1Ces deux ouvrages, publiés chez Publisud (Paris), témoignent d’un débat d’une grande richesse autour des questions de science, de technologie et d’innovation dans le pays du Maghreb. Ils posent de manière renouvelée la question centrale du savoir (dans la science, la technologie et l’éducation) dans les sociétés en voie de modernisation qui vivent à la périphérie des pays hégémoniques.

Le développement technologique au service de la science

2Commençons par l’ouvrage dirigé par Hocine Khelfaoui, qui nous semble unique en son genre. Il réunit des travaux originaux autour de la question du développement de la science et de la technologie dans les pays du Maghreb. Son apport repose sur des travaux empiriques importants et révèle une évolution dans la manière de penser le développement technologique dans les pays du Maghreb. Certains articles, particulièrement remarquables, permettent d’engager une réflexion de haut niveau sur ces thèmes. Malgré la diversité des points de vue qu’exprime nécessairement un ouvrage collectif, on retiendra une unité thématique très forte : Hocine Khelfaoui a choisi de parler de l’intégration de la science au développement. Mais ce que nous lisons ici, c’est que, de science, il est très peu question. Et c’est précisément là que réside tout l’intérêt de l’ouvrage.

3Les auteurs abordent les technologies dans les entreprises : la constitution des technopôles en Tunisie (Mathlouthi et Mezouaghi), la collaboration recherche-industrie en Algérie (Khelfaoui), le développement des PME et de leur besoin en innovation en Algérie et Tunisie (Djeflat, et aussi Arabi‑Megherbi de l’équipe du CREAD dirigée par Hocine Khelfaoui), enfin l’innovation et la R&D dans les grandes entreprises algériennes (Ouchalal, Ferefera et Khelfaoui). On y aborde ensuite l’environnement scientifique et technologique au Maroc : le fonctionnement des laboratoires de recherche (Jacques et Anne-Marie Gaillard), la mise en place de la politique de la recherche marocaine (Mina Kleiche), la formation des ingénieurs (Kamal Mellakh), en Algérie l’introduction de la réforme LMD (Ghouati) et les usages des TIC dans les universités (Ouchalal et Khelfaoui).

4Cette deuxième partie semble très largement déconnectée de la première et cela n’est pas le reflet d’une quelconque erreur de la part des auteurs mais bien l’effet de la manière de penser le développement technologique dans les pays non hégémoniques. La réflexion sur la science se trouve largement déconnectée des usages de la science car celle‑ci se développe avant tout dans les pays centraux et la périphérie se trouve alors reléguée dans la seule reproduction des savoirs. Seuls les articles des Gaillard et de Khelfaoui sur les relations recherche-industrie abordent la question des pratiques scientifiques. On ne sera pas étonnés de voir une difficile relation entre les chercheurs et les entreprises mais cette difficulté n’est pas insurmontable. Les études de cas d’innovations développées par des universitaires, que Hocine Khelfaoui nous présente, montrent que les innovateurs universitaires, eux‑mêmes entrepreneurs, sont plutôt bien reçus par les entreprises ; elles montrent aussi que certains grands laboratoires de recherche sont devenus des interlocuteurs technologiques importants. Enfin, les grandes entreprises algériennes ont développé des centres de R&D de grande valeur et qui jouent un rôle important dans les stratégies des entreprises. La question n’est donc pas celle de la mauvaise entente entre universitaires et entreprises mais plutôt des difficultés d’innover par manque d’infrastructures (un des exemples montre la difficulté de faire homologuer un nouveau produit par l’administration pour sa mise au marché ou encore la faiblesse de l’infrastructure de communication qui empêche le développement d’un réseau de téléconsultation médicale mis au point par une équipe universitaire en collaboration avec un grand hôpital algérois), par manque de soutien de la part de l’administration, par manque d’incitations dans la carrière des universitaires où l’évaluation repose uniquement sur les publications mais aussi par le manque d’expression du besoin d’innover de la part des entreprises.

6Un autre aspect commun des pays du Maghreb est le rôle des ingénieurs, comme le signale Khelfaoui dans son introduction. Nous assistons à une profonde évolution des formations d’ingénieurs dans les écoles et filières universitaires. Kamal Mellakh au Maroc note que le modèle étatiste de formation des cadres, d’inspiration française, est profondément remis en cause : la crise des diplômés chômeurs, la forte pression des entreprises privées sur la formation des écoles d’ingénieurs d’État, la multiplication d’expériences dans la formation qui répondent à des « logiques privatives », comme les nomme Kamal Mellakh, où les entreprises et les particuliers participent à la définition des cursus et l’aboutissement de carrière, autant de facteurs qui transforment profondément le paysage institutionnel de la formation. On repère aussi un fort renouvellement de la demande des ingénieurs marocains par des multinationales qui s’installent au Maroc, comme en témoigne le récent plan de formation de 10 000 ingénieurs supplémentaires mis en place par le gouvernement (on estime environ à 28 000 le nombre d’ingénieurs en activité au Maroc, chiffre qui masque cependant la variété des parcours des ingénieurs). Le savoir des ingénieurs était un savoir d’élite et d’État : il est en passe de devenir un savoir productif dépourvu de son aura de prestige. Là aussi, le rapport à la France influence le contexte national : les postes les plus élevés de l’administration publique reviennent traditionnellement aux ingénieurs issus des formations françaises. Cette situation risque de changer au fur et à mesure que les entreprises augmentent leur demande de personnel qualifié.

7Les pratiques de laboratoires marocains sont mises à jour par l’enquête des Gaillard, qui s’est déroulée dans le cadre d’une évaluation de la recherche au Maroc dans les années 2002-2003. C’est l’une des plus importantes enquêtes de laboratoire menée dans un pays non hégémonique, une enquête presque exhaustive de la recherche marocaine. Les laboratoires de taille réduite, de création souvent récente, massivement inscrits dans le système universitaire, très fortement impliqués dans la recherche, avec un nombre assez important d’étudiants de troisième cycle, des personnels jeunes et très bien qualifiés (51 % ont un doctorat), dénotent un véritable problème de masse critique. Les budgets sont aussi insuffisants et les financements étrangers jouent un rôle important. De même les laboratoires ont de fortes collaborations internationales dont les 2/3 se font avec la France. Il faut dire que la France a mis en place des procédures de financements de la recherche en relation avec le Maroc en matière de recherche. Il ressort de cette enquête que le Maroc dispose d’un fort potentiel de recherche très largement sous-utilisé. Pourtant, comme le fait remarquer Mina Kleiche dans sa revue des politiques de soutien à la recherche, le Maroc n’a pas hésité à expérimenter de nouveaux modes de soutien de la recherche, des fonds de financements incitatifs, des réseaux de recherche, à faciliter les collaborations internationales, à définir une stratégie au niveau national, a procéder à une évaluation en profondeur du potentiel de recherche. Ces mesures sont en train de donner des résultats mais butent sur des aspects structurels : l’absence d’évaluation des chercheurs et des projets au sein des universités, la restructuration des universités – grand chantier toujours en cours – et enfin, un obstacle persistant au sein du gouvernement, qui empêche de fournir à la recherche une place prioritaire au sein des mesures considérées essentielles dans la vie nationale.

L’insertion sociale de la science

8C’est ce dernier point que soulève et analyse finement Roland Waast (2006) dans un autre ouvrage, toujours publié par les éditions Publisud. Son article insiste sur la nécessité d’une inscription sociale de la science dans les sociétés du Sud. Au Maroc, on assiste à une sorte de multiplication des organes de la recherche (des chercheurs, des labos, des financements, des structures de collaboration, des lieux de publication), mais finalement il semble manquer la fonction « recherche » alors que ses organes sont tous présents. Cela se traduit par un constat : la recherche en tant qu’activité organisée n’est pas acceptée au sein de la société. Les principes de légitimation qui soutenaient les sciences nationales sont aujourd’hui battus en brèche, dit‑il, et « les discours de légitimation [des communautés scientifiques] distinguent mal les fonctions de recherche et d’enseignement (p. 396). Or l’ensemble de cet édifice est menacé. Il ne sied plus de reporter toujours au lendemain les promesses de développement de l’enseignement supérieur. Le respect porté à l’université (et donc aussi la recherche quand elle est partie prenante des universités) s’érode. Et l’« excellence » de la recherche universitaire ne vaut plus par essence ; son efficacité et sa pertinence sont à démontrer. La valeur de l’activité de recherche est d’autant plus à prouver lorsqu’elle vient à s’exercer dans une charge mandarinale qui capte les offres du marché international du travail scientifique et s’en nourrit. Le pacte souvent implicite de « l’Académie » avec la société est en péril et celui de la recherche avec l’université est fragilisé.

9Roland Waast dans cet article essentiel pose les jalons d’un programme de recherche : comprendre la constitution du nouveau pacte social de la science avec la société dans des pays où la recherche doit affirmer sa légitimité politique. Le savoir par lui-même n’a aucune valeur et la position sociale des individus qui le portent ne garantit plus le respect du savoir. Ceci est l’effet d’une certaine remise en cause de la position du savoir (Arvanitis, 2003). Un pays comme l’Inde a vu naître des mouvements de citoyens autour de la science qui remettent en cause l’arrogance, voire la barbarie, de la technologie ; cette contestation largement équivalente à celle que connaissent les pays riches impose une certaine participation des citoyens non seulement à la diffusion du savoir mais aussi à sa création (Callon, Lascoumes & Barthe, 2001 ; Charvolin, Micoud & Nyhart, 2007). Mais la contestation de la techno-science est étroitement liée à la revendication d’un nouveau statut pour le savoir.

10Cet ouvrage dirigé par Étienne Gérard montre plusieurs facettes de l’insertion du savoir, dans les écoles, les universités, les entreprises au Maghreb, non seulement des savoirs scientifiques mais aussi des savoir‑faire locaux, artisans, industriels et techniques. Abderraouf Hsaini, dans un magnifique article d’économie industrielle et géographique, le montre dans le cas des textiles en Tunisie et Abdelkader Sid Ahmed fait un tour d’horizon de cette littérature qui tente de cerner cette localisation géographique finalement très persistante des activités économiques.

11L’ensemble de cet ouvrage qui est basé sur les communications d’un colloque organisé par l’IRD en 2003 à Rabat, oblige à repenser la question de la science sous l’angle des compétences et des usages des savoirs. Deux aspects particulièrement forts ressortent de ces travaux : l’expression des exigences de la mondialisation ne se résume pas à la destruction des économies locales comme le voudrait une vulgate bien ancrée. Les analyses du travail des enfants artisans, du fonctionnement des systèmes productifs locaux, de l’insertion de la science ou de l’articulation de la formation professionnelle avec l’emploi dans les pays du Maghreb semblent plutôt indiquer que cette croissance nouvelle est plutôt une chance que tentent de saisir les acteurs économiques. À cet égard, l’expérience des pays industrialisés où la notion de compétence semble remplacer celle de savoir (cf. article de F. Ropé), ce qui est ressenti comme un danger par les acteurs académiques, est très différente notamment parce que les milieux professionnels sont d’une diversité plus grande que ne le sont les milieux professionnels des pays du Maghreb.

12Nous venons d’évoquer le remarquable article de Roland Waast. Celui de Catherine Agulhon permet de la même façon de faire le point sur les analyses les plus récentes de la formation professionnelle. Il ressort notamment que la notion de besoins de qualification ne dépend pas exclusivement des entreprises et de l’économie mais bien de l’existence d’« une sphère de l’éducation ». Sans elle, le monde socialement hétérogène constitué d’acteurs en permanent état de négociation, l’adéquation entre les besoins et l’offre d’éducation est un leurre. Mieux, Agulhon évoque la constitution de régimes d’insertion dans le marché du travail qui dépendent à la fois du contexte scolaire et du contexte économique local. Peut‑être que cette complexité, cette construction sociale que représente la formation, est mieux perçue par les analyses qui examinent de près la segmentation des marchés du travail. Contrairement à une analyse en termes de capital humain, la segmentation est mieux à même d’expliquer la complexité des situations. Mais l’efficacité d’un diplôme et la valeur des savoirs dispensés dans une formation, même si elles sont difficilement mesurables, sont malgré tout perceptibles. Ainsi, Agulhon cite les travaux de Marchand et Thélot qui montrent qu’une formation même non sanctionnée par un diplôme permet une augmentation du salaire de la personne formée.

13Les travaux empiriques sur le Maroc dans ce livre collectif sont pertinents par rapport à cette question de l’insertion au travail et de la segmentation des marchés. On citera les travaux d’Étienne Gérard et Bernard Schlemmer sur les marchés de l’emploi à Fès et les niveaux de formation ou ceux de Mina Kleiche sur les diplômés du supérieur. Gérard et Schlemmer notent en particulier que la massification de l’enseignement est très relative car la scolarisation et l’emploi dépendent encore pour beaucoup de la profession du père et du milieu social. Le chômage des diplômés au Maroc cache peut-être le fait que les jeunes scolarisés ne peuvent pas compléter leur formation scolaire/universitaire par une formation qualifiante devenue de plus en plus indispensable. C’est ce que semble confirmer l’étude des parcours des docteurs marocains effectuée par Kleiche. Elle qualifie même l’enseignement supérieur de « filtre de l’illusion » car l’engagement dans des études longues pour des enfants de souche modeste est soutenu avec beaucoup de sacrifices par les familles et se fait sans l’ombre d’une connaissance concernant le marché du travail ou les possibilités d’emploi qu’offrent les études supérieures. La dénonciation du « piston » généralisé (thème d’un joli roman marocain Les dents du topographe de Fouad Laroui) comme seule voie d’accès à l’emploi semble avoir été une première étape de la reconquête de la légitimité des diplômes de doctorat.

14C’est alors que surgit l’importance de la politique de recherche et de la réforme des universités. Si le fond de la réforme au Maroc répond à des besoins de modernisation de l’État tout autant que des entreprises, elle n’a quelque chance de succès que si elle parvient à donner les premiers éléments de reconnaissance sociale de l’activité scientifique et du savoir des ingénieurs et des chercheurs autrement que par la seule valorisation sociale et économique du diplôme. Cela demande un travail de reconnaissance de la recherche au sein même des institutions et des universités, travail qui passe par une revalorisation du rôle pivot de l’évaluation (Arvanitis, 2003). Ce travail de mise en place des structures de recherche en Algérie semble avoir commencé plus lentement qu’au Maroc, en partie à cause des événements sanglants qui ont marqué les années 1990. C’est du moins ce que suggère Khelfaoui dans un article dans l’ouvrage d’Étienne Gérard, où il dénonce la politique de recherche comme pure rhétorique et la recherche comme « otage de la politique ». Pourtant, ses propres travaux publiés dans le livre qu’il a édité très peu de temps après, semblent tempérer ce pessimisme : la R&D dans les entreprises s’est consolidée, notamment dans les entreprises publiques ; il existe un nombre grandissant de laboratoires qui entreprennent des travaux d’envergure ; un travail de réflexion sur la recherche s’est engagé au ministère de la Recherche et les budgets pour la recherche se sont très nettement accrus de même que le taux d’utilisation de l’argent public dédié à la recherche. Cette tendance est confirmée par les travaux entrepris dans le cadre du projet ESTIME qui effectue un état des lieux de la recherche dans les pays du sud de la Méditerranée.

15Un autre aspect que soulignent les deux ouvrages est la mise à jour, dans les trois pays francophones du Maghreb, de la politique régionale industrielle et technologique. Dans l’ouvrage coordonné par Étienne Gérard, on trouve les articles de Hsaini, Sid Ahmed et Courlet sur les systèmes productifs régionaux. Dans celui de Hocine Khlefaoui, un excellent article de Yasmina Mathlouti et Mihoub Mezouaghi porte sur les « dynamiques technopolitaines » sur le technopôle de El Ghazala en Tunisie. Leur travail montre que, malgré une rhétorique forte en faveur de la création des technopôles en Tunisie, les liens entre les écoles de formation d’ingénieur et les entreprises sont difficiles à mettre en place et que les entreprises n’ont pas développé de liens forts entre elles. Cependant, le technopôle de El Ghazala a le mérite de révéler un véritable potentiel d’innovation, d’attirer des investissements étrangers et de pousser à la création d’entreprises et de localisation des activités dans le pôle. Les auteurs tirent des conclusions en termes de stratégies de développement, notamment en ce qui concerne l’articulation d’un technopôle à d’autres activités économiques, d’autres « territoires productifs » (Mezouaghi, 2006).

16L’optimisme algérien n’est pas de pure façade : le projet ESTIME a mis à jour une intense mobilisation des moyens pour la recherche en Algérie, qui va de pair avec le réveil productif et immobilier que connaît le pays. Mais la croissance de la production scientifique est la marque commune de l’Algérie, du Maroc et de la Tunisie. Est‑ce la technologie, est-ce l’adéquation aux objectifs de développement, ou bien s’agit‑il de réformes du système de recherche qui expliquent cette soudaine et souhaitable croissance ?

17De ces deux ouvrages nous retiendrons que l’ensemble de cette réflexion sur les conditions de production des savoirs, sur l’insertion de ces savoirs dans la production et la société et sur les formes de diffusion est très loin d’être achevée. Elle est vitale pour les pays non hégémoniques car ceux‑ci doivent à la fois répondre au défi de la mondialisation et à l’absence de structures solides léguées par l’histoire. Quelques années auparavant, notre équipe de recherche à l’IRD formulait l’hypothèse selon laquelle la consolidation des communautés scientifiques est une condition du développement (Gaillard, Krishna & Waast, 1997). Aujourd’hui, nous devons ajouter que l’insertion sociale et économique du savoir est à la fois un produit de ces communautés et une condition de leur consolidation. Ces deux ouvrages nous poussent à approfondir le sujet en offrant des exemples et des réflexions de grande qualité.