1L’ignorance est depuis plus d’une vingtaine d’années une thématique de recherche majeure des Science and Technology Studies (STS) aussi bien en sociologie, en philosophie, en histoire ou en anthropologie. Elle donne lieu à une littérature foisonnante dont témoigne notamment la publication d’un handbook international dédié aux Ignorance Studies (Gross & McGoey, 2015), qui offre une perspective historique des traitements de l’ignorance, analyse l’ignorance comme méthodologie pour étudier les connaissances, en particulier celles qui sont interdites ou non produites et décrit les articulations entre ignorance et pouvoir, en lien par exemple avec différentes formes de dominations. Bien loin d’être seulement un objet d’intérêt pour les chercheurs de sciences sociales, les travaux consacrés à l’ignorance ont eu un écho médiatique important, notamment grâce aux enquêtes menées par de nombreux journalistes sur le lobbying des industriels qui ont mobilisé ce cadre d’analyse pour restituer les pratiques de certaines multinationales comme dans le cas de Mansanto (Foucart & Horel, 2017 ; Foucart, 2019). En dévoilant les mécanismes de production volontaire de l’ignorance sur les effets du tabac ou la fabrique sociale du déni climatique, ou encore en mettant en visibilité les risques sanitaires que les autorités publiques avaient dissimulés, ces travaux ont alimenté l’intérêt porté à la thématique des collusions et conflits d’intérêts dans l’espace public (Hauray, 2020). De plus, plusieurs auteurs iconiques de ce courant ont souhaité s’investir dans le débat public en témoignant en faveur des victimes de certaines industries, celle du tabac ou du plomb notamment, ou en contribuant au développement de recherches participatives visant à mettre fin à des situation d’ignorance organisées, et ainsi fournir des ressources à des populations défavorisées, oubliées des expertises traditionnelles.

2Encore plus que d’autres courants de STS, les Ignorance Studies méritent d’être appréhendées sous un angle réflexif critique tant leurs effets sont multiples. À l’évidence, l’essor de la thématique de l’ignorance et la manière dont les chercheurs l’investissent n’est pas neutre. Le sujet de l’ignorance mérite, à notre sens, d’être étudié à l’aune des effets qu’il a produit aussi bien sur le monde social étudié que sur les champs qui s’en sont saisis. C’est dans cette perspective que nous avions lancé, voilà un an, un appel visant à comprendre non seulement ce que l’ignorance fait au social, mais aussi (et peut-être même surtout) ce que l’ignorance fait aux sciences sociales. En effet, si l’état de l’art que nous avons constitué a permis d’identifier un ensemble de travaux, maintenant bien structuré, qui permet de thématiser plusieurs types d’ignorances, il est frappant de voir comment ceux-ci se sont paradoxalement concentrés sur un panel de domaines assez restreint, traitant principalement des questions dites de santé-environnement. Depuis le livre fondateur et programmatique de Robert Proctor et Londa Schiebinger, Agnotology: The Making and Unmaking of Ignorance, paru en 2008, rares sont encore les travaux s’intéressant à des domaines extérieurs aux questions sanitaires, comme si finalement l’ignorance servait essentiellement à mettre en évidence les stratégies délibérées ou non de différents acteurs concernés par les impacts délétères de certaines activités et produits. Loin de nous l’idée de contester les apports de tels travaux comme nous le verrons par la suite, ce constat nous amène cependant à poser une question volontairement provocante, et à laquelle nous cherchons à remédier en partie dans ce numéro spécial : qu’est-ce qu’ignorent les études de l’ignorance ?

3Ce numéro thématique propose donc de reconsidérer de manière critique les apports et les limites des études de l’ignorance avec l’objectif de montrer l’importance et l’urgence qu’il y a à élargir la focale pour mieux identifier et analyser différentes formes et configurations des ignorances. Pour cela, dans une première partie, ce numéro examine comment l’ignorance est devenue un thème central dans plusieurs champs disciplinaires, en particulier dans les études des sciences, des techniques et de l’environnement. Il cherche à rendre compte de ce que les travaux réalisés ont permis de faire émerger, comment ils ont renouvelé les questions investies mais aussi ce qu’ils réduisent ou laissent dans l’ombre. Dans une seconde partie, ce numéro propose de dépasser certaines de ces limites en approfondissant les pistes déjà ouvertes par les Ignorances Studies et surtout en invitant à un élargissement de la focale pour remédier aux effets parfois délétères que ces études ont produits et pour clarifier les dynamiques complexes qui lient ignorances, savoirs et incertitudes dans différentes configurations.

L’ignorance, l’autre manière d’étudier la production des savoirs

Agnotologie ou l’ignorance comme objet d’étude

6Le projet des porteurs du courant de l’agnotologie est large et ambitieux. Les travaux publiés en 2008 en témoignent. Plusieurs voies de production d’ignorance sont alors explorées dans les différents chapitres : la suppression de savoirs, que ce soit avec un embargo sur les savoirs contemporains décrits par Peter Galison ou différents savoirs indigènes étudiés par Londa Schiebinger et Adrienne Mayor, la production du doute et du déni dans des problèmes de santé publique et environnementaux analysés par David Michaels ou encore l’épistémologie de l’ignorance dans le cas de la non production de savoirs sur les corps féminins proposée par Nancy Tuana. Une partie de ces travaux fait écho à ceux développés dans le cadre des études féministes et postcoloniales qui se sont intéressées au caractère nécessairement situé des savoirs et aux mécanismes par lesquels des savoirs produits par des groupes dominants sont érigés en normes de vérité. Le caractère situé de ces savoirs produit différentes formes d’ignorances avec de profonds effets débouchant sur la négation des corps et des voix des plus « subalternes » de la scène scientifique, politique, culturelle et sociale (Harding, 2006 ; Tuana & Sullivan, 2006).

7Toutefois, ce qui conférera à l’agnotologie un succès certain aussi bien sur le plan académique que médiatique, est l’analyse de la fabrique sociale du doute et du déni par les industriels et les autorités publiques dans plusieurs scandales environnementaux et sanitaires, comme ceux du tabac, du pétrole ou des pesticides (Monsanto Papers). En montrant le caractère délibéré de cette production d’ignorance, ces travaux ont eu un écho certain dans l’espace public. Quelques années plus tard, dans son ouvrage au titre choc A Golden Holocaust (2012), Proctor a identifié des stratégies nouvelles, forgées par l’industrie du tabac, qui serviront de modèle à d’autres industries : la dénégation des dangers, la promotion et l’imprégnation des représentations culturelles et la construction d’un imaginaire lié à la cigarette dans les films d’Hollywood mettant en scène la cigarette comme symbole de la liberté, du cow-boy ou de la femme libérée. Pour Proctor, la nouveauté ne réside pas uniquement dans la dissimulation de données (celle-ci était déjà pratiquée avec le secret et l’embargo sur les données dans le secteur nucléaire notamment) ou dans l’empêchement de la réalisation de certaines recherches ou expertises ; il s’agit pour l’industrie de reprendre à son compte une démarche légitime de la science, ou du moins l’un de ses moteurs qu’est le doute, et de l’ériger en démarche systématique pour éviter toute conclusion scientifique préjudiciable pour son activité. L’industrie du tabac s’est ainsi donnée pour objectif d’empêcher l’établissement de consensus scientifique sur la toxicité du tabac, s’appliquant à décrédibiliser cette thèse en demandant « toujours plus » d’études, finançant à l’envi des recherches sur à peu près toutes les « autres » causes de cancer du poumon pour faire diversion et relativiser ainsi la principale cause, le tabac.

8Les mêmes mécanismes de diversion s’appuyant sur un ensemble d’alliés scientifiques, administratifs, journalistes, souvent, mais pas toujours financés, ont été documentés dans de nombreux autres cas par différentes enquêtes, notamment Naomi Oreskes et Erik M. Conway (2010) sur le climato-scepticisme et la mise en doute délibérée du réchauffement d’origine anthropique par des acteurs ayant des intérêts dans les énergies fossiles. Ces études montrent que les industriels et leurs alliés, hostiles à certains types de régulation, ont développé des savoir-faire remarquables pour exploiter des incertitudes afin de retarder, parfois de plusieurs dizaines d’années, l’adoption de mesures de protection. Ces stratégies ne sont pas que rhétoriques ; elles s’accompagnent parfois de menaces juridiques intimidantes contre ceux qui témoignent à la charge de l’industrie comme ce fut le cas de Robert Proctor pour le tabac et Gerald Markowitz et David Rosner (2009 ; 2002) pour le plomb.

Les apports de la nouvelle sociologie politique des sciences : Undone Science

9L’agnotologie a aussi suscité différentes critiques, en particulier dans le champ des STS, et tout particulièrement de la part de chercheurs se réclamant de la nouvelle sociologie politique des sciences (Frickel & Moore, 2006). Ces derniers, tout en soulignant la richesse et l’intérêt des travaux en agnotologie, estiment qu’ils ne permettent de saisir que partiellement les différentes modalités de production de l’ignorance. La raison principale en est la conceptualisation étroite et problématique de l’ignorance souvent présentée comme le résultat d’une science déviante, gangrénée par les intérêts privés et les stratégies industrielles (Frickel & Edwards, 2014). La nouvelle sociologie politique des sciences appelle à explorer d’autres formes de production de l’ignorance en se penchant de manière plus attentive sur un ensemble de mécanismes institutionnels et structurels qui y participent.

10Pour étayer ses critiques, l’une des contributions importantes de la nouvelle sociologie politique des sciences est un ensemble de travaux réunis sous la bannière de « undone science ». Ils prennent le contre-pied de l’agnotologie qui met l’accent sur la stratégie qui consiste à multiplier les recherches dans certains secteurs en mettant plutôt en lumière que dans de nombreux cas, ces vœux restent lettre morte. Malgré l’appel répété d’organisations de la société civile à produire de nouvelles recherches, le manque de connaissances relatives à certains problèmes peut persister sur des dizaines d’années. Ces chercheurs qualifient de « undone science » (Hess, 2009 ; Frickel et al., 2010) cette part non produite du savoir correspondant à une absence ou des « espaces vides » de recherches scientifiques en comparaison de celles financées par les industries (ou proches de ces dernières). Ces auteurs mettent en avant que, dans de nombreux cas, des problèmes mis en avant par des « publics mobilisés » sont délaissés malgré des appels réguliers à les étudier. Ces auteurs, sous l’impulsion de Hess (2007) se sont particulièrement penchés sur l’absence de savoirs qui auraient pu être utiles à des mouvements sociaux et des organisations de la société civile pour disposer des ressources nécessaires pour confronter des politiques soutenues par des industriels et des élites politiques qui portent atteinte à la santé publique et à l’environnement. Ils montrent que l’undone science peut avoir diverses origines, allant du fonctionnement des sciences elles-mêmes (avec ses hiérarchies, ses centres d’intérêt du moment, ses compétitions, ses propres dynamiques de production de connaissances), aux actions de lobbying de certains acteurs suffisamment puissants (industries, mouvements sociaux, groupes politiques) et ceci malgré les tentatives alternatives de production de savoirs (Frickel & Vincent, 2007 ; Hess, 2007 ; Kleinman & Suryanarayanan, 2013).

11Il en résulte une production importante de littérature sur les mécanismes de remédiation à la science non faite, qui peuvent inclure plusieurs démarches (Hess, 2019) : la couverture médiatique permettant de mettre en visibilité le problème, le financement alternatif de la recherche permettant l’investissement de la question, et également l’élaboration d’une contre-expertise par des sciences participatives ou citoyennes. Pour ces dernières, un ensemble de contributions en sciences sociales ayant trait essentiellement à des problèmes de santé-environnement souligne leur apport important, pour remédier à l’undone science notamment à travers la « community-based research » ou l'épidémiologie populaire pour remédier aux savoirs manquants (Brown, 1992 ; Allen, 2005 ; Ottinger & Cohen, 2011 ; Calvez, 2009 ; Akrich, Barthe & Rémi, 2010 ; Arancibia & Motta, 2019 ; Kimura & Kinchy, 2019). Ces travaux sont dans bien des cas une collaboration des communautés victimes avec des experts scientifiques pour produire des connaissances alternatives, mais aussi avec des experts en droit et en politique, en vue de valoriser concrètement les résultats de la recherche dans le cadre de procès ou d’élaboration de nouvelles réglementations.

12Ces travaux ont eu un écho important auprès de certaines agences sanitaires. En France, c’est le cas notamment de l’enquête Fos-EPSEAL (Étude participative en Santé-Environnement Ancrée Localement) de Barbara Allen et chercheuses de son équipe sur les expositions des riverains aux rejets des industries pétrochimiques et sidérurgiques dans le bassin industriel de l’étang de Berre, situé dans la région de Marseille. Elles ont montré qu’une situation de science non faite pouvait coïncider avec l’existence de nombreuses études scientifiques, essentiellement épidémiologiques, dont le cadrage aboutit à laisser dans l’ombre un certain nombre de questions (Allen et al., 2017). Elles mettent en évidence une forme d’undone science qui trouve son origine dans une pratique disciplinaire consistant à poser des questions de recherche déconnectées de celles que se posent les habitants et à s’appuyer sur des taux abstraits de corrélation statistique plutôt que sur des données basées sur les riverains qui font l’expérience de troubles de santé. L’étude de santé ancrée localement, conduite par Allen autour de l’étang de Berre selon une méthode « fortement participative » (Allen, 2018), a bénéficié d’une importante couverture médiatique. Elle a poussé les autorités publiques, en particulier Santé publique France à reconnaître l’existence de problèmes sanitaires environnementaux et la valeur des savoirs expérientiels, et à prévoir la mise en œuvre d’études épidémiologiques intégrant davantage les communautés exposées.

La production institutionnelle de l’ignorance

13Un autre ensemble de travaux sur l’ignorance a cherché à apporter des perspectives différentes de l’agnotologie, en mettant particulièrement l’accent sur les dimensions ordinaires de la production de l’ignorance, les travaux sur l’ignorance institutionnelle. Il s’agit d’un corpus de travaux en nombre plus limité mais dont la portée dans le champ des Ignorance Studies est importante. Sous la bannière de la production d’ignorance institutionnelle, on peut distinguer différentes approches.

14Une première approche importante est également issue de la nouvelle sociologie politique des sciences. Elle s’est particulièrement focalisée sur le type de savoirs produits et non produits par les agences de régulation dans la gestion d’un ensemble de risques. Dans ce cadre, la science a un statut paradoxal : souvent présentée comme le « juge de paix » à mobiliser pour trancher des sujets de controverse, elle se retrouve bien souvent « impuissante » à traiter de nombreux dossiers concernant les effets des produits toxiques (Boudia & Jas, 2014). Cette situation paradoxale n’est pas le fruit uniquement de la production délibérée du doute et du déni par les industriels et leurs alliés. La difficulté est en effet grande pour les chercheurs de sciences sociales à faire la preuve de l’intentionnalité qui préside à la production de l’ignorance. Pour Mathias Girel (2017), de nombreux dossiers se situent en fait dans une « zone grise » où le caractère volontaire de la production d’ignorance est relativement « indiscernable ».

15D’autres mécanismes sont à l’œuvre que les tenants de la nouvelle sociologie politique des sciences ont cherché à préciser. Parmi les travaux produits dans cette perspective, ceux de Scott Frickel et Michelle Edwards (2014) ont été particulièrement notables. Ils sont consacrés à l’évaluation des risques de la pollution des sols à la Nouvelle Orléans, réalisée à la suite des inondations de l’ouragan Katrina. Frickel et Edwards se sont intéressés à un ensemble de mécanismes institutionnels de l’évaluation réglementaire des risques post-catastrophe, comme les protocoles de collecte, d’analyse et d’interprétation des données, qui ont « produit, combiné et distribué différentes formes d’ignorances » sur la pollution des sols à la Nouvelle Orléans (Frickel & Edwards, 2014, p. 217). Pour ces deux auteurs, les logiques de la production de connaissances dans le domaine de la régulation restreignent peu à peu sa « portée épistémique » : les questions étudiées, et les espaces où elles sont examinées, se réduisent par leur hyperspécialisation progressive. Frickel et Edwards remarquent qu’une telle « portée épistémique » produit des effets pervers. Les connaissances sur les polluants, marquées par la « science non faite » (Frickel et al., 2010 ; Hess, 2016), les incertitudes et le manque de preuves de la toxicité, sont insuffisamment investies et les différentes formes d’ignorances s’accumulent, s’enchevêtrent et se consolident de manière complexe dans l’évaluation et la gestion des risques. Nathalie Jas (2017), dans ses travaux sur la prolifération des dispositifs de régulation des substances chimiques dangereuses, montre comment ces « mille-feuilles institutionnels » hyper-segmentent leurs évaluations et leur gestion substance par substance, usage par usage et milieu par milieu. Ces dispositifs sont, pour Jas, aussi bien structurés par de la connaissance que par de l’ignorance. La production scientifique n’échappe pas non plus à la production institutionnelle de l’ignorance. Sainath Suryanarayanan et Daniel Lee Kleinman (2017), dans leurs travaux sur les insecticides et le syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles aux États-Unis, s’intéressent à l’ignorance inscrite dans la « forme épistémique » de la toxicologie environnementale (un ensemble de concepts, méthodes et interprétations de données). Ils montrent que la manière dont la toxicologie environnementale, en étudiant le lien causal entre un polluant chimique et une abeille individuelle exposée en conditions de laboratoire, ignore la complexité de l’effet cocktail de produits chimiques, d’agents pathogènes et de parasites auxquels sont réellement exposées les colonies d’abeilles. Ils remarquent également que les apiculteurs commerciaux ont pu réaliser des enquêtes sur cette exposition complexe en conditions réelles. Cependant leurs résultats, fondés sur des méthodes de collecte, de mesure et d’analyse de données alternatives à la forme épistémique dominante, restent largement ignorés par la communauté scientifique et les politiques publiques.

16Par leurs approches, ces différents travaux montrent ainsi que l’ignorance représente un résultat ordinaire de toute production scientifique, qu’elle relève de logiques institutionnelles, inscrites dans des règles, procédures et protocoles qui structurent certains champs, comme celui de la science réglementaire. Ces travaux font écho à ceux consacrés aux régulations publiques, notamment sur les questions sanitaires et environnementales qui montrent que le savoir scientifique n’est jamais repris intégralement dans les instances de régulation ; il fait l’objet d’une appréciation, d’une déconstruction, d’une reconstruction par différents acteurs en fonction des jeux d’acteurs, de leurs rapports de forces et des possibilités effectives de certaines politiques (Jasanoff, 1990 ; Boudia & Jas, 2013 ; Demortain, 2017 ; Hepler-Smith, 2019).

17Une deuxième approche très heuristique dans l’étude de l’ignorance institutionnelle, est celle développée par Linsey McGoey. McGoey (2012 ; 2019), avec une perspective plus proche de la sociologie des organisations, analyse la valeur stratégique des logiques institutionnelles de la production de l’ignorance, remettant en cause l’hypothèse selon laquelle les connaissances sont plus profitables pour les institutions que l’ignorance. Elle montre que l’ignorance peut être employée par les institutions en tant qu’outil de gouvernance et de contrôle social. Savoir ce qu’il ne faut pas savoir constitue une ressource importante pour les institutions qu’elle qualifie d’« ignorance stratégique ». Cette forme d’ignorance diffère de celles mises en avant en agnotologie en ciblant la non-production de connaissances avant même qu’elles puissent s’avérer incommodes au bon fonctionnement de l’institution. McGoey souligne que les institutions fonctionnent de manière plus efficace, et la portée de l’ignorance est plus puissante, lorsque les chaînes décisionnaires et les pistes d’informations incommodes sont suffisamment informelles pour rendre la non-connaissance effective. Steve Rayner dans son article sur les savoirs inconfortables (Rayner, 2012 ; Dedieu & Jouzel, 2015) montre comment les institutions préfèrent des savoirs simplifiés et évacuent ceux qui seraient susceptibles de menacer leur équilibre ou ceux pour lesquels aucune solution ne se présente dans le but de préserver les arrangements sociaux de l’organisation.

Élargir la focale dans l’étude des ignorances

18L’état de l’art que nous avons présenté peut être apprécié de manière paradoxale. D’une part, les études de l’ignorance peuvent apparaitre comme un champ récent et nouveau (le handbook qui leur est dédié date de six ans et inaugure une nouvelle collection consacrée aux nouveaux travaux dédiés au thème). D’autre part, l’organisation de ces travaux autour d’un ensemble de thématiques, avec des positionnements revendiqués par les chercheurs qui les portent, peut donner l’impression que les études de l’ignorance constituent un champ parfaitement structuré, mâture et probablement au bout de ce qu’il pourrait proposer. Cette appréciation paradoxale tient à la forme de clôture dans laquelle se sont installées de nombreuses études de l’ignorance, dans lesquelles chaque travail vient prendre place dans une des grandes catégories identifiées de l’ignorance. En plus du risque de répétition des études, les résultats produits peuvent apparaitre sans surprise donnant à voir une répétition des mécanismes à l’œuvre, une répartition des rôles entre les différents acteurs concernés, et une reconduction des asymétries de ressources et de pouvoir.

19Pourtant, et c’est ce que ce numéro cherche à montrer, l’ignorance est loin d’être un sujet épuisé et il mérite d’être reconsidéré à nouveaux frais. Dès le début de l’appel à l’origine de ce numéro, l’élargissement des études que nous envisagions était une réponse au rétrécissement des problématiques étudiées, schématiquement au profit de terrains de santé-environnement, principalement dans les pays du Nord. Nous sommes en effet partis de deux constats. Tout d’abord, il nous semble que le succès des travaux en agnotologie, notamment grâce à l’écho public et médiatique important, a conduit de nombreux auteurs à se concentrer sur l’étude de la production de l’ignorance intentionnelle et du déni au détriment d’autres champs moins étudiés comme le secret industriel ou militaire par exemple. Ces travaux ont, en outre, bien souvent un positionnement normatif concernant l’ignorance, la considérant comme négative et néfaste. D’autre part, si la nouvelle sociologie politique des sciences a considérablement étendu le champ d’investigation à d’autres acteurs que les seuls industriels, elle a souvent étudié la production non intentionnelle de l’ignorance et les savoirs liés à la régulation des risques sanitaires et environnementaux. Le débat sur la place des savoirs et de l’ignorance dans les systèmes de régulation est certes primordial, pour autant il ne permet pas d’analyser que partiellement les problèmes sanitaires environnementaux dans des sociétés structurées par des intérêts économiques puissants et des inégalités importantes de ressources (Henry et al., 2021).

20En réponse à ces constats, ce numéro thématique propose trois axes d’élargissement. Le premier cherche à montrer l’intérêt de poursuivre le travail engagé dans les Ignorance Studies en explorant des questions insuffisamment investies au regard de l’état de l’art, en particulier la question de la production institutionnelle de différentes formes d’ignorances, leurs imbrications et hybridations et leurs effets. Le second axe cherche à montrer l’intérêt d’élargir les échelles temporelles et spatiales pour mieux restituer les différentes configurations et les usages de l’ignorance. Enfin, le troisième axe défend l’importance de s’intéresser de manière plus fine aux questions d’incertitudes et d’incomplétude des savoirs dans l’étude de l’ignorance.

Approfondir l’étude de l’ignorance institutionnelle dans le gouvernement des problèmes publics

21Une première partie de ce numéro spécial invite à approfondir les études de l’ignorance institutionnelle pour mieux rendre compte non seulement de la production de l’ignorance mais également de sa propagation et de ses différents usages. Nous considérons que la production de l’ignorance est une forme ordinaire du fonctionnement des institutions qui devient problématique dans le cadre de dossiers où des points de vue et des intérêts divergents génèrent des tensions et d’importantes frictions. Ceci concerne les questions de risques, celles de la régulation d’activités économiques ou de répartition de ressources, etc. La production de l’ignorance intervient dans ces situations comme un instrument de gestion des problèmes pour les rendre gouvernables au sens donné par Pierre Lascoumes à la gouvernabilité (Lascoumes, 1996).

22Pour mettre en œuvre ce chantier, les cinq articles proposés dans cette partie mobilisent et font dialoguer les différentes perspectives développées dans l’étude de l’ignorance institutionnelle. Ils explorent plusieurs situations en étant attentifs à mieux rendre compte que ne l’ont fait les travaux existants : (1) des imbrications et hybridations de différentes formes d’ignorance dans la gouvernance d’un ensemble de problèmes ; (2) des effets de l’intrication des différentes ignorances sur la mise en visibilité ou l’invisibilisation de certains problèmes ainsi que sur l’action et l’inaction les concernant (Henry, 2017) ; (3) de comment la co-production des savoirs et des ignorances dans des cadres institutionnels est structurée de telle manière qu’elle contribue à établir l’emprise de certains acteurs notamment des groupes professionnels et des industriels. La contribution de Marion Demonteil analyse les vertus institutionnelles de la méconnaissance à partir de l’étude des rapports d’inspection du ministère de la Culture. Elle présente l’ignorance institutionnelle comme un outil invisible de gouvernance qui, à travers un ensemble de pratiques quotidiennes et de mécanismes institutionnels, crée des asymétries de pouvoirs entre acteurs institutionnels et maintient certains problèmes à l’écart de l’inspection. Dans une perspective différente, la contribution de Christophe Serra-Mallol montre, à travers la mise en œuvre d’un système d’information nutritionnelle simplifié en France (le Nutri-Score) comment l’industrie et la grande distribution alimentaire, se sont emparées d’une « connaissance négative » (Knorr-Cetina, 1999) pour mettre en doute les conclusions d’experts en nutrition et en santé publique favorables à ce dispositif. Il étudie en particulier la stratégie des industriels et distributeurs vise à repousser dans le temps la généralisation de ce dispositif pour sauvegarder leurs intérêts économiques. L’article de François-Joseph Daniel poursuit cette réflexion en s’intéressant à la norme AFNOR NF U44-051 qui structure la gouvernance des risques du « retour au sol » des déchets ménagers. La normalisation s’y est imposée comme la principale (voire la seule) référence admise par un ensemble d’acteurs institutionnels. Il montre comment l’ignorance, alors qu’elle simplifie la réalité des risques sanitaires et environnementaux, remplit dans la normalisation une fonction de « verrouillage institutionnel » favorable aux promoteurs industriels du tri mécano-biologique. Les deux contributions suivantes explorent les liens entre savoirs, ignorances, actions et inactions publiques. Tout d’abord Justyna Moizard-Lanvin montre comment la construction de la carte de fragilité en santé environnementale à Paris a agrégé et reproduit différentes formes d’ignorances. Elle illustre comment l’ignorance produite dans le cadre des activités réglementaires de surveillance des pollutions environnementales se propage dans les instruments d’action publique et s’imbrique avec l’ignorance produite à l’échelle municipale. Ensuite, Jean-Noël Jouzel et Jérôme Pelisse s’intéressent aux conditions institutionnelles de la production d’ignorance dans la surveillance épidémiologique des travailleurs exposés aux nanomatériaux manufacturés en France. Ils mettent en évidence les luttes de juridictions institutionnelles et les tensions présentes dans les institutions de surveillance de la santé au travail qui ont obéré la capacité de ce projet à produire des données concluantes en raison des incertitudes scientifiques et des réticences des employeurs à conclure au lien entre exposition et santé des travailleurs. Enfin, dans la rubrique débat, Stéphane Le Lay dans une discussion critique menée avec l’ouvrage de Pascal Marichalar, Qui a tué les verriers de Givors ?, met en avant que les travaux sur la production de l’ignorance concernant la santé au travail gagneraient à prendre en considération d’autres aspects en jeu, en particulier le rapport subjectif entretenu par les travailleurs à leurs activités. En mobilisant la psychodynamique du travail, son argument est que l’ignorance du danger ne relève pas seulement d’une volonté délibérée des employeurs de dissimuler des informations, mais aussi de pratiques professionnelles ouvrières. Dans sa réponse, Pascal Marichalar souligne que ce qui lui semble important à étudier, et ce qu’il a fait avec son ouvrage, n’est pas tant la question de l’ignorance que celle de la responsabilité morale ou juridique qui peuvent avoir cours dans une situation de travail. Ainsi, dans ce cas, et dans bien d’autres questions de santé au travail, si l’étude de la production de l’ignorance est légitime et éclairante, elle ne saurait rendre compte des multiples enjeux et dynamiques à l’œuvre dans les situations de travail.

Étendre les échelles spatiales et temporelles

23Cette deuxième partie de ce numéro spécial propose d’élargir les échelles temporelles et spatiales dans l’étude des questions et des configurations de l’ignorance. Si les Ignorance Studies semblent un champ nouveau qui a prospéré au XXI^e siècle, le thème de l’ignorance ne l’est pas pour autant. C’est ce que nous rappelle dans ce numéro la traduction par Ilana Löwy d’extraits de l’ouvrage La sociologie de l’ignorance, publié en hébreu 1987 par deux historiens d’idées renommés, Amos Funkenstein et Adin Steinsatz. Ces deux auteurs défendent l’idée que la production d’un « savoir ouvert » accessible à tous, née dans les traditions hébraïque et grecque, a été accompagné par une production parallèle de l’ignorance. Cette dernière est définie comme une absence de connaissances ayant des conséquences sociales produite, diffusée et maintenue activement par des mécanismes spécifiques et puissants comme l’occultation ou la dévalorisation sociale des informations ainsi que la désinformation délibérée. Et cet ouvrage n’est pas le premier travail en sociologie consacré au thème de l’ignorance. Dès 1949, deux sociologues de l’Université de Princeton, Wilbert Moore et Melvin Tumin publient un article stimulant sur les fonctions de l’ignorance (Moore & Tumin, 1949 ; Gross & McGoey, 2015), dans lesquels ils distinguent cinq grandes fonctions dont la préservation des privilèges et le renforcement des valeurs traditionnelles. Au-delà de ces ouvrages, une recherche ngram (google), avec toutes les limites de cet instrument, montre que la thématique de l’ignorance dans les ouvrages en anglais comme en français n’a pas connu de croissance au cours du temps depuis le début du XIX^e siècle, et que s’il y a un rebond ces quinze dernières années, ce type de rebond a été observé à d’autres moments.

24Ce constat invite donc à l’écriture d’une histoire longue de l’ignorance en prenant en compte l’évolution de ses significations en fonction des configurations étudiées. C’est là un chantier important qui peut être mis en œuvre avec différentes approches. L’article de Sandrine Parageau montre la richesse d’un tel projet en mobilisant l’histoire intellectuelle de la période moderne (XVI^e-XVIII^e siècles) marquée par la Réforme protestante et l’avènement de l’humanisme et de la science moderne. De l’analyse proposée, il ressort que la riche histoire de la notion d’ignorance n’est ni une histoire des ignorants ni des choses ignorées mais celle de plusieurs traditions intellectuelles qui voient l’ignorance comme une vertu, un principe du savoir ou une forme de sagesse. La prise en compte de temporalités longues se révèle également très heuristique dans la compréhension de la trajectoire de nombreux dossiers et configurations contemporaines, ce qu’illustre l’article de Judith Rainhorn sur le cas de l’exposition au plomb, mis à nouveau à l’agenda à la suite de l’incendie de la Cathédrale de Notre Dame qui donne une brusque et éphémère visibilité au risque d’intoxication par cet élément. L’article met en lumière une entreprise de brouillage scientifique, de segmentation des savoirs et de dénégation des maux du travail dont la pérennité à l'époque moderne est attestée par l'incendie de Notre-Dame.

25L’élargissement de la focale passe également par une extension des échelles spatiales dans l’étude de l’ignorance et par une intégration plus importante dans les Ignorance studies d’études consacrées à différents espaces géographiques. Il s’agit en particulier de ne pas limiter les analyses aux contextes européen et états-unien, mais de s’intéresser également à des espaces dits des Suds, ce à quoi nous invitent deux articles de ce numéro spécial. Le premier, de Youssoupha Tall, José Frédéric Deroubaix, Ibrahima Dia, Veronica Mitroï, Tidiane Ndoye, Sylvain Landry Birane Faye et Jean-François Humbert montre que la pollution de l’eau du lac de Guiers (Sénégal) par les pesticides concentre l’essentiel des débats au détriment du risque d’eutrophisation. Les concurrences entre services administratifs conduisent à la segmentation et la sélection des actions entreprises à l’instar des « bonnes pratiques agricoles » relayées par des acteurs territoriaux. L’article invite à prendre en compte les dynamiques sociales du territoire (jeux de pouvoirs, appropriation de l’espace etc.) où s’inscrit la multiplicité des ignorances à l’œuvre. Le second article de Marine Al Dahdah, Jean-Benoît Falisse et Grégoire Lurton élargit encore la géographie de l’ignorance en présentant les résultats d’une enquête internationale menée dans quinze pays dit « du Sud » (en Afrique et en Asie) sur la production de connaissances et d’ignorances face à une maladie globale « inconnue mais connaissable » : la COVID-19. En prêtant une attention particulière à l’action des « Covid-19 taskforces », l’article identifie trois catégories de production d’ignorance : le déni de l’existence du virus, la reproduction de mesures étrangères ou historiques, et le « recyclage » d’expériences locales.

Explorer les frontières entre ignorances et incertitudes

26La troisième partie de ce numéro thématique est une invitation à une meilleure prise en compte dans les études de l’ignorance des acquis des STS sur la production située des savoirs et sur l’analyse des controverses, ce qui implique une attention plus grande à la définition et à la description des frontières entre ignorances, incertitudes et incomplétudes des savoirs. Elle fait suite au constat que l’un des résultats du développement des travaux sur l’ignorance a été un rétrécissement des problématiques étudiées. Les travaux en agnotologie, en rendant visibles les mécanismes de déni, de diversion et de fabrique de doute, ont progressivement adopté et propagé une vision réductionniste de la production scientifique. Ces travaux ont en effet souvent porté sur des cas où un consensus scientifique existait, alors que dans de nombreux dossiers publics le dissensus scientifique prévaut. Ils ont ainsi contribué à jeter un voile sur les conditions de production des données, à durcir les certitudes des sciences, reléguant la question de l’incertitude à un discours rhétorique des industriels.

28Les contributions de cette partie explorent de différentes manières les frontières ténues et mouvantes entre ignorance et incertitude. Elles soulignent la présence systématique de l’incomplétude des connaissances et des incertitudes dans les activités de production de savoirs et d’expertise, et en raison même de la nature des questions et objets considérés qui, du fait de leur complexité, de leur nouveauté ou de leur imprévisibilité, se laissent difficilement réduire, appréhender et maitriser. L’article de Maël Goumri s’intéresse à la matérialisation de l’ignorance dans les objets techniques. À partir de l’étude du cas des accidents nucléaires graves impliquant une fusion du cœur, il montre comment la complexité des centrales nucléaires rend la prévision de l’accident incertaine et l’étude des accidents matériellement complexe. Ces différentes ignorances sont le fruit de choix industriels qui ont impliqué un développement de l’énergie nucléaire malgré les incertitudes connues, qui finissent par se matérialiser dans l’objet technique. La seconde contribution, est un entretien réalisé avec le géochimiste Jérôme Gaillardet, activement impliqué dans la construction d’une nouvelle infrastructure de recherche, les observatoires de la Zone critique (OZCAR) dans le contexte des reconfigurations des sciences de la Terre et de l’environnement face au changement climatique et la crise écologique. La Zone critique désigne la fine pellicule entre le sol et la basse atmosphère où se concentre la vie terrestre. L’entretien retrace les efforts pour disposer d’infrastructures permettant de surmonter l’ignorance et l’incomplétude des connaissances sur les interactions complexes entre gaz de l’atmosphère, roches, eau et êtres vivants.

29En proposant ces trois axes d’élargissement, nous espérons que ce numéro démontrera le potentiel heuristique de la notion d’ignorance, suscitera de nouveaux travaux et de nouveaux débats.