2Comme indiqué dans la préface rédigée par les trois coordinateurs, cet ouvrage a pour ambition de rééquilibrer la représentation que l’on se fait habituellement dans les sciences naturalistes, entre amateurs et profanes d’une part, et professionnels d’autre part. Il se concentre, pour ce faire, sur des sciences dites « à amateurs », les sciences naturalistes (la botanique, l’ornithologie et la mammalogie), qui historiquement ont largement fait appel aux profanes. Le choix même de les nommer dans le titre sciences naturalistes (plutôt que sciences naturelles) illustre d’emblée le parti pris des auteurs.

3Ce recueil multidisciplinaire rassemble des travaux de sociologues et d’historiens des sciences complétés par des approches anthropologiques. Il démontre, de façon très convaincante et au moyen d’études de cas d’une grande richesse, que l’amateur a une place assurée comme producteur de connaissances scientifiques, y compris au vingt et unième siècle. L’histoire naturelle y est décrite comme un lieu de la « science citoyenne » (citizen science, selon l’usage anglo-saxon).

4Au-delà de la question du partage des connaissances entre tous, le choix des coordinateurs est de présenter l’amateur comme porteur de trois dimensions : celle du sensible, celle du sens commun (comme être vivant en communauté qui partage sa passion au sein d’un réseau, club, groupe) et celle du politique.

5Les questions les plus présentes dans cet ouvrage ont à voir avec le savoir local, c’est-à-dire la connaissance spécifique et souvent unique des plantes et des animaux qu’a l’amateur, de surcroît attaché à son milieu. Est étudié également le rapport changeant entre amateurs et scientifiques face à la professionnalisation importante de la science à la fin du dix-neuvième siècle et tout au long du vingtième siècle.

7Marc Barrow raconte l’engouement populaire rencontré par le décompte d’oiseaux migratoires (dit comptage des oiseaux de Noël) au début du vingtième siècle aux États-Unis. Les ornithologistes professionnels essayant de définir le chemin des oiseaux migratoires ont dépendu des réseaux de collecte des spécimens par des millions d’amateurs. Plutôt que de collecter des oiseaux morts, l’observation de visu s’est imposée grâce à l’usage de lunettes de terrain. Il est ensuite devenu plus difficile pour les professionnels de déterminer la fiabilité des données rassemblées par les ornithologistes amateurs.

8D’autres études de cas montrent que les amateurs ont été plus qu’une armée de « petites mains ». En s’intéressant à l’exemple de la Société Botanique du Centre‑Ouest, Patrick Matagne montre comment les botanistes français ont créé une richesse de connaissances à travers un large réseau (il existait plus de 60 groupes aux intitulés explicitement naturalistes à la seconde moitié du dix‑neuvième siècle), poursuivant l’idéal d’une science « démocratique » et « décentralisée ». Ces efforts furent matérialisés dans la Flore française de l’abbé Coste, un travail magistral au double statut de flore populaire et de flore de référence. Couvrant une période plus récente, Jenny Beckman décrit le projet Linné qui a mobilisé des milliers de botanistes suédois dans les années 1970 et 1980 et abouti à la publication de « listes rouges » d’espèces menacées. D’une certaine manière, ce projet peut être vu comme une réponse au déclin académique de la systématique aux dépens de la biologie moléculaire, les botanistes comblant le fossé laissé par les biologistes entrant en laboratoire et désertant l’histoire naturelle.

9L’article de Pamela Henson sur une naturaliste américaine, Anna Botsford Comstock (1854‑1930), met en scène une femme auteure, illustratrice, enseignante à grand succès qui a formé des milliers d’adultes et d’enfants à l’étude de nature (nature study, selon l’usage anglo‑saxon).

10La discussion sur l’amateur se poursuit au présent sur la manière d’étudier l’animal. Dans ses recherches sur la loutre, Élisabeth Rémy pondère la question du rôle que joue la distance spatiale et émotionnelle (ou la proximité) à l’animal. L’amateur observateur sur le terrain (où il est très exceptionnel de rencontrer la loutre) peut aller jusqu’à ne pas voir un animal et néanmoins créer un lien personnel important avec lui. Le zoo est plutôt un espace de croisement entre l’homme et l’animal et la proximité spatiale n’est pas forcément synonyme de proximité affective. Dans la même veine, Vinciane Despret regarde les animaux de Konrad Lorenz (un amateur quand il commence à s’intéresser à l’éthologie), notamment une oie et un choucas. Généralisant à partir des succès de Lorenz, elle montre que l’affection et l’anthropomorphisme sont des outils heuristiques intéressants. Décrite par les comportementalistes comme non scientifique, la construction d’une relation « personnelle » peut, selon Rémy et Despret, éclairer un point de vue qui ne pourrait pas être démontré par une observation.

11Dans la seconde partie, Christophe Bonneuil et Élise Demeulenaere montrent comment aujourd’hui un réseau d’échanges de paysans français travaille à l’amélioration des plantes à partir de lignées de blé anciennes et rares. Cette entreprise participative semble être un contre-modèle au développement des monocultures par les grandes firmes agroalimentaires, qui rencontre du succès car la variété des semences s’adapte mieux aux circonstances locales spécifiques. L’article de Florian Charvolin présente une analyse comparative entre un programme français et un programme américain de comptage des oiseaux aux mangeoires des particuliers, qui concerne chaque année aux États-Unis près de 16 000 profanes. Il décrit les mécanismes de codage et de traitement statistique qui assurent à chaque étape l’alignement des scientifiques et des profanes et nous rappelle que l’interaction entre experts et amateurs ne doit pas être considérée qu’en termes de compétition où l’un impose à l’autre son régime épistémologique en rationalisant les données d’entrée.

12La question de la méthode est posée. Steven Allison-Bunnell et Stephanie Thomson s’appuient sur leur implication en tant qu’évaluateurs d’un projet de science citoyenne organisé par un laboratoire d’ornithologie de l’Université Cornell. Ils rapportent la question de la collaboration entre profanes et professionnels à celle de l’accessibilité des protocoles à usage du plus grand nombre. Étudiant l’installation d’un conservatoire national botanique, André Micoud et Lucie Dupré s’intéressent à la tension entre savoir personnifié (données issues de l’observation) et savoir standardisé (données « analysées » et rassemblées dans des bases de données) et s’interrogent sur la limite de l’engagement citoyen dans la constitution des savoirs et les voies dégagées pour les dépasser.

13Toutes les observations d’oiseaux en Suède, France ou aux États-Unis se réfèrent à des pratiques de loisirs. Pour les paysans « campesinos » mexicains, le sujet de la contribution finale de Gabriela Soto‑Laveaga, il s’agit de survie économique. L’apport de la recherche des plantes médicinales dans cette région très pauvre du Sud-Ouest du Mexique montre combien les chercheurs dépendent du savoir de leurs guides locaux et plus précisément de la forêt et des sites où se trouve l’igname sauvage. La conclusion de Gabriela Soto‑Laveaga est qu’« une association avec les chercheurs a valu (aux campesinos) une reconnaissance en tant que Mexicains avec des droits dans l’État mexicain ». Ce texte interroge la question fondamentale du rapport entre savoirs locaux et scientifiques dès lors que ces derniers sont placés dans le contexte des droits locaux.

14Le ton amical vis-à-vis de l’amateur fait que la rhétorique de la participation peut être considérée comme assénée. Mais ce volume propose une lecture historique avec des angles nouveaux et présente des matériaux originaux d’une grande richesse.