1Chaque année, les services d’inspection de l’État produisent des centaines de rapports. L’audience accordée à ces documents reste pourtant confidentielle. Peu voire pas diffusés, ils souffrent du soupçon d’inutilité et leurs rédacteurs sont bien souvent déconsidérés. Alors que l’action publique doit désormais justifier des fondements rationnels de la décision (Jobert, 2003), comment expliquer qu’il soit si manifestement peu fait cas de ces productions ? Résoudre cette apparente contradiction entre une littérature grise pléthorique d’un côté et la croyance en son inutilité de l’autre suppose de faire un pas de côté par rapport aux approches classiques du rapport administratif qui privilégient le prisme de la connaissance. Faisant l’hypothèse que les rapports d’inspection contribuent à réguler l’institution tant par les connaissances qu’ils produisent que par ce qu’ils permettent de taire, cet article vise à mettre en évidence les apports d’une approche en termes d’ignorance pour la sociologie de l’administration.
2La littérature consacrée aux rapports administratifs propose des analyses pour l’essentiel centrées sur les connaissances produites par cette littérature grise. Elle postule que le rapport a pour fonction politique d’aider ses commanditaires à sortir de l’ignorance dans laquelle ils se trouvent vis-à-vis des services dont ils ont la charge et des enjeux des politiques sectorielles qu’ils doivent servir. Sans être exhaustif, il est possible d’identifier trois principaux ensembles de travaux mettant ce prisme en évidence. Le premier aborde le rapport comme produit fini, à partir de sa forme. Là où les travaux d’anthropologie pragmatique de l’écrit ont mis en évidence la valeur performative de l’écrit et sa profondeur temporelle (Fraenkel, 2006 ; Fraenkel, 2007), les sciences de l’information et de la communication et les sciences du langage se sont employées à dégager les normes du genre rapport, prêtant attention aux formes verbales et aux récurrences formelles ainsi qu’aux conditions sociales de l’écriture (Née, Oger & Sitri, 2017). Ces routines discursives, au premier rang desquelles la neutralité rhétorique (Oger, 2013), même si elles connaissent des variations culturelles (Raus, 2017) et sectorielles (Née, Sitri & Veniard, 2016), contribuent à assurer la réception des informations contenues dans cette littérature grise. Ces travaux s’accordent sur l’idée que la forme donnée aux informations est déterminée par l’anticipation de la réception, c’est-à-dire le fait que les attentes du commanditaire ou plus largement des lecteurs soient prises en compte dans l’écriture. Cette considération est au cœur d’un deuxième ensemble de travaux, plus souvent issus de l’histoire et de la science politique, et centrés sur les conditions de production. L’étude des rapports des préfets au XIXe siècle (Karila-Cohen, 1999 ; 2008), de ceux produits par l’administration de l’environnement (Charvolin, 2003) ou encore de ceux issus d’organisations internationales comme l’OCDE (Gayon, 2009), ont ouvert la voie à des interrogations sur les conditions pratiques de production des connaissances. Les informations contenues dans les rapports sont pensées comme le résultat de rapports de force internes, cristallisés dans des institutions. Ces conditions institutionnelles, parfois appelées configuration d’écriture (Caby & Chailleux, 2019), interrogent l’autonomie des rapporteurs vis-à-vis des commanditaires (Juston-Morival, 2020 ; Morival é Lazarus, 2018). Enfin, un dernier ensemble considère les connaissances produites par les rapports à partir des usages politiques qui en sont faits. Le rapport devient un outil de légitimation du discours politique, voire une ressource permettant d’éviter le blâme de l’opinion (Weaver, 1986). Il permet de construire une vision partagée sur une situation complexe et, ce faisant, de dépolitiser les évènements, de légitimer les institutions et d’entretenir la croyance dans une capacité de contrôle omnipotente (Brown, 2004). Les connaissances établies par les rapports contribuent en ce sens à techniciser les questions en désignant les acteurs compétents sur le sujet (Brunier & Demonteil, 2020).
3Pris ensemble, ces travaux contribuent grandement à une meilleure compréhension des mécanismes de production des savoirs de gouvernement. Pour autant, l’analyse reste partielle dans la mesure où elle occulte la production de l’ignorance qui a partie liée avec toute production de connaissance et tout processus de décision (Gross & McGoey, 2015). En tant qu’instrument d’action publique (Chailleux, 2019), les rapports ne sont donc pas de simples moyens techniques ajustés à des fins politiques. À rebours de la vocation descriptive, informative et prescriptive qui leur est prêtée par l’essentiel de la littérature, ils filtrent et simplifient la définition de la situation traitée, qu’ils rendent intelligible et gouvernable en en évacuant certains aspects (Elliott, 2013).
4Penser les rapports dans les seuls termes de la connaissance ne permet pas de prendre toute la mesure de cette opération pour au moins deux raisons. Certes, on l’a vu, les travaux en science politique ont bien montré que les connaissances produites par les rapporteurs résultent de rapports de force situés dans l’espace et le temps. Mais en partant des connaissances produites, les analyses livrent pour ainsi dire une histoire des seuls vainqueurs. Que deviennent les connaissances portées par des acteurs moins dotés ? Sont-elles simplement mises de côté une fois l’équilibre de la configuration d’écriture tranché au profit des acteurs dominants ? Ou nourrissent-elles des visions alternatives, moins visibles mais qui ont des effets discrets et de long terme sur les cadres cognitifs de l’action publique ? Plus largement, en quoi la forme des connaissances produites, et les conditions de leur réception sont-elles le résultat d’une méconnaissance banale, routinière, révélatrice de schèmes de pensée conditionnant collectivement l’ordre du tabou, de l’indicible donc de l’invisible ? Autrement dit, là où l’analyse des rapports comme connaissance produite par des configurations d’acteurs met l’accent sur la contingence de rapports de force situés dans le temps et l’espace, le prisme de l’ignorance peut révéler des processus de plus long terme dans lesquels l’ignorance individuelle se sédimente dans des positions idéologiques et des perspectives politiques (McGoey, 2019).
- 1 L’inspection générale des Bibliothèques, rattachée au ministre chargé de l’Enseignement supérieur e (...)
5Pour répondre à ces questions, cet article s’appuie sur la notion d’ignorance stratégique, définie comme la capacité structurelle à exploiter, de manière non nécessairement volontaire, ce qui n’est pas connu dans un environnement dans le but d’acquérir plus de pouvoir et de ressources (McGoey, 2020). Le terrain mobilisé est issu d’un travail de thèse consacré aux inspections du ministère de la Culture (Demonteil, 2019). Au nombre de quatre, elles prennent en charge les missions de contrôle, d’évaluation, de conseil et d’audit des services et organismes bénéficiant du soutien de leur ministère. L’inspection générale des Affaires culturelles (IGAC) et celle des Bibliothèques (IGB)1 sont rattachées au ministre pour la première, mise à sa disposition pour la seconde. Les inspections des Patrimoines et de la Création artistique sont pour leur part à la main des directeurs généraux de chacun de ces deux secteurs. Une soixantaine d’entretiens semi-directifs, réalisés avec des inspecteurs et inspectrices en fonction ou retraités, ainsi que l’étude d’une vaste littérature grise constituent le principal matériau de l’analyse. Outre la lecture extensive de rapports de l’ensemble des inspections du ministère de la Culture, un échantillon d’une centaine de rapports rédigés par un des trois services (l’IGAC), entre 1960 et 2016, a été systématiquement analysé. Cet échantillon a fait l’objet d’une quantification sur un ensemble d’indicateurs tels que le nombre de pages, la présence d’indicateurs chiffrés, ou encore le nombre et la qualité des rapporteurs.
6Abordant le rapport d’inspection dans une perspective processuelle, partant de la définition des missions pour aller vers la diffusion et la réception, les développements qui suivent mettent en évidence différents statuts de l’ignorance dans le travail inspectoral et le fait que cette ignorance est une composante essentielle à la compréhension des usages des rapports. Si l’occultation des connaissances produites par les inspecteurs est traditionnellement vue comme le résultat de l’action intentionnelle d’acteurs dominants, l’analyse met en évidence qu’elle résulte surtout de l’évolution organisationnelle des services et des cadres cognitifs. La première partie met ainsi en évidence le caractère collectif de la saisine de l’inspection et révèle les mécanismes d’inscription - et de désinscription - des problèmes à l’agenda des inspecteurs. La deuxième appréhende la production d’une ignorance sélective à partir des modalités concrètes de production des rapports, tant en termes d’organisation du travail que d’instruments d’évaluation. La question de la réception des connaissances produites met, dans la dernière partie, en lumière les ressources collectives mobilisées tant pour diffuser que pour occulter les conclusions des rapports.
7La production d’un rapport est conditionnée par un acte officiel : la saisine du service d’inspection par son autorité de rattachement (Figure 1). Celle-ci prend la forme d’une lettre de mission mandatant un ou plusieurs inspecteurs et précisant les thématiques à traiter. Loin d’être le produit de la volonté du seul commanditaire, la programmation d’une mission respecte un processus contraint, impliquant de nombreux acteurs. Ce processus est pris dans les limites de la connaissance interdite (Kempner, 2015), dont la définition échappe aux administrations : les frontières de l’inspectable sont modelées tant par des pratiques informelles de contrôle (Kempner, Merz & Bosk, 2005 ; 2011), que par des principes de vision excluant durablement du champ du contrôle certains types d’établissements et d’acteurs.
- 2 La fusion des trois inspections générales de la Justice en 2017, la création en 2008 du conseil gén (...)
8Les inspections administratives que l’on trouve dans l’administration centrale prennent en charge une partie du contrôle de l’État sur lui-même. Leur périmètre d’intervention couvre l’ensemble des services et établissements sous tutelle et des organismes bénéficiant du concours de leur ministère de rattachement. Le ministère de la Culture présente certaines singularités à cet égard. En marge des fusions observées ailleurs2, il s’appuie sur une inspection générale de l’administration (IGAC) et sur trois inspections spécialisées, respectivement dans les domaines des Bibliothèques (IGB), des Patrimoines et de la Création. Dans cette configuration, la division du travail inspectoral s’opère par secteur et par objet (Figure 1). Les inspections sectorielles interviennent dans les services et opérateurs liés à leur domaine alors que l’IGAC peut intervenir dans tout secteur de la Culture. Les unes et les autres assument des missions diversifiées. Parmi elles, les missions classiques de contrôle, telles que les missions disciplinaires, qui visent à résoudre des situations de crise localisées, ou les missions d’inspection de service, destinées à s’assurer du respect des règles administratives (et comptables pour dans le cas de l’IGAC). Depuis trente ans, les missions d’expertise et de conseil ont en outre pris de l’importance, tout comme les audits d’établissement et l’évaluation de politiques (sectorielles pour les inspections spécialisées, transversales pour l’IGAC).
9Ces missions, de diverses natures, s’inscrivent dans des temporalités différentes : là où l’évaluation d’une politique peut être anticipée de plusieurs mois, la résolution d’une situation conflictuelle ou la réalisation d’un audit consécutif à l’identification d’un potentiel risque mettent le commanditaire officiel en position de réaction rapide. Ces deux temporalités renvoient à deux modalités différentes de programmation des missions d’inspection. Premièrement, l’inscription au programme annuel du service est conçue par les acteurs de l’administration centrale : les inspecteurs, les directeurs généraux, le ministre et son cabinet. Deuxièmement les missions ponctuelles sont inscrites au fil de l’eau sur sollicitation d’acteurs plus proches du terrain : principalement directeurs régionaux et élus locaux (Figure 1). À côté de la définition règlementaire du périmètre des inspections, ce sont donc des pratiques collectives qui dessinent les frontières de l’inspectable.
Figure 1 : Modalités de saisine des inspections (représentation simplifiée)
Source : Marion Demonteil
10Le travail de construction du programme annuel des inspections s’organise autour d’une liste de missions (Encadré 1). Il est pour l’essentiel contenu dans l’entre-soi de l’administration centrale : les inspecteurs se réunissent au sein de leur service pour identifier les missions qui leur semblent à la fois nécessaires et convergentes avec les attentes supposées des commanditaires. La liste établie est ensuite soumise aux directeurs généraux, sollicités pour ajouter, amender voire supprimer des missions. Ces modalités de consultation laissent peu de place aux acteurs extérieurs ou aux agents subalternes. Elles permettent aux directeurs de l’administration centrale d’orienter pour partie au moins les choix des inspecteurs. Formalisé, le programme de travail de chacune des inspections prend une forme plus consultative, là où il restait, avant les années 2000, souvent connu des seuls inspecteurs et de leur donneur d’ordre.
Encadré : Programme annuel de l'inspection générale des Bibliothèques, 2019
- 3 Jusqu’en 2020, l’inspection générale des Bibliothèques était une inspection rattachée au ministère (...)
Missions pour le ministère de la Culture3
Bibliothèques municipales classées
Carpentras
Valenciennes
Bibliothèques municipales et intercommunales
Andrézieux-Bouthéon
Aulnay-Sous-Bois
Belfort
Brive-la-Gaillarde
Granville
Morlaix
Nemours
Le Puys-en Velay
Royan
Saint-Michel
Vichy
Bibliothèques départementales
Alpes-Maritimes
Côte d’Or
Creuse
Deux-Sèvres
Pyrénées-Orientales
Meurthe-et-Moselle
Moselle
Missions thématiques
La situation de la lecture publique en région Centre-Val de Loire
Bilan des dispositifs de soutien aux acquisitions patrimoniales des bibliothèques
Mission thématique interministérielle
Les lycéens et étudiants de 1er cycle en bibliothèques municipales et en bibliothèques universitaires : quelles coopérations ?
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11Cette consultation offre des possibilités de contrôle à un nombre élargi d’acteurs, tout particulièrement aux directeurs généraux. Même proches du pouvoir politique (les directeurs sont nommés - et révoqués - par le ministre), les acteurs qui tentent d’exercer un « contrôle du contrôle » opèrent de manière discrète, afin de maintenir la façade institutionnelle de l’indépendance des inspecteurs. Ni systématiques ni ouvertes, leurs interventions s’exercent de manière indirecte, notamment par des stratégies de détournement de l’attention, comme l’explique cette enquêtée, ex-sous-directrice de l’administration centrale, qui retrouve chez une directrice de l’administration centrale l’emploi d’une stratégie qu’elle-même mettait à profit avant d’être inspectrice :
Je me suis dit : mais quand même, c’est peut-être pas très sain que ce soient les directions générales qui nous disent : « Allez là-bas ». Parce que, eux, leur tendance - et je le sais très bien parce que j’étais avant dans une direction générale - c’est d’aiguiller l’inspection générale vers les endroits où ça va bien. Parce que si on aiguille l’inspection générale vers les endroits où ça va mal, ça va vous retomber dessus. On va vous dire : « Vous n’avez pas fait votre travail de tutelle correctement ». (Entretien avec une inspectrice générale des Affaires culturelles, 2016).
12Au-delà de l’identification des établissements, services et politiques à inspecter, ces directeurs peuvent également peser sur le cadrage des missions elles-mêmes. Pour garder l’exemple de l’IGB, celle-ci précise ainsi dans ses principes généraux d’organisation que « Si cela n’a pas été précisé lors de l’élaboration du programme annuel, l’inspecteur a préalablement à sa mission des échanges avec les services […], qui permettent de fixer des éléments de cadrage de la mission, ou des points d’attention, permettant de définir les objectifs de la mission » (IGB, rapport annuel 2018, p. 72).
13Les missions ponctuelles, déclenchées en cours d’année, révèlent d’autres formes d’intervention d’acteurs situés cette fois en dehors de l’administration centrale. Cette seconde catégorie de missions vise à répondre à un besoin de connaissance à court terme. Elles ont priorité sur les missions inscrites au programme annuel. Par exemple, au regard du programme fixé à l’IGB en 2018, une mission a été déclenchée pour le contrôle de la bibliothèque municipale de Calais. Elle a été sollicitée par la maire de la Ville qui souhaitait une expertise dans le cadre d'une démarche de labellisation Ville d'Art et d'Histoire (VAH). Une autre, déclenchée consécutivement à la mobilisation d’associations d’historiens du féminisme, concerne l’avenir de la bibliothèque Marguerite-Durand.
14Les élus locaux peuvent comme on le voit contribuer à faire émerger certains sujets en sollicitant une mission d’inspection auprès du représentant du ministre sur leur territoire (c’est-à-dire le directeur régional), voire auprès du ministre lui-même. Mais si les missions ponctuelles permettent de répondre à des mobilisations et d’inscrire certains sujets à l’agenda, elles autorisent symétriquement la construction d’une ignorance par absence de remontée d’informations. Principaux acteurs de terrain, les agents des services déconcentrés jouent un rôle clé dans la circulation de l’information et, le cas échéant, dans le signalement de situations problématiques. Il incombe dans ces cas au directeur régional des Affaires culturelles (DRAC) d’engager une procédure de saisine officielle, explicitée par cet enquêté en fonction dans le secteur des Patrimoines :
Il y a une région, actuellement, où ça se passe très, très mal. […] Et on a emmerdement sur emmerdement. Ça fait huit dix mois qu’on fait remonter au [directeur général des Patrimoines] : « Attention ». Sauf que pour qu’on intervienne vraiment, il faut qu’on ait une lettre de mission d’inspection. Soit le DRAC demande une inspection, soit le DG [directeur général des Patrimoines] nous dit qu’il y ait une inspection. Or ça ne remonte pas de la DRAC. Pourquoi ? [Parce que] le DRAC sait très bien que le jour où il demande une inspection, on va examiner tous les dysfonctionnements. Et pourquoi ça fonctionne mal ? (Entretien avec un inspecteur des Patrimoines, 2016).
15Le directeur régional dont il est question adopte ici une stratégie qui consiste à ne pas faire état à sa hiérarchie des tensions dont ses services l’alertent. Sa prétendue ignorance justifie l’absence de déclenchement du processus de saisine. Or sans conflit déclaré, les inspecteurs sont dans l’impuissance.
16Les logiques de construction de l’agenda des inspections favorisent la production d’une ignorance stratégique. Cette lecture reste cependant incomplète tant la production de l’ignorance déborde les frontières de l’intention (Frickel & Edwards, 2014), en particulier parce que la production de connaissance – ici sur la qualité de conservation des œuvres d’un musée, là sur les modalités de gestion d’un service déconcentré ou encore les effets d’un dispositif d’aide aux artistes émergents – est étroitement déterminée par les principes de vision, partagés et situés, des agents de l’espace de l’administration culturelle.
17Une question ou un contrôle ne peuvent être inscrits à l’agenda des services qu’à la condition que le sujet concerné ou l’établissement visé soient inclus dans l’espace des possibles de l’inspection, c’est-à-dire qu’à la condition qu’ils soient considérés comme « inspectables ». Ces frontières sont le produit de principes de vision incorporés par les inspecteurs au cours de leur socialisation notamment professionnelle.
18Comme les autres inspections de l’administration centrale, les inspections de la culture sont des services dits de débouché. Ils accueillent un total d’une centaine de fonctionnaires en fin de carrière, le plus souvent quinquagénaires, longuement socialisés dans leur domaine de spécialité car ayant fait tout ou partie de leur carrière au sein du secteur concerné. On trouve ainsi à l’inspection des Patrimoines et à celles des Bibliothèques des conservateurs ayant passé une trentaine d’années principalement dans les services déconcentrés et dans les établissements patrimoniaux. Leurs homologues de la Création sont pour leur part des spécialistes de la Musique, de la Danse ou encore des arts plastiques, ayant d’abord exercé en dehors de l’administration, parfois en tant qu’artistes, avant de passer le concours administratif des inspecteurs et conseillers de la Création, des enseignements artistiques et de l’action culturelle (ICCEAAC). Les IGAC sont pour leur part majoritairement des hauts fonctionnaires de carrière, ex-sous-directeurs et directeurs de l’administration centrale et des services déconcentrés. Même si elles diffèrent d’une inspection à une autre, les socialisations professionnelles de ces agents ont accompagné l’incorporation de principes de vision communs aux inspecteurs et aux inspectés. Selon ces hiérarchies, certains acteurs, au premier rang desquels les grands établissements nationaux et les services de l’administration centrale, sont « in-inspectables ».
19Si les textes les autorisent à pénétrer dans tous les servies et établissements du ministère, les inspecteurs anticipent l’absence d’effets de leurs conclusions face à des acteurs plus puissants qu’eux. Cette croyance déborde les frontières du seul ministère, comme le révèle le témoignage de Jean Picq, conseiller maître à la Cour des comptes et président de la 3ème chambre (en charge de la culture) de 2004 à 2011, qui déplore la réticence à toute critique extérieure d’un monde de la culture « qui se sait protégé par le Prince » et que ses appuis politiques préserveraient de toute mise en cause (Picq, 2014, p. 165). Cette doxa alimente chez les agents du ministère de la Culture la croyance dans l’impuissance des inspecteurs face aux grands directeurs, comme permettent de le comprendre ces deux extraits :
[…] Vous avez le Louvre, Versailles, Orsay, les mastodontes. Je parle pas de l’Opéra, la Philharmonie de Paris… Des gens qui, quand ils ont un problème budgétaire et que le ministère ne veut pas les suivre, appellent en général l’Élysée, hein. […] Le ministre, à partir du moment où vous créez des mastodontes comme ça, le contrôle que vous avez sur eux, c’est un contrôle budgétaire, c’est tout. Le reste, ils font ce qu’ils veulent à l’intérieur. (Entretien avec un inspecteur de l’IGAC, 2016)
C’est comme les directeurs de grandes scènes nationales, c’est quand même des barons hein. Je veux dire, des gens comme François X., on va pas l’évaluer comme ça. C’est d’ailleurs inévaluable ! (Entretien avec un inspecteur de la Création artistique, 2016)
20L’anticipation de la résistance des agents dominants au contrôle, de l’efficacité de leur contestation des conclusions des rapports, encourage l’autocensure des inspecteurs, d’autant plus qu’elle s’ajoute à la croyance dans le caractère incommensurable, « ininspectable », de la création et du talent. Les grands établissements nationaux, qu’il s’agisse de scènes nationales ou de grands musées, sont en conséquence très rarement inspectés, et l’on ne recense pratiquement aucune mission d’inspection en administration centrale au cours des années 2000.
21Plus que les enjeux ponctuels déterminés par les intérêts des acteurs en présence, cette ignorance institutionnelle résulte de l’incorporation des rapports de domination de long terme. Celle-ci se solde par la passivité des agents dominés : pris dans des relations de pouvoir qui leur sont défavorables, les inspecteurs forment des habitudes de non-contestation qui ne nécessitent, pour se maintenir, aucune action spécifique de la part des agents dominants (Gaventa, 1980). Avec les années s’est ainsi mise en place une prophétie autoréalisatrice : les inspecteurs se pensent impuissants face aux grands directeurs, ce sentiment d’impuissance contribue à exclure durablement ces agents de l’espace des possibles de l’inspection.
22Entrer dans les modalités pratiques de construction de l’agenda inspectoral permet de mettre en évidence le poids des mécanismes informels de contrôle social qui pèse sur les frontières de la connaissance produite par les inspecteurs. Cette exploration dévoile comment, à l’instar de ce qui est observé dans le champ académique (Thébaud-Mony, 2006), les rapports de pouvoir institutionnalisent dans l’administration une délimitation étanche entre ce qu’il est considéré comme possible de savoir, et ce qui ne l’est pas (Kempner, 2015).
23Au ministère de la Culture et au-delà, les services d’inspection ont, ces vingt dernières années, été réorganisés et fusionnés. Leur activité a été formalisée, notamment par l’introduction de batteries d’indicateurs. Si ces évolutions ont bien été étudiées du point de vue de la réduction de l’autonomie des professions qu’elles engendrent et des résistances des acteurs collectifs à ces changements (Bonnaud, 2005 ; Borraz, Merle & Wesseling, 2017 ; Mias, 2015 ; Szarlej-Ligner, 2016), on sait en revanche peu combien, une fois conjuguées, elles confortent un processus d’ignorance sélective (Elliott, 2013 ; Proctor & Schiebinger, 2008) : la manière que les inspecteurs ont de poser les questions et de collecter les données construit une perspective de plus en plus étroite sur la complexité des questions culturelles. La pluralité des connaissances mobilisées est réduite, les savoirs scientifiques et artistiques étant de plus en plus mis de côté. Le cadrage plus gestionnaire des missions contribue parallèlement à techniciser ces sujets. Les rapports traduisent les situations observées en termes de performance publique, de management et d’économie. Ce faisant leurs analyses contribuent à soustraire les « problèmes » au débat public et à rompre les opportunités d’ouverture épistémique.
24Les rapports des inspections produisent une représentation simplifiée du monde : ils ont, comme la note administrative, vocation à livrer une représentation schématique à partir de laquelle rendre le monde gouvernable (Eymeri-Douzans, 2001). À partir des années 2000, deux mouvements ont renforcé un processus de montée en généralité : d’un côté, les nouvelles normes d’écriture ont délégitimé le discours singulier de l’inspecteur au profit d’une neutralisation, de l’autre les attentes des commanditaires se sont davantage portées sur des objets transversaux plutôt que sur des établissements à mesure que la transversalité de l’action publique a été valorisée.
25La formalisation des écrits administratifs va de pair avec leur profusion. Rien que dans le cas des inspections, en 2018, l’IGAC a produit une quarantaine de rapports, l’IGB une vingtaine comme son homologue de la Création artistique. Cette inflation se traduit par le déplacement des normes d’écriture. Jusqu’aux années 1990, les rapports – encore très tournés vers l’inspection de service – s’appuient sur des éléments de narration, des portraits des agents inspectés, et développent en quelques pages un jugement assumé comme personnel, à l’instar des extraits de rapports suivants :
- 4 Charpentier, C. (1970), Rapport sur la comédie de Caen, Paris : IGAC, p. 1. Archives nationales, 19 (...)
Il faut accepter, je crois, que tous mes rapports sur les centres dramatiques ne soient pas taillés sur le même patron ; c’est que les conjonctures sont trop différentes d’un lieu à l’autre, les personnalités trop variées4.
- 5 de La Tour d’Auvergne G. (1983), Rapports sur la Compagnie Jacques Weber, Paris : IGAC, p. 42. Arch (...)
Je pense toutefois que la situation sera redressée au cours de la saison prochaine. Je fais confiance sur ce point aux qualités de l’équipe5.
26Ces manières d’écrire sont représentatives de l’héritage encore très présent des pratiques de l’administration du XIXe siècle (Buton, 2009 ; Karila-Cohen, 2008). À partir des années 1990 et surtout 2000, l’inspecteur s’efface derrière des formulations impersonnelles, le ton se neutralise et les développements s’allongent à mesure que les inspecteurs font état de la diversification de leurs sources, comme en témoignent deux autres extraits de rapports du même service :
- 6 Ollivier P. (2007), Évaluation du fonctionnement de l'Association X. Paris : IGAC, p. 8. Archives n (...)
Le fonctionnement de [l’association X] est assez exemplaire, dans un secteur où es opérateurs culturels créés par la puissance publique et exerçant de fait sous son contrôle une mission d’intérêt général assument quelques fois leur tâche avec plus ou moins de souplesse et de réussite6.
- 7 Le Nhat B. (2003), Mission de contrôle sur l'application du code des marchés publics par la Directi (...)
L’observation critique majeure à l’issue de cette mission porte sur la composition effective de la commission d’appel d’offres […] Cette critique s’appuie sur l’analyse de dossiers de marché sélectionnés7.
- 8 Dans le cas de l’IGAC, le nombre de pages moyen a doublé, passant de 35 avant les années 1990, à 77 (...)
27Cette dépersonnalisation vise à construire un regard collectif – celui de l’institution inspectorale – qui dépasse celui de l’inspecteur individuel. La longueur des rapports8 et le développement de missions collectives sont progressivement considérés comme des gages de neutralité. Les missions individuelles deviennent rares, l’écriture des rapports associant au moins deux inspecteurs d’un même service ou de plusieurs services d’inspection différents devient la norme dans les années 2000. Ces dernières missions, dites conjointes, s’accompagnent de la circulation formelle et informelle de méthodes, ce dont témoigne la Charte méthodologique des missions interministérielles conjointes du 12 octobre 2018. Toutes les étapes d’une mission d’inspection y sont détaillées, depuis l’élaboration de la lettre de mission jusqu’aux modalités de diffusion du rapport. Les méthodes de collecte des données reposent sur une collecte en amont, suivant des critères systématiques :
Préalablement aux déplacements et visites, la mission dresse une liste précise des points qui doivent être évoqués durant les entretiens garantissant ainsi une homogénéité des questions pour tous les sites et par conséquent la réalisation d’un véritable parangonnage (p. 10).
28La structure des rapports, qui apparaît dans les « projets de rapport » que toute équipe d’inspection doit soumettre à la relecture de ses pairs, est également systématisée :
une synthèse (de 3 pages maximum),
- une liste structurée de recommandations ou propositions (il est souhaitable de limiter le nombre de recommandations, en visant à ne pas dépasser une vingtaine et en identifiant les recommandations essentielles),
- un développement limité de 40 pages,
- des annexes (dont la lettre de mission et la liste des personnes rencontrées), (p. 11).
29La mise en place de guides, vade-mecum, grilles, check-lists est ainsi à l’œuvre non seulement entre services, mais également à l’intérieur des services. Ils sont autant de dispositifs matériels qui sous-tendent le passage du singulier au collectif et la construction d’un discours d’institution. L’harmonisation des méthodes et des présentations rend possible la mise en série des monographies et la comparaison. L’exemple des missions d’inspection des services déconcentrés, systématisées par l’IGAC à partir des années 1990 et surtout 2000, en donne une illustration. Alors qu’elles étaient réalisées par des rapporteurs individuels, sous forme de monographies, ces inspections sont désormais produites selon un canevas identique, défini en amont et conçu pour traiter d’une thématique commune comme les conséquences de la fusion des régions en 2016 ou le handicap, la diversité et le numérique en 2017. Les données de contexte passent au second plan au profit d’une approche systématique de chacun de ces services, présentée sous forme de fiches mises en séries (Figure 2) et introduites par une synthèse proposant une perspective globale sur la réalisation de certaines politiques.
Figure : Fiche de présentation de l'évaluation thématique d'une DRAC
Source : Bonhomme A., (2003), Évaluation de la mise en œuvre par les DRAC de la directive nationale d'orientation (DNO) 2003, DRAC de X, Paris : IGAC, p. 1, AN 20144575/32
30Enfin, les inspections mettent en avant leur démarche de consultation. Les rapports comportent en effet de plus en plus souvent depuis quinze ans une liste des personnes rencontrées pour les besoins de la mission. Au nombre de plusieurs dizaines, ces personnes consultées représentent principalement des groupes d’intérêt constitués, au premier rang desquels les syndicats. L’affichage de ces listes constitue un autre gage d’élargissement de la connaissance inspectorale, d’un décentrement par rapport à la subjectivité du ou des rapporteurs.
31Les évolutions décrites permettent la production d’une connaissance différente de celle des rapports des années antérieures. En respectant des normes communes, en sélectionnant les types d'indices, de traces, de preuves, les rapports produisent une connaissance plus largement partageable aujourd’hui qu’hier (Fournel, 2007). Le décloisonnement des spécialités, encouragé par les missions conjointes, a en outre permis d’enrichir les analyses par le croisement des disciplines (Dedieu & Jouzel, 2015). Pour autant, la montée en généralité des rapports d’inspection, notamment fondée sur une standardisation des méthodes, renforce symétriquement la production d’une ignorance sélective (Elliott, 2013 ; Proctor & Schiebinger, 2008).
32Le ministère de la Culture s’appuie sur un nombre important d’opérateurs et de relais de son action. Dans le seul secteur de la création, on ne compte pas moins de 12 labels dont 71 scènes nationales, 96 scènes de musiques actuelles (dites SMAC), 50 centres d’art contemporain, près de 40 centres dramatiques nationaux, 19 centres chorégraphiques nationaux etc. Face à cette diversité, les contrats d’objectifs sont construits sur des principes communs pour évaluer ces opérateurs, détaillés dans la circulaire relative aux labels et aux réseaux nationaux du spectacle vivant du 31 août 2010 :
- 9 Circulaire du 31 août 2010, relative aux labels et réseaux nationaux du spectacle vivant.
Document conventionnel [le contrat pluriannuel] rythme la vie des établissements labellisés et des réseaux soutenus par l’État. Il comprend des objectifs évaluables et définis conjointement par les partenaires publics. Parmi ceux-ci on peut citer, dans une proportion modulée en fonction des cahiers des missions et charges annexés à la présente circulaire, la place donnée à l’activité internationale, le respect des grands équilibres financiers, le développement de la fréquentation et des ressources propres9.
33Cet extrait éclaire deux opérations de simplification. D’abord le contrat pluriannuel suppose que tous les établissements labélisés et inscrits dans des réseaux peuvent être saisis à partir de critères identiques (il « rythme » la vie de tous ces établissements en les soumettant à des objectifs similaires). Ensuite, les critères principaux d’évaluation sont principalement des critères de gestion (équilibres financiers, fréquentation, ressources propres). En imposant une grille de lecture indépendante du contexte historique, sectoriel et local, l’évaluation standardisée des contrats rompt avec l’approche inductive qui prévalait jusqu’aux années 2000. L’application de grilles d’analyse et d’indicateurs prédéfinis occulte bien des aspects de la complexité des situations contrôlées. Ces instruments, comme l’écrit Dominique Lorrain à propos des indicateurs de la politique de la Ville, consistent en des « opérations d’enregistrement qui filtrent et simplifient ; parfois, dans les mailles de leur tamis, disparaissent des faits essentiels. » (Lorrain, 2006, p. 429).
- 10 Art. L. 441-2 de la loi du 4 janvier 2002.
34Qu’est-ce que ces indicateurs ne permettraient-ils pas de voir ? Le cas des musées est révélateur. La complexité des missions consacrée par la formule « conserver, restaurer, étudier, enrichir les collections ; les rendre accessibles au public ; mettre en œuvre des actions d’éducation et de diffusion ; contribuer aux progrès et à la diffusion de la recherche »10, n’est pas traduite dans les indicateurs du contrat d’objectifs signé par les musées. Pour exemple, le contrat de performance du Louvre comporte cinquante indicateurs évalués et certifiés tous les trois ans par les inspecteurs généraux des Affaires culturelles (Encadré 2). S’ils traduisent la place de premier plan accordée aux questions de fréquentation et de coût de surveillance, ils laissent de côté l’activité scientifique du musée et de ses conservateurs puisque, outre le volume de publications de catalogues, rien ne permet de saisir les compétences scientifiques des effectifs, leur inscription dans les réseaux de chercheurs, leur activité scientifique (participation à des colloques, publications dans des revues, etc.). La démocratisation culturelle est également absente : la diversification des publics est appréhendée en termes de volume mais les données relatives à l’âge (exceptés les -18 et -26 ans), à l’origine géographique et sociale sont absentes. L’offre de médiation et les compétences des services dédiés ne sont pas abordées. Enfin, on peut s’étonner de l’absence de données relatives à la qualité artistique des expositions et des collections. Rien ne permet de connaître les conditions de conservation, de restauration, mais également les politiques d’acquisition d’œuvres. Les expositions sont appréhendées de manière quantitative (nombre programmé sur la période), mais rien ne permet de connaître leur portée scientifique, leur résonance internationale, l’originalité de leur thématique, la rareté des œuvres qu’elles permettent aux visiteurs de découvrir, etc.
Encadré 2 Indicateurs inscrits au contrat d’objectifs et de moyens 2003-2005 du musée du Louvre
1.1.a Nombre total de visiteurs
1.1.b Nombre total de visiteurs/surfaces ouvertes au public
1.1.c Dépense de fonctionnement par visiteur
1.1.d Nombre de visiteurs payant/nombre de visiteurs total
1.1.e Nombre de recettes totales/fréquentation totale
1.1.f Recettes totales/coût de l’axe 1
1.1.g Nombre de visiteurs payants/Nombre de visiteurs payants des musées nationaux
1.1.g Nombre quotidien de visiteurs des expositions du hall Napoléon
1.1.i Nombre de visiteurs de -26 ans (en %)
1.1.j Visiteurs de -18 ans (en %)
1.2.a Nombre de visiteurs internationaux
1.2.b Nombre d’adhérents carte Louvre jeunes
1.2.c Fréquentation moyennes des séances publiques de l’auditorium
1.3.a Nombre de visiteurs du site Internet
1.3.b Effort éditorial
1.3.c Mise en ligne de la base des dessins
1.3.d Mise en ligne des cartels des œuvres exposées (base Atlas) (en %)
1.3.e Taux de reversement des bases Louvre dans les bases nationales
1.3.f Nombre de participants aux actions éducatives
1.4.a Nombre annuel d’heures d’ouverture du musée
1.4.b Taux de satisfaction du public relatif à l’accueil aux comptoirs d’information
1.4.c Taux de satisfaction du public relatif à l’accueil aux caisses
1.4.d Taux de satisfaction du public relatif aux vestiaires
1.4.e Taux de satisfaction du public relatif aux équipements de confort
1.4.f Taux de satisfaction du public relatif à la durée de l’attente
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1.5.a Taux d’ouverture des salles
1.5.b Coefficient de passage agents/poste (surveillance)
1.5.c Coefficient de passage agents/poste (accueil)
1.5.d Taux de maintien du programme d’ouverture garantie
1.5.e Part de l’effective de la surveillance en contact avec le public/effectif total
2.2.a nombre d’exposition ou de publication réalisées en collaboration en France
2.2.b Nombre d’expositions en France ayant bénéficié de prêts du musée
2.2.c Nombre de dépôts nouveaux en France
2.3.a Nombre d’exposition à l’étranger ayant bénéficié de prêts du musée
2.4.a Taux de couverture photographique de la collection
2.4.b Taux de numérisation des notices
2.4.c Taux de numérisation des œuvres
2.6.a Nombre total de catalogues sommaires et raisonnés publiés
2.6.b Nombre d’expositions réalisées
2.7.a Nombre d’œuvres récolées/nombre d’œuvres déposées
3.1.a Taux d’absentéisme global
3.1.b Coût de surveillance par heure du m2 ouvert au public
3.1.c Effectifs de l’axe 3
3.2.a Ressources hors mécénat / dépenses de fonctionnement
3.2.b Coût de l’axe 3/Coût total
3.3.a Nombre d’heures de maintenance corrective/nombre total d’heures de maintenance
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Source : Berthod, M. & Suzzarelli, B., (2007). Évaluation de la mise en œuvre du contrat d’objectifs et de moyens 2003-2005 entre l’État et le musée du Louvre. Paris : IGAC, annexes 1 à 3, AN 20090135/15.
35Par ces opérations, les rapports contribuent à un travail de désingularisation des questions culturelles qui rappelle, sans être aussi abouti, celui observé dans la recherche européenne (Bruno, 2008). Derrière l’adoption d’un cadre uniforme d’analyse et d’instruments d’évaluation homogènes se trouve un principe d’équivalence entre organismes et entre secteurs qui n’est pas sans effets. L’application d’instruments d’évaluation standards contribue à traduire les enjeux des politiques culturelles dans des termes comparables à ceux des autres secteurs d’action publique. Ils inscrivent les problématiques dans des cadres gestionnaires et s’attachent à des questions d’appariement entre des objectifs et des moyens, sans plus questionner les objectifs eux-mêmes.
36Conjointement, ces évolutions contribuent à techniciser les questions culturelles et ce faisant à les soustraire au débat public. Alors même que la consultation occupe une place manifeste, cette démarche contribue en pratique à confiner les questions culturelles dans un entre-soi, dont les bénéficiaires des politiques sont exclus (Brunier & Demonteil, 2020). La technicisation par l’usage des indicateurs et la consultation en trompe l’œil résultent alors en la production d’une ignorance des problèmes culturels par confinement (Henry, 2017).
37La littérature a mis en évidence les contraintes qui conditionnent le changement des politiques publiques. Parmi elles, la dépendance au sentier a en particulier pour effet de limiter l’information disponible et la capacité à produire de nouvelles pratiques (Kirk, Reeves & Blackstock, 2007). Pour autant, l’ignorance peut également s’avérer une source de changement. Cette section propose d’interroger plus spécifiquement par quels mécanismes cette méconnaissance vertueuse est collectivement rendue possible et comment l’ignorance s’avère paradoxalement une condition de la connaissance et d’un changement incrémental des politiques publiques.
38Instrument de décision politique, le rapport circonscrit un « problème » qui peut être résolu à l’aide d’un espace défini et borné de solutions. Chaque rapport d’inspection est ainsi assorti d’un ensemble fini de préconisations, sélectionnées pour leur faisabilité. La prise en compte par les rapporteurs des contraintes et enjeux du public des rapports (Gayon, 2009), contribue à sélectionner ces propositions : celles qui s’éloignent des doctrines en cours en matière d’action publique (comme le recentrage de l’administration centrale sur les fonctions de pilotage), qui seraient des sources de coût supplémentaires, ou qui supposeraient la remise en question de frontières sectorielles sont mises de côté :
Alors j’ai une conception assez précise justement [du bon rapport] [rire] : c’est un rapport qui est applicable directement. C’est-à-dire qu’il ne faut pas que ce soit démesuré. Si on commence à proposer une loi, une taxe… Une taxe, alors là généralement ça passe pas, parce qu’une taxe supplémentaire, au point où on en est, c’est même plus la peine. Une loi c’est extrêmement dur. Une réforme de structure - c’est-à-dire que le ministère reprenne la compétence du ministère de l’Éducation etc. - alors vous êtes sûr que ça n’aboutira jamais. Mais les bons rapports, ceux qui marchent, c’est ceux qui sont tout à fait pragmatiques et qui proposent des solutions immédiates. (Entretien avec un ex. chef de l’Inspection générale des affaires culturelles, 2013)
39Écarter certaines conclusions ou éviter d’aborder frontalement certaines thématiques pourrait être interprété comme le résultat d’une connaissance interdite (Kempner, 2015 ; Kempner, Merz & Bosk, 2005 ; 2011). Anticipant les représailles des groupes dont ils auraient pu menacer les intérêts, les inspecteurs s’auto-censureraient. Pour autant, la situation de fin de carrière de ces agents le plus souvent fonctionnaires laisse en pratique relativement peu de perspectives d’évolution et rend les risques de sanction assez faibles. De telles pratiques évoquent bien plus les dispositions de ces hauts fonctionnaires à la politisation de fonction, c’est-à-dire une culture dans laquelle prendre en considération les enjeux politiques et la faisabilité des programmes d’action publique dans son activité quotidienne va de soi (Eymeri-Douzans, 2003), comme le traduit un enquêté : « Quand je parle de liberté de ton [de l’inspecteur], il va de soi qu’on n’est pas évidemment forcé de tout dire, ni de le dire de manière tout à fait brutale » (entretien avec un inspecteur de l’IGB, 2013).
40En aval de cette opération de sélection, et en rupture avec la neutralité supposée des inspections, les inspecteurs s’engagent en faveur de l’aboutissement de leurs préconisations (Demonteil, 2019). Prêts à « se mouiller » pour les dossiers (Eymeri-Douzans, 2013), ils adoptent des formes de soutien plus ou moins transgressives. La pratique de la fuite qui consiste à transmettre un rapport à la presse est la plus connue (Gayon, 2016), mais elle demeure marginale en regard des modalités d’engagement institutionnalisées. Des dispositifs institutionnels, instaurés depuis les années 1990, permettent en effet aux rapporteurs de soutenir et défendre leurs conclusions face au cabinet et aux services visés dans leurs rapports. Le premier est la « note de transmission », qui accompagne le rapport au moment où il est adressé au commanditaire. Cette note est signée par le chef du service d’inspection concerné et vise à faire valoir les arguments saillants du rapport. Elle manifeste symboliquement l’approbation par le chef de service du contenu de l’analyse proposée. Ce premier outil est complété depuis les années 2000 par des réunions dites de restitution.
41À l’issue de chaque mission, ces réunions rassemblent les rapporteurs accompagnés de leur chef de service, les membres du cabinet concernés par le sujet, et les directeurs et/ou sous-directeurs en charge des secteurs concernés. À l’IGAC, cette restitution fait parfois l’objet d’une préparation qui prend la forme d’une mise en situation.
Préparer cette réunion de restitution, ça consiste en quoi ?
On répète. On répète avec [la cheffe de service]. On répète. Elle s’assoit, elle dit : « Assieds-toi. Je ne connais rien au sujet, explique-moi ». Elle, elle a travaillé avec des ministres, donc elle sait que quand on parle à un ministre, on a droit à deux minutes. Il faut pas dire de bêtise, il faut quand même être très convaincant. Voilà. Elle nous fait faire ça. On s’adresse jamais au ministre lui-même bien sûr. On s’adresse au directeur adjoint du cabinet. Et elle vérifie si nos arguments sont convaincants. C’est un peu un metteur en scène avec sa troupe. Voilà. (Entretien avec un inspecteur de l’IGAC, 2016).
42La modalité du jeu de rôle est un moyen pour le chef de service de l’IGAC de s’assurer d’un alignement des cadres d’interprétation qui soit favorable à l’inspecteur au moment de sa rencontre avec le cabinet. Comme toute interaction, la réunion de restitution suppose que les participants partagent des schémas interprétatifs (Goffman, 1974). Pendant la « répétition », les acteurs mettent au point les outils cognitifs qui augmenteront leurs chances d’être compris et approuvés par les membres du cabinet. En s’investissant dans cette étape, les inspecteurs améliorent leur capacité à convaincre leurs interlocuteurs, c’est-à-dire à obtenir des membres du cabinet qu’ils s’investissent à leur tour dans la publicisation du rapport.
43Ces pratiques favorisent une acculturation progressive aux idées les plus éloignées des cadres habituels d’interprétation. En mettant de côté les savoirs inconfortables (Rayner, 2012), les inspecteurs favorisent la familiarisation des cadres dirigeants de leur administration, préalable à l’introduction d’un changement incrémental des politiques culturelles. Les exceptions à cette règle permettent, symétriquement, de comprendre les modalités collectives de gestion de ces savoirs.
44En dépit de ces dispositifs, les connaissances produites par les inspecteurs peuvent heurter les cadres cognitifs dominants. Une étude consacrée au financement des fonds régionaux d’art contemporains (FRAC) au tournant de 2010 en donne un exemple. Adoptant une perspective économique sur les difficultés de financement de ces associations chargées de constituer des collections d’art contemporain, l’inspecteur propose de remettre certaines œuvres sur le marché.
Et à ce moment-là j’envoie mon rapport au président des FRAC qui met en branle tout le milieu des FRAC, parce que j’avais, en quelques pages, bousculé toutes les vaches sacrées des FRAC c’est-à-dire : 1. Touchez pas à nos comités de sélection, 2. Évidemment, ça doit être imprescriptible et invendable, il faut que ce soit inaliénable, 3. C’est pas vrai que c’est dans les réserves, enfin si c’est vrai mais c’est pas grave, c’est normal, etc. Enfin j’avais touché à toutes les vaches sacrées du secteur. […] Donc je m’étais dit : ça va être tonique. Mais je ne m’attendais pas à un tel/ voilà. Donc ce rapport, que j’ai rendu au cabinet, le directeur du cabinet de l’époque a fait tout de suite une réunion en disant : « bon écoutez, Monsieur JCJ., votre rapport, il est très courageux hein, bien écrit et tout, il se lit comme un roman. Mais on va rien en faire ». (Entretien avec un Inspecteur de l’IGAC, 2016)
45Les propositions défendues par ce rapporteur heurtent le système de croyances et de justifications partagé par les acteurs du domaine de la culture et de la bureaucratie, dans lequel « l’aide à la création artistique, la préservation du patrimoine et surtout la sempiternelle “démocratisation culturelle” sous ses multiples déclinaisons ont constitué, sinon toujours des ”valeurs partagées“ donnant sens à l’action, au moins des compromis discursifs relativement stables. » (Dubois, 2017, p. 14) Même s’il ne s’agit pas, dans le rapport sur les FRAC, de toucher aux intérêts d’un groupe (le rapport ne propose pas de baisser les budgets ou de réduire le nombre de FRAC), le discours est inintelligible par la hiérarchie car il suppose la remise en question de principes fondamentaux tels que le caractère inaliénable des collections et l’usage de la cooptation pour la composition des commissions d’acquisition. La connaissance produite par un rapport peut dès lors être empêchée par un classement sans suite qui s’accompagne de l’absence de publicisation.
46Faire silence autour d’un rapport ne consiste pas seulement à éviter sa diffusion au moment de sa livraison. Cette action se prolonge dans la construction de la mémoire des inspections elles-mêmes : le rapport n’est pas résumé, voire pas mentionné, dans le rapport d’activité du service, son archivage limite les possibilités de consultation par des mesures de blocage. Plus largement, les ministères donnent très peu de visibilité aux rapports produits par leurs services de contrôle : les rapports ne sont que très partiellement accessibles (sur place ou en ligne), toutes les inspections ne publicisent pas leur rapport d’activité. Les rapports sont en outre plus largement soustraits à la mémoire collective de l’administration : ils sont conservés et gérés par des services de documentation propres aux inspections, leur versement aux Archives nationales n’a pas été réalisé de manière systématique et soumet le plus souvent leur consultation à des autorisations dérogatoires. La rigueur du contrôle exercé sur les rapports d’inspection est donc remarquable et inscrit ces documents dans l’ordre du secret (Simmel, 1996). Il sert à ce titre l’entretien de rapports de pouvoir et s’inscrit dans la catégorie des instruments d’une ignorance stratégique qui permet aux groupes dominants de maintenir les autres dans la méconnaissance dans le but de défendre ses intérêts politiques et économiques (McGoey, 2020).
47La résolution de la dissonance cognitive n’est pas pour autant une affaire individuelle. Les agents, capables de réflexivité, s’appuient sur les moyens que l’institution met à leur disposition pour légitimer le maintien de leur ignorance. C’est en particulier grâce à un dispositif commun de dénigrement des services d’inspection que les agents du ministère peuvent se sentir fondés à fermer les yeux sur les analyses qui pourraient remettre en question les valeurs qui sont les leurs. À la Culture et au-delà, les inspecteurs font en effet communément l’objet de moqueries et de dénigrement. Celles-ci portent sur leur âge, la faible légitimité de l’écrit bureaucratique, leur distance par rapport à l’administration opérationnelle. L’association de l’inspection à une situation de mort professionnelle est commune à tous ces services (Célérier, 2016, pp. 102–103) et traduite dans l’expression consacrée de « cimetière des éléphants ». Cette représentation semble pourtant surprenante car les services d’inspection accumulent des ressources symboliques importantes : leur rattachement à un ministre ou à un directeur général les place au plus proche des sommets de l’administration et leurs effectifs sont constitués de hauts fonctionnaires passés par les fonctions les plus prestigieuses de leur administration. En remettant en question la qualité intellectuelle des inspecteurs, au principal motif de leur âge, les agents du ministère confortent en pratique leur légitimité à mettre en doute la qualité des rapports produits par ces agents. Plus largement, la dénonciation fréquente de rapports orientés, rédigés par des rapporteurs non indépendants dans la pratique, sert une stratégie classique de production de l’ignorance par remise en cause de l’intégrité des producteurs de savoirs gênants (Déplaude, 2017).
48Plus que l’action consciente de groupes isolés, on peut voir dans le dispositif de dénigrement des inspecteurs un moyen institutionnel de se prémunir des interprétations du monde qui entreraient en contradiction avec les cadres d’interprétation dominants dans l’institution. Plus précisément, certains rapports peuvent livrer une représentation de la réalité qui n’est pas cohérente avec celle du commanditaire, ce qui provoque une dissonance cognitive (Festinger, 1962). Le récepteur cherche alors à atténuer cette dissonance en mettant les informations qu’il lit en cohérence avec la perspective qui est la sienne. Croire dans l’incompétence des rapporteurs est un moyen pour les agents de l’administration de conserver la possibilité d’une « amnésie institutionnelle » (Douglas, 2008) c’est-à-dire la capacité de l’institution à préserver l’ordre établi en ne prenant en compte que les connaissances congruentes avec ses modes d’interprétation dominants.
49Cet article avait pour ambition de mettre en évidence les tensions entre connaissance et ignorance inhérentes au rapport. L’analyse proposée a ainsi pu montrer que, plutôt que l’action consciente et organisée de certains groupes dominants, l’ignorance produite par les inspections résulte de caractéristiques organisationnelles, telles que la division du travail inspectoral, de principes de vision qui maintiennent certains sujets en dehors des frontières de l’inspectable, mais également de dispositifs matériels, comme les check-lists, les vade-mecum et les modalités concrètes d’archivage des rapports. Deux résultats principaux peuvent être retenus.
50Le premier concerne le rôle de l’ignorance dans la production du changement institutionnel par les rapports. L’anticipation de la réception par les inspecteurs sous-tend la mise de côté de certaines préconisations ou d’analyses dissonantes au regard du cadre dominant de conception du rôle des politiques culturelles et de la mise en œuvre de l’action publique. Des dispositifs collectifs garantissent en outre la gestion des savoirs inconfortables produits malgré ces précautions. Cette ignorance est une condition de la connaissance. Aussi les rapports produits ont-ils bel des bien des effets, mais à moyen, voire long terme. Une étude de l’IGAC montrait d’ailleurs en 2007 que les propositions de portée limitée étaient plus mises en œuvre que celles proposant une réforme de fond. Toutefois, les préconisations ambitieuses peuvent elles aussi être mise en œuvre. Elles le sont sur le long terme, à la faveur de l'évolution des cadres cognitifs à laquelle elles participent de manière diffuse. Ainsi un fonds dédié à la conversion des danseurs a été créé à la suite du rapport de l’IGAC sur le sujet en 2004 ; un autre exemple, celui de la fusion du régime des artistes auteurs, géré par la maison des Artistes, avec l’Association pour la GEstion de la Sécurité sociale des Auteurs (AGESSA) préconisée dans un rapport en 2005, s’est concrétisé dans un projet de réforme en 2014.
51Le second apport est de montrer l’ignorance comme dispositif socio-matériel du maintien de la répartition des pouvoirs. Le rapport comme acte d’écriture performatif ne fait pas que dessiner une représentation des enjeux culturels : il définit également ce que sont ces politiques. La traduction technique dominante depuis les années 2000 dépolitise les questions culturelles. Leur traitement est soustrait au débat public, maintenu dans un entre-soi confiné. Au sein même de l’administration, le manque de rigueur du dispositif de stockage contribue à dessiner une frontière symbolique entre ceux qui savent et ceux qui savent qu’ils ne savent pas ce que contiennent les rapports.
L’autrice tient à remercier les relecteurs et relectrices anonymes de la revue ainsi que les coordonnateurs et coordonnatrices du numéro pour leurs critiques particulièrement constructives.