1Le lac de Guiers est l’une des ressources d’eau douce les plus importantes au Sénégal. Il représente 50 % de l’alimentation en eau potable de la ville de Dakar et des villes environnantes. La construction du barrage de Diama sur le fleuve Sénégal en 1985, en empêchant la remontée des eaux salées dans le fleuve et en régulant son régime, a conduit à une transformation importante des territoires localisés autour de ce lac à travers notamment le remplacement de l’agriculture traditionnelle de décrue par une agriculture irriguée et intensive. L’État sénégalais, pour répondre à son objectif de souveraineté alimentaire, a encouragé l’installation d’une vingtaine d’entreprises agro-industrielles privées (Fall, 2017 ; Badiane, 2012 ; Dia, 2009) qui occupent aujourd’hui plus de 100 000 ha pour la production de riz et de produits maraîchers. Les petits producteurs locaux profitent quant à eux des canaux d’irrigation des grandes compagnies pour installer des exploitations maraîchères et des plantations de patate douce et de riz (environ 18 000 ha). Le lac est également utilisé pour alimenter le bétail en eau et pour la pêche avec un potentiel piscicole évalué à un volume de 1800 et 2400 tonnes (UICN OLAG, 2016). Enfin quelques 60 000 habitants contribuent par leurs pratiques domestiques à la transformation du lac et de sa qualité. Les aménagements du lac, la transformation des pratiques agricoles et les conflits autour de l’appropriation foncière et de la ressource en eau engendrés par ces aménagements, ont été largement étudiés (Boutillier, 1988 ; Seck & Lericollais, 1986 ; Mathieu et al., 1986).
- 1 Note sur la qualité physicochimique du lac de Guiers, Campagne de février 2017. INRA, Fonds Françai (...)
- 2 Une analyse des causes et des conséquences des proliférations de cyanobactéries sur le fonctionneme (...)
2Cependant les liens qui peuvent exister entre ces transformations et la formalisation de la dégradation de la qualité écologique du lac sur l’agenda politique reste une question vierge de toute enquête sociologique. L’objet de cet article est de caractériser les processus de formalisation publique des risques qui pèsent sur l’état écologique du lac et de comprendre comment certains risques sont « préférés » à d’autres, ce qui conduit les acteurs publics et privés à mettre en avant certains tandis que d’autres sont relégués à une forme d’ignorance. L’ensemble des activités agricoles et domestiques a en effet potentiellement des conséquences importantes sur la qualité de l’eau du lac. Aujourd’hui, les données disponibles sur l’évolution de cette qualité et de l’état écologique du lac sont encore limitées. Cependant une étude récente réalisée dans le cadre d’un programme de recherche international a montré que les concentrations de résidus de produits phytosanitaires et de métaux lourds dans l’eau et les sédiments du lac étaient très faibles et ne semblaient pas constituer un risque écotoxicologique immédiat1. Même si ces résultats sont à considérer avec prudence, le diagnostic serait plutôt rassurant sur l’état actuel de contamination du lac par les pesticides. En revanche, les campagnes de mesures réalisées dans le cadre de cette même étude sur les concentrations en nutriments dans le lac montrent qu’il existe un gradient croissant de concentrations en azote et phosphore du Nord vers le Sud et que le lac se situe dans un état mésotrophe, c’est-à-dire dans un état où son fonctionnement « équilibré » commence à être altéré par des apports en nutriments (phosphore et en azote) en excès et où l’on commence à observer une dégradation de la qualité de ses eaux. Cet état dégradé se manifeste notamment par des proliférations sporadiques de cyanobactéries comme cela a été rapporté en décembre 2019 par la Société des Eaux du Sénégal (SDE) en charge de la production d’eau potable. Ces proliférations de cyanobactéries ont des conséquences importantes sur le fonctionnement des lacs (par exemple en entrainant une baisse de la biodiversité de la communauté phytoplanctonique) et sur les usages qui en sont faits (par exemple en augmentant le coût de la production d’eau potable)2. Si ces apports en nutriments ne diminuent pas, l’état actuel de fonctionnement partiellement déséquilibré pourrait évoluer vers un état eutrophe, où les proliférations de cyanobactéries seraient alors récurrentes.
3Compte tenu des éléments disponibles sur l’état du lac de Guiers et sur sa vulnérabilité potentielle ou avérée à des polluants, il est intéressant de constater que dans les discours des institutions officiellement en charge de la gestion du lac, en particulier de l’Office du lac et des cours d’eau (OLAC), mais également des administrations sectorielles de l’Etat ainsi que des municipalités, des chefferies des villages riverains et des organisations professionnelles du secteur agricole et de la pêche, la pollution par les pesticides et le développement de la végétation aquatique sur les bords du lac constituent à la fois une préoccupation de premier ordre et un problème faisant l’objet d’un traitement très partiel. En effet, les politiques de protection du lac portées par les administrations d’État et l’OLAC et relayées par les collectivités et les organisations locales se résument à des actions de prévention et de « sensibilisation » des populations centrées sur la nécessité de changements des « mauvaises pratiques agricoles », dans le but principal de réduire l’utilisation des pesticides. Dans le même temps, l’enrichissement en nutriments des eaux du lac (à l’origine du risque d’eutrophisation) n’est évoqué que très rarement comme source de préoccupation, à l’exception de l’entreprise et des institutions en charge de la production d’eau potable (Tall, 2020). Comment expliquer cette préférence commune pour un certain type de risques, la toxicité des pesticides qui demeure controversée au sein de la communauté scientifique, et cette ignorance collective d’un autre, l’eutrophisation dont nombre d’indices conduisent à penser qu’il est déjà présent ? D’où vient cette « ignorance » ? Est-elle le fait délibéré de certains acteurs ou la conséquence non voulue d’un système organisationnel qui conduit à sélectionner un nombre limité de problèmes qui engagent (plus que d’autres) les intérêts des acteurs en présence ?
4Cet article cherche à répondre à ces questions en analysant la mise en visibilité et, inversement, celle de « l’invisibilisation » de certaines des causes de la dégradation environnementale des milieux aquatiques. Il étudie le rôle des rapports entre acteurs politiques, économiques et sociaux dans la structuration des expertises sur les causes de la dégradation du lac et dans la définition des « bonnes pratiques » locales, notamment agricoles. Il montre en particulier les jeux de pouvoir qui s’expriment dans l’appropriation des espaces périphériques au lac et dans l’accès à la ressource en eau, et qui rendent particulièrement difficile, pour les acteurs locaux, la prise en compte de la complexité des facteurs de dégradation du lac.
- 3 Les données présentées et discutées dans cet article sont issues d’une recherche doctorale, financé (...)
- 4 Les principaux groupes ethniques présents autour du lac sont : les Wolofs majoritairement agriculte (...)
5Pour saisir l’ensemble des processus à l’œuvre dans ce phénomène de production d’une ignorance des risques liés à l’eutrophisation du lac, nous avons conduit une série d’enquêtes3, tant quantitatives que qualitatives, dans huit villages situés autour du lac. Les villages ont été choisis afin d’analyser la plus grande diversité possible d’activités et de pratiques en lien avec le lac (qu’elles soient agricoles, piscicoles, industrielles ou domestiques), la plus grande représentation de l’ensemble des groupes ethniques4et la plus ou moins grande proximité avec l’eau.
- 5 Cette méthode consiste à se placer au centre du village (situé par les villageois eux-mêmes) et à « (...)
6Les enquêtes quantitatives par questionnaire (313) nous ont permis de renseigner les pratiques des usagers du lac, d’évaluer leurs perceptions de l’état du lac et de la qualité de l’eau ainsi que les raisons qu’ils avancent pour expliquer cet état. Le questionnaire a été réalisé avec des agriculteurs, pêcheurs, éleveurs et maraîchers, d’appartenance ethnique et de sexe divers (279 hommes et 34 femmes). La technique d’échantillonnage aléatoire simple a été utilisée avec un « pas de sondage de 3 » en fonction du premier ménage enquêté dans le village5.
7Les données quantitatives ont été approfondies par des entretiens individuels (51) et des groupes de discussion (7). Nous avons tenu à diversifier au maximum les répondants par catégories sociodémographiques (homme, femme et jeune), socio-économiques (agriculteurs, éleveurs, pêcheurs, agro-industries, maraîchers), politiques (élus locaux, chefs de village, gestionnaires) et associatives (union de producteurs, groupements de pêcheurs et mouvements villageois). Enfin des groupes de discussion (6 à 12 personnes) ont été organisés avec des agriculteurs, éleveurs, pêcheurs, et aussi des femmes dans les villages. L’objectif était de confronter leurs discours sur la qualité écologique du lac et les effets de leurs pratiques.
8Nous présentons, dans une première partie, une discussion du cadre théorique permettant d’analyser la question de la hiérarchisation et de l’hyper-segmentation des problèmes en lien avec la dégradation du lac. Dans une deuxième partie, nous présentons les positionnements des acteurs administratifs et les possibilités d’identifier et de hiérarchiser les facteurs de dégradation de l’état écologique du lac. La troisième partie est consacrée à l’analyse de la manière dont le cadrage du problème de la qualité de l’eau est (re)produit dans l’action publique visant à former et informer les producteurs agricoles sur les bonnes pratiques à mettre en œuvre. Enfin, dans la dernière partie, nous discutons ces résultats et montrons la nécessité de procéder, dans l’analyse de la construction de l’ignorance, à une sociologie élargie des conflits liés à l’appropriation de l’espace et de l’accès à la ressource en eau.
9Afin de comprendre les raisons pour lesquelles les pouvoirs publics concentrent leurs actions sur le contrôle des pesticides et de leur utilisation et choisissent d’ignorer les risques d’eutrophisation, la sociologie de l’ignorance offre un cadre théorique heuristique. Ce cadre théorique maintenant bien étayé, tant sur les questions sanitaires qu’environnementales, renvoie à des études empiriques hétérogènes, depuis les premiers travaux sur la fabrique du doute par les groupes de pression industriels jusqu’à ceux analysant la construction systémique et largement involontaire de l’ignorance sur les polluants émergents. Nous proposons pour analyser le problème ici considéré de se concentrer sur les pratiques d’expertise des acteurs institutionnels (publics et socio-professionnels) qui segmentent plus ou moins fortement les problèmes publics liés à la dégradation du lac. Cette sociologie des pratiques d’expertise ne peut toutefois ignorer leur dimension politique liée aux mobilisations sociales et politiques et aux conflits qui opposent les différents usagers de l’eau et des terres que celle-ci permet d’irriguer.
10La littérature sur la production de l’ignorance est aujourd’hui abondante et concerne des domaines aussi divers que l’environnement, la santé, l’agriculture, l’industrie du tabac, etc. À la suite de Robert Proctor et de ses travaux sur l’industrie du tabac (Proctor, 2000), nombre de chercheurs se sont penchés sur la production de l’ignorance dans plusieurs domaines : les perturbateurs endocriniens (Barouki, 2017 ; Fillion & Torny, 2016) ; la santé au travail (Counil & Henry, 2016) ; les substances chimiques dangereuses (Jas, 2017) ; l’intoxication des exploitants agricoles par les pesticides (Dedieu & Jouzel, 2015) ; les gaz de schiste (Chailleux, 2016). Certaines de ces études montrent très empiriquement les stratégies développées pour rendre visibles certains problèmes et en laisser d’autres dans l’ombre. Nombre de ces travaux mettent en évidence des formes involontaires et systémiques de production de l’ignorance. Les organisations ayant en charge la gestion des risques sont structurellement dépendantes d’instruments scientifiques qui orientent leur vision des risques (Chong, Deroubaix & Bonhomme, 2018). Les procédures et les indicateurs qu’utilisent ces organisations leur permettent de rendre mesurables et contrôlables certains risques. Mais, la contrepartie de cette quantification est une réduction de la « complexité écologique » (Frickel & Vincent, 2007). Les autorités en charge de l’évaluation et de la gestion des risques sanitaires peuvent ainsi être amenées à en savoir « de plus en plus sur de moins en moins de choses » (Frickel & Edwards, 2014) et à exclure des savoirs disponibles, mais « non conformes » aux savoirs et aux procédés couramment admis. L’ignorance entretient des liens étroits avec l’incertitude et, si souvent des acteurs sociaux et économiques exploitent ces incertitudes pour fabriquer du doute et empêcher ou retarder l’action publique, il est des cas, non moins nombreux, dans lesquels c’est le morcellement des responsabilités entre différents segments administratifs qui conduit à une « distribution de l’ignorance ». Carol A. Heimer (2012), François Dedieu et Jean-Noël Jouzel (2015) montrent ainsi que « l’ignorance des intoxications professionnelles liées aux pesticides est “organisée” dans la mesure où elle est profondément liée à la manière dont est structuré le dispositif de régulation des risques professionnels en agriculture. » (Dedieu & Jouzel, 2015, p. 127)
11L’hypothèse que nous faisons dans le cas du lac de Guiers est qu’il n’existe pas une stratégie délibérée de production de l’ignorance conduisant à des formes d’inaction mais plutôt une incapacité des acteurs étatiques à faire taire un « vacarme », c’est-à-dire une dénonciation virulente et réciproque des rejets ponctuels et diffus de pesticides par les petits et grands exploitants et par les éleveurs. Ce « vacarme » autour des pratiques plus ou moins toxiques pour le milieu trouve son origine dans l’accès à la ressource en eau des différents types d’agriculteurs et d’éleveurs. Ce conflit relatif à l’accès à la ressource en eau, étroitement lié à des conflits plus anciens autour de l’accès aux ressources foncières, s’exprime sous la forme nouvelle d’une controverse sur l’usage des pesticides et a pour effet d’empêcher tout débat sur d’autres causes de dégradation du lac. Si l’on parle de vacarme, c’est pour suggérer que le bruit assourdissant résultant des querelles entre petits, grands exploitants agricoles et éleveurs autour d’une cause de dégradation du lac (les pesticides) rend inaudible l’expression d’autres types de risques (l’eutrophisation).
12Les notions d’hyper-segmentation (des substances, des usages, des impacts) et de mise en invisibilité de certains problèmes au détriment d’autres, proposées par Nathalie Jas (2017), permettent de comprendre comment ce vacarme produit « un voile d’ignorance » (Jouzel, 2013) sur les risques avérés d’eutrophisation du lac. Dans sa contribution à l’étude de la construction de l’ignorance, Nathalie Jas (2017) analyse le « gouvernement » de la menace environnementale liée aux rejets et à l’accumulation en grande quantité dans l’environnement de substances chimiques dangereuses et persistantes. Elle met en évidence comment une hyper-segmentation des substances, et de leurs effets selon des usages et des milieux, est générée par la multiplicité des dispositifs de prise en charge des risques liés à ces substances. L’attention portée à certaines substances (polychlorobiphényles, certains métaux lourds, amiante, parabènes, bisphénol A, glyphosate) qui peuvent faire l’objet d’interdiction réglementaire conduit à en ignorer des milliers d’autres (effet pervers aussi connu sous le nom de « Matthew effect » (Granjean et al., 2011).
13Comprendre comment une pluralité d’acteurs construit le problème public de la dégradation du lac, requiert donc une investigation des dispositifs institutionnels qui produisent l’information, la met en forme et l’utilise, hiérarchisant ainsi les sources de pollutions qu’il convient de réguler. Cependant nous faisons l’hypothèse que cette hyper-segmentation et cette mise en (in)visibilité de certaines sources de dégradation ne découlent pas seulement de rapports de force entre institutions, mais également de rapports économiques et sociaux sous-jacents. L’ignorance des questions d’eutrophisation et le cadrage des actions de préservation de la qualité de l’eau découlent de conflits d’usage et de mobilisations des acteurs économiques et sociaux qui participent de la qualité des eaux du lac et de sa dégradation. La relative invisibilisation de l’eutrophisation du lac est au moins autant un effet indirect des conflits autour de la gestion foncière des terres cultivables que le résultat direct d’une segmentation administrative des domaines et des compétences d’action.
14Une première manière de caractériser les causes et les formes de l’ignorance du risque d’eutrophisation est de s’intéresser à la production et à la circulation de l’expertise sur la qualité de l’eau du lac au sein de l’Etat central et local, ainsi qu’entre acteurs publics et privés.
- 6 Ce « grignotage » des prérogatives d’autres administrations se manifeste notamment dans la gestion (...)
15L’Office du Lac de Guiers (OLAG) a été créé en 2010 par l’État sénégalais, à la suite des recommandations du Projet Sectoriel Eau et du Projet eau à Long Terme afin de favoriser la concertation entre les usagers et la médiation des conflits. En 2017, l’OLAG devient l’Office du Lac et des Cours d’Eau du Sénégal (OLAC). À sa mission première de médiation s’ajoute désormais la mission régalienne de police des eaux s’appuyant sur différents codes juridiques (code de l’eau, de l’hygiène et de l’environnement). Cette création institutionnelle conduit à ce que d’autres segments administratifs (la Société d’Aménagement et d’Exploitation du Delta – SAED – ou la Direction Régionale de l’Environnement et des Établissements classées – DREEC) se voient dépossédées de certaines de leurs prérogatives6.
- 7 Le développement agricole autour du lac a été soutenu par la SAED dès 1965 à travers des aménagemen (...)
16Comme cela sera vu par la suite, cette réorganisation administrative ne va pas sans générer des tensions dans les processus administratifs d’expertise et de régulation des usages de l’eau et des pratiques impactant la qualité de l’eau. Le contrôle de l’information relative aux pratiques agricoles tant en amont de la production (à l’occasion de l’instruction des études d’impact environnemental) qu’en aval (le contrôle des pratiques et des quantités d’intrants effectivement utilisés) échappe souvent à l’OLAC. La SAED conserve en effet la gestion des infrastructures hydrauliques et des aménagements agricoles7. L’OLAC demeure largement impuissant à réglementer les usages agricoles, car c’est la Délégation du lac de Guiers, créée par la SAED, qui valide les études d’impact environnemental réalisées par les agro-industries et les organisations paysannes. La SAED conserve ainsi, de fait, le monopole de l’expertise administrative et des données sur l’hydraulique. À cette première segmentation, il faut ajouter la compétence attribuée à la direction de l’Agriculture et la Direction de la Protection des Végétaux (DPV) qui, à travers la Direction Régionale du Développement Rural (DRDR), a la charge de veiller au développement agricole par l’encadrement des producteurs agricoles et le contrôler l’utilisation des pesticides.
17Cette distribution des compétences se double pour l’OLAC d’un manque de moyens techniques et financiers qui lui permettrait de s’émanciper des autres producteurs de données et d’affirmer sa mission de gestionnaire et de contrôle des activités économiques. En effet, l’OLAC dispose de très faibles ressources financières, matérielles et techniques pour assurer un suivi qualitatif du lac :
Nous avons besoin de formations et d’équipements (…) On a l’objectif de mettre en place un laboratoire ici à l’OLAC qui permette un peu de faire une analyse ponctuelle sur certaines molécules comme le phosphore. Pour l’analyse de certains pesticides, on paie très cher au laboratoire spécialisé (…). Pour la microbiologie et la bactériologie, c’est l’Institut Pasteur qui nous fait ces analyses (Entretien avec un responsable de l’OLAC, mars 2019).
18Les possibilités réduites pour l’OLAC de produire sa propre expertise (ou de mobiliser celle des autres) peuvent donc être, en première approche, avancées comme une cause déterminante de la production de l’ignorance. L’expertise administrative confiée à des laboratoires privés qui proposent des résultats globaux ne lui permet pas de disposer d’informations précises sur un indicateur bien déterminé. Les résultats sont « imprécis et généraux » juge un responsable de l’OLAC dans le cadre d’un entretien. Ce déficit de données fiables vient renforcer une quasi-absence de partage de données entre institutions publiques (SAED, l’Organisation pour la Mise en Valeur du Fleuve Sénégal – OMVS) et entreprises privées (Compagnie Sucrière du Sénégal, West African Farm). Les données bactériologiques et microbiologiques disponibles sont ainsi mises en invisibilité. De même, les analyses réalisées par l’opérateur responsable de la production d’eau potable (la Société des Eaux du Sénégal, actuelle Sen’Eau) sur la qualité des eaux brutes en entrée d’usine demeurent, elles aussi, non partagées.
19Confronté à cette absence de partage des données tant de la part des administrations d’État que des opérateurs privés, l’OLAC qui ne dispose en propre d’aucune capacité d’analyse de la qualité de l’eau se retrouve face à une difficulté pour hiérarchiser les causes de dégradation du lac. Il en résulte une segmentation des menaces environnementales et la sélection plus particulière de l’une d’entre elles : les pesticides. Cette segmentation et cette absence de hiérarchisation des risques de dégradation est tout à fait notable dans le catalogue de « bonnes pratiques » défini par l’OLAC qui concerne une grande diversité d’usages et renvoie à une pluralité de pressions sur la ressource : arrêt ou diminution de l’utilisation des pesticides et aussi des engrais chimiques, respect des normes d’aménagements (150 m des berges) et de rejets d’eaux de traitement des plantations, respect de la réglementation relative à la pêche (filets au-delà de 50 cm), non-utilisation du lac pour certaines activités domestiques (bain, lessive, vidange fosse septique, défécation…), abreuvage direct du bétail, etc. Cependant dans son interprétation du phénomène de dégradation, l’OLAC met beaucoup plus en visibilité les produits phytosanitaires et le recours « non raisonné » des petits exploitants à ces produits :
Par exemple les mauvaises pratiques phytosanitaires parce que ce sont des agriculteurs ont tendance à un peu abuser de l’utilisation des engrais et pesticides qui ne sont pas homologués et donc interdits. Mais eux, des fois, ils jouent à cache-cache pour les utiliser ; donc ça retourne sur le lac et leur temps de rémanence est assez long (entretien avec un responsable de l’OLAC, mars 2019).
20Comment expliquer cette mise en visibilité différenciée des pesticides alors même que l’OLAC se refuse à hiérarchiser les causes de dégradation du lac ? Une première explication tient dans la logique d’action de cet organisme qui a vu ses compétences évoluer. L’OLAC a été pensé et continue d’agir comme une instance de médiation entre usagers et de résorption des conflits d’usages tandis que de nouvelles dispositions réglementaires prévoient qu’elle exerce désormais des fonctions de police des eaux. Dans ce contexte, l’OLAC ne pouvait éviter de se faire l’écho des conflits entre petits et gros exploitants. Dans la logique actuelle d’un contrôle administratif croissant, il se concentre sur les petits exploitants qui échappent pour le moment à tout contrôle, tandis que les agro-industriels acceptent, au moins formellement, de s’autocontrôler (au travers des procédures d’études d’impacts auxquelles ils se soumettent).
Ils font une utilisation abusive des pesticides et des engrais. Ils sont mobiles et se déplacent en fonction de la fertilité des sols. C’est très difficile de leur faire appliquer la réglementation, les règles d’installation de la distance par rapport aux plans d’eau. (Entretien avec un responsable de l’OLAC, mars 2019).
21Cette segmentation des causes de dégradation de la qualité du Lac a conduit l’OLAC à considérer comme équivalents tous les problèmes de gestion et à faire le choix de s’attaquer à celui qu’il juge le plus criant, parce que le moins réglementé. Une première forme d’ignorance relève donc de la segmentation des causes de dégradation en partie imputable à la segmentation administrative des compétences et des expertises et à la faiblesse de l’OLAC pour mobiliser et synthétiser les expertises disponibles sur le sujet. Il en résulte une addition de causes, considérées comme équivalentes par l’OLAC et une focalisation dès lors qu’il s’agit d’agir sur l’une d’entre elles (les pesticides) et sur un type d’acteurs (les petits producteurs), considérés comme l’acteur à cibler, car échappant à tout carcan réglementaire.
22Tout comme pour l’OLAC, les responsables de la SAED, sous tutelle du Ministère de l’Agriculture, considèrent que les causes de dégradation sont imputables aux pratiques des agro-industries et des (petits) producteurs agricoles. Ils s’inscrivent cependant dans une perspective de hiérarchisation des responsabilités et pointent du doigt en premier lieu les pratiques des agro-industries qu’ils jugent comme « non contrôlables ». Cette institution dont la mission est le développement de l’agriculture dans le delta du fleuve Sénégal communique de manière active et forme les producteurs agricoles locaux sur l’utilisation « rationnelle » des produits phytosanitaires.
23L’Agence Régionale de Développement (ARD), sous tutelle du Ministère de l’Aménagement du territoire et des Collectivités Locales, dont le rôle consiste à aider les communautés pour l’accès à l’eau potable et à protéger la biodiversité, ainsi que la DREEC porte un point de vue bien plus globalisant sur la dégradation du lac. L’ARD met l’accent sur l’absence de données scientifiques susceptibles de montrer quel usage est le plus enclin à dégrader le lac :
On le dit sans pour autant avoir de preuves scientifiques (rire). Ce ne sont pas seulement les agressions des populations, il y a aussi le typha qui pose beaucoup de problèmes aux populations en plus de la pollution de l’eau par les agro-industries (entretien avec un responsable de l’ARD, mars 2019).
24La DREEC pointe tout à la fois les usages domestiques, agricoles et industriels comme facteurs de dégradation du lac de Guiers sans opérer de hiérarchisation.
25Seuls les acteurs de la production d’eau potable, la Société Nationale des Eaux du Sénégal (SONES) et la Sen’Eau (succursale de SUEZ) tiennent un discours univoque sur la dégradation. Ces services, appuyés par l’Agence Française de Développement (AFD), soutiennent l’idée d’un potentiel phénomène d’eutrophisation dont la manifestation la plus convaincante serait l’apparition de blooms de cyanobactéries entravant la production de l’eau potable. Ces acteurs mettent en visibilité l’enrichissement en nutriments du lac et pointent du doigt les pratiques domestiques et agricoles comme les principaux facteurs de dégradation.
26L’ignorance avec laquelle doit composer l’OLAC, trouve donc, au moins pour partie, son origine dans la « confusion » des expertises administratives qui tantôt sérient les causes de dégradation du lac tantôt ne concluent pas – en l’absence de données probantes – sur la ou les causes déterminantes ou sur la contribution différenciée des différents acteurs économiques à la dégradation de la qualité del'eau. L’OLAC, voulu par le législateur comme la vitrine de bonne gouvernance écologique du lac, apparaît aujourd’hui comme bloquée par les jeux de pouvoir entre différentes administrations de l’État, elles-mêmes en incapacité de contrôler les agro-industries et les impacts de leur modèle d’agriculture intensive. La visibilité accordée aux pesticides répond ainsi à des logiques de gouvernance de la qualité de la ressource en eau au Sénégal. Les politiques de gestion du lac sont le résultat d’un réseau d’acteurs non hiérarchiquement organisé, mêlant acteurs publics et privés.
27Cette gouvernance exclut la coordination des intérêts, des positions et des modes de faire des acteurs associés à la production et à la mise en œuvre des politiques de gestion. En l’absence de régulation publique forte, se pose alors ouvertement la question des luttes de pouvoir et celle de la légitimité de ceux qui sont associés au processus de décision et qui ont « voix au chapitre » pour dire les problèmes qui doivent faire l’objet d’une intervention publique (Le Galès & Vitale, 2013). Il faut, pour achever la caractérisation de cette gouvernance du lac, considérer le positionnement des acteurs territoriaux tant publics que privés.
28Les élus locaux se représentent la dégradation du lac de manière plus globale, sans réellement spécifier une ou plusieurs causes. Ces discours globalisants sont à la fois la conséquence d’une incertitude ressentie par rapport aux diagnostics scientifiques sur l’état du lac et le résultat d’un positionnement lié à des enjeux politiques d’accès à des biens et des services (infrastructures pour l’alimentation en eau potable, latrines). En effet, les élus locaux transforment la qualité du lac en enjeu social et politique et demandent par exemple à l’État central (par l’intermédiaire de l’OLAC) des dotations supplémentaires en infrastructures d’eau et assainissement permettant de limiter les usages domestiques impactant le lac :
Nous les collectivités locales, nous n’avons pas les moyens de veiller à la salubrité du lac. L’OLAC doit faire des efforts sur l’accès à l’eau potable des villages autour du lac qui ne disposent toujours pas d’eau potable. Ce qui est inconcevable. (Entretien avec le maire de la commune Ngnith, mars 2019).
29Les élus locaux ont ainsi une vision de la qualité du lac centrée sur des enjeux sanitaires et l’accès à l’eau potable et, dans cette perspective, ne différencient pas et ne hiérarchisent pas les pollutions et les causes de dégradation. On retrouve cette même équivalence des causes de dégradation chez les chefs de village qui lisent la dégradation du lac en fonction de leurs difficultés (et parfois incapacités) à gérer l’ensemble des usages économiques et sociaux (rejets non conformes des agro-industries, rejets sauvages des petits producteurs agricoles locaux, des maraîchers et des populations, pratiques illégales des pêcheurs...). Tout comme les élus locaux, les chefs de village traduisent la dégradation en un discours globalisant sur les pollutions et réclament davantage d’infrastructures collectives d’eau et d’assainissement.
- 8 Ces associations gèrent la distribution d’intrants, la formation et l’organisation du secteur agric (...)
30Les représentants des associations de petits producteurs locaux8 définissent quant à eux la dégradation comme résultant à la fois des pratiques des agro-industries, des producteurs locaux, et des populations riveraines. Dans leur discours, la dégradation est un cumul de ces trois problèmes. Cependant, ils insistent sur l’utilisation « anormale » des produits phytosanitaires par certains petits producteurs locaux et les agro-industries. Ils ne nient pas les impacts des pratiques agricoles des producteurs locaux, mais les comparent avec celles des agro-industries. On trouve chez les représentants de ces associations le distinguo entre « grands pollueurs », faisant référence aux agro-industries et « petits pollueurs » désignant les producteurs locaux : à grands pollueurs, grands impacts et, à petits pollueurs, petits impacts sur la qualité écologique du lac de Guiers.
31Si certains acteurs administratifs cherchent donc à hiérarchiser des causes de dégradation (OLAC, SAED), d’autres (chefs de villages, élus locaux, ARD, associations de producteurs) tiennent un discours globalisant (incertain et non distinctif) et interprètent toutes les pratiques comme « dangereuses » pour le lac. Cependant, les perceptions que les usagers se font de la dégradation du lac sont quant à elles également « orientées » par les dispositifs et les politiques publiques.
32La production de l’ignorance est aussi une conséquence non voulue de la mise en avant quasi-exclusive de la question des pesticides dans les actions de communication et de formation autour des bonnes pratiques agricoles. L’OLAC, les associations de producteurs, les organisations locales communiquent en effet principalement sur les risques sanitaires et environnementaux liés aux produits phytosanitaires et accessoirement sur les pratiques agricoles et leur impact sur la qualité de l’eau.
33Dans le cadre de son programme de promotion des « bonnes pratiques », l’OLAC a ainsi formé plus de 200 relais communautaires dans des villages chargés d’expliquer aux producteurs locaux comment utiliser les produits phytosanitaires. Ces relais ont sensibilisé depuis 2015 plus de 200 producteurs sur les dangers de l’utilisation abusive de ces produits. La SAED, les associations de producteurs agricoles et les organisations communautaires organisent également, de concert, des séances de sensibilisation sur les pratiques culturales, les techniques d’irrigation et l’utilisation des pesticides.
- 9 Office de Recherche Scientifique d’Outre-Mer (ORSTOM), actuelle Institut de Recherche pour le Dével (...)
34Ces formations, généralement conduites dans les chefs-lieux des communes autour du lac, opèrent ainsi comme un cadre dans lequel on discute localement entre petits producteurs des questions de dégradation du lac essentiellement au travers du prisme de la toxicité et de l’éco-toxicité des pesticides. Les associations de petits producteurs participent ainsi, presque à leur corps défendant, à la mise en visibilité des pesticides. Ce cadre est d’autant plus prégnant que les organisations communautaires participent également à sa mise en œuvre. Appuyées par l’OLAC ou des ONG, elles contribuent à la sensibilisation aux « bonnes pratiques » agricoles. L’Entente Pour la Gestion des Écosystèmes et le Développement (EGED) de Ngnith est ainsi très active dans cette sensibilisation ainsi que dans « l’autosurveillance ». Lors des cérémonies villageoises, des usagers volontaires organisent des séances de formation principalement autour de la réduction ou même de l’abandon des pesticides. Ce programme d’action des communautés s’inspire d’une recherche en géographie produite dans les années 1990 et financée par l’ORSTOM9.
Dans les années 1993, j’avais aidé un doctorant en géographie pour ses recherches sur le lac. Quand il a soutenu sa thèse, il m’a proposé, avec les résultats de ses études sur les pesticides que les gens utilisaient, que l’on fasse un projet environnemental pour sensibiliser les gens sur l’utilisation abusive des pesticides, c’était en 1996. On avait formulé un projet qui s’appelait Projet de Lutte contre les Pollutions d’origine agricole soutenue par le Fonds pour l’Environnement Mondial. L’objectif était de sensibiliser les gens sur l’utilisation abusive des pesticides et lutter contre le rinçage des contenants dans le lac et tout ce qui s’ensuit, sur les effets néfastes des pesticides que les paysans utilisent autour du lac de Guiers. (Entretien avec le président de l’EGED, mars 2019).
35L’action des organisations communautaires et des ONG contribue ainsi à la stabilité d’une connaissance et au maintien d’une ignorance sur d’autres causes de dégradation du lac. Comme le montre le tableau 1, la stabilité des connaissances est le résultat d’une représentation collective construite et véhiculée au sein d’un réseau élargi d’acteurs, qui, au travers des actions de sensibilisation et de formation, permet de diffuser au plus près des villageois l’idée qu’il est important et urgent de limiter les apports en produits phytosanitaires.
Tableau 1 : La circulation de l'information sur les pesticides du bassin versant au petit producteur
Acteurs
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Objectifs des formations
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Partenaires
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Observations
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OLAC
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Réduire l’utilisation des pesticides
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Relais communautaires
Producteurs locaux
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Focalisation sur les pesticides et moins sur les autres causes de dégradation du lac
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Associations des producteurs agricoles
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Changer les pratiques culturales
Promouvoir les bonnes techniques d’irrigation
Réduire l’utilisation pesticides
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SAED
Producteurs locaux
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Messages orientés sur les pratiques culturales et les pesticides
Rapport pesticides et dégradation du lac
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Organisations communautaires
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Réduire l’utilisation des pesticides
Promouvoir un bon usage des pesticides (traitement, gestion des résidus)
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OLAC
EGED/ONG
Producteurs locaux
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Sensibilisations et formations principalement axées sur les pesticides
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Source : Tall, 2020
36L’État sénégalais, avec des programmes de Communication pour le Changement de Comportement (CCC), s’appuie ainsi sur un ensemble de bonnes pratiques agricoles, présentées comme autant de « normes » nécessaires à la protection sanitaire des populations et à la protection environnementale du lac. Ces actions de sensibilisation ont clairement une visée politique, l’État central cherchant à imposer, par la promotion de ces bonnes pratiques, aux populations et aux petits exploitants agricoles, des manières de penser et d’agir. Ces actions de sensibilisation ont par ailleurs pour effet « d’exonérer » les agro-industries de leur responsabilité dans la construction des risques sanitaires et environnementaux. Ces agro-industriels sont exemptés de formation, car censés, au travers des études d’impact environnemental, répondre aux critères de « bon usage » des produits phytosanitaires.
37Toutefois, on peut également faire l’hypothèse que ces « sensibilisations environnementales », si elles « fortifient » les représentations que les populations se font des pesticides et de leurs conséquences sur le lac et les corps humains, alimentent également les controverses sur les torts partagés entre petits et grands producteurs agricoles, car elles accentuent le sentiment d’injustice chez les petits exploitants. Aussi faut-il interroger les représentations des causes de la dégradation de chaque type d’usagers si l’on veut comprendre ce que recouvre cette focalisation de l’attention publique sur les seuls pesticides.
38Pour expliquer cette focalisation des débats autour de la question des pesticides et ce cadrage de l’action publique de préservation du lac, on ne peut en rester à une analyse des processus de segmentation et de hiérarchisation des causes de sa dégradation au sein de l’espace politique et administratif et à la caractérisation des processus de diffusion de cette formalisation du problème au sein des acteurs territoriaux (élus locaux, représentants communautaires et associatifs). Il faut, pour comprendre ce consensus (et l’ignorance qui l’accompagne quant à d’autres formes de dégradation du lac telle que l’eutrophisation), s’intéresser aux conflits entre usagers et à leurs conséquences sur la construction de l’agenda politique.
39Quelles causes de dégradation les usagers (petits et grands agriculteurs, pécheurs, éleveurs) du lac identifient-ils ? À partir d’une question à choix multiples dans les questionnaires adressés aux usagers directs et indirects du lac, nous avons cherché à identifier les représentations des causes de dégradation chez quatre catégories d’entre-deux (figure 1). Chez les représentants des agro-industries, nous avons procédé à des entretiens en raison de leur nombre limité et de la difficulté à les interviewer. La taille excessivement réduite de la population d’agro-industriels enquêtée explique que la distribution de leur(s) représentation(s) ne figure pas dans le graphique. Les couleurs n’ont d’autre signification que de permettre une distinction des causes signalées par chaque catégorie d’usagers, certaines d’entre elles ne retenant pas l’ensemble des causes proposées.
Figure 1 : Représentations des causes de la dégradation du lac de Guiers
Source : Tall, 2020
40Comme le montre la figure 1, les rejets et déversements des agro-industries sont cités comme facteur premier de la dégradation du lac par tous les acteurs interviewés dans les villages (pêcheurs, éleveurs, producteurs agricoles locaux et maraîchers). Les autres facteurs de dégradation sont hiérarchisés de façon différente selon les usages des répondants. Chez les petits producteurs agricoles locaux (riz et arachides) et chez les maraîchers, le développement des plantes aquatiques apparaît comme le deuxième facteur de dégradation. Il existe ainsi une grande diversité de significations données à la dégradation. Les petits producteurs agricoles, dont les pratiques d’irrigation sont contraintes par ces développements de plantes aquatiques obstruant les canaux, y voient une manifestation de la dégradation tandis que d’autres acteurs – et au premier chef les chercheurs – se les représentent comme un indicateur probant d’eutrophisation du lac.
41Selon les éleveurs, les pratiques des populations (lessive, baignade, défécation…) sont le deuxième facteur de dégradation. Les rejets agro-industriels et domestiques sont étrangement perçus comme la cause de maladies animales telle que la douve de vache (« yeguital » en langue Pulaar).
- 10 L’expression locale « poisson engrais » est utilisée par les pêcheurs pour caricaturer les poissons (...)
42Pour les pêcheurs, les plantes aquatiques viennent en troisième position après l’agriculture industrielle et l’usage des monofilaments. Les rejets des agro-industries sont ceux qui impactent négativement la qualité de l’eau et menace la survie des poissons, d’où l’apparition de « poisson-engrais10 » depuis l’intensification de l’agriculture autour du lac.
43Quel que soit le type d’usagers, on voit que les individus interrogés classent et expliquent les dégradations qu’ils perçoivent à partir des prises matérielles (Barthe et al., 2013) qui sont les leurs dans leur environnement lacustre. Ces interprétations différenciées des causes de dégradation sont à l’origine de querelles entre usagers qui produisent grand bruit et, ce « vacarme des usagers » apparaît de manière encore plus évidente quand on s’intéresse aux petits exploitants agricoles et aux agro-industries.
44Les différences d’appréciation des causes de dégradation au sein des petits producteurs agricoles (paysans et maraîchers) sont liées à l’estimation qu’ils se font de l’impact de leurs propres pratiques d’utilisation d’engrais et de pesticides autour du lac : cette cause de dégradation est placée en troisième position pour les petits agriculteurs et en sixième et dernière position pour les maraîchers. Ces derniers minimisent les effets de leurs pratiques agricoles et mettent en avant les pêcheurs sur la liste des principaux « pollueurs ». Agriculteurs et maraîchers font valoir que les engrais et les pesticides qu’ils utilisent seraient infiltrés dans le sol tandis que les agro-industries recourent à des quantités de produits nettement plus importantes dont une grande partie serait directement rejetée dans le lac. La construction d’une opposition entre agro-industries et petits producteurs locaux est ainsi un moyen pour ces derniers de légitimer leurs propres pratiques (Mitroi & Billaud, 2016).
45Les agro-industriels sélectionnent également certains facteurs de dégradation et avancent comme principale cause de dégradation les engrais et les pesticides. Aux yeux des agro-industries comme la CSS, « nul ne peut pratiquer l’agriculture sans polluer ». Ils font toutefois valoir que leurs pratiques culturales permettent de piéger l’azote et d’éviter des fuites vers le lac tout en permettant une augmentation des rendements. Ces acteurs font également une dichotomie entre « fausse pollution » et « vraie pollution ». La « vraie pollution » étant selon les responsables de la CSS un processus complexe dans lequel les pratiques domestiques occupent une grande part :
La vraie pollution, c’est la pollution microbiologique et bactériologique des populations autour du lac qui n’ont pas d’urinoirs, ni de toilettes et de sanitaires… Des animaux qui sont laissés directement dans l’eau pour déféquer et boire… Les populations qui jettent des ordures ménagères dans le lac et qui continuent à le pourrir alors que toutes les études de l’OLAC et de la Direction de l’environnement le montrent (Entretien avec un responsable du CSS, janvier 2020).
46Partant de cette dichotomie entre les types de pollution, nous observons une autre facette du processus de segmentation des facteurs de dégradation qu’on peut ici nommer hyper-segmentation. Les usagers « hyper-segmentent » les facteurs en fonction des représentations qu’ils se font des impacts (et de leurs impacts) sur la qualité du lac. La mise en visibilité des impacts de certaines pratiques (et en invisibilité de ses propres pratiques) semble ainsi participer de conflits d’usage plus profonds qu’il nous faut analyser.
47Les conflits d’usage les plus notables autour du Lac concernent les petits producteurs agricoles et les agro-industries. Lorsqu’on les interroge et qu’on observe leurs interactions dans des instances de concertation tel que l’OLAC, on note que le conflit qui les oppose sur la question des pesticides est intrinsèquement lié à l’appropriation territoriale et l’accès à l’eau.
48Rappelons que la disponibilité foncière autour du lac et la préférence des autorités locales pour des affectations de grandes superficies ont favorisé l’installation massive des agro-industries au détriment des paysans villageois qui, eux, peinent à acquérir de nouvelle(s) parcelle(s) de terre (Diop, 2017 ; Fall, 2017 ; Kamara, 2013). Le conflit qui oppose la West African Farm (WAF), agro-industrie de taille relativement modeste (400 ha octroyés par la commune de Ngnith) et nombre de petits producteurs est assez caractéristique des conflits entre ces deux types d’acteurs. Il permet de comprendre comment un conflit de nature foncière conduit à la fabrique d’une controverse sur la qualité de l’eau et une politique de préservation ignorant un problème aussi crucial que l’eutrophisation imputable à des apports agricoles et domestiques en azote et en phosphore. L’installation de WAF qui produit des fruits et légumes, cultures très gourmandes en eau et destinées à l’exportation vers l’Afrique du Sud et la Grande-Bretagne, s’accompagne d’un droit d’accès à l’eau. La WAF a aménagé un canal d’irrigation (de plus de 2 km) directement branché sur le lac. Cependant, elle se voit également imposer une servitude d’accès à l’eau de son canal en faveur des petits producteurs et maraîchers qui peuvent ainsi remonter l’eau dans leurs exploitations à l’aide de motopompes. En dépit de ce partage, la cohabitation se dégrade à mesure que le canal s’assèche en raison de la prolifération des typhas (plantes aquatiques) et de la croissance du nombre de parcelles irriguées. En réaction à cette diminution de la quantité d’eau disponible pour leurs propres cultures, la WAF a décidé de construire un second canal d’irrigation – sur sa propriété, mais en dehors de toute autorisation légale – qu’il prend soin de rendre inaccessible aux petits producteurs locaux. Ce second canal est en effet clôturé et surveillé jour et nuit. Quant à l’ancien canal, les paysans villageois accusent la WAF d’avoir procédé à son recalibrage et d’avoir inversé sa pente, le transformant ainsi en infrastructure de drainage de leurs cultures et en faisant du lac l’exutoire de leurs rejets et de leurs produits phytosanitaires. De son côté, la WAF nie tout recalibrage de l’ancien canal et tout déversement de quelque nature que ce soit. Elle condamne les pratiques agricoles des petits producteurs locaux qui utilisent des produits chimiques non homologués par le Comité Inter-États de Lutte contre la Sécheresse au Sahel (CILSS), ainsi que leur système d’irrigation « à la raie » risquant d’aggraver le ruissellement des produits vers le lac.
49Les conflits d’usage entre éleveurs et agro-industries sont également liés à la question de l’appropriation foncière et de l’accès à la ressource en eau. La construction du premier canal par la WAF n’avait pas engendré de conflit. Dans le cadre d’une délimitation de l’espace par un Plan d’occupation et d’affectation des sols, les éleveurs, pour accéder au lac de Guiers, avaient accepté de se conformer à un parcours situé dans une Zone agropastorale à vocation élevage (ZAPE). Ils utilisaient alors le canal de WAF pour abreuver leur troupeau. La construction de ce nouveau canal dans la ZAPE complique significativement leur accès au lac. En effet, ce nouveau canal leur est interdit, les responsables de WAF considérant que les vaches endommagent le canal et que leurs excréments favorisent le développement d’une bactérie nocive pour les cultures. Les éleveurs, quant à eux, refusent d’abreuver leur troupeau dans l’ancien canal qu’ils jugent pollué et infesté de parasites responsables de la douve de vache (maladie hydrique animale).
50L’objet de cet article était de montrer que l’ignorance d’un risque de dégradation d’un écosystème aquatique peut être le produit d’un système d’acteurs sociaux et politiques dont la configuration empêche la discussion et la hiérarchisation collective des menaces générées par les activités humaines. Nous avons montré comment les conflits d’usage, fondamentalement liés à l’appropriation des terres et à l’accès à l’eau, sont un des déterminants clés de la mise en visibilité des pesticides comme principal facteur de dégradation. Ces conflits sont à l’origine de querelles auxquelles participe chaque type d’usagers mettant en cause les pratiques agricoles des autres catégories d’usagers. Si parmi les usagers, les perceptions de la dégradation sont multiples, tous établissent in fine une causalité première et aveuglante à la dégradation du lac en imputant aux autres un rejet plus ou moins ponctuel ou diffus de pesticides. Combiné à une gouvernance et une régulation publique des activités et des pollutions de l’eau faiblement coordonnée, ce vacarme conduit aujourd’hui à ignorer un risque d’eutrophisation qui pourrait à l’avenir impacter nombre d’usages, à commencer par la production d’eau potable. La jeune institution officiellement en charge de la gestion du lac et de la concertation entre les usagers, l’OLAC, qui peine à affirmer sa légitimité et son autorité au sein des administrations sectorielles, ne peut que se faire la chambre d’écho de ce vacarme entre les usagers. Ne disposant que de faibles capacités d’expertises, elle n’est pas non plus en mesure de rompre avec la segmentation et la hiérarchisation des problèmes opérées par certaines administrations sectorielles pour lesquelles le contrôle des pesticides est une évidence en matière de police des eaux. Et l’on peut dire que les actions de régulation de l’usage des pesticides, conduites par l’État central et local et relayées par les associations professionnelles, viennent « à leur corps défendant » contribue au vacarme des usagers. Elle renforce en effet chez chacun des usagers en conflit, petits et grands agriculteurs, pêcheurs, l’idée que ce sont les pratiques phytosanitaires des autres qui dégradent la qualité de la ressource en eau. Dans le cas du lac de Guiers, la connaissance des risques ne fait pas défaut – un producteur d’eau potable alerte sur le risque d’eutrophisation qu’étudient les chercheurs en écologie – c’est la combinaison du bruit assourdissant qu’occasionnent les conflits entre usagers et l’absence d’intégration des services de l’État qui produit l’ignorance.
51Le cas du lac de Guiers montre ainsi qu’on ne peut s’en tenir, dans l’analyse des formes d’ignorance existantes dans les politiques de protection des écosystèmes lacustres, à la seule étude des expertises – scientifiques, administratives ou d’usage – mobilisées dans la construction de l’action publique. Il est nécessaire d’y articuler une sociologie des mobilisations collectives et des conflits sociaux.
Nous remercions le Fond Français pour l'Environnement Mondial (FFEM) ainsi que l'Agence de Développement (AFD) pour le financement du projet WaSAf (Surveillance et gestion des ressources en eaux de surface en Afrique).