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Dossier thématique
Traduction

La sociologie de l’ignorance de Amos Funkenstein et Adin Steinsaltz

Un essai ignoré et fascinant
Sociology of Ignorance by Amos Funkenstein and Adin Steinsaltz. A fascinating, ignored essay
La sociología de la ignorancia de Amos Funkenstein y Adin Steinsaltz. Un ensayo ignorado y fascinante
Ilana Löwy

Résumés

Cet article introduit et met en contexte un essai, La sociologie de l’ignorance, publié en hébreu 1987 par deux historiens d’idées renommés, Amos Funkenstein et Adin Steinsatz. Cet ouvrage explique que l’idée d’un « savoir ouvert » accessible à tous est née dans deux traditions culturelle distinctes : la tradition hébraïque, avec une étude des textes sacrés sous forme d’une discussion collective, et la tradition grecque, avec le développement de la preuve mathématique. Cette production du « savoir ouvert » a été accompagné par une production parallèle de l’ignorance. Pour les deux auteurs, bien que la production du savoir et d’ignorance sont liées, il s’agit de deux domaines distincts. L’ignorance n’est pas définie comme une simple absence des connaissances, mais comme une entité distincte, activement produite et maintenue par des mécanismes spécifiques et puissants qu’ils analysent : l’occultation des informations, leur dévalorisation sociale, ou encore la désinformation délibérée.

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Texte intégral

1L’ignorance est un thème récent de recherche en sciences sociales. L’appel à communications pour le numéro spécial de la Revue de l’anthropologie des connaissances dédié aux ignorance(s) explique ainsi que depuis une dizaine d’années l’ignorance est une thématique de recherche en vogue aussi bien en sociologie, en philosophie, en histoire et en anthropologie. En effet, les ouvrages et les articles consacrés à ce thème datent pratiquement tous du XXIe siècle (Galison, 2004 ; McGoey, 2014 ; Proctor & Schiebinger, 2008 ; Dedieu & Jouzel, 2015). Ces recherches ont pourtant un précédent : un petit livre (de 93 pages), La Sociologie de l’Ignorance, de Amos Funkenstein et Adin Steinsaltz, publié en 1987 et destiné à des lecteurs non spécialisés (Funkenstein & Steinsaltz, 1987). Il ne s’agit pourtant pas d’un travail pionnier qui a ouvert la voie aux autres recherches dans le domaine. Ce livre est resté peu connu, malgré le fait qu’au moment de sa publication ses deux auteurs bénéficiaient déjà d’une notoriété considérable. Et pour cause : il a été publié en hébreu dans une édition relativement limitée et n’a jamais été traduit. Son histoire est fascinante, et non sans rapport avec son sujet, la sociologie de l’ignorance, ou plutôt un des mécanismes majeurs de la sociologie de l’ignorance décrit dans ce livre : la suppression délibérée des connaissances.

2Bien que le livre ait pour titre La Sociologie de l’ignorance, ses auteurs n’étaient pas des sociologues. Funkenstein, décrit parfois comme un « homme de la Renaissance », ou le dernier des grands philosophes juifs allemands, était un historien des idées très connu, spécialisé – si dans son cas on peut parler de spécialisation – dans l’étude de la science au Moyen Âge et à la période moderne (Biale & Westman, 2008). Le rabbin Steinsaltz, était connu avant tout pour sa traduction commentée du Talmud – une œuvre monumentale de 45 volumes – en hébreu (le Talmud était à l’origine écrit en araméen, la principale langue parlée par les juifs à l’époque de son écriture, entre les IIIe et VIe siècles après JC). Cette traduction a été par la suite partiellement retraduite en anglais, français, russe et espagnol (Trinq, 2001 ; Kershner, 2010). Steinsaltz était réputé pour l’étendue de sa culture générale, ses talents linguistiques, et ses amples connaissances de l’histoire qui lui ont permis de situer le Talmud dans son contexte historique précis, tout en mettant en évidence sa signification religieuse, mais aussi sociale, culturelle et juridique.

3Funkenstein et Steinsaltz étaient des amis de jeunesse. Ils se sont rencontrés alors qu’ils empruntaient des trajectoires opposées. Funkenstein, né dans une famille juive religieuse, s’est graduellement éloigné de la religion ; il a aussi épousé des idées progressives et anti- nationalistes. Steinsaltz est né dans une famille laïque de gauche. Son père a combattu dans les brigades internationales pendant la guerre d’Espagne. Adolescent, il a découvert la tradition judaïque, et a fini par faire des études religieuses et devenir rabbin. Malgré la divergence de leurs trajectoires, ils sont restés de bons amis, unis par une grande curiosité intellectuelle, une érudition impressionnante et un intérêt partagé pour la place du judaïsme dans l’histoire de la pensée mondiale. Quand la direction de la station de radio de l’armée israélienne a proposé à Funkenstein de diffuser une série de treize conférences sur un sujet de son choix dans le cadre du programme « Université radiophonique », il a invité son ami Steinsaltz à faire cette série de conférences avec lui. L’Université radiophonique était un programme de radio très populaire en Israël. Diffusé tous les matins en semaine, ce programme demandait chaque fois à un chercheur connu de faire une série d’émissions pour présenter ses travaux à un public plus large. Ce public n’était nullement limité aux soldats : la radio de l’armée avait de très nombreux auditeurs. Toutefois, puisqu’en Israël tous les jeunes citoyens juifs des deux sexes font leur service militaire obligatoire immédiatement après la fin de leurs études secondaires, la population des soldats inclut tous ceux qui vont par la suite aller à l’université. En outre, le programme d’Université radiophonique invitait un éventail très large de conférenciers, y compris ceux qui étaient connus pour leurs idées non-orthodoxes. Paradoxalement, les idées exprimées par les invités de la station de radio militaire dans les années 1970 et 1980, étaient souvent moins conformes au consensus national que celles propagées par la station de radio officielle de l’État. Il est raisonnable d’assumer que Funkenstein et Steinsaltz avaient une liberté totale pour concevoir leurs conférences. Ces conférences ont été transcrites par la suite et publiées par les éditions de la radio de l’armée, comme le furent de nombreuses autres séries de conférences de l’Université radiophonique.

  • 1 Renaissance man Amos Funkenstein dies at age 58, Jewish News of Northern California, 17 novembre, h (...)
  • 2 Une telle interdiction existe uniquement dans le judaïsme orthodoxe, prédominant en Israël. Le juda (...)

4Funkenstein est mort en 1995.1 À cette époque Steinsaltz, qui consacrait tous ses efforts à une traduction commentée du Talmud, craignait que les dirigeants spirituels du judaïsme orthodoxe s’opposent à l’œuvre de sa vie et limitent sa portée. Il a donc décidé de se rapprocher autant que possible de ce courant, en reniant publiquement ceux de ses travaux perçus comme « déviants » par les rabbins ultra-orthodoxes, tel l’essai sur la sociologie de l’ignorance. La principale objection des rabbins à l’ouvrage consacré à la sociologie de l’ignorance, et aux autres écrits non religieux de Steinsaltz, concernait sa critique de l’interdiction absolue pour les femmes juives de faire des études religieuses – en effet un exemple particulièrement parlant de la propagation délibérée de l’ignorance.2 En voie de conséquence, Steinsaltz a catégoriquement interdit la republication et la diffusion de ses écrits « hérétiques ». Steinsaltz est mort en août 2020 (Berger & Kershner, 2020). Il parait qu’à la fin de sa vie, rassuré par le succès de sa traduction du Talmud, terminée en 2010, il est partiellement revenu sur la récusation de ses positions non-orthodoxes. Toutefois le petit ouvrage sur la sociologie de l’ignorance, disparu de la circulation depuis longtemps, reste peu connu.

  • 3 Le physicien et historien de la science Derek de Solla Price a été parmi les premiers à attirer l’a (...)

5La Sociologie de l’ignorance porte clairement la marque d’une transcription de conférences orales. Le texte ne fournit pratiquement pas de références, il contient des répétitions, probablement insérées pour rappeler certains points aux auditeurs, et certaines phrases du livre, difficiles à comprendre, deviennent plus accessibles quand on les prononce à haute voix. En outre, certains arguments des auteurs, tels que l’idée qu’il est possible de faire une distinction nette entre les connaissances théoriques et le savoir-faire pratique, ont été modifiés par la suite par des travaux d’historiens de la science qui ont démontré l’importance du savoir-faire pratique dans la production des connaissances scientifiques fondamentales.3 Des chercheurs ont mis en en évidence le rôle clé des producteurs de bière pour les recherches en physique, celui des fabricants de teintures pour le développement de la chimie, des chirurgiens-barbiers et des sages-femmes pour le développement des connaissances médicales, mais aussi la contribution importante des considérations pratiques pour le développement de domaines abstraits comme l’astronomie ou les mathématiques, et ceci depuis l’antiquité. En outre, Funkenstein et Steinsaltz ont souvent illustré leur discussion sur la diffusion délibérée de l’ignorance par les pouvoirs publics – propagande, occultation des faits et désinformation – par des exemples tirés des pays de l’ex-bloc soviétique, disparu après 1989. Toutefois, si certains éléments de livre de Funkenstein et Steinsaltz peuvent être perçus aujourd’hui comme des généralisations excessives ou des analyses partiellement dépassées, beaucoup d’autres éléments sont toujours valables, et certains sont même d’une grande actualité.

6La Sociologie de l’ignorance commence par l’affirmation, allant de soi pour les gens qui s’intéressent à l’ignorance en 2020 mais qui n’était nullement évidente dans les années 1980, que l’ignorance n’est pas une simple absence des connaissances ni l’image miroir d’une telle absence. Bien que la sociologie de la connaissance et celle de l’ignorance soient liées, il s’agit de deux domaines distincts. L’ignorance – définie comme une absence de connaissances qui a des conséquences sociales – est produite, diffusée et maintenue activement par des mécanismes spécifiques : l’occultation des informations, leur dévalorisation sociale, ou encore la désinformation délibérée. La diffusion active de l’ignorance a souvent des buts très précis, économiques ou stratégiques. Un exemple évident est le secret militaire, une composante essentielle du métier de soldat. Il se trouve toutefois que fréquemment le secret militaire dépasse son utilité stratégique directe, et donne naissance à une culture du secret généralisée qui incite les militaires à occulter aussi des choses qui n’ont pas besoin d’être secrètes. De même, l’habitude de manier le secret politique peut dépasser le cadre de son utilité directe et se transformer en une occultation systématique des véritables intentions et motivations des politiciens, la cultivation de l’équivoque, la dévalorisation des informations qui ne s’accordent pas avec l’image que les politiciens veulent diffuser, et la propagation systématique de la désinformation. De telles approches n’existent pas uniquement dans les états totalitaires. On peut les observer aussi, bien qu’à une échelle plus réduite, dans les états démocratiques, parce que tous les états ont tendance à traiter les autres états, y compris leurs alliés du moment, comme des ennemis potentiels. Et pratiquement tous les gouvernants veulent cacher certaines choses à ceux qu’ils gouvernent.

7Puisque ces réflexions sur la sociologie de l’ignorance ont été rédigées par deux historiens des idées, la majeure partie du livre est consacrée à une description détaillée de l’histoire de la production, diffusion et stabilisation de l’ignorance. Cette histoire, selon Funkenstein et Steinsaltz, est étroitement liée à la différence entre le savoir ouvert et le savoir fermé. Le savoir fermé n’est transmis qu’à un groupe limité d’individus. Il peut s’agir d’un savoir tacite ou, pour suivre l’historien de la médecine Christopher Lawrence, des connaissances incommunicables (Lawrence, 1985). Un tel savoir – celui d’un artisan, d’une sage-femme, d’un chasseur, d’une cuisinière, d’un chirurgien – est transmis par l’observation des individus qui possèdent ce savoir et par l’apprentissage, et ne peut pas être codifié avec précision. Il peut aussi inclure une partie de « secrets de métier », ou de secrets tout court. Par contraste, le savoir ouvert est, en principe au moins, transmissible et ouvert à tous, puisqu’on peut le codifier et montrer à chaque moment comment on est arrivé à des conclusions spécifiques.

8Funkenstein et Steinsaltz affirment que l’invention du concept du savoir ouvert a été un tournant très important dans l’histoire de l’humanité. Ce concept a vu le jour dans l’antiquité dans deux sites distincts, et pour des raisons très différentes. Il a été développé par les hébreux de retour du premier exil babylonien, au Ve siècle avant JC. Pendant cette période, selon la tradition juive, les « sages » sous la direction d’Ezra le Scribe, ont élaboré une méthode « ouverte » d’étude de la loi religieuse sous la forme d’une discussion collective, qui a été par la suite transcrite et transmise aux générations suivantes. Une telle approche collective a permis l’accumulation graduelle des connaissances, mais aussi leur modulation, questionnement et contestation. Elle a été concrétisée plus tard par l’écriture du Mishna et du Talmud, et par l’élaboration d’un système d’études fondé sur la dispute (le pilpul) perpétué jusqu’aujourd’hui dans les écoles religieuses (yeshivoth)4. Cent cinquante ans plus tard, au IIIe siècle avant JC, les grecs ont élaboré une forme très différente de savoir ouvert, celle de la preuve mathématique qui est codifiée et transmissible, et en même temps soumise au regard critique, à la modification et à la contestation. Funkenstein et Steinsaltz expliquent que le concept du savoir ouvert est un idéal rarement atteint. En outre, jusqu’à très récemment, le savoir défini comme ouvert se partageait uniquement parmi les individus de sexe masculin, les citoyens libres et fortunés. Néanmoins, l’existence d’un tel idéal, comme celui de l’idéal de la démocratie ou de la justice impartiale, a eu des conséquences importantes.

9L’histoire de la diffusion des connaissances peut être représentée comme celle des tensions entre savoir ouvert et savoir fermé, ou comme la disqualification de certaines formes de savoir jugées dépourvues de signification, inutiles, fausses ou nocives. Au Moyen-Âge la création des guildes professionnelles a codifié la fermeture de certaines connaissances, puisque leur acquisition passait par un long processus rigoureusement réglementé d’apprentissage et de qualification. La création des universités a été un autre moyen de contrôle du savoir, dans ce cas lié à la dévalorisation de pans entiers de connaissances : celles des couches populaires, des femmes, des peuples autochtones. Dès ses origines, l'université était un lieu qui permettait le débat critique – à condition que la participation à ce débat soit limitée à un nombre réduit de personnes triées sur le volet.

10Le monopole des universités, liées jusqu’au XIXe siècle à l’église, fut contesté par l’idéologie des Lumières qui a propagé l’idéal du savoir ouvert. Cet idéal est entré en contradiction avec l’aspiration des couches dominantes à limiter l’accès à certaines connaissances afin d’éviter la propagation des idées dangereuses pour elles et conserver leur pouvoir. De ce fait, l’élargissement de la diffusion des connaissances a stimulé des efforts plus intensifs pour propager l’ignorance, une tendance qui continue aujourd’hui également.

11Funkenstein et Steinsaltz terminent leur exposé historique en proposant une typologie des justifications de l’ignorance. La première justification est la classification de certaines connaissances comme dépourvues d’intérêt ou de valeur. La deuxième est la suppression des connaissances qui déstabilisent les systèmes de pensée existants, comme les exceptions qui mettent en question les règles établies. La troisième est la définition de certaines connaissances comme étant des choses que les « gens honnêtes » doivent ignorer s’ils veulent garder leur situation sociale. La quatrième justification est la classification de certaines connaissances comme dangereuses pour l’individu qui les possède, parce qu’elles peuvent corrompre son âme. La cinquième justification est la sauvegarde de l’ordre social par la prévention d’un scepticisme et d’un cynisme corrosif.

12Puisque l’ignorance est perçue comme nécessaire pour le maintien des structures fondamentales de la société, il fallait développer des mécanismes spécifiques pour la produire et la maintenir. Funkenstein et Steinsaltz en proposent trois : des entraves à la libre circulation des connaissances ; l’affaiblissement du statut des connaissances pertinentes ; et la diffusion délibérée de la désinformation. Le premier mécanisme, les entraves à la circulation des connaissances, se fonde sur l’accès sélectif aux informations, le pouvoir des monopoles professionnels sur la production et la diffusion des savoirs, l’utilisation des jargons professionnels, et le maintien du secret. Le deuxième, l’affaiblissement du statut des connaissances pertinentes, passe souvent par l’inondation des individus par des informations dépourvues de valeur afin de diminuer leur capacité de distinguer entre l’essentiel et le superflu – une approche utilisée par la publicité et la propagande – et par la présentation des connaissances sous une forme simplifié et déformée, une approche utilisée par les médias mais aussi par certaines formes d’éducation. Le troisième mécanisme, la désinformation – qui peut prendre la forme d’une occultation des connaissances, leur dénigrement, ou leur remplacement par des connaissances fausses – est utilisé par les militaires, par les régimes totalitaires, mais aussi, partiellement au moins, par des états démocratiques.

13Funkenstein et Steinsaltz concluent en expliquant que leurs réflexions sur la sociologie de l’ignorance n’épuisent nullement ce sujet, et ne représentent qu’une vision partielle et incomplète des multiples formes de production et de diffusion de l’ignorance. Il est de l’intérêt de chacun de se pencher sur ce phénomène important et de s’efforcer de comprendre la fonction sociale précise remplie par l’ignorance dans un contexte donné.

14L’argument central du livre de Funkenstein et Steinsaltz est que l’ignorance se produit massivement, partout, et par de multiples moyens. Et une fois qu’on entame la recherche des sites de sa production, il est facile de les trouver. En 2006, j’ai commencé une courte présentation de leur livre dans un colloque par une anecdote. A cette époque, ma recherche m’avait amenée à consulter les archives d’un grand hôpital à New York. Un archiviste m’avait demandé de monter au 25ème étage, mais en arrivant à l’hôpital le réceptionniste m’a dit que je me trompais sûrement : l’hôpital n’avait que 23 étages. Ce qui semblait être exact : tous les ascenseurs dans le hall de l’hôpital s’arrêtaient au 23ème étage. Finalement quelqu’un m’a indiqué un ascenseur à l’arrière du bâtiment qui montait au 25ème étage. J’ai découvert que le problème n’était pas l’accès aux archives de l’hôpital, nichées dans les combles du bâtiment, mais l’accès au service hospitalier secret situé au 24ème étage. Dans ce service on traitait des malades « invisibles », tels que des individus souffrant de malformations graves ou dans un état végétatif permanent, qui pourraient nuire à une perception « positive » de l’hôpital comme un lieu de soins et, ce qui était vraisemblablement sa vocation originelle, des patients souffrant de maladies infectieuses perçues comme particulièrement dangereuses (Kaufman, 2005). Dans les années 1980, ce service hospitalier secret hébergeait des malades atteints du sida. Bien que les médecins sachent pertinemment que cette pathologie ne peut pas se transmettre par un simple contact physique, la panique autour du sida les a amenés à cacher la présence des malades atteints de cette maladie. Les architectes qui dans les années 1930 ont construit un hôpital avec de nombreux ascenseurs accessibles à tous, et un ascenseur caché qui permettait l’accès à un service hospitalier dissimulé, ont incorporé le secret dans la structure d’un bâtiment public – bel exemple de la quantité de travail qui peut être nécessaire pour la production active de l’ignorance.

  • 5 La couverture de La Sociologie de l’ignorance reproduit une illustration de la première édition d’A (...)

15Dans la conclusion de leur ouvrage, Funkenstein et Steinsaltz citent l’histoire, tirée d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, du chevalier blanc qui rêvait de se teindre la barbe en vert, et en même temps de posséder un éventail magique capable de rendre invisible la barbe verte.5 La tâche de la sociologie de l’ignorance, selon Funkenstein et Steinsaltz, est de démontrer l’existence de cet éventail et de le démasquer. C’est une tâche qui est devenue beaucoup plus urgente à une période pendant laquelle, avant la generalisation des usages de web, et l’avènement d’innovations technologiques et sociales difficilement imaginables en 1987, stimule la propagation virale de tels éventails magiques.

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Bibliographie

Berger, J. & Kershner, I. (2020). Adin Steinsaltz, 83, Dies; Created Epic Translation of Talmud, The New York Times. 9 août, https://www.nytimes.com/2020/08/09/books/rabbi-adin-steinsaltz-dead.html, consulté le 25 juin 2021.

Biale, D. & Westman, R. (2008). The last German-Jewish Philosopher: The Intellectual Biography of Amos Funkenstein. Dans R. Westman & D. Biale (éd.), Thinking Impossibilities: The Intellectual Legacy of Amos Funkenstein (pp. 3-12). Toronto: The University of Toronto Press.

Dedieu, F. & Jouzel, JN. (2015). Comment ignorer ce que l’on sait ? Revue française de sociologie, 56(1), 105-133.

Funkenstein, A. & Steinsaltz, A. (1987). HaSociologia Shel HaBaaruth. Tel Aviv: Éditions du Ministère de la Défense.

Galison, P. (2004). Removing knowledge. Critical Inquiry, 31(1), 229-243.

Kaufman, S.R. (2005). And a Time to Die… How American Hospitals Shape the End of Life. New York: Scribner.

Kershner, I. (2010). Life wWork is a Talmud Accessible to all Jews, The New York Times. 18 novembre, https://www.nytimes.com/2010/11/19/world/middleeast/19israel.html, consulté le 25 juin 2021.

Lawrence, C. (1985). Incommunicable Knowledge: Science, Technology and the Clinical Art in Britain, 1850-1914. Journal of Contemporary History, 20(4), 503-520.

McGoey, L. (2014). An Introduction to the Sociology of Ignorance. Essays on the Limits of Knowing. New York: Routledge.

Proctor, R. & Schiebinger, L. (2008). Agnotology: the Making and Unmaking of Ignorance. Stanford: Stanford University Press.

Trinq, H. (2001). Adin Steinsaltz, le magicien du Talmud, Le Monde. 1 août. Co https://www.lemonde.fr/archives/article/2001/08/01/adin-steinsaltz-magicien-du-talmud_212132_1819218.html, consulté le 25 juin 2021.

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Notes

1 Renaissance man Amos Funkenstein dies at age 58, Jewish News of Northern California, 17 novembre, https://www.jweekly.com/1995/11/17/renaissance-man-amos-funkenstein-dies-at-age-58/consulté le 25 juin 2021.

2 Une telle interdiction existe uniquement dans le judaïsme orthodoxe, prédominant en Israël. Le judaïsme conservateur et réformiste, majoritaire par exemple aux États-Unis, permet aux femmes de faire des études religieuses et de devenir rabbins.

3 Le physicien et historien de la science Derek de Solla Price a été parmi les premiers à attirer l’attention, notamment dans son ouvrage Science Since Babylon (Yale University Press, 1961), sur le rôle des savoirs pratiques dans la production des connaissances scientifiques fondamentales, mais ce sujet a pris une importance plus grande dans les recherches en histoire des sciences seulement partir de la fin des années 1980.

4 Jewish Encyclopedia donne une bonne description du pilpul. http://www.jewishencyclopedia.com/articles/12153-pilpul, consulté le 25 juin 2021.

5 La couverture de La Sociologie de l’ignorance reproduit une illustration de la première édition d’Alice au pays des merveilles, de 1865, qui montre Alice avec le chevalier blanc.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Ilana Löwy, « La sociologie de l’ignorance de Amos Funkenstein et Adin Steinsaltz »Revue d’anthropologie des connaissances [En ligne], 15-4 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2021, consulté le 18 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/rac/24015 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rac.24015

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Auteur

Ilana Löwy

Historienne des sciences et de la médecine, directrice de recherche à l’Inserm, rattachée au Centre de recherche médecine, sciences, santé, santé mentale, société (CERMES3). Sa carrière s’est déroulée entre la France, Israël, l’Allemagne, les États-Unis et l’Angleterre, plus récemment le Brésil. Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages marquants sur l’histoire du cancer, des épidémies ainsi que sur les questions de genre. Ses travaux actuels portent sur l’épidémie de Zika au Brésil, et sur covid-19.
ORCID : https://orcid.org/0000-0001-6963-0578

Adresse : CERMES (INSERM/CNRS/ EHSS), 7 rue Guy Moquet, FR- 99801 Villejuif (France)
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