Extraits de La Sociologie de l’Ignorance
Résumés
Cet article est une traduction d’extraits de l’introduction et de la conclusion de l’ouvrage intitulé l’intitulé HaSociologia Shel HaBaaruth [La sociologie de l’ignorance], publié en hébreu en 1987 à Tel Aviv (Éditions du Ministère de la Défense) par deux historiens des idées renommés, à partir d’une série de conférences radiophoniques. Jamais traduit, cet ouvrage novateur a eu peu d’influence sur la vague de travaux traitant l’ignorance, publiés à partir des années 2000. Amos Funkenstein et Adin Steinsaltz proposent une réflexion originale sur la production active l’ignorance, une entreprise qui demande un effort considérable et qui est tout-à-fait distincte de la production des connaissances.
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Mots-clés :
Funkenstain (Amos), Steinsaltz (Adin), savoir-faire, savoir ouvert, secret militaire, désinformation, propagandeKeywords:
Funkenstain (Amos), Steinsaltz (Adin), know-how, open science, military secret, disinformation, propagandaPalabras claves:
Funkenstain (Amos), Steinsaltz (Adin), saber-hacer, ciencia abierta, secreta militar, desinformación, propagandaTexte intégral
Notre sujet
1Nous nous penchons sur un sujet rarement étudié : la sociologie de l’ignorance. Notre argument est que la sociologie de l’ignorance n’est pas l’opposé de la sociologie de la connaissance. L’ignorance, telle que nous allons l’étudier, n’est pas uniquement l’absence de connaissances temporaires ou résultant d’un hasard. Nous allons parler ici de l’ignorance produite par la société et maintenue ou propagée intentionnellement. Il s’agit d’un domaine d’étude distinct : tout ce qui appartient à la sociologie de la connaissance n’appartient pas nécessairement à la sociologie de l’ignorance, bien qu’il y ait sans doute un lien important entre ces deux domaines.
2Commençons par jeter un regard rapide sur un domaine bien mieux étudié, celui de la sociologie de la connaissance. D’une part on peut dire que la sociologie de la connaissance est aussi ancienne que la culture humaine. Toute utilisation de termes tels que préjugé, vision subjective, etc., témoigne de l’existence d’une « sociologie de la connaissance » telle qu’elle peut être définie d’une manière très large. De même, toute tentative de comprendre une autre culture passe par un effort d’explication sociologique de cette culture, et donc des connaissances qu’elle contient. Déjà pendant l’antiquité grecque et romaine, les historiens ont décrit et tenté d’expliquer des cultures différentes. Cependant, ils les ont jugées uniquement selon les critères de leur propre culture. Par contre, une sociologie de la connaissance prend en considération aussi la culture du chercheur lui-même. Une telle approche s’est développée beaucoup plus tard. Dans sa « théorie des idoles », Francis Bacon, un philosophe du XVIIe siècle, propose une classification qu’on peut décrire comme une forme embryonnaire de la sociologie de la connaissance. Bacon insiste dans son livre sur le rôle des préjugés, définis comme tout ce qui est perçu comme une erreur par des individus qui se trouvent hors d’un système de connaissances donné. On peut voir une telle définition comme un début de réflexion sur la sociologie de la connaissance. La sociologie de la connaissance proprement dite, une approche qui a commencé à se cristalliser au XIXe siècle et s’est développée au XXe siècle, ne se limite pas à expliquer les erreurs par la culture et les structures sociales. Elle reconnait que la vérité aussi est relative, et dépend des structures sociales.
3La perspective qui reconnait un lien entre les structures sociales et la connaissance a ses origines dans les théories marxistes, qui soulignent que toutes les formes du savoir organisé sont une expression des forces productives d’une société donnée à un moment précis, et sont influencées par les intérêts de telle ou telle classe sociale. Entre les deux guerres, Max Scheler (1874-1928) et Karl Mannheim (1893-1947) ont élaboré les principes de la sociologie de la connaissance, tandis que plus récemment le travail le plus intéressant dans ce domaine est celui de Peter Berger et Thomas Luckman, La construction sociale de la réalité, (NY: Anchor Books, 1966 ; traduction française, Pierre Taminiaux, Armand Colin, 1986). On peut se demander ici si le constat que tout savoir, vrai ou faux, dépend du contexte social et est conditionné par des évènements historiques précis qui peuvent être mis en évidence par des sociologues, n’invalide pas la notion même de la connaissance et n’élimine pas tous les critères de la vérité. Si tout savoir dépend du contexte social dans lequel il est produit, ce constat est vrai aussi pour la sociologie de la connaissance. Dès le XIXe siècle, il devient de plus en plus manifeste que même le développement des sciences autrefois perçu comme isolé des influences sociales, n’est pas totalement libre de telles influences. En voie de conséquence, on pourrait penser que la sociologie de la connaissance est prisonnière du paradoxe d’Epidmendes le Crétois, qui a déclaré que toutes les affirmations des habitants de l’ile de Crète – et donc les siennes aussi – sont des mensonges. De tels paradoxes ont menacé au début de XXe siècle de déstabiliser les fondements des mathématiques. Toutefois le constat que « toutes les affirmations sont mensongères » n’est pas identique au constat « toutes les affirmations sont relatives ». Le premier constat se contredit, puisqu’il s’inclut lui-même. Le deuxième s’inclut lui-même aussi, mais ne se contredit pas : il peut rester vrai, bien que cette vérité soit reconnue comme étant relative et temporaire. Au pire, le constat « toutes les connaissances sont relatives » peut nous mener à une régression à l’infini. La « crise de l’historicisme » qui se réfère à l’affirmation que les connaissances en sciences sociales sont relatives, ne conduit pas à l’invalidation de ces connaissances. Et puisque les mathématiques ont fini par utiliser leurs paradoxes d’une manière constructive, ceci est d’autant plus vrai pour les sciences sociales, capables de faire face à un problème difficile mais pas insoluble.
4Notre recherche s’intéresse à l’ignorance, mais pas à n’importe laquelle. Le slogan de George Orwell (dans son livre 1984), « l’ignorance, c’est le pouvoir », illustre notre argument que l’ignorance qui a un intérêt du point de vue social n’est pas simplement l’absence de savoir. Elle n’est pas non plus une entité purement négative, c’est-à-dire quelque chose qui n’existe pas ou dont nous ne savons pas encore qu’elle existe. Nous nous intéressons à une définition bien plus précise de l’ignorance, que nous allons développer le long de cet ouvrage : une ignorance qui est produite activement, qui dépend d’un contexte social et culturel précis, et qui enlève certains domaines et certains éléments de connaissance de l’ensemble des choses connues par tous. Il ne s’agit pas non plus de l’ignorance qui est le fruit du hasard ou un phénomène marginal, mais de l’ignorance comme une entreprise sociale et pédagogique ayant des buts bien définis. Une telle ignorance, générée d’une manière délibérée, peut être produite activement, ou constituée par omission. La société produit de l’ignorance en utilisant les mêmes approches qui servent pour produire des connaissances. Il y a des connaissances que la société diffuse activement, par exemple à travers les structures de l’éducation, et des connaissances qui appartiennent au domaine du savoir général et sont connues de tous, sans que la société doive faire un effort particulier pour les propager. De même, d’une part, il y a une ignorance qui découle quasi-automatiquement de la structure générale d’une société donnée et des forces qui la façonnent. Mais d’autre part, il y a aussi une ignorance dirigée, consciente, produite par des mécanismes bien huilés, conçus spécifiquement pour produire et maintenir l’ignorance, soit en dissimulant ou déformant l’information dans des domaines précis, soit par la censure qui rend invisibles certaines choses, soit encore par le développement des structures sociales qui empêchent la circulation libre des connaissances.
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5L’ignorance que nous étudions est l’absence des connaissances qui ont une pertinence sociale. Dans de nombreux cas, l’absence de certaines connaissances est dépourvue de signification pour une société donnée. Les habitants de l’Égypte ancienne ignoraient l’existence des amibes et des microbes, des montagnes sur la lune, des trous noirs et des naines blanches dans le cosmos, mais ce constat ne nous apprend rien sur la structure de la société égyptienne dans l’antiquité. Il y a deux traits qui définissent l’absence des connaissances comme étant pertinente du point de vue social. L’un est que de telles connaissances existaient dans la société donnée, mais que certains individus ont été activement empêchés d’y avoir accès. Le deuxième est l’intérêt général de ces connaissances. Le fait que j’ai mangé ce matin un œuf à la coque pour mon petit déjeuner, et que pour des raisons privées je ne veux pas le dire à un ami avec lequel je suis en train de parler, n’a probablement pas un grand intérêt général. Il ne s’agit pas, donc, de l’ignorance qui a une pertinence sociale. Par contre, des connaissances médicales ou militaires peuvent avoir une grande importance générale, mais dans de nombreux cas, la société prend soin de limiter leur diffusion.
6Le secret n’est pas la seule source de l’ignorance socialement pertinente, mais il est un des éléments les plus facilement perceptibles quand on parle de la production de l’ignorance. On peut classer les secrets de plusieurs manières. On peut se demander quelle est la raison pour laquelle on garde certaines choses secrètes dans un contexte précis. Des secrets liés à des intérêts économiques ou militaires ont des barrières formelles à leur diffusion. D’autres secrets sont gardés pour préserver le bon fonctionnement d’une société ou d’un groupe social donné. Il est relativement aisé de comprendre pourquoi certaines connaissances sont définies comme secrètes et pourquoi leur occultation est directement incorporée dans le fonctionnement d’une société. Une question plus complexe, et probablement plus intéressante, est celle des mécanismes culturels qui favorisent l’occultation des éléments qui ne sont pas explicitement définis comme des secrets. Dans de nombreux cas, l’ignorance dépasse le cadre du secret tel qu’il est défini dans un contexte spécifique. Dans de tels cas elle peut se propager d’une manière moins rigoureusement contrôlée, en acquérant des dimensions supplémentaires et en modifiant les structures sociales.
7Le domaine de la défense peut illustrer ces deux modalités – directe et indirecte – de la diffusion de l’ignorance. Le secret militaire est, ceci va de soi, une partie essentielle du métier de soldat, aussi important que le port des armes. La stratégie militaire est, dans une grande mesure, l’art de cacher ses intentions aux adversaires. Dès l’antiquité les écrits sur la guerre mettent en avant la nécessite de garder le secret militaire, d’empêcher l’ennemi d’acquérir des connaissances sur la composition de l’armée, son équipement, ses projets et ses activités. Cette capacité à garder le secret est d’une très grande importance stratégique et tactique. L’ignorance de l’ennemi est amplifiée par la diffusion délibérée de la désinformation. Il s’agit dans ce dernier cas d’une intention délibérée d’induire en erreur, donc d’une production active de l’ignorance. Un militaire est, par définition, un gardien de secrets et un diffuseur de l’ignorance. Toutefois, l’ignorance diffusée par les militaires ne se réduit pas uniquement à la stricte surveillance des secrets. On peut observer aussi une tendance quasi-automatique des militaires à marquer « secret » ou « classé » tous les documents qui passent par leurs mains. Une telle tendance peut découler de la formation reçue par les militaires : ils détestent partager l’information, ou au moins une information exacte. Pour eux la diffusion de l’ignorance n’est pas uniquement une intervention ayant un but pratique et des contours bien définis, mais elle se transforme en une mission généralisée de désinformation.
8Le même principe est valable pour la politique aussi. On peut reprendre à son compte l’expression connue de von Clausewitz, et dire que la politique est une continuation de la guerre par d’autres moyens. Même dans des états démocratiques dans lesquels la politique est supposée être, en principe, un domaine ouvert et accessible à tous les citoyens, et dans lesquels les débats politiques et les interventions du pouvoir exécutif sont supposés être ouverts et transparents, dans la pratique l’action politique incorpore les mêmes définitions, principes et modalités d’action que ceux utilisés dans le domaine de la défense. Les stratégies politiques sont façonnées par les mêmes règles que les stratégies militaires, et les partis politiques tentent par divers moyens de tromper leurs opposants et de les induire en erreur quant à leurs véritables intentions. Dans presque tous les parlements, y compris parmi les plus respectables, les élus appliquent les mêmes ruses que les militaires, par exemple la désinformation ou l’espionnage chez leurs adversaires. Dans des systèmes politiques non-démocratiques, tels que les pays qui se nomment « démocraties populaires », les dirigeants affirment, ouvertement ou implicitement, qu’il n’est pas nécessaire ni même souhaitable d’informer le peuple sur des choses qui risquent de nuire aux intérêts du régime. Des gouvernements non démocratiques – et il est important de rappeler qu’aujourd’hui seulement une minorité de gouvernements sont démocratiques – sont souvent fondés sur le principe d’un secret absolu, et font un effort conscient de diffusion de l’ignorance absolue. De très nombreux états, et pas uniquement ceux qui appartiennent au bloc soviétique, classent ainsi comme secrets des pans entiers des connaissances sur les affaires extérieures ou intérieures du pays.
9Pour résumer, il existe toujours une tendance importante d’occultation des connaissances et de diffusion de la désinformation. Cette tendance est plus ou moins forte selon le lieu et la période, et s’intensifie dans certaines circonstances. Des services d’information de certains pays, tel le mal famé « ministère de la propagande » de Goebbels en Allemagne Nazie, vont devenir des outils principaux de la politique d’un pays donné. De tels exemples favorisent la reconnaissance de l’importance clé de la production et de la diffusion de l’ignorance dans tous les domaines d’intervention des pouvoirs politiques.
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La barbe verte et l’éventail
10On peut énumérer cinq mécanismes principaux de légitimation d’une perpétuation active de l’ignorance. Le premier mécanisme est le rejet des connaissances considérées comme dépourvues de pertinence, et classées comme n’étant d’aucune utilité, soit pour la société dans son ensemble soit pour un groupe social déterminé. Ainsi l’astrologie n’a aucune pertinence pour les astronomes, tandis que les connaissances techniques détaillées ne sont pas utiles pour des personnes n’ayant pas une occupation qui exige de telles connaissances.
11Le deuxième mécanisme est le rejet des connaissances qui risquent de perturber les bases cognitives d’une société. Les systèmes de pensée, scientifiques et non scientifiques, aspirent à être aussi cohérents que possible. La volonté de maintenir les systèmes de pensée existants et de permettre aux individus d’avoir un cadre de référence cohérent, favorise la tendance des détenteurs du savoir de percevoir leur système de pensée comme étant très bon ou au moins un système fondamentalement correct : il peut être élargi ou perfectionné mais ne nécessite pas un remaniement total. Il arrive cependant qu’on rencontre des phénomènes qu’on n’arrive absolument pas à intégrer dans le système de pensée existant. Les sociétés dites « primitives » tentent parfois d’éliminer par la force des telles entités dérangeantes, impossibles à classer dans les catégories qu’elles utilisent. Mais ceci n’est nullement spécifique à de telles sociétés : une tendance semblable existe aussi dans les sociétés « modernes ». Sauf que les sociétés « modernes » n’utilisent pas les moyens drastiques employés par les « primitifs ». Elles remplacent la force brute par des approches qui minimalisent ou occultent les éléments qui risquent de déstabiliser leur système de connaissances. Afin de masquer l’existence des donnés inconnues qui peuvent mettre en question la validité du savoir des cartographes, les cartes du Moyen-Âge marquaient sur les lieux dont la géographie était inconnue : « ici vivent des lions. » Les cartographies mentales de la période contemporaine appliquent des méthodes plus subtiles pour masquer ou minimaliser les phénomènes dérangeants. Une méthode fréquente est de définir de tels phénomènes comme des curiosités qui n’ont qu’une importance marginale. Une autre, également efficace, est d’occulter leur caractère déviant en leur attribuant un nom qui rend possible leur inclusion dans les taxonomies existantes. L’histoire des sciences nous apprend que les paradigmes nouveaux naissent souvent d’un regard nouveau sur les phénomènes auparavant perçus comme marginaux, exceptionnels ou dépourvus d’importance. Néanmoins, la puissance de la conviction des groupes sociaux et des peuples que leur système de connaissances est bon et qu’il faut masquer ou supprimer les exceptions pour le sauvegarder, continue à favoriser la perpétuation de l’inertie cognitive fondée sur l’ignorance délibérée des phénomènes dérangeants.
12Le troisième mécanisme de la légitimation de l’ignorance est la constitution de normes sociales qui définissent les limites des connaissances désirables qui permettent de classer un individu comme une « personne bien ». L’ignorance peut ainsi être conservée parce que se montrer ignorant dans certains domaines est une preuve de vertu, comme la modestie ou la probité. Un honnête homme ne doit pas savoir certaines choses parce que le fait qu’il les connait montre précisément qu’il n’est point honnête. Dans la société victorienne, les hommes de bonne société ne devaient pas exhiber des connaissances trop détaillées sur les corps et les dispositions psychologiques des femmes et, inversement, une femme de bonne famille ne devait pas connaitre trop de choses sur les hommes. Un exemple extrême d’une telle vision est déjà proposé dans le Talmud, qui raconte l’histoire d’un jeune homme venu au tribunal le lendemain de son mariage en déclarant qu’on l’avait trompé - la mariée n’était pas vierge. Au lieu de lui donner raison, le tribunal l’a condamné à être fouetté, puisque, s’il était expert dans ce genre de choses, il méritait un châtiment. Dans de tels cas, l’ignorance est perçue comme une partie intégrale de la structure sociale, et la possession de certaines connaissances démontre que la personne a dévié des normes sociales établies.
13L’ignorance peut aussi apporter des avantages. Dans la société du XIXe siècle, mais également dans une certaine mesure dans la nôtre, il n’était pas considéré bon pour un homme de montrer une bonne connaissance des occupations « féminines » comme le ménage et la cuisine, ni pour une femme de se montrer trop compétente dans les domaines « masculins » comme les finances. Une ignorance délibérée des domaines d’activité du sexe opposé a des avantages, puisqu’elle libère la personne ignorante de l’obligation d’accomplir certaines tâches. On ne peut pas demander à un homme qui ne sait pas comment faire la cuisine ou langer un bébé, de le faire, ce qui – comme de nombreux hommes le découvrent – facilite souvent leur vie. De même, une femme qui affirme ne rien comprendre aux finances peut justifier par cet argument le fait qu’elle dépense plus qu’elle ne peut se permettre de le faire. Dans de tels cas, la cultivation délibérée de l’ignorance n’a pas uniquement comme but la consolidation du statut social de la personne, mais peut aussi avoir des raisons tout à fait pratiques. Des penseurs comme Simone de Beauvoir ont montré d’une manière convaincante comment la restriction de l’accès des femmes à certaines connaissances a contribué à leur définition comme le « deuxième sexe », celui qui occupe une place dominée dans la société.
14Le quatrième mécanisme de légitimation de l’ignorance repose sur la définition de certaines connaissances comme dangereuses pour la personne qui les possède. Il y a des choses qu’une personne ne doit pas savoir. Parfois c’est l’individu lui-même qui prend la décision d’éviter d’apprendre certaines choses, puisque ces choses peuvent lui nuire. Il ne va donc pas lire certaines choses, ou il va éviter de fréquenter certains lieux. Une ignorance délibérée peut avoir une justification tout à fait rationnelle. Un espion ne veut pas savoir trop de choses sur le réseau d’espionnage auquel il appartient et posséder juste le strict minimum de connaissances nécessaires pour fonctionner bien, puisque s’il tombe aux mains de ses ennemis il ne pourra pas leur apprendre des choses qu’il ne sait pas. Ce genre de justification – que « pour leur propre bien » il n’est pas bon pour certaines personnes de savoir trop de choses, et que la diffusion de certaines connaissances est nuisible – est souvent utilisé par les pouvoirs. Un tel raisonnement justifie l’interdiction de la diffusion de la pornographie, ou la limitation de sa diffusion à certaines catégories d’individus et à certaines classes d’âge, par l’argument que ceux qui n’appartiennent pas à ces catégories risquent d’être irrémédiablement meurtris par l’exposition aux matériaux pornographiques. Un argument de telle nature est utilisé aussi pour limiter la circulation des armes atomiques. Un groupe de pays déclare que les secrets de l’atome doivent se limiter uniquement à ce groupe, parce que seulement ces pays sont compétents, et donc dignes, de posséder des armes nucléaires. Le club atomique doit être fermé et ne pas permettre l’entrée des pays qui risquent d’utiliser le nucléaire militaire d’une manière irresponsable. Seules les grandes puissances, présentées comme éclairées et responsables, méritent de posséder les connaissances nécessaires pour la manufacture des bombes atomiques. Elles doivent activement empêcher la possession d’un tel savoir par d’autres pays, moins éclairés, qui peuvent utiliser un tel savoir pour nuire aux autres ou à eux-mêmes.
15Le cinquième mécanisme de justification de la propagation de l’ignorance est le maintien de l’ordre social : la diffusion de certaines connaissances peut déstabiliser cet ordre. Une telle attitude peut exister à l’intérieur d’une famille nucléaire : il est interdit aux enfants de savoir certaines choses sur les parents où sur leurs maîtres, pour ne pas saper le respect des personnes d’autorité. Elle est fréquemment élargie à l’échelle d’un pays. Il est interdit aux citoyens de savoir certains choses sur leur dirigeants politiques et spirituels, parce que certaines connaissances peuvent amener les citoyens à mépriser ou contester leurs dirigeants. De même, une opinion répandue dans le passé mais qui n’a pas nullement disparu, suppose que « l’homme de la rue » n’a pas besoin de trop savoir sur ce qui se passe dans le monde ou à l’intérieur des structures de pouvoir de son propre pays, puisqu’un tel savoir peut saper sa confiance dans les institutions et diminuer son respect envers le gouvernement. Une des principales causes de tensions à l’intérieur des états démocratiques contemporains est la contradiction entre l’idéal de la participation de tous les citoyens dans les décisions politiques importantes, et la conviction des gouvernants que certaines choses doivent être décidées uniquement par eux, puisqu’ils sont les seuls compétents à le faire.
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16Les justifications divergentes de l’ignorance ont produit des stratégies variées pour sa propagation et sa conservation. De telles stratégies appartiennent à trois catégories principales : la prévention active de l’accès aux connaissances, la diffusion de l’ignorance sous couvert de la propagation des connaissances, et la désinformation active.
17Les titres professionnels sont un moyen efficace pour empêcher une circulation large des connaissances et pour les garder uniquement entre les mains d’un groupe réduit d’experts certifiés. Ainsi les titres universitaires permettent de conserver l’accès limité à un corpus de connaissances académiques et à sa transmission. Le même mécanisme existe dans d’autres occupations. Les syndicats tentent parfois de garder le monopole sur des connaissances professionnelles spécifiques et de limiter leur diffusion hors de leur contrôle. Les pouvoirs politiques définissent quelles connaissances sont accessibles uniquement à un groupe bien défini de fonctionnaires ; ils n’ont pas le droit de diffuser ces connaissances en dehors de leur cercle réduit. Une autre manière de limiter la circulation des connaissances est l’utilisation d’un jargon professionnel. Le jargon professionnel est supposé faciliter la transmission du savoir aussi précisément que possible à l’intérieur d’un groupe donné, mais il sert aussi comme barrière efficace à la compréhension de ces connaissances par des personnes extérieures au groupe. L’utilisation d’un langage professionnel à l’accessibilité limitée est un phénomène en pleine croissance. Un tel langage est devenu le signe de la reconnaissance professionnelle. La production d’un jargon est le signe visible qu’un domaine spécifique est une vraie profession, fermée aux dilettantes. Par la création d’un langage spécifique et son utilisation exclusive par des groupes de professionnels, des pans importants de connaissances ont été exclus du domaine des connaissances accessibles à tous et sont devenus l’apanage d’un petit groupe d’experts. La sociologie, la psychologie, les études littéraires et même l’éducation, se transforment en professions, et la production du savoir légitime dans ces domaines se limite à un groupe restreint.
18Un deuxième mécanisme de diffusion de l’ignorance est celui qui se fait sous le couvert de la propagation des connaissances. Cette diffusion-là peut prendre la forme de la noyade des connaissances pertinentes dans un océan d’autres connaissances. Cette approche est souvent utilisée dans la publicité. Certaines stratégies publicitaires sont fondées sur la propagation de l’ignorance sous le couvert de la supposée diffusion de l’information. Elle peut se faire par la production d’un excès d’information qui n’est pas pertinente en elle-même, mais qui produit des associations désirées. L’image et le texte d’une publicité sont construits afin de produire de l’intérêt et des impressions qui n’ont aucune relation directe avec le contenu de la publicité, et qui jouent sur des éléments tels que le sexe, le statut ou l’humour. Les publicitaires emploient de multiples mécanismes de présentation des informations, y compris inconscients, tels que l’incorporation de flashs très rapides dans les messages publicitaires. L’information pertinente qui légalement doit être contenue dans des messages publicitaires peut être occultée par des moyens mécaniques, tels que son impression en petites lettres dans des annonces publicitaires. Elle peut aussi être masquée par l’utilisation d’un langage technique peu connu par le public général, ou encore par l’emploi de formulations vagues qui obscurcissent leur vrai contenu.
19La publicité commerciale n’est qu’une petite fraction des approches fondées sur la diffusion de l’ignorance sous le couvert de la propagation des connaissances. Tous les systèmes de propagande, politiques et autres, s’appuient entre autres sur la diffusion massive des connaissances non pertinentes et la distorsion de la proportion correcte entre ce qui est important et ce qui ne l’est pas, en inondant les individus avec des informations dépourvues de valeur. Un autre moyen de propagation de l’ignorance à travers la diffusion des connaissances est la vulgarisation, ou plutôt certaines variantes de la vulgarisation. A cause de la difficulté intrinsèque du processus de transmission de certaines connaissances, ou à cause de l’insuffisance des connaissances du vulgarisateur, la vulgarisation tend fréquemment à faire abstraction de la complexité des questions présentées. Des analyses politiques et militaires dans des journaux, mais aussi des textes de vulgarisation scientifique, destinés au grand public ou aux jeunes, sont présentés comme une propagation du savoir même quand ce savoir est simplifié à outrance, et parfois même tendanciel. Puisque les individus qui lisent les travaux de vulgarisation n’ont pas, en règle générale, des connaissances suffisantes pour juger de la qualité de ces travaux, un texte de vulgarisation fondé sur un savoir truqué peut se substituer à de vraies connaissances. Il peut créer l’illusion de fournir déjà des connaissances suffisantes sur un sujet donné, et neutraliser la volonté d’apprendre plus sur ce sujet.
20Le troisième mécanisme de la diffusion de l’ignorance est la propagation délibérée d’informations fausses, reconnues comme telles par ceux qui les diffusent. Ce mécanisme est utilisé principalement pour garder des secrets. La désinformation est un moyen très important des stratégies légitimes de toutes les armées. Elle est aussi très fréquente dans les états totalitaires, où l’état diffuse intentionnellement des informations fausses, en les mélangeant parfois avec une certaine proportion d’informations vraies – une stratégie utilisée pour générer de la confiance et favoriser la perpétuation des mensonges. Un exemple classique d’un tel mélange est la Grande Encyclopédie Soviétique qui, dans ses éditions consécutives, a eu recours à la juxtaposition d’informations vraies avec de multiples techniques telles que l’occultation de certaines informations sur les faits historiques et les développements récents, et la manipulation, la mutilation et la distorsion d’autres informations. Par un mélange savant de savoirs vrais et faux, on a produit un ensemble présenté comme un ouvrage de science ouverte, une encyclopédie accessible à tout le monde, que tous les citoyens sont invités, ou même obligés, de lire, et qui est en même temps un instrument puissant de diffusion de l’ignorance. Pour le formuler un peu différemment, un rôle fréquent de la désinformation est de soutenir activement l’action gouvernementale et de produire des représentations spécifiques de cette action. Théoriquement, de telles représentations devraient se construire par un échange libre avec les citoyens, mais puisqu’elles sont perçues comme des éléments clé de fonctionnement d’un état, dans la pratique les gouvernants cherchent à les construire délibérément, d’une manière bien planifiée.
21La désinformation n’est pas le seul moyen utilisé par le pouvoir pour empêcher la circulation libre des connaissances. On peut aussi admettre que de telles connaissances existent, mais qu’elles sont secrètes ou interdites. Une approche plus complexe et plus subtile est de dire : « c’est vrai, de telles connaissances existent bel et bien, mais elles sont stupides, ridicules, dépourvues de toute valeur, et donc ça ne vaut pas la peine de leur prêter la moindre attention. » Enfin, on peut également déclarer que certaines connaissances n’existent point. Si on nie fermement l’existence d’un phénomène, on ne peut pas continuer à étudier sa nature ou à chercher sa signification.
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22Notre courte énumération des divers types d’ignorance n’est surement pas exhaustive. On ne peut pas décrire dans un court texte toutes les modalités de production et de diffusion de l’ignorance qui ont existé dans le passé et celles qui existent aujourd’hui. Chaque personne qui cherche pourra découvrir par elle-même de multiples variantes de l’ignorance, à l’échelle mondiale, à celle d’un état donné, d’un groupe social, petit ou grand, et se pencher sur les multiples manières de sa fabrication, dissémination et perpétuation. En le faisant, il est bon de toujours se poser une question essentielle : quel est le rôle précis rempli par l’ignorance dans une structure sociale donnée, passée ou contemporaine. Nous avons évoqué cette question à de multiples reprises, sans pouvoir toujours lui fournir une réponse satisfaisante. Nous avons toutefois pu démontrer que la production du savoir est toujours accompagnée par la production simultanée d’une très grande quantité de l’ignorance. Ceci est vrai non seulement pour des sociétés dites « primitives », ou pour des sociétés anciennes dans lesquelles le savoir se définissait d’emblée comme fermé et non accessible à tous, mais aussi pour les sociétés contemporaines, fondées en principe sur l’idéal du savoir ouvert.
23Un mathématicien plus connu pour ses contributions à la littérature, Lewis Carroll, a décrit un chevalier blanc dont le grand rêve était de teindre sa barbe en vert, et en même temps de posséder un éventail magique capable de rendre invisible cette barbe verte. La tâche de la sociologie de l’ignorance est de démontrer l’existence d’un tel éventail, et de le dévoiler.
Pour citer cet article
Référence électronique
Amos Funkenstein et Adin Steinsaltz, « Extraits de La Sociologie de l’Ignorance », Revue d’anthropologie des connaissances [En ligne], 15-4 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2021, consulté le 12 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/rac/24110 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rac.24110
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