à la loupe, à la saison froide, à partir de plumes et de poils et qui s’apparente à de l’art, ne serait‑ce que parce que les pièces sont souvent uniques. Il y a ensuite le choix, sur place, de l’insecte le plus adapté, au moment et au lieu donné, c’est‑à‑dire celui qui se rapproche le plus des mouches et des éphémères en train de chuter, des nymphes qui remontent à la surface. Le pêcheur à la mouche doit observer attentivement les environnements qu’il fréquente. Il doit pouvoir les lire, c’est‑à‑dire repérer des signes qui lui permettent d’anticiper le comportement des poissons. Il développe une connaissance précise des espèces qu’il convoite, de manière à pouvoir ensuite tromper la méfiance de sa proie et la capturer, occasionnant le moins de dommages possibles ni dérangement dans ce qu’il considère être un équilibre fragile, un espace hors du monde où il s’invite discrètement. La canne, la soie et la mouche prolongent la main et contribuent à l’accomplissement de la mètis.
- 7 Les anthropologues ne seront pas surpris de voir que cette pratique est également teintée d’érotism (...)
14La pêche à la mouche exige par ailleurs un engagement sensible immédiat dans les environnements où elle se pratique et suppose une relation intime avec les rivières et les espèces piscicoles7. Elle est tributaire des habitudes des poissons mais elle est aussi déterminée par les conditions météorologiques, la transparence et la force de l’eau. Le pêcheur à la mouche s’appuie sur les repères familiers qu’il a développés avec l’expérience (Doidy, 2002). Il repère les frayères, les herbiers et les roches où peuvent se dissimuler les poissons. Il se positionne favorablement, hors de leur vue, prêt à lancer son leurre. Sa pratique requiert beaucoup d’attention et suffisamment d’empathie pour se laisser aller à sentir les choses autour de soi. Le pêcheur est amené à descendre dans l’eau. Il s’immerge dans la rivière jusqu’à se fondre dans le paysage, devenir imperceptible.
- 8 Raffles (2002) craint que le qualificatif « local » ne reproduise les hiérarchies existantes entre (...)
15Cet engagement très fort génère des savoir-faire et des connaissances solides. Bien que forgés dans la proximité, ceux-ci ne sont pourtant pas réductibles aux lieux où ils s’exercent. Ils ne sont pas simplement « locaux »8. En effet, pour Winthrop (2006, p. 83), « lire une rivière, c’est lire les rivières ». Les ruses et compétences développées localement peuvent tout à fait être employées à nouveau ailleurs, sur d’autres rivières, à l’occasion d’autres parties de pêche. Elles peuvent être transmises sous certaines conditions, principalement par initiation (Winthrop, 1999). Parfois, elles sont aussi formalisées. Ainsi, certains membres de TOS ont rédigé des ouvrages d’entomologie et produit des études sur les poissons et les plans de gestion piscicoles. Ils ont cherché à rassembler leurs expériences, à comparer leurs observations, à les mettre en forme, parfois à les chiffrer de manière à les rendre plus facilement communicables. Leur mètis, sous sa forme première, s’est trouvée ainsi prise dans une nouvelle trajectoire qui l’a rapprochée des savoirs scientifiques. C’est à peu près le même mouvement que retrace Schneider (2008), en suivant l’élaboration des savoirs de Stephen Forbes, un des pères de l’écologie, sur la rivière Illinois aux États‑Unis. Forbes est à son arrivée sur le terrain, à la fin du dix‑neuvième siècle, plutôt méfiant à l’égard des pêcheurs qu’il embauche pour l’aider. Toutefois, il se rend rapidement compte qu’ils connaissent bien le fonctionnement hydraulique de la rivière et des marais, et même que certains pêcheurs ont développé des connaissances précises sur la biologie des poissons. Il lui faudra plusieurs mois avant de le confirmer. Forbes a fait les mêmes observations que les pêcheurs, mais avec des méthodes, un protocole et des objectifs différents. Lui seul les a formalisées de manière à les diffuser. Barthélémy (2003), qui a travaillé sur la période contemporaine, note la même continuité entre les différentes formes de savoirs. Elle insiste aussi sur leur complémentarité, les pêcheurs d’aloses du bas-Rhône pouvant déterminer les « bonnes eaux », c’est-à-dire celles qui sont propices à la remontée des poissons, plus efficacement que les scientifiques et leurs méthodes standardisées, grâce à la corrélation de signes ou de séquences d’événements très fortement « indexicalisés ».
- 9 John D. Voelker qui fut à la fois magistrat, romancier et pêcheur à la mouche passionné dit que les (...)
16La pêche à la mouche ne doit pas être pour autant considérée comme un simple exercice d’adresse qui se pratiquerait dans des environnements « indifférents » immédiatement « lisibles » ou qui permettrait de prendre des poissons au comportement « mécanique », d’avance prévisible. Les rivières et les salmonidés, de même qu’ils font agir, agissent eux aussi et forcent le pêcheur à s’adapter continuellement. Les rivières salmonicoles, nous l’avons évoqué, sont censées transporter une eau de bonne qualité. Elles doivent être bien oxygénées et plutôt froides du fait de leur localisation montagnarde. Elles sont souvent escarpées, rocailleuses et donc pittoresques. Leur accès n’est pas toujours facile et le pêcheur ne doit pas ménager ses efforts pour trouver les bons coins, c’est‑à‑dire ceux où séjournent les poissons qu’il convoite mais aussi, préférablement, ceux qui n’ont pas encore été découverts. Pour parvenir à ses fins, il est aussi tenu d’accomplir une véritable performance dont la réalisation nécessite un cheminement, une minutieuse mise en condition. Il doit à son terme essayer de sentir et de penser comme le poisson qu’il souhaite prendre, en accord avec l’instant et les circonstances9. Comme le chasseur, le pêcheur à la mouche tend à se métamorphoser dans la traque, ils « s’animalise. Il ne devient pas animal lui-même, mais il est mû par les mêmes rythmes, et il vit progressivement dans des espaces temporels et affectifs voisins de ceux de sa proie » (Lestel, 2004, p. 23). Cette aptitude au décentrement permet de distinguer le « bon » pêcheur, celui qui est capable de renoncer à sa position d’humain pour embrasser un rapport « animal » à l’animal, du pêcheur ordinaire, détaché, qui ne se laisse pas affecter (Deleuze & Guattari, 1980). C’est une fois encore la passion et la mètis qui permettent cette sortie de soi et l’expérience d’autres façons d’être au monde. Elles génèrent une empathie forte qui déborde la pêche, les pêcheurs se rendant capables de penser comme les poissons et peut-être même comme les rivières, pour paraphraser Leopold. Ainsi, sont-ils à même de comprendre leurs exigences en matière de qualité de l’eau et de partager leurs tourments.
17La fascination pour les salmonidés fait d’ailleurs que de nombreux pêcheurs ont renoncé à la mise à mort. Ils ont opté pour le no-kill ou pêche « sans tuer », une pratique née dans les années 1930 et qui tend à se développer à mesure que s’amenuisent les populations piscicoles. Dans ce cas, les poissons sont considérés comme des partenaires de jeu et non plus comme des proies. L’absence d’ardillon – ou crochet de métal acéré pour ferrer le poisson – permet de ne pas les blesser mortellement. À l’issue d’un combat parfois long, ils sont attrapés, palpés et photographiés, puis précautionneusement remis à l’eau, autrement dit, « rendus à la rivière ». Les objectifs de ceux qui pratiquent le no‑kill sont avant tout ludiques. Il s’agit de s’adonner à sa passion sans pour autant nuire au renouvellement des espèces, notamment les salmonidés qui sont les plus fragiles. La pêche est ici totalement détachée de ses fonctions alimentaires premières et devient une épreuve sportive tout autant qu’une expérience esthétique.
La pêche à la mouche, pour moi, en dehors de cette passion de montage des mouches, c’est se rapprocher de la nature parce qu’on la copie, donc on est un peu plus impliqué que les autres pêcheurs… Et surtout, c’est le plaisir de leurrer un animal en lui lançant le produit de sa fabrication. Après, le plus beau geste que l’on a, c’est de le remettre dans la nature parce qu’elle nous aura procuré une belle sensation. Ça ne mérite pas la mort, ça… (Serge, cadre commercial et pêcheur à la mouche, ne pratiquant que le no-kill).
- 10 ANPER-TOS a lancé une grande enquête par questionnaire, en 2001, en direction de ses adhérents, que (...)
18La pratique du no-kill est aujourd’hui répandue parmi les pêcheurs de TOS, même si tous les membres de l’association n’ont pas franchi le pas. En interne, on assiste parfois à des échanges virulents entre ceux qui promeuvent le no‑kill et ceux qui veulent continuer à pêcher comme avant, consommer le produit de leur pêche. La plupart des sept cent membres de l’association s’accorde cependant pour penser que la qualité de l’eau des rivières s’est dégradée et que les populations piscicoles diminuent de façon inquiétante, justifiant les prises de position critiques du collectif10. C’est pour ces raisons que plusieurs anciens pêcheurs siégeant au conseil d’administration de TOS ont définitivement renoncé à leur loisir préféré, jugeant que les conditions n’étaient plus favorables. Ils consacrent désormais l’essentiel de leur temps libre à la défense des cours d’eau. Empêchés de se livrer à leur passion, contrariés et indignés, ils ont tout fait, depuis la fin des années 1970, pour donner une orientation plus revendicative à leur action. Comme l’expliquent ci‑dessous deux d’entre eux, la passion pour les salmonidés les a amenés à changer. La pêche a été un préalable à l’engagement militant en faveur des rivières, parfois contre la pêche elle-même, comme lorsque l’association demande que celle-ci soit interdite dans certains sites fragiles ou que la taille légale des prises soit relevée.
Personne, en effet, ne peut supposer qu’on ait le dessein de protéger les salmonidés sans leur assurer une eau pure… (Léonce de Boisset, pêcheur membre fondateur de TOS, cité par Maurice, cadre des Postes et Télécommunications, pêcheur formé aux outils du droit, TOS 1998, n° 189, p. 33).
On a compris qu’il fallait faire passer l’intérêt du poisson avant ceux du pêcheur » (Olivier, professeur de français et pêcheur à la mouche très critique à l’égard de l’organisation institutionnelle de la pêche en France).
19Ces membres, par passion, ont été capables de mettre de côté leur intérêt pour la pêche. Ils ont ensuite œuvré pour un élargissement de « la mission primitive de défense des espèces de salmonidés à la protection du milieu aquatique dans son intégrité » (Journal officiel du 18 avril 1980). L’émergence et la diffusion des questions environnementales ont accompagné cette évolution. Les statuts et l’objet social de TOS ont effectivement changé. L’association est passée en quelques années de la défense de poissons emblématiques, les salmonidés, à la défense des milieux aquatiques, des eaux résiduelles et de surface. Elle est devenue une association de protection de la nature à part entière. Cette ouverture a attiré de nouveaux membres moins intéressés par la pêche. Leur arrivée a accéléré les transformations en cours. Aujourd’hui, ANPER-TOS se présente comme un réseau étendu de pêcheurs présents sur le terrain usant de leur mètis lorsqu’il s’agit de faire remonter les observations qui les préoccupent et de juristes, professionnels du droit ou pêcheurs autodidactes en la matière, qui travaillent à mettre en forme les plaintes. Le partage des tâches ne va pas sans tensions occasionnelles, mais il a jusqu’ici été plutôt efficace.
20ANPER-TOS s’est constituée progressivement, en fonction des contributions que chacun de ses membres, notamment les plus actifs, a bien voulu lui apporter. Elle s’est également nourrie des savoirs et des ressources que ceux-ci ont pu rassembler. L’émergence et la propagation des questions environnementales l’ont transformée. La création d’un ministère de l’Environnement a influencé ses dirigeants, de la même façon qu’eux aussi ont cherché à peser sur les décisions des hauts fonctionnaires y officiant. L’association a modifié progressivement ses modes d’action, délaissant le lobbying par l’entremise de ses réseaux notabiliaires au profit de la protestation, puis d’un véritable activisme juridique. La mise à disposition d’outils juridiques a facilité ces changements, motivés par la volonté farouche de défendre les rivières et l’ensemble des milieux aquatiques. Les efforts engagés préalablement dans le combat pour la capture de poissons ont alors été déplacés et réemployés dans l’arène juridique. ANPER-TOS s’est ainsi fait connaître au‑delà des cercles halieutiques grâce à ses contentieux. Ces derniers lui ont notamment permis d’attirer à elle des non-pêcheurs, en particulier des juristes intéressés par les possibilités d’actions nouvelles que des usages amateurs du droit leur laissaient espérer.
- 11 Gaston, qui a pêché dans la plupart des belles rivières d’Europe, conservait un attachement particu (...)
21Avant que ne soient lancés les premiers procès au nom de l’association, Gaston, l’un de ses membres, cheminot devenu professeur au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), également pêcheur passionné, s’était d’abord fait la main sur quelques dossiers relativement simples. Exaspéré par l’immobilité des pouvoirs publics et des représentants officiels de la pêche dans son département, malgré les alertes répétées qu’il leur avait transmises à propos de l’Ellé, sa rivière préférée, il avait en effet décidé, en dernier recours, de faire appel à la justice11. Il s’est donc mis à étudier les textes juridiques, espérant qu’une requête devant le tribunal administratif obligerait les entreprises incriminées, une pisciculture et un abattoir, à s’amender.
Gaston s’est mis à déchiffrer les textes. Il l’a fait avec une telle capacité et un tel acharnement qu’il est devenu bientôt tout à fait redoutable dans ce genre d’affaire… (Maurice, cadre des Postes et Télécommunications, pêcheur formé aux outils du droit).
Au fil des affaires, TOS a pris des forces. L’action de Gaston a été déterminante. Il s’était déjà frotté aux pollueurs en Bretagne. On a commencé à leur foutre la trouille… Gaston avait compris l’intérêt d’attaquer (Daniel, neurobiologiste, pêcheur et ancien président d’ANPER-TOS).
22Gaston s’est pourvu pour la première fois devant le tribunal administratif en 1978 et 1979. Les infractions étaient caractérisées et il a rapidement obtenu gain de cause. Le juge a ordonné un durcissement des prescriptions pour le contrôle des effluents générés par les activités désignées. Il a ensuite voulu former d’autres pêcheurs de TOS, intéressés et même excités par les possibilités que leur offrait le droit pour faire réprimer d’autres pollutions sur la Dore (Puy‑de‑Dôme), le Cailly (Haute‑Normandie), le Doubs ou encore la Laïta (Doubs). Émile (comptable), Alfred (professeur d’histoire géographie) et Denis (militaire), tous trois pêcheurs à la mouche, lui ont emboîté le pas. Peu à peu, ils ont abandonné la pêche pour ne se consacrer qu’à l’étude du droit et l’élaboration des tactiques juridiques, c’est-à-dire la recherche et la sélection de moyens relativement simples et peu onéreux permettant de convoquer un adversaire pour le contraindre à s’expliquer devant un juge, tiers arbitre. L’enjeu pour eux était surtout de forcer l’État à rendre des comptes sur la régulation des nuisances générées par les opérateurs économiques. Leurs initiatives conjuguées marquent le début d’une nouvelle trajectoire pour l’association. Ces pêcheurs juristes autodidactes ont en effet obtenu plusieurs succès devant les tribunaux qui ont débouché sur un renforcement des normes et des contrôles applicables aux installations classées. Leur détermination et leur audace s’en sont trouvées renforcées, produisant dans le même temps de nouveaux savoirs juridiques collectifs d’origine amateur dont on peut dire qu’ils s’apparentent à une mètis puisqu’ils ont permis de renverser, par l’astuce, des rapports de force initialement défavorables.
23Très vite toutefois, des difficultés sont apparues quand il s’est agi de lancer des affaires de plus grande envergure. Le jugement de l’affaire de Vertolaye, qui a débuté en 1983 et opposé ANPER-TOS à un grand groupe pharmaceutique installé sur la Dore, n’a que partiellement satisfait les attentes de l’association (Gramaglia, 2006). Les prescriptions préfectorales ont certes été renforcées par le tribunal administratif, mais le chef d’entreprise qui avait régulièrement laissé s’écouler ses effluents contaminés dans la rivière n’a pas été condamné par le tribunal correctionnel. Le cours d’eau lui-même est resté dans un état dégradé. Il en va de même pour une autre affaire qui a opposé ANPER-TOS aux gestionnaires d’une décharge en Seine-et-Marne quelques années plus tard. Par deux fois, l’association a vu ses plaintes classées sans suite malgré les preuves qu’elle pensait avoir réunies. Ses membres se sont aperçus, à leur grand désarroi, qu’il ne suffisait pas d’invoquer une loi pour obtenir immédiatement une sanction. Les tribunaux ne semblaient pas saisir leurs griefs ni même les enjeux des procès intentés. D’ailleurs, les pêcheurs de l’association se plaignaient d’être considérés dédaigneusement comme des « défenseurs des petits poissons » lorsqu’ils se présentaient devant les tribunaux (notes personnelles).
- 12 Selon Bernard Barraqué (1995), ils sont six cent pour cinq cent cinquante mille établissements, don (...)
24C’est pour ces raisons qu’ils ont décidé de se rapprocher de professionnels du droit. En 1988, ANPER-TOS a donc contacté le Syndicat de la magistrature pour lui exposer ses difficultés et ses craintes concernant l’application du droit de l’environnement. Pierre, son délégué, a organisé un colloque au Palais du Luxembourg sur « Le traitement pénal des atteintes à l’environnement ». Un accord a été trouvé avec des juristes présents pour que soit préparé et publié en commun un numéro de la revue Justice sur les infractions dans ce domaine (1998, n° 122). Deux membres de TOS, son président de l’époque, Maurice, et Gaston, ont rédigé des articles évoquant leur expérience personnelle d’usagers du droit et certains dossiers juridiques suivis par l’association. Les autres articles de ce numéro spécial émanent de juges, de juristes et d’universitaires. Tous dressent un constat inquiétant, relevant la complexité et l’inflation du droit de l’environnement, en même temps que sa mauvaise efficacité. Ils identifient plusieurs causes qui tiennent, d’une part, à l’organisation éclatée des polices administratives, d’autre part, aux procédures inadaptées et aux sanctions qui étaient dérisoires. Il est vrai que le droit de l’environnement est relativement récent, très technique et encore mal connu des professionnels. De plus, différents services sont en concurrence pour la réglementation et la répression des infractions dans ce domaine. Dans le même temps, ceux-ci cumulent des compétences difficilement compatibles, telles le développement économique et la sauvegarde de l’environnement, ce qui peut expliquer qu’ils favorisent des procédures de transaction, rechignent à sanctionner ou même à transmettre les procès-verbaux aux parquets. D’ailleurs, le nombre des inspecteurs des installations classées chargés de signaler les manquements à la législation qui s’y rapporte est insuffisant12. Les magistrats de leur côté ne bénéficient d’aucune formation particulière leur permettant d’appréhender les questions environnementales. L’intérêt de la rencontre avec les praticiens du droit a donc largement dépassé la publication à laquelle elle a donné lieu et les informations qu’elle véhiculait. L’événement s’inscrivait dans une démarche plus large qui visait à sensibiliser les magistrats et les élus aux problèmes d’environnement, à présenter publiquement les missions de l’association pour préparer le terrain de nouvelles affaires.
Avec cette rencontre, il y a eu un effort de la part de certains magistrats qui ont permis la diffusion de la revue à trois mille exemplaires à des gens tout à fait ciblés, proches de la magistrature. Si bien qu’on a éveillé chez des professionnels un sens qui était inexistant avant, c’était que la justice avait son rôle à jouer dans la protection de l’environnement… (Maurice, cadre des Postes et Télécommunications, pêcheur formé aux outils du droit).
25À l’occasion de ce colloque et grâce à la publication qui a suivi, ANPER-TOS a noué des liens solides avec des juristes. Plusieurs praticiens du droit siègent aujourd’hui dans son conseil d’administration et participent à l’élaboration des dossiers contentieux. Ils officient comme conseillers après avoir contribué à familiariser les autres membres avec les procédures et les textes juridiques. C’est notamment le cas de plusieurs magistrats, comme Louis qui est devenu président de 1997 à 2001. Son activité professionnelle, très prenante, l’a contraint à renoncer à cette fonction. Pourtant, il intervient régulièrement dans la préparation des dossiers des affaires.
Alors que la France dispose d’un corpus législatif et réglementaire pour défendre l’eau, ses écosystèmes remarquables, elle a des rivières et des nappes polluées pour de longues décennies. Il faut dire qu’il y a un décalage immense entre l’effet d’affichage que sont la production des lois et des règlements et la réalité. C’est contre quoi nous nous battons… (Louis, magistrat et ancien président d’ANPER-TOS).
26René est juge comme Louis. Il a rejoint ANPER-TOS au début des années 1990, sur recommandation d’un proche déjà membre. Indigné de voir le droit de l’environnement souvent bafoué, il s’est engagé dans l’association pour tenter d’y remédier. Il aide à la préparation des dossiers contentieux et se charge de commenter les décisions de justice pour les autres membres.
En matière judiciaire, on fait peu de choses pour l’environnement. C’est la raison pour laquelle je m’y suis intéressé et que j’ai rejoint l’association. Je me suis aperçu qu’il y avait une législation importante, mais qu’elle n’était pas appliquée. C’est ce qui m’a le plus choqué. J’ai voulu faire quelque chose de concret (René, magistrat).
27Quant à Michel, il a travaillé comme juriste au ministère de l’Environnement, où il lui est arrivé de représenter le gouvernement dans des contentieux contre des associations de protection de la nature. À la retraite, il a décidé de mettre ses compétences au service d’ANPER-TOS. Il est aujourd’hui chargé de suivre l’évolution de la législation et le traitement des requêtes de l’association qui aboutissent au Conseil d’État. Occasionnellement, il lui arrive de la représenter, d’être son porte-parole lors de consultations.
Au moment de la retraite, je me suis dit que c’était dommage d’abandonner du jour au lendemain tous les acquis, tout ce que j’avais fait au ministère d’autant plus que les associations sont un élément essentiel, à mon avis, à l’action et à la crédibilité d’un ministère chargé de l’Environnement, parce qu’elles sont relativement libres, alors que lui est englué dans ses responsabilités gouvernementales et les arbitrages interministériels… Alors maintenant, j’essaye de donner des conseils sur certaines affaires, essentiellement sur des points juridiques (Michel, juriste retraité du ministère de l’Environnement).
28On compte aussi dans les rangs de l’association une personne au parcours exceptionnel. Il s’agit d’Alain, qui n’était au départ qu’un pêcheur occasionnel, sans emploi. Inquiet à la perspective de voir une décharge s’installer à proximité de chez lui, Alain a rejoint un groupe d’opposants locaux en 1983 avant de prendre contact avec ANPER-TOS qui commençait à être connue. Gaston l’a aidé. Ensemble, ils ont déposé une requête au tribunal administratif pour dénoncer le projet qui ne respectait pas les procédures imposées en matière d’urbanisme, notamment parce qu’il était prévu de modifier un pont sans que cela ait été soumis à l’enquête publique. Le juge a annulé le permis de construire et l’autorisation d’exploiter. Le projet a été abandonné. Alain s’est formé sur le tas avant d’entreprendre des études de droit qui lui ont permis d’obtenir un doctorat. Désormais, il enseigne à l’université. Il officie aussi comme conseiller juridique de plusieurs associations de protection de la nature, dont ANPER-TOS, Eaux et Rivières de Bretagne et la fédération France Nature Environnement.
Je ne connaissais rien au droit. Il a fallu qu’un événement survienne à côté de chez moi, un projet de décharge d’ordures ménagères. Je m’y suis opposé dans le cadre d’un comité de défense et j’ai été amené à m’intéresser aux questions juridiques… À partir de là, j’ai fait du contentieux, d’abord sur le tas, et puis ensuite à la fac de droit. On m’a montré comment on rédigeait un recours et après je me suis débrouillé… Aujourd’hui, si je prends un dossier en main, je fais les mémoires, je rédige les conclusions et j’analyse. Je fais tout de A à Z (Alain, maître de conférence en droit et juriste associatif).
29Les juristes professionnels ont permis à ANPER-TOS de développer ses actions contentieuses en même temps qu’ils suscitaient de nouvelles vocations parmi les pêcheurs. Progressivement, l’association a donc été capable de prendre en charge des dossiers de plus en plus nombreux et complexes. À côté des affaires suivies par ses membres directement concernés, c’est-à-dire celles qui portent sur quelques rivières choisies ou des activités ciblées, l’élargissement de ses statuts et prérogatives l’a conduite à s’intéresser à d’autres cours d’eau et d’autres formes de pollutions ou de nuisances, comme la question de la contamination des nappes phréatiques. L’eau a cette propriété unique de pouvoir s’écouler. La grande majorité des pollutions touchant l’air et les sols finissent par l’atteindre, via le réseau dense des ruisseaux et des fleuves. ANPER-TOS s’est enhardie et a étendu son champ d’intervention, au sens géographique et technique du terme. Les juristes l’ont faite bénéficier de leur bonne connaissance des textes et des procédures, et de leur capacité à expliquer les décisions de justice. Ils sont régulièrement consultés pour la mise en forme des requêtes, assignations et plaintes diverses déposées par l’association.
- 13 Cela vaut essentiellement pour le pénal et le civil puisque les procédures administratives sont ent (...)
30Cette participation ne s’arrête cependant pas là. Les professionnels du droit ont également mis à disposition d’ANPER-TOS leurs savoir-faire. C’est sans doute là qu’ils ont été les plus utiles, les principaux textes de lois ayant vite été assimilés. Ils ont également partagé leur expérience, expliquant aux membres de l’association les habitudes tacites qui régissent le fonctionnement des institutions de la justice et qui ne s’acquièrent qu’à leur contact direct. Ils les ont fait bénéficier de leurs connaissances qui ne se trouvent pas dans les livres de droit, c’est-à-dire de ce qui constituait leur mètis à eux. Ils leur ont notamment appris qu’il fallait respecter les procédures garantissant la recevabilité des plaintes, la justesse de l’épreuve et la légitimité du jugement, mais également porter une grande attention aux usages et règles de préséance. Certaines pratiques, théoriquement possibles, ne sont en effet pas appréciées par les magistrats. Par exemple, il est malvenu pour la partie civile d’être trop virulente et de se conduire comme si elle se substituait au ministère public13. De même, il convient de prévenir les autorités judiciaires avant de lancer une procédure d’urgence.
- 14 Un parallèle pourrait être fait entre les amateurs de musique étudiés par Hennion (1999), qui se di (...)
31Les plaignants doivent faire preuve de tempérance. La passion du droit, si l’on peut parler ainsi, requiert de la retenue, parce que la justice a besoin de lenteur et d’hésitation pour « passer » (Latour, 2002). Le droit progresse en fonction des cas singuliers qu’il absorbe, après qu’ils ont été jugés. Il se réforme par petites touches, par petites différenciations, sans faire d’éclat. La moindre décision de justice porte en elle la possibilité d’autres recours qui sont autant d’occasions nouvelles de le transformer légèrement. C’est pourquoi les juristes, et plus particulièrement les juges, sont si précautionneux de peur, par trop d’empressement, de mettre à mal la sécurité juridique. Ils pèsent donc leurs mots, sont attentifs au sens et à la portée de leurs décisions. Ceux qui se sont engagés à ANPER-TOS ne s’en sont cependant pas tenus à cela. Ils ont, en quelque sorte, répondu à l’appel plus insistant du droit bafoué comme les pêcheurs avaient répondu à un appel des salmonidés et des rivières affectés par les pollutions. Leur passion les a conduits à chercher d’autres moyens d’agir, sur leur temps libre, de manière à améliorer l’application de ce droit auquel ils sont très attachés. Les cas qu’ils concourent à élaborer avec l’association sont autant d’occasions pour eux de tester l’efficacité de différents moyens, arguments et astuces qui pourront ensuite être réemployés. Cette pratique qu’on peut qualifier d’amateur en cela qu’elle déborde largement le cadre de l’activité professionnelle, a une portée éminemment créatrice. Il ne s’agit pas de s’en tenir à des principes existants mais également de produire aussi de petites innovations14. Ainsi, les juristes d’ANPER-TOS contribuent-ils à la production et à la réalisation des lois, activant certaines parties inusitées du droit et lui insufflant aussi de nouvelles orientations.
32S’il est vrai que les magistrats de l’association peuvent intervenir, grâce aux contentieux lancés par ANPER-TOS, sur des dossiers auxquels autrement ils n’auraient que rarement accès – moins de 10 % des requêtes au tribunal administratif concernent des problèmes d’environnement, le chiffre est encore plus faible en matières civile et judiciaire –, leur pratique du droit en a elle-même été transformée (Jegouzo, 2004). Leur travail pour l’application du droit est aujourd’hui complété par de nouveaux usages tactiques forgés au contact des pêcheurs et qui visent à ruser avec lui, à jouer parfois le droit contre le droit pour une meilleure prise en compte des problèmes environnementaux. Il y a aussi comme une part de jeu dans les actions contentieuses engagées par les pêcheurs et les juristes d’ANPER-TOS. L’excitation suscitée par la tactique juridique a remplacé le plaisir de la pêche pour certains pêcheurs. Elle enthousiasme même les professionnels du droit qui trouvent dans les problèmes qui leur sont soumis des cas concrets à partir desquels exercer leur jugement et leur ruse.
Moi ce qui m’intéresse dans les affaires, c’est l’usage du droit, la contrainte, ce que le droit rend possible… Et puis, cela relève aussi du jeu de créer une marge de manœuvre où il n’y en avait pas forcément (Michel, juriste retraité du ministère de l’Environnement).
Pour les juristes (de l’association), c’est un moyen d’agir avec des moyens qu’ils n’avaient pas le droit d’utiliser dans le cadre de leur mission professionnelle (Daniel, neurobiologiste et ancien président d’ANPER-TOS).
33La force d’ANPER-TOS réside dans ses tactiques et sa mètis collective, celle des pêcheurs qui se promènent le long des rivières et transmettent leurs observations au siège de l’association ajoutée à celle des juristes autodidactes ou professionnels qui formulent les plaintes. Il faut également compter sur le talent du délégué, Pierre, qui fait la médiation entre tous. En multipliant les recours, en les croisant et en accumulant les moyens, ANPER-TOS mène une « guerre d’usure » avec les pollueurs et l’État, en faisant sortir les unes après les autres des affaires ayant une dimension de scandale.
Pour TOS, le but c’est… de s’opposer aux autorisations d’exploitation, de faire pression sur le législateur. Nous avons cherché à démontrer les nuisances masquées dans les études d’impact. On a monté/démonté des dossiers sans avoir une valeur d’experts reconnus. Tout ça, c’est des apprentissages progressifs, du bon sens aussi. On a attiré l’attention des fonctionnaires sur nos dossiers… On a agi en mettant le doigt sur des scandales, c’est-à-dire l’appropriation privée d’un bien que nous considérions comme public… (Daniel, neurobiologiste, pêcheur et ancien président d’ANPER-TOS).
- 15 La qualification juridique est l’acte par lequel un cas est identifié comme relevant d’une règle pr (...)
34Les ressources juridiques à disposition de l’association sont nombreuses mais elles ne sont pas immédiatement identifiables, notamment en matière d’environnement où les sources et les textes abondent. Il faut trouver la bonne qualification pour désigner le cas litigieux puis trouver le moyen juridique qui le connectera avec une règle et une sanction appropriées15. Comme leurs collègues auteurs de la doctrine, les professionnels du droit officiant à ANPER-TOS font l’exégèse des lois, le commentaire des jugements et ils guettent les renversements de jurisprudence susceptibles d’ouvrir des possibilités d’action nouvelles.
35Ils cherchent à tester différentes tactiques pour mettre à l’épreuve le droit et faciliter son application. C’est qu’ils le considèrent comme un « terrain aride » qui doit être défriché, notamment pour ce qui concerne les questions d’environnement. En la matière, les règles doivent souvent être mises en relation avec des principes plus anciens du droit pour gagner en robustesse. ANPER-TOS travaille donc à tisser des liens entre différents textes, différents cas et cadrages de manière à manifester la valeur juridique sinon politique des êtres qu’elle défend, principalement les espèces piscicoles et les rivières. Ce déchiffrage et ce balisage sont réalisés à l’occasion des contentieux. Ils concourent à activer le droit et à le rendre plus effectif en le mettant à l’épreuve.
Le droit reste stérile tant qu’un plaignant obstiné (et confiant dans la justice) ne s’est pas attaché à le mettre en valeur. Ainsi, il y a des lois tout à fait remarquables, comme celle de 1964 sur l’eau, dont des pans entiers, riches de possibilités, sont restés lettre morte faute d’avoir trouvé des plaignants pour en imposer l’application (TOS, 1988, n° 129, p. 8).
- 16 Il convient cependant de distinguer les systèmes juridiques romano-germaniques des systèmes de comm (...)
36Outre la pertinence des moyens juridiques, d’autres éléments sont toutefois nécessaires pour emporter la conviction du juge, la qualité des argumentaires et la robustesse de la démonstration permettant de valider le cadrage proposé et l’à‑propos de la sentence réclamée. Le rappel à la norme ne suffit pas. Le droit seul est trop faible, a fortiori le droit de l’environnement. Il doit être activé, lesté de nombreux adjuvants pour gagner en puissance, être reconnecté au monde dont il reflète les valeurs et se laisser informer par elles. À la fois parce qu’il est un cadre vide, un assemblage de procédures abstraites en attente de trouver les cas pour s’éprouver, et aussi parce que « le juge ne remplirait pas la fonction que la société lui a confiée, s’il ne se préoccupait pas aussi de la réception de ses jugements, du sens qu’ils prennent pour la société qui les a mandatés » (Prost, 2002, p. 33). Les magistrats, dans l’exercice de leur fonction, arbitrent entre des intérêts divergents et accommodent des relations conflictuelles chaque fois différentes. Ils appliquent le droit, et avec lui, les sanctions prévues par des textes dont ils ne sont pas les auteurs. Cependant, il ne s’agit pas d’une application automatique. La distance qui sépare un texte, un article de loi et un cas particulier ne peut être réduite par une généralisation hâtive. Il faut chaque fois reparcourir le chemin qui les sépare, tester et attester qu’il s’agit bien d’un cas « de », que les qualifications choisies conviennent. Cela dit, le juge dispose d’une certaine liberté d’interprétation, lui permettant d’infléchir le sens de la loi, et les modalités de sa mise en œuvre, en fonction des circonstances16. Sa mission est que le droit « passe », qu’il soit juste, c’est-à-dire conforme aux prescriptions, tout en étant adapté au cas, compatible avec les règles existantes et en résonance avec les valeurs de la société dans laquelle il opère.
37Ainsi, pêcheurs et juristes ont expliqué aux autres membres de l’association que les procès pouvaient plus facilement être gagnés si leurs dimensions sociales et politiques étaient mises en lumière, si leurs enjeux étaient dramatisés. Le juge tient en effet compte du « contexte » pour adapter sa sentence (ce qu’on nomme en droit, l’opportunité). Les plaignants, pour constituer de véritables affaires ont donc tout intérêt à en appeler au jugement public, à former des alliances, à solliciter des soutiens (Claverie, 1998 ; Gaïti & Israël, 2003). Le rapport de force doit être établi à la fois dans les tribunaux et à l’extérieur de manière à non seulement à emporter la conviction du juge mais également à bousculer les modes d’interaction et les collusions éventuelles prévalant dans une société locale donnée. L’aller‑retour est continu entre la règle de droit qui est mise à l’épreuve au contact du concret et les circonstances particulières de l’affaire qui sont également questionnées, parfois ébranlées par le rappel à la loi la plus générale soit‑elle.
- 17 Si l’association n’a pas les moyens d’élaborer une réelle réflexion stratégique, ses membres ont ét (...)
38Pour ce faire, l’association ne peut agir seule. ANPER-TOS a besoin d’aide pour déployer ses tactiques et « fabriquer » des affaires17. Elle s’appuie donc sur son réseau de pêcheurs qui fait remonter les informations nécessaires pour lancer les affaires, c’est-à-dire, au-delà des critères strictement juridiques, les éléments permettant de problématiser les procès, de leur donner une résonance sociale et surtout publique.
Localement, nous avons besoin de gens pour assumer le procès et surveiller les opérations de procédure. On ne peut pas gagner un procès de Paris, sans relais. Au-delà du procès, il faut mettre en œuvre un rapport de forces intellectuel et social en faisant preuve de pédagogie, en situant le problème non pas sous son aspect simplement juridique, mais parce qu’il est aussi un enjeu de société local… Il faut trouver de quoi déstabiliser les décideurs, les mettre au tribunal, en porte-à-faux avec eux‑mêmes, leur honnêteté et l’idée qu’ils se font de l’intérêt général. Il faut travailler la mauvaise conscience en face. Et pour cela, le droit est une condition nécessaire, mais elle n’est pas suffisante (Louis, magistrat et ancien président d’ANPER-TOS).
39ANPER-TOS a de plus en plus besoin de relais sur le terrain pour lui fournir les renseignements permettant d’ajuster ses tactiques aux particularités des différents cas. Pour compléter les renseignements fournis par ses pêcheurs, l’association cherche à identifier d’autres alliés, des victimes éventuelles ou des mécontents. Elle encourage même leur rassemblement. Ceux‑ci peuvent alors lui fournir des indications précises sur l’histoire du projet contesté ou des pollutions ainsi que sur les spécificités environnementales des lieux. Ils peuvent aussi lui transmettre des informations utiles sur la politique régionale, les élus, la presse et surtout les relations entre les différents acteurs concernés. Ces alliés, parce qu’ils sont sur place, sont en outre chargés d’organiser la contestation et de faire monter la pression. La félicité des actions contentieuses d’ANPER-TOS dépend grandement de leur coopération. L’association les mobilise notamment pour multiplier les angles d’attaque et les prises de position dans différentes arènes.
40ANPER-TOS bénéficie par ailleurs, du fait de sa notoriété, de multiples soutiens, parfois inattendus. L’examen des archives de l’association et les entretiens réalisés avec certains de ses membres montrent que, dans plusieurs affaires, des représentants du ministère de l’Environnement ou des services déconcentrés de l’État lui ont transmis des informations utiles qu’ils ne pouvaient pas utiliser eux-mêmes pour sanctionner un opérateur économique ou une collectivité locale. L’association, dans ce cas, remplit un rôle d’auxiliaire de justice pour les pouvoirs publics, tiraillés entre des missions parfois contradictoires et un devoir de réserve (Lascoumes, 1994). Son efficacité dépend très largement de ses réseaux locaux et nationaux, plus spécifiquement encore de sa capacité à se mouvoir à différentes échelles sans se laisser piéger par des allégeances quelconques. Bien au contraire, elle sait faire jouer les « acteurs » les uns contre les autres, le droit contre le droit, des savoirs très fortement « indexicalisés » contre des règles abstraites, et vice versa, pour atteindre ses objectifs. Elle entend ainsi jouer un rôle de pionnier et ouvrir la voie à d’autres associations de protection de la nature. Grâce à ses actions contentieuses cumulées, elle espère démontrer que les dégradations « environnementales » constituent des délits, des atteintes aux intérêts collectifs et à l’ordre public. Sa mètis collective pourrait ainsi lui donner les moyens de détourner les intentions du législateur qui avait voulu faire du traitement juridique individualisé un moyen de contenir les critiques à l’encontre du développement industriel (Fressoz, 2007). De plus, ANPER-TOS teste, à l’occasion des différentes affaires qu’elle engage, de nouvelles manières d’évaluer le préjudice environnemental, pour que celui‑ci ne soit plus calculé en fonction de la seule quantité de poissons morts, principalement les espèces pour lesquelles il existe un marché, mais de façon plus large et plus fine à la fois, de manière à prendre en compte le plus grand nombre possible d’espèces, idéalement l’ensemble des milieux détériorés. Par exemple, Denis et Alain, un pêcheur et un juriste, ont obtenu, à l’occasion d’un procès, que le calcul des dommages soit effectué sur la base des mètres carrés des rivières polluées. Cela permet de sanctionner des pollutions chroniques qui ne provoquent pas systématiquement des phénomènes de mortalité mais affectent les conditions de vie et de reproduction des poissons. En outre, ils ont proposé au juge de faire pénétrer dans le droit des indicateurs chimiques et biologiques permettant de quantifier la destruction d’oxygène occasionnée par des polluants. Ces astuces sont maintenant validées par plusieurs jugements et peuvent être réemployées dans des cas de pollution similaires. Ce type d’apprentissage n’a été possible que parce que pêcheurs et juristes se sont associés et se sont livrés à un travail de traduction de leurs connaissances et de leurs intérêts à partir de leurs contrariétés respectives mais aussi d’une certaine forme d’exaltation partagée. On peut dès lors dire qu’il est le produit de leur mètis collective, acquise par l’expérience et grâce à l’accumulation des affaires.
***
41Progressivement, les membres d’ANPER-TOS se sont intéressés aux moyens concédés par le droit aux associations de pêche et de protection la nature. Ils ont fait l’apprentissage des procédures et des textes. Ils ont acquis des compétences qui leur permettent, à des niveaux différents, de suivre eux‑mêmes des dossiers dans leurs régions d’élection. Pourtant, des divergences subsistent et menacent régulièrement de réapparaître. L’accord trouvé entre les pêcheurs et les juristes est fragile. Il consiste à partager des connaissances et des tâches précises. La plupart des pêcheurs se contentent de payer leur cotisation et, le cas échéant, font remonter des informations sur les aménagements en cours ou des pollutions dont ils sont témoins. Les juristes amateurs et professionnels de l’association qui siègent au conseil d’administration traduisent leurs doléances dans le langage du droit et élaborent une problématique pour cadrer les affaires. Ils décident aussi de la tactique à adopter. Le délégué se charge ensuite de transmettre les plaintes à la justice. Ensemble, tous ces acteurs ont manœuvré pour favoriser le passage du droit et une meilleure prise en compte des problèmes d’environnement. Si tous ont pour objectif le respect et le renforcement de la législation en la matière, leurs motivations diffèrent. Là réside sans doute l’originalité de leur collectif, ses forces tout autant que ses faiblesses, à la croisée de plusieurs mondes et perspectives sur celui-ci. Les uns défendent des poissons et des rivières. Les autres souhaitent mettre à l’épreuve les instruments du droit et améliorer leur efficacité dans un domaine où les infractions sont très nombreuses. Ils ne s’intéressent absolument pas, sauf exception, à la pêche. Leur compromis repose sur un objectif commun et surtout des passions contrariées permettant l’exercice décalé d’une mètis, celle des pêcheurs qui ne montent plus des mouches, qui ne cherchent plus à leurrer des salmonidés mais à user de la tactique du droit pour mieux protéger les rivières ; celle des juristes qui développent une pratique amateur du droit et prennent la place des justiciables auxquels ils ont d’ordinaire affaire pour non seulement mieux le faire appliquer en pesant sur son interprétation, mais aussi le créer et l’étendre. Il y a d’ailleurs une certaine analogie entre l’attention et le soin nécessaires au montage des mouches, à la traque du poisson dans la rivière et le montage des affaires, la quête de la bonne qualification qui permettra de l’emporter, de faire un « coup » juridique (pour l’essentiel, obtenir un renforcement des prescriptions et contrôles, mais aussi recevoir des dommages et intérêts substantiels ou alors obtenir un renversement de jurisprudence). Malgré leurs différences, pêcheurs et juristes, incarnent des figures pionnières de ce que l’on pourrait nommer l’activisme juridique. Celui-ci a été rendu possible parce qu’une intelligence collective a été produite mobilisant à la fois des humains – pêcheurs, juristes, protecteurs de la nature – et des non-humains – tous les êtres qui comme les poissons peuvent à un moment donné, dans un lieu donné, remplir une fonction d’indicateur. Elle résulte également du cheminement que deux groupes d’acteurs ont réalisé en sens contraire, des pêcheurs amateurs qui se sont formés au droit et ont développé des compétences expertes, mais aussi des juristes professionnels qui se sont essayés aux usages amateurs du droit, bouleversant des hiérarchies entre les savoirs devenues incommodes sinon obsolètes. La mètis et les connaissances collectives dont sont aujourd’hui dotés les membres d’ANPER-TOS, sont le produit de leur capacité à assembler leurs contrariétés, à rendre compatibles leurs passions cognitives et leurs tourments de manière à générer des innovations tant environnementales que juridiques et sociales. Ainsi, l’association est-elle parvenue à manifester publiquement le caractère intolérable des phénomènes qu’elle dénonçait et, grâce aux soutiens qu’elle a engrangés, à convaincre les autorités de la nécessité de les sanctionner. Elle a, grâce aux passions de ses membres et à leurs savoirs communs, contribué à réaliser le droit de l’environnement.
L’auteur tient à remercier le Max-Planck Institute pour l’histoire des sciences de Berlin qui l’a accueillie pour approfondir certains éléments historiques de sa thèse.
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