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Débats et commentaires

La production de l’ignorance en matière de dangers professionnels est-elle un processus cognitif uniquement contrôlé par le patronat ?

Relire l’ouvrage Qui a tué les verriers de Givors ? de Pascal Marichalar à l’aune de la psychodynamique du travail
Is the production of ignorance about occupational hazards a cognitive process solely controlled by management? Reviewing Pascal Marichalar’s Qui a tué les verriers de Givors? from the perspective of psychodynamics of work
¿La producción de la ignorancia en materia de peligros laborales es un proceso cognitivo únicamente controlado por la patronal? Releer el libro Qui a tué les verriers de Givors ? de Pascal Marichalar a la luz de la psicodinámica del trabajo
Stéphane Le Lay

Résumés

À partir d’une discussion critique menée avec l’ouvrage de Pascal Marichalar, Qui a tué les verriers de Givors ?, cet article vise à mettre en lumière l’intérêt, pour les recherches portant sur la production de l’ignorance dans le champ de la santé au travail, à prendre en considération le rapport subjectif entretenu par les travailleurs à leurs activités. En s’appuyant sur les apports de la psychodynamique du travail, il apparaît en effet que la production d’ignorance du danger au sein de la verrerie de Givors ne relève pas seulement d’une volonté délibérée des employeurs de dissimuler un certain nombre d’informations aux verriers, mais découle sans doute également de pratiques professionnelles propres à ces derniers, dans un but de préservation de leur santé mentale. En méconnaissant cette dimension pathique du rapport au travail, les analyses fournissent une description partielle et déformée des réalités professionnelles et des mouvements collectifs qui s’y ancrent.

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Texte intégral

1Depuis plusieurs années, sociologues, historiens et politistes ont mené des recherches riches et variées relatives aux atteintes à la santé des travailleurs et aux difficultés rencontrées dans le parcours de leur reconnaissance. Grâce à ces travaux, on en sait plus sur les obstacles à cette reconnaissance consécutifs aux stratégies patronales, aux controverses scientifiques, aux limites juridiques, mais également aux difficultés propres aux travailleurs à se reconnaître malades (ou susceptibles de l’être), en particulier lorsque la question de la victimation se pose. Avec les approches diachroniques adoptées, on voit bien que l’émergence d’une prise en compte du caractère nocif d’une organisation du travail ou d’une substance est lente et repose sur des dynamiques collectives complexes, où avancées et reculs peuvent se produire en fonction des équilibres dans les rapports sociaux. Et l’on voit également qu’il y a loin entre cette prise en compte de la nocivité par certains groupes d’agents sociaux et la reconnaissance d’un problème public, même si l’atteinte à la santé a pu être juridiquement sanctionnée et qu’elle a fait l’objet d’un ensemble de politiques publiques.

2C’est à cette complexité que le sociologue Pascal Marichalar s’est confronté dans son travail consacré aux ouvriers d’une usine de verrerie industrielle à Givors, détenue par la société VMC, filiale du groupe BSN (Danone). Dans son ouvrage, intitulé Qui a tué les verriers de Givors ?, l’auteur propose une réflexion sur les atteintes à la santé de travailleurs confrontés à des conditions de travail dangereuses, et sur les conditions sociales qui permettent de comprendre « l’accommodement d’une société démocratique comme la nôtre à une situation dans laquelle des femmes et des hommes sont exposés à des risques connus, qui dans de nombreux cas causeront des dégâts importants. » (Marichalar, 2017, p. 16). À partir de nombreux éléments empiriques, l’auteur étudie les mobilisations sociales consécutives à la fermeture de l’usine, en explorant notamment les limites des justices compensatrice et répressive en matière d’atteintes sanitaires. Son enquête vise à rendre compte de la production de l’ignorance en matière de dangers chimiques sous l’influence majeure des dirigeants d’entreprises et des institutions publiques : intentionnellement ou non, ils contribuent à produire les conditions propices à rendre malades les verriers, puis à freiner ou empêcher la lutte pour la reconnaissance des maladies professionnelles, à défaut d’organiser leur prévention.

3Comme je vais m’attacher à le montrer dans cet article, l’ouvrage de Marichalar apporte des éléments de connaissance précis pour alimenter les discussions relatives aux questions d’atteintes à la santé au travail. Pourtant, la lecture de son ouvrage a fait naître en moi une certaine perplexité, sans doute en raison de ma position de sociologue formé à la clinique du travail. Bien que ne connaissant pas personnellement l’univers de la verrerie, je n’ai pu m’empêcher de retrouver des séquences d’événement ou des descriptions de discussion rencontrées dans des sites industriels où j’ai été amené à enquêter (je pense en particulier à une usine d’incinération d’ordures ménagères dont l’analyse précise est en cours). Si cette ressemblance n’a rien d’étonnant, en revanche certains écarts dans la manière d’analyser ces éléments empiriques soulèvent des interrogations présentées dans cet article. En m’appuyant sur les éléments fournis par Marichalar, je pointerai une dimension très peu présente dans ses analyses, et dont la prise en compte complexifie encore davantage la question de la production de l’ignorance des dangers au travail et celle de leur difficile reconnaissance collective : c’est ce que l’on nomme, en psychodynamique du travail, la « rationalité pathique » (Dejours, [1980] 1993). Cette rationalité spécifique prend la forme de pratiques – parfois incompréhensibles d’un point de vue extérieur – déployées par les travailleurs en vue d’assurer la protection de soi (au niveau psychique) et l’accomplissement de soi, parfois au détriment de l’intégrité physique.

4Sans mésestimer les logiques institutionnelles décrites par Marichalar, qui concernent principalement le patronat et les instances de prévention et de réparation des maladies professionnelles, je vais m’attacher à montrer que les travailleurs ont joué un rôle direct dans les processus freinant la (re)connaissance des risques professionnels, en élaborant et en déployant des pratiques susceptibles d’alimenter la production de l’ignorance du danger, pour des raisons liées à la nécessité de lutter contre les sources de souffrance auxquelles ils ont été confrontés au quotidien. Comme cette dimension n’est abordée que de manière incidente dans l’ouvrage, la compréhension de la configuration globale étudiée et la mise en discussion du répertoire des actions collectives déployées par les verriers en sont rendues moins précises. Examiner le rôle de la rationalité pathique dans la survenue de maladies graves ne revient pas à porter un jugement moral sur les travailleurs qui viendrait redoubler leur propre tendance à le faire lorsqu’ils s’imputent la pleine responsabilité de leur situation parce qu’ils auraient « joué au con », pour reprendre une expression fréquente. Examiner le rôle de la rationalité pathique vise au contraire à rendre lisibles les rapports étroits entre leurs pratiques (potentiellement incohérentes), l’organisation du travail et les rapports de domination, de façon à montrer en quoi cette dernière oblige parfois les travailleurs « à jouer au con » individuellement et collectivement pour que le travail puisse se faire malgré tous les obstacles du réel.

5Dans un premier temps, je reviendrai sur les principales descriptions et analyses proposées par Marichalar dans son ouvrage. Dans une deuxième partie, je discuterai certains éléments qu’il mobilise pour rendre compte de la victimation des verriers de Givors. Enfin, la dernière partie de cet article sera l’occasion d’examiner ce qui, dans les pratiques ouvrières, pourrait permettre de comprendre certaines dimensions de l’ignorance pointée par l’auteur.

Que nous apprend l’enquête sur l’enquête ?

  • 1 Il aura fallu pour cela aller jusqu’en Cour de Cassation, car O-I Manufacturing (l’actuel repreneur (...)

6Marichalar réalise une enquête sociologique sur l’enquête menée par l’association de défense des anciens verriers en vue de faire apparaître, puis reconnaître, le caractère professionnel de cancers dont une partie des ouvriers ont été ou sont encore victimes. Pour ce faire, il retrace conjointement l’histoire de l’usine – sur une période longue – et celle d’un couple, Christian et Mercedes Cervantes. Le premier est un ancien verrier, longtemps délégué syndical dans l’usine, à qui sera diagnostiqué un premier cancer en 2005, puis un second en 2009, dont il succombera en 2012. Son épouse est à l’origine du déclenchement de la mobilisation collective, et mènera la longue lutte pour la reconnaissance des cancers de son mari jusqu’à son terme (seul le premier sera reconnu comme maladie professionnelle, en 20171), tout comme elle le fera pour la procédure pénale contre X lancée en 2009. Enfin, Marichalar suit pas à pas les démarches juridiques longues et complexes consécutives à l’assignation prudhommale de l’entreprise par 60 verriers.

7L’auteur rend compte le plus précisément possible de la construction d’une sorte de « récit victimaire » constitué de pièces diverses (dossiers médicaux, entretiens, documents de l’entreprise, etc.), et compatible avec le cadre étroit de la justice compensatrice en vigueur en droit du travail, intimant aux plaignants de démontrer le lien « direct et essentiel » entre maladie et conditions de travail. Long chemin semé d’obstacles (institutionnels, psychiques, etc.), en particulier lorsque des dirigeants d’entreprise agréent à des efforts intenses pour empêcher qu’émerge sinon une vérité absolue, du moins une vérité partagée de la situation. Ce récit victimaire a été établi par Mercedes Cervantes, aidée par Laurent Gonon, ex-imprimeur devenu historien (par ailleurs militant expérimenté des luttes sociales locales), et par plusieurs spécialistes de santé au travail, comme Annie Thébaud-Mony ou Philippe Davezies. Emboîtant le pas des acteurs de cette « épidémiologie populaire » (Marichalar, 2017, pp. 50-54), Marichalar estime que les verriers sont « pris au piège » d’une condition salariale en tension : pris entre « défense de l’emploi » et « préservation de la santé » (Marichalar, 2017, p. 13), les ouvriers sont particulièrement concernés par les risques graves et les maladies professionnelles.

  • 2 Le début du chapitre 3 du livre permet de s’en donner une idée, à travers les descriptions des évol (...)
  • 3 Sur ces points, voir le chapitre 3 de l’ouvrage.
  • 4 La psychodynamique du travail (Dejours, 1992) distingue, en matière de reconnaissance au travail, l (...)

8L’auteur rappelle que, depuis des décennies, les verriers de Givors étaient des ouvriers qualifiés fiers de leur travail et de leur histoire collective (faite notamment des apports successifs de populations étrangères à la région, voire au pays), durs au mal2 et reconnus comme tels par un patronat paternaliste alors soucieux du travail réalisé et de sa qualité3. Or, à la suite de plusieurs opérations capitalistiques, l’usine a été fermée, en 2003, par BSN Glasspack. Celui-ci a proposé un plan social en avril 2001, dont la demande d’annulation au tribunal a été rejetée en février 2002. La fermeture a été vécue comme une trahison par les verriers, en raison des incertitudes en matière d’emploi, et de la disparition de ce que la psychodynamique du travail nomme le « jugement d’utilité4 » : des salariés qualifiés qui avaient fait preuve d’engagement individuel et collectif étaient licenciés par leur employeur alors que ni le niveau de productivité ou de qualité du travail, ni la pression économique ne semblaient le justifier.

9Du point de vue de la santé, le « premier » élément d’importance pour l’enquête émerge en septembre 2005, quand Christian Cervantes se voit diagnostiquer un cancer de la gorge, dont l’état finit par se stabiliser en 2006. Cet épisode n’a provoqué aucune action collective visant à questionner les rapports entre santé et travail, mais Cervantes enclenchera de son côté une procédure de reconnaissance en maladie professionnelle en 2008. La seconde alerte sanitaire concernant le verrier date du printemps 2009 : un autre cancer (plancher de la bouche) lui est diagnostiqué. L’ancien verrier portera alors plainte contre X, en décembre 2009, « pour blessures involontaires par la violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité ou de prudence dans le cadre du travail » (Marichalar, 2017, pp. 147-148). Finalement, cette plainte sera classée sans suite, faute d’éléments suffisants permettant au juge d’envoyer l’affaire en procès. Ceci montre, pour Marichalar (qui suit ici l’analyse d’un avocat), l’inadéquation entre le code pénal pour juger d’affaires de maladies professionnelles et le poids que joue l’« incertitude » en matière de causalité dans les décisions judiciaires, j’y reviendrai.

10Quand Cervantes découvre son second cancer, il apprend également le décès des suites d’un cancer du poumon, en juillet 2009, d’un ami à lui, ancien verrier de 57 ans. Pour Marichalar, cet événement est le déclencheur d’une « prise de conscience » (Marichalar, 2017, p. 41). Pourtant, c’est Mercedes Cervantes qui a « bondi à l’annonce de la nouvelle », en disant aux verriers présents qu’ils étaient « en train de crever » (Marichalar, p. 42) sans s’interroger. Cette absence de réaction des verriers constitue un élément important, que l’on retrouve dans de nombreuses situations similaires. Le chemin est plus ou moins long entre la découverte d’atteintes à la santé (celle des autres ou la sienne) et la mise en forme subjective de cette épreuve permettant de se projeter dans une action individuelle et/ou collective de réparation. Comme le montre Joan Stavo-Debauge dans une perspective pragmatiste qui n’est pas sans échos avec celle de Marichalar, le « choc » de l’accident ou du surgissement de la maladie pousse de nombreux travailleurs à adopter une posture de résignation face à la situation irréparable, voire à laisser se déployer l’oubli, le refoulement ou une réflexion en boucle réduite centrée sur la responsabilité individuelle (Stavo-Debauge, 2012). Cette posture entrave une mise en mouvement visant à faire advenir une expérience de l’injustice non pas seulement existentielle mais également sociale, qui demande reconnaissance et réparation, et se conjugue avec les nombreux obstacles institutionnels, médicaux, juridiques, etc.

11Marichalar fournit quelques indications pour comprendre la réaction des verriers :

  • 5 Pour la clinique du travail, le silence collectif puis la vive réaction contre Mercedes Cervantes s (...)

L’intervention de Mercedes met les hommes mal à l’aise […], personne ne lui répond. Le soir, Christian lui demande pourquoi elle a “attaqué la verrerie” plus tôt, lorsqu’elle a insinué que l’usine serait responsable de leurs maladies. L’ancien délégué syndical ne comprend pas comment son épouse peut mettre en cause l’institution qui les a fait vivre pendant trente-trois ans, et dont il a, par tous les moyens, essayé d’éviter la fermeture. (Marichalar, 2017, p. 42)5

  • 6 Ce point est renforcé par le fait que Christian Cervantes n’a pas pu vraiment compter sur le soutie (...)

12Bien que, dès 1974, à la suite du décès de son père dans l’entreprise, l’ancien verrier avait lutté pour une amélioration des conditions de travail (vétusté des douches, qualité des vêtements de travail), il prend la défense de son ancien employeur au nom du fait que « tu ne mords pas la main qui t’as nourri » (Marichalar, 2017, p. 54). Pour l’auteur, la retenue de Cervantes renvoie au « pacte moral » (Marichalar, 2017, p. 55) qui lie l’ancien verrier à son patron, en dépit de l’inconfort psychique que cela pouvait faire naître en lui lorsqu’il souhaitait « remettre en cause l’autorité disciplinaire » (Marichalar, 2017, p. 55). Dans l’espace discret d’un cabinet médical, l’ancien verrier n’avait toutefois pas hésité à remettre en question son employeur dès 2005-2006. Cette contradiction apparente entre une posture privée et une posture publique illustre ce sur quoi Luc Boltanski, Yann Darré et Marie-Ange Schiltz avaient attiré l’attention à propos des dénonciations publiques : celles-ci sont d’autant plus difficiles et risquées à formuler qu’elles peuvent conduire, dans le cas où elles concernent un groupe circonscrit, à jeter le discrédit sur l’offenseur, l’offensé et la communauté entière, bref à affecter « l’ensemble des relations à l’intérieur du groupe » (Boltanski, Darré & Schiltz, 1984, p. 17)6. En suivant les analyses proposées par la clinique du travail, on pourrait également comprendre les hésitations de l’ancien verrier comme le signe d’un vacillement de ses défenses viriles lors de son premier cancer, mais cette déstabilisation subjective n’aurait pas été forte au point qu’il prenne acte publiquement de ses doutes – ce qui aurait nécessité de se confronter à l’ancien collectif de travail et à tout ce qui l’avait structuré collectivement, consciemment ou non.

  • 7 Cette place centrale de l’épouse (et des filles) du travailleur dans la mise en route d’une démarch (...)

13Mercedes Cervantes, moins directement engagée dans l’ancienne socialité ouvrière fondée sur la virilité et soutenue par ses deux filles7, demande alors à son mari de lancer une enquête auprès des adhérents de l’association des anciens verriers pour recenser les problèmes de santé. Son mari refuse, tout comme les autres animateurs du collectif. Devant cette dissension, Mercedes Cervantes prend contact avec Laurent Gonon, qui connaît l’entreprise pour avoir aidé les syndicalistes, en 2001, lors du plan de fermeture. Cervantes consent toutefois à fournir le listing pour qu’une enquête soit menée auprès des anciens verriers.

  • 8 Pour une critique du couple victime passive/victime active, voir Jakšić et Ragaru (2019).

14Dans le mouvement d’enquête, le travail préliminaire de recensement des malades a été réalisé par les trois femmes et l’ancien imprimeur. La mobilisation active des verriers dans l’action en réparation a seulement démarré en septembre 2009 à la suite de la présentation, par Mercedes Cervantes et Laurent Gonon, des premiers résultats inquiétants aux membres de l’association. Ici, il aurait été intéressant de creuser davantage la question du réinvestissement des dispositions viriles des verriers dans un engagement (politique et judiciaire, cette fois) où il faut également être « dur au mal », comme y insiste Stavo-Debauge (2012, p. 156). Carole Gayet et Anne de Labrusse (2012) montrent en effet qu’il faut accepter d’affronter un inconfort psychique lorsqu’il s’agit de se défendre : cela passe par le déploiement – parfois non sans culpabilité – d’une certaine agressivité pour se présenter comme une victime adoptant une posture de plaignant accusant une organisation ou des individus, pour faire valoir ses droits à réparation, alors que les institutions s’organisent plutôt autour de l’idée d’une victime passive8.

  • 9 Le procès prudhommal a eu lieu en 2014 : 60 anciens verriers y ont été impliqués, et ont réclamé en (...)
  • 10 Pour une synthèse sur ce point, voir Bruno et al. (2012).

15Les verriers ont donc décidé « d’alerter les autorités publiques et la presse » (Marichalar, 2017, p. 52), et en octobre 2009 se sont engagés dans un processus de « reconnaissance collective » des maladies professionnelles qui, en raison de l’organisation de la procédure administrative, est impossible, et a été mené collectivement sur la base de dossiers individuels9. Cette obligation de mener une lutte individuelle pour faire reconnaître un préjudice lié à l’organisation du travail (par nature collective) est un autre obstacle institutionnel qui peut grever les efforts entrepris par les travailleurs atteints de troubles ; il découle de l’histoire même de l’organisation assurantielle française de prise en charge des risques professionnels10.

  • 11 Jouzel et Prete diraient également « en raison » des obstacles, puisque certains agriculteurs se so (...)
  • 12 L’enquête de Marichalar illustre en cela les analyses déjà anciennes de Felstiner, Abel et Sarat ([ (...)

16Il aura donc fallu plus de six ans à partir de la fermeture de l’usine – caractérisés par un bouleversement du rapport au travail, avec ce que cela implique en matière de lent remaniement des défenses psychiques – pour que la santé au travail devienne un moteur de la mobilisation dans laquelle les verriers se trouvent largement en retrait, contrairement à leur lutte pour la défense de l’emploi, dont la perte a constitué pour eux le cœur de la « trahison » patronale envers leur honneur social, en ce qu’elle a déstabilisé leur rapport social et subjectif à l’existence. Avec son enquête, ce que montre Marichalar, c’est que les questions de santé, quand bien même elles touchent directement au rapport à la vie – via le corps subjectif –, sont, dans un premier temps, subordonnées à d’autres enjeux, et que leur prise en compte requiert le déploiement progressif d’un travail collectif de « dé-singularisation » (Boltanski, Darré & Schiltz, 1984, p. 16) des rapports propres à la configuration verrière pour que soit engagée la recherche des responsabilités patronales. Cette mise en cause également mise en accusation (Barthe, 2010, p. 91) passe par l’impulsion donnée par des « personnes concernées » dont l’action permet de relier des éléments épars (regroupés au gré de l’enquête) afin d’aboutir, en dépit des nombreux obstacles11, à la formulation d’un sentiment d’injustice, à l’endossement « intimement et publiquement, [d]es contours du rôle social de “victime” » (Jouzel & Prete, 2014, § 2) et à la volonté de clarifier les responsabilités, notamment juridiques12.

17À cet égard, l’enquête de Marichalar ne souffre d’aucune ambiguïté : la situation des verriers découle avant tout de pratiques patronales répréhensibles : les ouvriers ont été victimes de mauvaises conditions de travail ayant conduit à des maladies souvent mortelles et, en dépit des connaissances épidémiologiques disponibles, aucune institution n’a été capable de les protéger, dans l’indifférence générale.

Un processus de victimation aux origines institutionnelles

18L’enquête menée par Marichalar aboutit à la mise en évidence d’un processus de victimation des verriers dont les origines sont en premier lieu à rechercher du côté de l’employeur. D’abord parce que les dirigeants successifs de l’entreprise connaissaient de longue date la dangerosité des locaux (présence d’amiante) et des produits cancérogènes utilisés, et n’ont guère œuvré à la prévention. Ce constat est malheureusement bien connu : « Tous les travaux consacrés à la santé au travail dans les pays occidentaux soulignent l’effort des entreprises pour amoindrir la rigueur des lois de la protection sanitaire de la main-d’œuvre. » (Carnevale, Rosental & Thomann, 2012, p. 87). Ici, pour ce qui concerne l’amiante, c’est indéniable : les propriétaires de l’usine ont dissimulé sa présence en affirmant que des travaux avaient été réalisés, alors que ce n’était pas vrai, et ont minimisé l’importance pour la santé des verriers, bien qu’une partie d’entre eux aient reçu « une attestation d’exposition à l’amiante, ouvrant le droit à un suivi postprofessionnel préventif, c’est-à-dire des examens réguliers censés permettre de détecter au plus tôt d’éventuels problèmes de santé liés à l’amiante. » (Marichalar, 2017, pp. 72-73). Ce mensonge lié à l’amiante n’empêche pas de se demander si aucun salarié n’a réalisé d’opérations de maintenance dans les différentes installations de l’usine qui auraient pu contredire les positions officielles de la direction, tandis que les instances représentatives du personnel savaient également que l’amiante était toujours présente dans certaines installations (et qu’elle le serait jusqu’à la fermeture de l’usine).

  • 13 Lors du procès prudhommal, aucun des anciens propriétaires et hauts managers de l’usine n’ont été c (...)

19Ensuite, la victimation des anciens salariés procède du fait que l’entreprise a tout tenté pour freiner le processus de reconnaissance des maladies professionnelles et pour minimiser son degré de responsabilité. Les éléments présentés par Marichalar à ce propos sont difficilement contestables, à l’image du refus illégal de fournir un certain nombre de documents aux anciens verriers. Pour autant, on voit la limite à vouloir à tout prix pointer comme coupable le repreneur de l’ancienne firme propriétaire de l’usine sous forme de « personne physique » (par opposition à la personnalité morale de l’entreprise) : le président d’O-I Manufacturing, devant la police, s’en tient à des déclarations laconiques, certes sans doute conseillé par le service juridique de son entreprise comme le suggère l’auteur, mais peut-être aussi parce qu’il ne connaît pas les détails concernant le groupe VMC, qui détenait l’usine. Cette hypothèse est plausible quand on connaît le peu de goût des gestionnaires pour tout ce qui renvoie au travail effectif de leurs propres « unités de production », a fortiori quand ces activités ont disparu depuis des années de leur champ d’attraction capitalistique : lorsque VMC a été racheté par O-I Manufacturing, les verriers ne travaillaient plus à Givors depuis trois ans… Si recherche de responsabilité pénale il doit y avoir, il faut donc se concentrer sur les actionnaires et les hauts managers successifs de l’usine (Marichalar, 2017, p. 166), Antoine Riboud compris, cette figure charismatique tant appréciée des anciens verriers, alors que seul son fils Franck sera finalement critiqué par certains d’entre eux lors du procès prudhommal (Marichalar, 2017, p. 182)13. Mais mettre ainsi en cause Antoine Riboud ne se ferait sans doute pas sans s’engager dans des tensions mémorielles difficiles à affronter pour certains verriers.

  • 14 Sachant que, dans le cadre de l’examen des dossiers par le CRRMP, « les notions de lien “direct” et (...)

20Enfin, si pour Marichalar les verriers sont des victimes, c’est également parce que les instances de l’assurance maladie (Comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles – CRRMP) et de la médecine du travail ont contribué à protéger l’entreprise en privilégiant la voie de la reconnaissance en maladie professionnelle. Le service de médecine du travail local a notamment procédé à une expurgation des dossiers médicaux (Marichalar, 2017, pp. 105-106) avant de les transmettre aux intéressés. En outre, les spécialistes ayant suivi des verriers malades n’ont guère été un soutien dans le démarrage des démarches de reconnaissance en maladie professionnelle, refusant souvent de leur délivrer le certificat médical initial permettant d’entamer la procédure auprès de la CPAM (Marichalar, 2017, pp. 100-101). Le constat doit être étendu aux experts intervenant durant l’enquête judiciaire (Marichalar, 2017, pp. 150-151, pp. 157-160), qui ont soutenu l’« incertitude scientifique » en se fondant exclusivement sur la démonstration (notoirement impossible) de la causalité entre travail et santé, plutôt qu’en se fondant sur les preuves de l’exposition au danger14. Ces deux points sont importants.

  • 15 C’est par exemple le cas pour les pesticides analysés par Jouzel et Prete (2014, § 8).

21En matière d’atteintes à la santé liées à l’utilisation de substances chimiques, l’incertitude est récurrente, entretenue par le fonctionnement des dispositifs de gouvernement des substances chimiques dangereuses. Ces derniers se sont multipliés au niveau international depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, chacun avec ses processus d’expertise, sans pour autant fortement élargir le spectre des substances prises en charge. « Les recherches sur la toxicité tendent […] à s’organiser sur les substances pour lesquelles il existe déjà des connaissances. […] Par ailleurs, les travaux scientifiques ne disent encore que peu de choses sur nombre de problèmes tels que les mélanges, les effets cocktails. » (Jas, 2017, p. 47). Nathalie Jas pointe également la lourdeur des procédures utilisées dans l’évaluation des dangers (qui font parfois peu de cas des productions scientifiques), « laissée en partie ou en totalité aux industries qui les fabriquent » (Jas, 2017, p. 48)15. En outre, certaines catégories communément utilisées, comme celles de CMR (carcinogènes, mutagènes et reprotoxiques), POP (polluants organiques persistants) ou PTB (persistantes, bioaccumulables et toxiques), ne recouvrent pas les mêmes choses selon les dispositifs (définition, mode d’évaluation, mode de gestion). « Il est donc extrêmement rare que des substances pourtant identifiées comme ayant des effets délétères conséquents fassent l’objet de mesures particulièrement protectrices dans tous les lieux où elles sont produites et utilisées. » (Jas, 2017, pp. 48-49). Enfin, selon l’auteure, ces dispositifs comptent peu de moyens pour considérer les problématiques de santé au travail (Jas, 2017, p. 51).

  • 16 L’exemple de la silicose, particulièrement étudié, est intéressant de ce point de vue, car les diff (...)
  • 17 Pour une discussion, voir Cristofari (2012).

22De son côté, la question de la causalité en matière de santé au travail est un problème ancien bien connu dans de nombreux pays16, d’autant plus d’actualité que les approches privilégiées en santé au travail relèvent avant tout du quantitatif (à travers de grandes enquêtes épidémiologiques), ce qui n’est pas sans poser de sérieux problèmes méthodologiques17.

23Marichalar montre bien que l’organisation institutionnelle de la reconnaissance des maladies professionnelles facilite la production d’ignorance du danger en créant le doute et en refusant de rendre leur juste place aux activités de travail spécifiques (et leurs dangers potentiels) dans l’évaluation des maladies professionnelles. Toutefois, ces éléments ne sont pas suffisants : comprendre les dynamiques d’exposition à des substances ou des conditions de travail dangereuses passe par la prise en compte de processus défensifs propres aux verriers, confrontés à l’organisation du travail en place à Givors. Des processus eux-mêmes propices à produire une ignorance du danger.

Prendre au sérieux la rationalité pathique dans la production de l’ignorance des dangers

  • 18 En juin 2011, la conclusion sera identique pour la procédure liée à son second cancer.

24Le récit victimaire établi par Marichalar comporte quelques ambiguïtés qui ne facilitent pas forcément la compréhension des événements relatés. D’abord, l’auteur pose le moment-clé du basculement collectif en juillet 2009, quand Mercedes Cervantes interpelle les verriers. Pourtant, c’est dès 2008 que l’ancien syndicaliste entame sa démarche de reconnaissance en maladie professionnelle pour son premier cancer (Marichalar, 2017, p. 94). Il n’a donc pas attendu la mise en mouvement collective, ni la mort de ses collègues proches pour établir un lien entre sa maladie et son ancien travail, et pour se (faire) reconnaître comme victime de son ancien employeur (qu’il refuse de désavouer en lançant l’enquête collective en juillet 2009). Toutefois, sa démarche a abouti, en juin 2009, à un avis défavorable de la part du CRRMP (Marichalar, 2017, p. 96)18, décision qui lui a été communiquée un mois après la découverte de son second cancer et la mort de son ami. La vive réaction de sa femme en juillet 2009 peut donc s’expliquer par la succession de ces trois nouvelles terribles, et non par la « découverte » de problèmes de santé liés aux conditions de travail.

  • 19 À l’image d’un travailleur victime de l’amiante présenté par Stavo-Debauge, et qui préfère « oublie (...)

25Le ressort de l’action des deux époux ne relève pas du collectif de travail verrier, mais bien de l’« espace ouvrier privatif » (Schwartz, 1990). La découverte de la maladie de Christian Cervantes s’est accompagnée d’une mise en rapport avec les institutions de protection sociale à partir de 2008 ; il avait donc acté du caractère professionnel des atteintes à sa santé, lorsqu’il a refusé en 2009 d’aider sa femme à lancer une enquête auprès des adhérents de l’association des anciens verriers pour recenser leurs problèmes de santé. Marichalar ne propose pas d’explication concernant ce refus de l’ancien syndicaliste CGT d’engager une démarche collective auprès de ses anciens collègues, dont la mise en place pourrait pourtant en aider certains à se lancer dans une démarche qu’il a lui-même engagée. Est-il résigné, déprimé ? Considère-t-il que ce n’est pas son rôle ? Pense-t-il qu’il vaut mieux que ses collègues restent dans l’ignorance de leurs atteintes potentielles19 ? Est-ce parce qu’il ressent un sentiment d’humiliation d’avoir été « berné » par son employeur ? Ne peut-on aussi faire l’hypothèse d’un sentiment de honte et de culpabilité d’avoir failli à ses responsabilités en matière de prévention des risques (représentant syndical et des institutions représentatives du personnel) ?

26Poser ces questions est extrêmement délicat, puisque leur simple formulation fait courir le risque d’être identifié comme un adversaire des travailleurs et de leurs représentants. Pourtant, elles sont nécessaires si l’on veut rendre compte le plus précisément possible des dynamiques d’atteintes à la santé, afin de pouvoir, in fine, produire des résultats utiles à la fois aux sciences sociales et aux intérêts d’une association militante. J’ai rappelé plus haut les obstacles à l’engagement dans ce que Barthe appelle une « politique des causes », soit « l’établissement de chaînes de causalité qui permettent des mises en accusation et qui ouvre sur la possibilité d’une réparation » (Barthe, 2010, p. 101). Les interrogations ci-dessus renseignent sur ces obstacles, et les différentes réponses qui peuvent y être apportées également. Or, la rationalité pathique est un élément sous-estimé – pas seulement dans les analyses de Marichalar –, comme je vais essayer de le montrer.

27L’auteur insiste avec raison sur la fierté ouvrière qui caractérise les verriers. Ces derniers sont à la fois fiers de leur travail et de leur histoire sociale et professionnelle :

Né en 1946, André Vizioli fait partie de la troisième génération de verriers […]. Son grand-père paternel, également verrier, est mort à soixante-trois ans de la silicose, une maladie pulmonaire due à l’inhalation de sable, ce qu’André Vizioli commente en ces termes : “À l’époque le travail était très dur, mais [les verriers] en étaient fiers et souhaitaient que leurs enfants entrent à la verrerie.” (Marichalar, 2017, p. 55)

28Une des questions qu’évoque Marichalar renvoie à l’incorporation de dispositions paternalistes par les ouvriers, pour qui importe la reconnaissance du patron, car elle soutient les principes de hiérarchisation des qualifications. En fait, le jugement d’utilité paternaliste est un puissant mécanisme de soumission à l’ordre usinier (en plus du jugement de beauté d’hommes fiers de leur travail), en raison de son impact jusque dans les rapports entre verriers.

La loyauté d’André Vizioli résulte aussi d’une conception de l’action syndicale qui s’inscrit dans le cadre paternaliste dessiné par l’employeur, sans jamais le remettre en cause. Sur la foi des témoignages légués par les générations précédentes de verriers, il vante l’action de Marie Souchon, l’épouse du directeur de l’usine dans la première moitié du XXe siècle, surnommée la “sainte patronne” […]. “C’était le paternalisme, mais les ouvriers avaient le sentiment d’être considérés”, estime André Vizioli. […] De même, il porte une haute estime à Antoine Riboud, qui aurait été selon lui un patron proche de la base, soucieux de savoir comment les ouvriers travaillent, initiateur d’avancées sociales (Marichalar, 2017, pp. 55-56).

  • 20 Marichalar souligne seulement que cette loyauté ne faisait pas l’unanimité… chez les femmes des ver (...)
  • 21 Il pourrait être tentant de rapprocher cette fierté d’avoir contribué à une « œuvre supérieure » in (...)

29Même si Marichalar ne fournit aucun renseignement à ce propos, on peut faire l’hypothèse – accréditée dans d’autres configurations socioprofessionnelles – que celui qui ne respectait pas cette organisation des rapports sociaux devait être mal vu et s’exposer à être écarté sans ménagement20. C’est aussi cela qui explique la force de l’engagement viril : pour être respecté par le/la patron.ne, il fallait en être digne : travailler dur et bien, sans se plaindre, mais également encourager ses enfants à reprendre le flambeau, malgré les risques connus pour sa propre vie et la leur. La confiance se construisait dans cette double circulation des signes d’engagement dans la vie de l’usine. Pendant plusieurs années après la fermeture de l’usine, les dispositions des verriers leur ont donc fait privilégier la fierté passée et sa défense (ce que Marichalar nomme la loyauté) au détriment de changements nécessaires au présent – notamment pour se lancer dans une « politique des causes » –, en raison de l’importance d’un « idéal du nous » ancré dans des traditions (ce que j’appellerai un « idéal du nous dynastique21 »), socles de l’honneur social, plutôt que vers l’avenir (Elias, [1940-1950] 2017, p. 180).

30La fierté ouvrière dans un savoir-faire irremplaçable est au fondement de l’habitus de métier, mais aussi des stratégies de défense érigées contre la perception de la souffrance (Dejours, [1980] 1993). Quelques archives conservées par Christian Cervantes et son collègue André Vizioli à la fermeture de l’usine sont là pour témoigner que les verriers étaient durs au mal. Parmi ces « traces mémorielles », peu semblent concerner les maladies professionnelles ou les morts prématurées. Qu’est-ce qui peut expliquer un tel silence sur des questions de santé qui pourtant prendront une telle importance par la suite ? Marichalar avance pourtant de nombreux éléments empiriques indiquant que beaucoup de gens disposaient depuis longtemps d’informations qui auraient pu permettre d’affirmer que l’usine était dangereuse pour la santé des travailleurs. C’est particulièrement vrai des verriers, par exemple à propos des produits chimiques utilisés lors du procédé de fabrication du verre. Comme Marichalar ne nous dit rien des salariés qui géraient les commandes et le stockage de ces produits, on peut faire l’hypothèse qu’ils en ont toujours ignoré le contenu et les effets potentiellement néfastes (les fiches d’information de certains produits vont dans le sens de cette hypothèse). Cela revient alors à penser que ces salariés ne discutaient pas avec les verriers qui utilisaient les produits, eux-mêmes devant être considérés comme ignorants des effets de ces produits, malgré les signes inquiétants lors de leur utilisation. Est-ce plausible ?

Raymond Martinez : Avec un collègue, on a été changer ce moteur. […] Et puis bon, il a oublié sa clé, la clé de 13, je crois. Comme ça, parce que comme il faisait chaud, on faisait… [il mime quelqu’un qui plonge longtemps, puis sort enfin la tête de l’eau pour respirer].
José Fernandez : […] Tout en apnée.
Raymond : Et bon, il oublie sa clé. Alors, un jour ou deux après, il dit : “Putain, je trouve plus ma clé de 13 ! Putain, c’est pas l’autre jour, quand on a été sur l’arche ?”… “Ah oui ! Elle est là-haut !”… T’aurais vu la gueule de la clé : bouffée ! Inutilisable ! Elle était bouffée !
L’histoire de la clé oubliée laisse l’électricien songeur quant à l’effet qu’a pu avoir le titane sur les corps des travailleurs. (Marichalar, 2017, pp. 83-84)

31Songeur, on l’aurait été à moins, mais l’auteur n’analyse pas en détail cet épisode, ni la « nonchalance » avec laquelle cette histoire est racontée. Que de l’acier soit « bouffé » en quelques dizaines d’heures n’est-il pas un signe « clinique » pour tout mécanicien ? Comment se fait-il que des produits achetés, manipulés, stockés et utilisés en permanence, multipliant donc les chances que quelqu’un se rende compte du danger chimique, n’aient pas attiré plus l’attention que cela ?

Les verriers sont unanimes : oui, ils utilisaient des produits dangereux, et en grand nombre. Les ouvriers de l’atelier moulerie évoquent la poudre grise utilisée pour “remétalliser” les moules, le Colmonoy, un alliage de nickel. Les électriciens se souviennent du pyralène employé comme isolant dans les transformateurs jusqu’à la fin des années 1980. Les mécaniciens ont employé quantité de solvants organochlorés pour dégraisser les pièces qu’ils travaillaient (Marichalar, 2017, pp. 80-81).

  • 22 Au rang desquelles on trouve des pratiques ludiques dangereuses relevant du « jouer défensif » (Le  (...)
  • 23 Comme me l’a fait remarquer Christophe Demaegdt, le déni de réalité n’est pas un phénomène total et (...)

32Devant ces souvenirs clairs et précis, une hypothèse doit être sérieusement envisagée : les verriers percevaient (voire connaissaient) les dangers chimiques, mais étaient incapables de les penser comme tels au quotidien, au risque de réveiller peur et angoisse. Ils devaient donc organiser une forme d’ignorance individuelle et collective, grâce au déni, en modifiant leur perception des dangers par le biais de pratiques spécifiques, de manière à pouvoir continuer de travailler et ne pas voir leur santé mentale déstabilisée par la peur. Ce déni est rendu possible par l’édification de ce que la psychodynamique du travail a identifié depuis longtemps dans des métiers majoritairement masculins : des stratégies collectives de défense viriles. Vraisemblablement, ces dernières, comme dans d’autres configurations professionnelles de même type, se matérialisaient-elles par une euphémisation des dangers encourus, un refus de prendre au sérieux les connaissances en la matière, l’adoption de pratiques amplifiant les « prises de risque » de manière à se donner l’impression de contrôler symboliquement le danger22, et une mise à l’écart des verriers trop « précautionneux » refusant d’adopter ces stratégies défensives23. Sur ce dernier point, Marichalar note qu’un ouvrier intérimaire avait refusé un poste permanent parce qu’« il avait trop peur qu’il lui arrive un accident » (Marichalar, 2017, p. 118) : certains travailleurs temporaires ne semblaient donc pas partager les stratégies défensives collectives en place dans l’usine, et avaient pleinement conscience des dangers encourus.

33L’hypothèse d’une action spécifique de la rationalité pathique est renforcée a contrario par la place importante des femmes dans l’enquête sur l’enquête, dont Marichalar rappelle qu’elle n’est pas un hasard. Les femmes, en particulier dans les classes populaires, sont dépositaires de la prise en charge de la santé masculine et des activités de soin au sens large (membres de la famille, maison, etc.), y compris au détriment de leur propre subjectivité, surtout dans les configurations paternalistes où les dispositions à la sollicitude féminine sont attendues et entretenues. Mais l’organisation de la reproduction de la force de travail au sein de l’économie familiale – à l’interpénétration des rapports sociaux de classe et de sexe – est renforcée par le fait que les femmes ne dénient généralement pas la souffrance ou la maladie, puisque leurs défenses psychiques ne sont pas organisées, sauf exception, à partir de la virilité (Molinier, [2003] 2006). C’est sans doute ce qui explique que Mercedes Cervantes et ses filles se soient engagées plus rapidement dans l’action. C’est peut-être aussi ce qui explique que les personnes les plus soutenantes tout au long de la trajectoire judiciaire ont été des femmes, tout comme l’étaient les journalistes couvrant le procès prudhommal de 2014 (Marichalar, 2017, chapitre 7).

34Marichalar pointe d’ailleurs la question du virilisme ouvrier en œuvre dans l’ordre usinier, mais la manière de le faire reste ambiguë :

l’irruption de la maladie potentiellement professionnelle met à mal la légitimité de [l’]organisation patriarcale de la vie sociale des familles. La justification de base de l’inégalité entre les hommes et les femmes résidait dans l’idée qu’elle permettait un échange salarial avantageux pour chaque membre du ménage : les verriers donnaient de leur temps et de leur corps, mais en échange en retiraient des profits matériels et symboliques qui rejaillissaient sur toute la famille. […] La maladie d’origine possiblement professionnelle suggère que les hommes auraient en fait été floués, en les dégradant de leurs attributs virils à mesure que leur corps s’affaiblit. (Marichalar, 2017, pp. 59-60)

35L’auteur prend au sérieux la question du genre dans les rapports de domination, puisqu’il renvoie l’ordre usinier à une organisation patriarcale où hommes et femmes occupent des positions matérielles et symboliques dissymétriques au détriment des secondes. Toutefois, il écrit plus loin que la virilité des verriers « était d’abord un rôle » (Marichalar, 2017, p. 60), soutenu par leurs femmes en raison de l’équilibre des rapports de force patriarcaux. Dans cette perspective, les verriers n’auraient pas réussi à « quitter le rôle » lors de la fermeture de l’usine, et continué à le « jouer », y compris lorsque des indices convergents indiquaient que la « pièce » était terminée depuis longtemps. En fait, il me semble que l’auteur surinterprète ce que disent deux femmes d’anciens verriers à propos de la virilité de leurs défunts maris. Loin d’être un « rôle », elles expliquent que la virilité organisait tout le fonctionnement de leur vie (de couple et au travail). En mobilisant la métaphore théâtrale du jeu, Marichalar sous-estime ici la dimension structurante de la virilité – y compris au niveau inconscient –, lorsque cet idéal normatif se trouve investi dans des pratiques aussi importantes du point de vue subjectives que des activités de travail (Duarte & Gernet, 2016). En considérant la virilité de la sorte, l’auteur ne peut pas analyser ce qui relève, en elle, de la rationalité pathique des verriers, et ce qui explique que leur rapport au corps (le sien et celui des autres) ait mis autant de temps à basculer du « dur au mal » à celui de « victime ».

  • 24 Ce concept a été élaboré et mobilisé dans le cadre des sciences politiques pour insister sur les pr (...)

36Ce point est central pour comprendre que la production de l’ignorance, envisagée ici comme une mise à l’écart, dans les pratiques ouvrières, d’un « savoir inconfortable24 » incompatible avec les routines de travail (et l’ordre paternaliste), était nécessaire au déni entretenu collectivement dans le cadre de la rationalité pathique des verriers. Sans elle, il leur aurait été difficile, voire impossible, de travailler dans l’usine telle qu’elle était organisée par les propriétaires successifs. Elle avait donc essentiellement pour but de lutter contre la souffrance propre au travail des verriers. Mais on peut se demander si elle ne leur a pas permis, dans le même temps, de conserver intactes les catégories symboliques et pratiques de l’idéal du nous dynastique.

  • 25 En ce qui concerne la santé mentale au travail, ce terme pose plusieurs problèmes. D’abord, comme l (...)

37Si l’on s’en tient à la chronologie de Marichalar, l’anxiété des anciens verriers est apparue et s’est accrue à partir de la fermeture de la verrerie (2003), puis lorsque l’exposition à l’amiante a été « révélée » (2009). Sans doute à partir de là, les anciennes stratégies de défense viriles ont-elles peu à peu cédé sous l’angoisse persistante, en particulier pour les verriers rapidement partis à la retraite (les autres ayant sans doute pu maintenir leurs défenses dans leur nouvel emploi de verrier), et qui n’ont donc plus bénéficié de l’étayage collectif nécessaire au maintien des défenses contre l’angoisse. L’auteur effleure bien cette question de l’angoisse et de son surgissement, mais faute de pousser l’analyse sur les processus psychiques permettant de maintenir cette dernière hors de portée de la pensée en temps de travail, il est impossible de comprendre exactement la nature du phénomène. Pour Marichalar, l’anxiété est liée au « traumatisme25 » consécutif à la fermeture de l’usine (Marichalar, 2017, p. 185). Il lie le traumatisme et l’angoisse à la perte de reconnaissance sociale (reconnaissance symbolique – statut de professionnels reconnus comme loyaux et fiers – et économique – statut de professionnels reconnus comme qualifiés) liée aux efforts réalisés dans le travail, soudain balayés d’un revers de la main par l’employeur « pour des motifs de spéculation » (Marichalar, 2017, p. 187).

38Si la perte du jugement d’utilité joue bien dans la déception des verriers et dans leur ressentiment transformé en combat judiciaire, le « traumatisme » au sens psychopathologique (qui se traduit par des cauchemars, des troubles du sommeil, des dépressions, etc.) ne découle pas de cela, mais de l’affaissement des défenses psychiques. Si ces dernières sont effectivement en rapport direct avec l’organisation paternaliste du travail, et donc avec le jugement d’utilité qui lui est propre, elles sont pourtant avant tout arrimées au jugement de beauté (entre pairs verriers), lui-même tributaire des modes de déploiement de la coopération horizontale. Ce n’est donc pas seulement le rapport paternaliste des verriers au patron qui a été déstabilisé (notamment à travers la confiance trahie), mais le rapport paternaliste des verriers entre eux. Ces derniers avaient sans doute, du fait de leur histoire sociale, mis en place une forme de coopération (vraisemblablement viriliste) passant par la participation active à des pratiques dangereuses et par l’accommodement à des conditions de travail néfastes pour leur santé physique, mais qui avaient l’avantage de rendre le travail possible et supportable du point de vue de la santé mentale. Le jugement d’utilité de type paternaliste rendait possible cette coopération car il perpétuait des formes de rétribution venant valider « d’en haut » la pertinence des critères en vigueur dans le jugement de beauté (en récompensant les verriers particulièrement « durs au mal », « talentueux », « efficaces »), tout en rendant possibles les interpénétrations avec le travail domestique. Lorsque les activités de verrerie ont disparu, tout ce qui relevait de la coopération horizontale a fait de même ; si rien de suffisamment « solide » du point de vue de l’engagement subjectif n’est venu s’y substituer, le vide créé est devenu rapidement insupportable. Si s’ajoutent à cela la peur de la maladie et de la mort, et la destruction de ce que l’on avait toujours vécu comme étant « son ordre des choses dynastique », les conséquences psychopathologiques sont terribles, bloquant durablement les voies de l’action, en particulier collective.

Conclusion

39La manière de présenter l’histoire sociale et professionnelle des verriers choisie par Marichalar pose plusieurs problèmes. Dans son schéma interprétatif, le rapport à la santé au travail est sous-tendu, du côté patronal, par une rationalité instrumentale totale, étayée sur une immoralité apparemment absolue, tandis que, du côté ouvrier, il l’est par une rationalité pratique caractérisée d’abord par la passivité, fondée sur une rationalité axiologique renvoyant à la loyauté salariale. Les ouvriers au travail ne sont donc jamais véritablement sujets de leur trajectoire sociale individuelle et collective, mais assujettis par l’entreprise via la morale (qui implique de devoir subvenir aux besoins de sa famille et donc de faire preuve de loyauté, quoi qu’il en coûte – y compris pour les générations suivantes). Dans ce schéma, face à un employeur démiurge et omniscient, les ouvriers passifs réagissent, au mieux, à des événements qui se produisent de l’extérieur. Cette manière d’envisager les choses découle sans doute en partie du choix de l’auteur d’embrasser totalement la cause collective des anciens verriers.

40Le schéma découlant de l’analyse de Marichalar entre en contradiction avec les connaissances issues de la clinique du travail. Les employeurs, comme les ouvriers, ont des stratégies de défense individuelles et collectives, structurées à partir de la position et de la trajectoire au sein d’une configuration sociale elle-même travaillée par les rapports sociaux – on a vu notamment que le genre était important dans l’ordre usinier de Givors. Ces stratégies pèsent sur les comportements des uns et des autres sans que leurs motifs soient toujours clairement identifiés – pratiquer un jeu dangereux est d’abord vu comme une manière de s’amuser, et non comme de nature à organiser le déni du danger. Par ailleurs, la sociologie dispositionnelle rappelle que les employeurs ont des pratiques – pas toujours conscientes – en adéquation plus ou moins forte avec les attentes du champ économique, et ne pas y souscrire revient à trahir ces attentes et les agents du champ, ce qui n’est pas sans déstabiliser la structure subjective de celui qui s’y risque (Elias, [1978] 2017, pp. 152-153), ni sans répercussion en matière de santé mentale.

41Rappeler cela n’exonère en rien les employeurs quand ils mettent en danger des vies, a fortiori en toute connaissance de cause. Après tout, ils sont responsables de l’organisation du travail, et se sont battus (en se battent toujours) pour qu’il en demeure ainsi. En revanche, cela incite à remettre au cœur des analyses la question du travail, en repartant de la question ergonomique de l’écart entre le prescrit et l’effectif, et donc de s’interroger sur la manière dont les activités sont menées au quotidien, et sur tout ce qui contrarie ou facilite cette réalisation effective, par-delà les prescriptions de l’organisation du travail. En étudiant au plus près le travail, on tombe immanquablement sur les questions de coopération, d’intelligence pratique, de délibération collective, de rationalité pathique, et finalement de stratégies individuelles et collectives de défense accompagnant des comportements à première vue aberrants (dangereux, illogiques, etc.). Dans ce cadre, la production de l’ignorance des dangers devient plus difficile à étudier, car différents protagonistes peuvent y contribuer en raison des nécessités propres au maintien d’un certain équilibre de la santé mentale en vue de réaliser les activités quotidiennes.

42On voit donc qu’existe une certaine complémentarité des approches de sociologie critique, de sociologie pragmatique et de psychodynamique du travail, qui partagent le même souci de l’enquête collective. Grâce à ce dialogue, on peut espérer que les travailleurs comprennent mieux les enjeux liés à leur participation à l’organisation du travail, et puissent se saisir le plus rationnellement possible des différents leviers d’action dans le cadre de la prévention en santé au travail ou, le cas échéant, dans celui de mobilisations collectives. À cet égard, prendre au sérieux la place de la rationalité pathique dans les pratiques ne consiste pas à renouer avec une vision culpabilisante qui imputerait une responsabilité unique à ceux qui manient des substances dangereuses – vision qui peut empêcher l’entrée des travailleurs malades dans leur trajectoire de victimation. Considérer la question des défenses, c’est fournir des éléments de compréhension supplémentaires en ce qui concerne la chaîne de causalité qui conduit à des atteintes à la santé. Ces éléments sont particulièrement précieux, car ils permettent notamment d’éviter l’idée simpliste selon laquelle une bonne (in)formation sur des dangers – éventuellement complétée par la mise à disposition d’équipements de protection individuelle – suffit à élaborer une prévention efficace.

Je remercie Laura Barbier, Soraya Boudia, Christophe Demaegdt, Antoine Duarte, Jean Frances et les relecteurs et relectrices anonymes de la revue pour leurs retours critiques sur une première version de cet article. Leurs suggestions m’ont permis d’améliorer la précision de mon argumentation. Je reste seul responsable des analyses et hypothèses proposées.

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Notes

1 Il aura fallu pour cela aller jusqu’en Cour de Cassation, car O-I Manufacturing (l’actuel repreneur de BSN) s’était pourvue pour contester la décision de la Cour d’appel confirmant l’origine professionnelle du premier cancer. Le groupe industriel considérait qu’il n’avait pas à endosser les conséquences financières de décisions antérieures au rachat d’une entreprise qui avait cessé ses activités à Givors longtemps avant cette acquisition.

2 Le début du chapitre 3 du livre permet de s’en donner une idée, à travers les descriptions des évolutions techniques du secteur de la verrerie industrielle, qui ont en partie supprimé des causes de pénibilité physique découlant de procédés de fabrication très anciens (la verrerie de Givors a été fondée au XVIIIe siècle).

3 Sur ces points, voir le chapitre 3 de l’ouvrage.

4 La psychodynamique du travail (Dejours, 1992) distingue, en matière de reconnaissance au travail, le jugement d’utilité (renvoyé par la hiérarchie et les destinataires des activités à propos de l’utilité de la contribution du travailleur) et le jugement de beauté (proféré par les pairs à propos des manières de faire – conformité aux règles de métier, originalité – et des résultats obtenus).

5 Pour la clinique du travail, le silence collectif puis la vive réaction contre Mercedes Cervantes seraient sans doute à interpréter comme des signes d’une pensée arrêtée, indiquant l’action de stratégies défensives visant à masquer la souffrance ressentie dans le travail. D’autres éléments plaideront en faveur de cette hypothèse.

6 Ce point est renforcé par le fait que Christian Cervantes n’a pas pu vraiment compter sur le soutien du corps médical pour appuyer la légitimité de sa première démarche.

7 Cette place centrale de l’épouse (et des filles) du travailleur dans la mise en route d’une démarche collective est également soulignée par Jean-Noël Jouzel et Giovanni Prete (2014, § 16).

8 Pour une critique du couple victime passive/victime active, voir Jakšić et Ragaru (2019).

9 Le procès prudhommal a eu lieu en 2014 : 60 anciens verriers y ont été impliqués, et ont réclamé en particulier des dommages et intérêts au titre du préjudice causé par l’anxiété (exposition à l’amiante et à des produits CMR).

10 Pour une synthèse sur ce point, voir Bruno et al. (2012).

11 Jouzel et Prete diraient également « en raison » des obstacles, puisque certains agriculteurs se sont constitués comme victimes des pesticides consécutivement aux nombreuses difficultés liées au parcours de reconnaissance de leur maladie professionnelle (2014, § 19-20).

12 L’enquête de Marichalar illustre en cela les analyses déjà anciennes de Felstiner, Abel et Sarat ([1980-1981] 1991), qui montraient la difficulté à franchir les différentes étapes séparant l’acceptation du « rôle de victime » de la demande de réparation, et qui insistaient sur la place du droit dans ce parcours subjectif et social.

13 Lors du procès prudhommal, aucun des anciens propriétaires et hauts managers de l’usine n’ont été convoqués dans les débats. Pourtant, le rôle d’O-I Manufacturing semble pour le moins indirect, si on le compare à celui de VMC ou Danone, qui ont possédé l’usine pendant qu’elle fonctionnait. Cette focalisation donne un argument de poids au dernier repreneur : il n’est pas au courant des vicissitudes historiques d’une usine qui n’existait plus quand il a racheté son dernier propriétaire.

14 Sachant que, dans le cadre de l’examen des dossiers par le CRRMP, « les notions de lien “direct” et de lien “direct et essentiel” peuvent faire l’objet d’interprétations variables par les experts médicaux, voire être ignorées, ce qui crée de l’incertitude et des inégalités entre assurés. » (Jouzel & Prete, 2014, note 11).

15 C’est par exemple le cas pour les pesticides analysés par Jouzel et Prete (2014, § 8).

16 L’exemple de la silicose, particulièrement étudié, est intéressant de ce point de vue, car les difficultés se sont posées y compris dans la manière de nommer la maladie dès le XIXe siècle, ses manifestations étant longtemps envisagées à l’aune d’autres maladies professionnelles (Baldasseroni, Martinez & Rosental, 2012).

17 Pour une discussion, voir Cristofari (2012).

18 En juin 2011, la conclusion sera identique pour la procédure liée à son second cancer.

19 À l’image d’un travailleur victime de l’amiante présenté par Stavo-Debauge, et qui préfère « oublier » sa situation plutôt que d’en parler, y compris à ses anciens collègues pour les avertir, au motif que la connaissance ne changera rien à leur situation sanitaire (2012, pp. 147-148).

20 Marichalar souligne seulement que cette loyauté ne faisait pas l’unanimité… chez les femmes des verriers (Marichalar, 2017, pp. 56-57).

21 Il pourrait être tentant de rapprocher cette fierté d’avoir contribué à une « œuvre supérieure » industrielle de celle des vétérans des essais nucléaires sur lesquels Yannick Barthe (2010) a travaillé, puisque dans les deux cas se lit aussi la revendication d’être reconnu comme victime de l’engagement dans cette œuvre commune, en raison de l’ignorance des dangers courus. Pour pouvoir le faire correctement, il faudrait disposer d’informations précises sur l’organisation et la division du travail militaires, de manière à déterminer comment se déployait effectivement le rapport aux activités dangereuses pendant les essais nucléaires.

22 Au rang desquelles on trouve des pratiques ludiques dangereuses relevant du « jouer défensif » (Le Lay, 2020, pp. 247-248, pp. 256-258).

23 Comme me l’a fait remarquer Christophe Demaegdt, le déni de réalité n’est pas un phénomène total et constant, d’où les variations entre les discours évoquant le risque, et ceux le minimisant, le banalisant ou l’occultant. Dénier quelque chose signifie nier l’existence d’une partie de la réalité perçue où la peur et l’angoisse peuvent surgir ; pour qu’une réalité soit déniée, il faut qu’elle ait été auparavant reconnue. À côté de ce qui est dénié, subsiste donc une forme d’attribution d’existence à la perception. Cette manière de concevoir le déni diffère de celle de Steve Rayner (2012, p. 114), qui le considère comme un phénomène total.

24 Ce concept a été élaboré et mobilisé dans le cadre des sciences politiques pour insister sur les processus sociaux conduisant à écarter des informations ou des connaissances qui pourraient déstabiliser les savoirs (codifiés et stabilisés) utilisés par les institutions (Rayner, 2012). Pour Rayner, ces savoirs inconfortables sont nécessaires au fonctionnement social, même si se pose la question de leur prise en charge dans des situations de mise en danger d’autrui.

25 En ce qui concerne la santé mentale au travail, ce terme pose plusieurs problèmes. D’abord, comme le rappelle Demaegdt (2016, p. 73), son usage réfère à la tradition réparatrice et financière, et renvoie selon lui à une qualification morale plutôt qu’à une réalité clinique. Ensuite, s’il convient parfaitement à la vision victimologique de l’accident, il évacue « la dimension intime de l’expérience du sujet » en « reliant les manifestations traumatiques à des événements extérieurs considérés comme exceptionnels ou traumatogènes en soi » (Demaegdt, 2016, p. 76). Enfin, « le recours au terme de “traumatisme”, éminemment individuel et à l’origine référé au point de vue médical, a progressivement colonisé l’analyse de phénomènes sociaux […]. La catégorie traumatique est alors une réponse au moins autant sociopolitique que médicale. » (Demaegdt, 2016, pp. 80-81). Ces limites font que la notion de traumatisme comme « violence unidirectionnelle subie passivement n’offre finalement qu’une compréhension tronquée du travail. » (Demaegdt, 2016, p. 99).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Stéphane Le Lay, « La production de l’ignorance en matière de dangers professionnels est-elle un processus cognitif uniquement contrôlé par le patronat ? »Revue d’anthropologie des connaissances [En ligne], 15-4 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2021, consulté le 15 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/rac/23203 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rac.23203

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Auteur

Stéphane Le Lay

Sociologue du travail, chercheur à l’Institut de psychodynamique du travail. Ses recherches portent sur les rapports entre (ré)organisation du travail et santé physique et mentale, en particulier dans les milieux populaires.

Adresse : Institut de psychodynamique du travail, 7 rue Clovis, FR-75005, Paris (France)
Courriel : slelay[at]club-internet.fr

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