3Dans le sillage de ces travaux, l’objectif de cet article est de porter un regard empirique et critique sur les promesses de transparence des filières agroalimentaires auxquelles est aujourd’hui associé le développement des technologies numériques. En particulier, il entend montrer que la transparence sur les biens alimentaires et leurs filières constitue un processus hautement négocié. Au-delà, il documente comment les acteurs négocient cette transparence en pratique et il analyse quelques facteurs qui la rendent difficile. Plus précisément, nous restituons les résultats d’une enquête réalisée entre 2016 et 2021 au sein d’un organisme de standardisation nommé GS1 qui réunit plusieurs acteurs marchands, notamment des industriels et des distributeurs, autour de l’élaboration de standards et de plateformes permettant de gérer et d’échanger des données sur les produits.

4Nous illustrerons plus précisément notre propos à partir de deux cas. Le premier cas est une controverse qui est apparue à l’occasion d’un groupe de travail interprofessionnel dédié à la maintenance d’un standard relatif à l’échange de données sur les produits entre l’industrie et la grande distribution : la fiche-produit GS1. Lors de réunions de ce groupe, les distributeurs ont souhaité que le standard en question contraigne leurs partenaires industriels à leur envoyer systématiquement des informations relatives au caractère génétiquement modifié (GM) des aliments qu’ils commercialisent et des informations relatives à la nourriture potentiellement GM des animaux (ou produits issus d’animaux) destinés à l’alimentation humaine ; ce qui a entraîné un mouvement de refus de la part des marques. Le second cas est une négociation relative à l’élaboration d’une plateforme de données ouverte nommée CodeOnline Food, et plus particulièrement au renseignement de données indiquant le Nutri-Score des produits alimentaires au sein de cette plateforme. Ces deux cas, bien que portant sur des enjeux différents – l’usage du génie génétique dans les filières d’élevage et la qualité nutritionnelle des produits – nous permettrons de mettre en perspective plusieurs négociations relatives à la transparence du secteur alimentaire qui se sont opérées en coulisses du marché et qui ont donné lieu à des controverses et des tensions entre les acteurs. Comme nous le verrons, ces deux controverses impactent la question de l’information des consommateurs puisque les données dont il est question ont vocation à alimenter des sites de e-commerce et des applications qui permettent aux consommateurs de scanner les codes-barres des produits afin d’obtenir des scores sur leur qualité sanitaire, à l’instar de l’application à succès Yuka. Elles sont par ailleurs articulées puisque la fiche-produit GS1 est un important vecteur par lequel les industriels peuvent envoyer des données vers la plateforme de données ouverte CodeOnline Food.

Données, connaissances marchandes et ignorance

5Outre les Infrastructure Studies et les travaux consacrés à la production des données qui ont inspiré notre démarche, les éléments présentés dans cet article sont dignes d’intérêt pour au moins deux champs de recherche. Tout d’abord, ils permettent de contribuer aux recherches sur la construction des connaissances marchandes (Le Velly et al., 2015). Celles-ci ont focalisé leur attention sur les multiples mécanismes – conventions de qualité, dispositifs de jugement, prescripteurs – permettant aux échanges d’avoir lieu en situation d’incertitude (Eymard-Duvernay, 1989 ; Hatchuel, 1995 ; Cochoy, 2002 ; Karpik, 2007). Un des apports principaux de ces travaux est d’avoir mis en évidence que ces multiples dispositifs et prescripteurs ne se contentent pas de divulguer des informations objectives sur la qualité des biens ; informations qui attendraient patiemment d’être révélées aux acteurs de l’échange. Ils ont montré au contraire que les dispositifs de jugement et les prescripteurs proposent toujours une « connaissance orientée » et que « plusieurs visions de ce qu’est la qualité d’une chose ou prestation co-existent » (Rodet, 2013, p. 46). Ils ont ainsi mis en lumière les luttes, les controverses et les négociations auxquelles se livrent les acteurs du marché pour qualifier les biens ; acteurs dont les points de vue, intérêts et objectifs sont souvent divergents et irréductibles. Dans le sillage de ces travaux, nous nous attacherons à documenter les formes de connaissances que les principales entreprises de l’industrie agroalimentaire et de la grande distribution françaises s’échangent en coulisses du marché sous forme de données, celles qu’elles décident d’ouvrir auprès d’un large public et celles qu’elles décident au contraire de ne pas faire circuler.

6Au-delà de la production de connaissances, nous serons ainsi amenés à documenter des formes d’ignorance qui résultent de ces arbitrages. Ce faisant, notre travail se propose également de contribuer à des travaux récents qui se sont intéressés aux mécanismes de production de l’ignorance dans les arènes scientifiques et dans l’espace public. Ces travaux ont adopté des perspectives tantôt critiques, tantôt plus analytiques et compréhensives, sur les usages et les enjeux politiques et sociaux liés au « non-savoir » (Ross & McGoey, 2015). Certains d’entre eux se sont penchés sur les stratégies intentionnelles de maintien de l’ignorance mises en œuvre par des acteurs économiques de poids ayant un intérêt dans la non diffusion de certaines connaissances (Oreskes & Conway, 2010 ; Proctor, 2011 ; Mialon et al., 2015). D’autres ont documenté les nombreux cas dans lesquels l’ignorance apparaît comme le résultat non-intentionnel de logiques organisationnelles (Ross & McGoey, 2015). Selon Scott Frickel et ses collègues (2010), l’ignorance est parfois le résultat de la non-priorisation et de la négligence de certains objets et questions de recherche qui sont jugés non pertinents, non-évaluables ou non-souhaitables et sont ainsi laissés dans l'ombre par la communauté scientifique. Dans le domaine de l’évaluation des risques sanitaires agricoles, Jean-Noël Jouzel et François Dedieu (2013) ont montré que certaines formes d’ignorance pouvaient être dues aux instruments traditionnellement privilégiés par les pouvoirs publics pour contrôler et homologuer les intrants chimiques. Cet article prolonge ces travaux en s’intéressant non pas à la fabrique de formes d’ignorance dans le domaine scientifique ou dans celui de l’évaluation des risques, mais plutôt à des formes d’ignorance relatives aux produits alimentaires, à leurs caractéristiques et à leurs filières. Il les prolonge aussi en montrant que, dans ce domaine, l’ignorance apparaît la plupart du temps comme le sous-produit de logiques multiples : organisationnelles, logistiques, politiques, juridiques. Comme nous le verrons, ces logiques qui concourent à maintenir certaines formes d’ignorance peuvent parfois être convergentes avec des objectifs de rétention informationnelle, mais elles peuvent aussi être parfois indépendantes vis-à-vis de cette question.

7L’intérêt d’appliquer ces cadres théoriques à l’échange de données au sein des filières alimentaires est d’autant plus fort que plusieurs travaux ont montré la vitalité des controverses qui animent aujourd’hui les politiques d’étiquetage et l’information des consommateurs, en particulier sur les sujets relatifs à la santé publique et au calcul des performances environnementales des produits (Séguy, 2014 ; Boubal, 2018 ; Dubuisson-Quellier, 2017 ; Depecker & Déplaude, 2020 ; Soutjis, 2020).

8Comment les « professionnels du marché » (Cochoy & Dubuisson-Quellier, 2000) décident-ils des données qu’ils échangent en coulisses du marché, des données qui devraient être ouvertes à destination d’un large public et des données qui, au contraire, ne devraient pas être mises en circulation ? Comment ces arbitrages et ces efforts de sélection des données produisent-ils à la fois de la connaissance et de l'ignorance sur les produits alimentaires et leurs filières ? Et en quoi les négociations qui sous-tendent ces arbitrages sont-elles aussi intéressantes pour saisir la diversité des facteurs qui peuvent faire obstacle à la production de connaissances ?

Enquêter à GS1 France

10Dans le cadre de notre immersion à GS1 France, nous avons plus particulièrement observé des groupes de travail en charge de l’élaboration et de la maintenance de deux dispositifs dédiés à l’échange d’informations sur les produits alimentaires : la fiche-produit GS1 et la plateforme CodeOnline Food. Le premier permet aux industriels et aux distributeurs d’échanger des données qui ont vocation à faciliter leurs opérations logistiques et l’affichage des informations sur les produits sur les sites de vente en ligne. Le second permet aux industriels de partager des données sur leurs produits auprès d’un plus large public, et notamment auprès d’applications mobiles qui fournissent des services aux consommateurs. Plus précisément, nous avons assisté à 9 réunions du groupe de travail consacré à la maintenance de la fiche-produit GS1 et à 8 réunions dédiées à la construction de CodeOnline Food. 6 de ces 17 réunions ont été observées en distanciel. Nous avons aussi assisté à deux conférences au sujet des standards GS1 et du partage des données sur les produits alimentaires, à deux formations et à l’université d’été de GS1 France de 2017. Intégrer GS1 France et les réunions de ces groupes de travail a nécessité en amont un travail exploratoire conséquent : nous avons dû dans un premier temps nous former aux activités de l’organisme, ainsi qu’au fonctionnement et au rôle des standards et des outils qu’il propose, notamment via la lecture de guides pratiques destinés aux professionnels. Dans ce cadre, nous avons été amenés à contacter plusieurs fois des responsables de l’organisme afin de leur demander des clarifications et afin de mettre à l’épreuve nos connaissances. Nos courriels et appels répétés avec certains responsables nous ont par la suite permis de visiter les locaux de l’organisme à Paris, puis d’assister à des groupes de travail.

11Au-delà, 27 entretiens semi-directifs ont été conduits avec des industriels et des organisations qui les représentent, des distributeurs, des représentants de catalogues électroniques (voir ci-dessous), des experts GS1, un représentant de la DGCCRF et un journaliste spécialisé. Finalement, de nombreux documents ont été mobilisés : des modèles de données, des comptes rendus de réunions, des diaporamas, des brochures de communication, des listes des participants aux différentes réunions, ou encore des textes de loi.

12Dans la suite de l’article, et pour des raisons de confidentialité, les acteurs et les organisations qu’ils représentent ont été anonymisés. Lorsque nous citons des verbatims prononcés à l’occasion de certaines réunions, nous les nommons avec des pseudonymes tels que Grand_Industriel_1, Grand_Distributeur_2, Association_Consommateurs_1, Fédération_Industrie_2, etc. ; ce qui nous permet a minima d’indiquer au lecteur leur position dans l’espace du marché.

13Nous développons notre propos à travers deux sections. Dans un premier temps, nous présentons la fiche-produit GS1 et la controverse autour de l’échange de données relatives aux aliments issus d’animaux nourris aux OGM entre l’industrie et la grande distribution. Nous nous pencherons ensuite sur la plateforme CodeOnline Food et nous détaillerons les négociations qui ont porté sur l’intégration du Nutri-Score et des données nécessaires à son calcul au sein de cette plateforme. Nous conclurons en revenant sur le caractère négocié de la transparence que donnent à voir ces controverses, sur la diversité des facteurs qui concourent au maintien de certaines formes d’ignorance au sein des filières alimentaires et sur le caractère plus ou moins convergent de ces facteurs avec des objectifs de maintien de l’ignorance.

Nourris avec ou sans OGM : l’ignorance comme modalité de protection des images de marque et de contrôle de la représentation des produits sur Internet

14La première controverse que nous décrivons pour analyser le caractère négocié de la transparence des filières alimentaires a eu lieu en juin 2020 lors de réunions du groupe de travail dédié à la fiche-produit GS1 France. Elle a notamment concerné l’intégration de données relatives à la présence d’OGM et d’autres substances « contestées » dans les produits alimentaires ainsi qu’à la nourriture – GM ou non – des animaux d’élevage destinés à la consommation humaine (et des produits issus de ces animaux) dans la fiche-produit GS1. Avant d’en expliciter les termes, il convient de revenir sur le rôle de cette fiche-produit et sur les modalités via lesquelles industriels et distributeurs la font évoluer à GS1 France.

La fiche-produit GS1

15Dans le cadre de ses activités relatives à la standardisation des échanges d’informations entre entreprises, GS1 France a été amené à élaborer un réseau de catalogues électroniques privés qui permet aux industriels et aux distributeurs de s’échanger des informations sur les produits qu’ils commercialisent. Ce réseau est nommé GDSN pour Global Data Synchronization Network. Le GDSN permet à des entreprises de l’industrie agroalimentaire d’échanger des fiches-produits avec les distributeurs qui commercialisent leurs produits. Ces fiches-produits font l’objet d’un standard très précis qui reprend un ensemble de données et spécifie les manières de les renseigner. Ces données permettent notamment aux industriels et aux distributeurs de gérer leurs processus logistiques (sélection, facturation, acheminement, entreposage et marchandisage des produits) et aux seconds d’afficher toute une série d’informations sur les produits sur leurs sites de e-commerce (par exemple des photos, des allégations, la quantité, la liste des ingrédients et des allergènes, les valeurs nutritionnelles, etc.) en accord avec les dispositions légales en vigueur en matière d’étiquetage.

16De manière générale, la fiche-produit permet ainsi l’échange de trois types de données entre l’industrie et la grande distribution. Les données dites « logistiques » furent les premières à être intégrées dans le standard durant les années 2000. Il s’agit par exemple de codes relatifs au produit, à sa catégorie et à ses intervenants logistiques (fournisseurs, plateformes, entrepôts, centrales d’achat, points de vente de destination, etc.), des informations sur ses mesures (poids, tailles), ses quantités, des instructions de manutention ou encore des données permettant de commercialiser le produit sur le point de vente (par exemple une dénomination destinée au ticket de caisse).

18Au-delà, et afin de valoriser les produits sur Internet, industriels et distributeurs décidèrent ensuite d’intégrer à la fiche-produit de nombreuses autres données dites « marketing » telles des photos du produit, des allégations marketing, des labels, des textes relatifs à « l’histoire de la marque », des recettes, etc. Il peut aussi s’agir de données permettant d’informer les consommateurs sur les produits issus de la pêche durable sur Internet, sur les produits « fabriqués » ou « fumés » en France, sur les produits agricoles cultivés « sans traitements chimiques », ou encore sur les produits « sans huile de palme », « sans nitrites », « sans OGM », « sans additifs », etc.

19En France, la fiche-produit PGC (pour Produits de Grande Consommation) est utilisée par environ 5000 entreprises pour environ 1,5 million de références. Elle est utilisée par la plupart des grandes entreprises du secteur, que ce soit du côté des distributeurs (par exemple Carrefour, Auchan, Système U) ou des industriels (par exemple Nestlé, Mars, Labeyrie).

20La fiche-produit fait l’objet de groupes de travail réguliers lors desquels plusieurs représentants des entreprises utilisatrices négocient les évolutions du standard. Ces évolutions portent en particulier sur l’intégration de nouvelles données dans la fiche-produit et/ou sur les règles et les formats des champs qui permettent de les renseigner. Les groupes de travail sont fréquentés par quatre types d’acteurs : des représentants de GS1 France qui animent les réunions, des industriels qui utilisent la fiche-produit pour communiquer aux distributeurs des données sur leurs produits, des distributeurs qui utilisent la fiche-produit pour recevoir ces données et des « fournisseurs de solution », souvent des catalogues électroniques, qui permettent aux deux types d’acteurs précédents de s’envoyer des fiches-produits de manière standardisée, sécurisée et automatisée. Lors de ces réunions, l’intégration de nouvelles données peut parfois faire l’objets de controverses puisqu’accepter une nouvelle donnée dans le standard fiche-produit, d’autant plus si les acteurs souhaitent la rendre obligatoire, revient à contraindre l’industrie à transmettre cette donnée à la grande distribution et in fine, à permettre aux distributeurs de transmettre cette information vers les consommateurs. C’est sur une de ces controverses que nous revenons dans la suite de cette section.

La controverse sur l’intégration de données relatives aux OGM au sein des groupes de travail GS1

21La controverse en question est apparue à l’initiative d’une grande enseigne (Grand_Distributeur_3) qui, dans le cadre d’une campagne de communication axée sur la qualité alimentaire s’étalant de 2018 à 2022, a initié de nombreuses demandes d’évolution de la fiche-produit. Comme c’est d’usage à GS1 France, d’autant plus quand les changements demandés sont importants, ce distributeur a présenté ces nouvelles demandes en les introduisant par un commentaire motivé censé les justifier. Ainsi, sur la diapositive présentée lors du groupe par son représentant, on pouvait lire un texte expliquant que les consommateurs sont de plus en plus soucieux de la qualité de leur alimentation et de ses dimensions éthiques et environnementales, que le dispositif fiche-produit/GDSN pourrait être un moyen de répondre à ces attentes mais que ceci est actuellement difficile du fait du non-renseignement fréquent de certaines données par les industriels. Il propose alors de rendre obligatoire le renseignement de ces données dans la fiche-produit.

Nos habitudes alimentaires ont changé, nos modes de production aussi. Nous aspirons désormais à une alimentation de qualité, saine et plus soucieuse de l’Homme et de l’environnement. […] Grand_Distributeur_3 a utilisé le standard [fiche-produit] pour couvrir ces nouveaux besoins d’informations, à destination des consommateurs. Mais les fournisseurs « oublient » de transmettre les informations. Pour être certain que le produit "répond" aux nouvelles exigences des consommateurs, nous souhaitons mettre en place l’obligation de renseigner des informations en fonction du type de produit. (Diapositive présentée par les représentants de Grand_Distributeur_3 lors d’une réunion)

22Parmi les champs que le distributeur souhaite rendre obligatoire dans cette perspective, il y a notamment le champ « Article génétiquement modifié ». Il plaide pour que le renseignement de ce champ soit rendu obligatoire à travers un des trois champs suivants : CONTAIN (contient), MAY_CONTAIN (peut contenir) ou FREE_FROM (sans). En ce qui concerne les produits d’origine animale, il demande qu’un autre champ soit intégré et obligatoirement rempli à l’aide des valeurs NOURRIS_AVEC_OGM ou NOURRIS_SANS_OGM (ici en français dans la demande dudit distributeur). Au-delà l’enseigne souhaite intégrer à la fiche-produit de nouveaux champs et valeurs contraignant les industriels à renseigner systématiquement et obligatoirement l’absence ou la présence de certains composants : les aromes artificiels, les antibiotiques, les colorants artificiels, les exhausteurs de goût, les nitrites, le sel ajouté et le sucre ajouté. Il demande également des attributs obligatoires indiquant clairement si les produits correspondent ou ne correspondent pas à un régime végétarien et s’ils revendiquent ou ne revendiquent pas l’allégation « élevé en plein air ».

23Toutes ces informations étaient jusqu’à présent uniquement indiquées par les industriels via des champs optionnels de la fiche-produit permettant de les communiquer lorsqu’elles font l’objet d’une allégation valorisante : par exemple le produit est « sans antibiotique », ou « nourri sans OGM », l’animal a été élevé en plein air, etc. En les rendant obligatoires, le distributeur en question souhaite ainsi pouvoir discriminer systématiquement les produits selon les qualités évoquées ci-dessus en imposant aux industriels d’indiquer explicitement à la fois leur présence et leur absence. L’idée est de faciliter le travail de sélection des consommateurs potentiellement soucieux de ces qualités sur les sites de e-commerce en les différenciant plus clairement et ainsi de respecter un certain nombre d’engagements pris par l’enseigne dans le cadre de sa campagne de communication. En particulier ses engagements relatifs à la suppression des OGM, des produits issus d’animaux nourris aux OGM et aux antibiotiques, « des substances controversées » et à la réduction des pesticides dans ses produits de marque propre, ou encore à l’augmentation de sa gamme végétarienne.

24Ces demandes vont alors faire l’objet de beaucoup de débats et être relativement mal reçues par les représentants de l’industrie agroalimentaire. En particulier, les industriels craignent qu’en rendant ces données obligatoires le distributeur en question les force à faire des divulgations de traçabilité qu’ils ne souhaitent pas faire et qui vont parfois au-delà de la réglementation, et qu’il s’en serve pour appliquer des filtres sur son site de e-commerce. Ne souhaitant pas voir leurs produits ainsi discriminés sur Internet, les industriels vont se replier sur leurs fédérations. Lors d’une réunion particulièrement houleuse, ils déclarèrent que les demandes dudit distributeur n’ont pas lieu d’être, qu’elles n’ont pas été suffisamment étudiées d’un point de vue juridique, que certaines risquent de mettre les industriels dans l’illégalité et que GS1 n’est pas le lieu pour de telles discussions.

Nous on considère que cette réunion n’a pas lieu d’être […] ça a des impacts business très, très important, on parle de dire ce produit il est avec/sans OGM, filtré sur Internet. (Représentant Grand_Industriel_3, réunion, juin 2020)

Il y a certaines mentions qui nous mettent dans l’illégalité vis-à-vis de la réglementation. (Représentant Fédération_Industrie_1, réunion, juin 2020)

Il ne faut pas anticiper les choses, on ne peut pas demander aux instances qui s’occupent d’échange d’informations-produits d’acter ou de décider des choses qui ne correspondent pas à ce qui est enregistré légalement. (Représentant Fédération_Industrie_2, réunion, juin 2020)

25Concentrons-nous sur les cas des données relatives à la présence et l’absence d’OGM et à la nourriture potentiellement GM des animaux d’élevage. Ceci nous permettra de décrire les arguments mobilisés par les représentants de l’industrie agroalimentaire pour se défendre face à ces nouvelles demandes et comment ils sont parvenus à négocier la mise en place de données permettant de maintenir une certaine forme d’ambiguïté sur ces sujets.

27Ainsi selon Fédération_Industrie_1, communiquer une donnée « sans OGM » pourrait être illégal dans certains cas : notamment pour les produits d’origine végétale dont les fabricants ne peuvent pas prouver qu’ils ont au maximum 0,1 % de présence fortuite d’OGM et pour les produits qui ne peuvent pas être étiquetés « sans OGM » parce qu’aucun produit du même type ne peut l’être. En ce sens la fédération craint que les industriels ne soient contraints de renseigner la donnée « peut contenir » dans les cas mentionnés ci-dessus et que ce MAY CONTAIN soit utilisé par les distributeurs pour en faire une information à destination du consommateur qui induirait que le produit est effectivement OGM, alors qu’il ne l’est pas (c’est seulement interdit d’en faire une allégation) ou que du point de vue de la réglementation il n’est pas obligatoire d’en faire mention (parce qu’il contient entre 0,1 et 0,9 % de trace fortuite d’OGM et/ou parce que le fournisseur ne peut pas prouver le contraire).

L’option « may contain » n’est pas prévue dans la réglementation. Comme rappelé plus haut, si une contamination fortuite est au-dessus de 0,9 %, le produit est jugé réglementairement comme « contient des OGM ». À l’inverse, en dessous de ce seuil, le produit est considéré comme « ne contenant pas des OGM ». Exiger du fournisseur d’indiquer « may contain » apparaît dans ce cas contraire à la réglementation. Par ailleurs, il faut comprendre que les fabricants s’appuient généralement sur les déclarations/attestations de leurs fournisseurs qui indiquent : « l’ingrédient n’est pas étiquetage OGM au sens du règlement européen 1830/2003 ». Le fabricant n’a donc pas l’information lui permettant de savoir si l’ingrédient ne contient pas du tout d’OGM ou alors en contient à l’état de traces en dessous de 0,9 %. Exiger d’analyser tous les ingrédients serait totalement disproportionné. (Document envoyé par Fédération_Industrie_1 au groupe informations-produits avant une réunion)

28En d’autres termes, la fédération craint que le distributeur ne veuille laver plus blanc que blanc et ne discrimine des produits non soumis à l’étiquetage des OGM par la réglementation mais dont l’absence totale ne pourrait pas être prouvée ou alléguée.

29L’enjeu est peut-être encore plus explicite avec la demande du distributeur de renseigner obligatoirement « nourris avec OGM » ou « nourris sans OGM » puisqu’en rendant cette donnée obligatoire, et s’il la réutilise sur son site de e-commerce, celui-ci forcerait les industriels à divulguer une information qui n’est pas requise d’un point de vue réglementaire. Contre cette option, les industriels présents lors des réunions dédiées ont fait valoir qu’il était « impossible de tracer convenablement tous les aliments destinés à l’alimentation des animaux » et le groupe s’est finalement accordé « sur le fait qu’il faut valoriser les animaux/viandes “nourris sans OGM” » mais qu’il n’était pas d’accord pour « classer tous les autres comme étant "nourris avec OGM" ».

30À l’issue de plusieurs réunions un compromis a finalement été trouvé autour de l’intégration de données obligatoires dont les valeurs de renseignement possibles laissent la place à une plus grande ambiguïté. En ce qui concerne la présence ou l’absence d’OGM, au lieu des trois valeurs possibles demandées par le distributeur – soit contient, ne contient pas ou peut contenir –, le groupe a validé deux valeurs possibles : « sans OGM » ou « non déclaré ». En ce qui concerne le caractère GM de la nourriture des animaux d’élevage, et alors que le distributeur demandait de rendre le champ en question obligatoire et de l’associer à seulement deux valeurs possibles (« nourris avec OGM » ou « nourris sans OGM »), le groupe a finalement validé l’intégration de trois données : « nourri sans OGM (<0,1 %) », « nourri sans OGM (<0,9 %) », « Aucune certitude sur la nourriture de l’animal ».

31Ces valeurs, et en particulier les valeurs « non déclaré » et « aucune certitude sur la nourriture de l’animal » sont particulièrement intéressantes en ce qu’elles constituent un compromis technique permettant de maintenir une certaine forme d’ignorance vis-à-vis de l’amont des filières alimentaires.

32En refusant de permettre à la fiche-produit de discriminer clairement et systématiquement les produits selon un certain nombre de données sensibles l’enjeu était ainsi pour les industriels de se défendre face à la mise en place d’informations qui pourraient potentiellement dévaloriser les produits sur Internet. Il s’agissait pour eux de protéger leur image de marque face à certains distributeurs, à l’instar de Grand_Distributeur_3, qui tentent au contraire de promouvoir un regard plus immersif au sein des filières dans le cadre de leurs stratégies commerciales.

33Les cas que nous venons de décrire révèlent également les difficultés associées à la traçabilité des OGM qu’ont déjà documentées Céline Granjou et Egizio Valceschini (2004) puisque le flou juridique entourant la différence entre un aliment non-soumis à l’étiquetage des OGM et un aliment pour lequel une allégation est permise, ainsi que la complexité des filières et des modes d’approvisionnement, font partie des justifications avancées par les représentants de l’industrie agroalimentaire pour s’opposer aux demandes de données « sensibles » faites par Grand_Distributeur_3. On peut également émettre l’hypothèse que le fait de ne pas discriminer les produits en fonction de ce critère « nourri aux OGM » est aussi pour l’industrie un moyen de garder des marges de flexibilité quant à ses approvisionnements. En d’autres termes, ne pas regarder cette qualité est peut-être un moyen de maintenir la substituabilité de divers fournisseurs dont les produits peuvent être, ou non, issus d’animaux dont l’alimentation est composée d’OGM. En effet, la substituabilité des lots, et par extension des fournisseurs, apparaît comme un enjeu clé de la gestion des chaînes d’approvisionnement alimentaires (Nicolas & Valceschini, 1995 ; Bernard de Raymond, 2010 ; Brusset, 2015). Elle permet de faciliter l’organisation de l’approvisionnement, en particulier lorsque celui-ci s’effectue à distance et sur un marché étendu.

34Plus largement, ces débats autour des valeurs possibles pour renseigner des données dans la fiche-produit montrent à quel point le dispositif ne constitue pas un simple intermédiaire d’échange d’informations entre l’industrie et le commerce, une simple courroie de transmission destinée à partager des données « déjà là » qu’il suffirait d’extraire et de faire circuler (Goëta, 2016). Ils montrent au contraire que la fiche-produit constitue une infrastructure via laquelle les parties prenantes instancient (Denis & Pontille, 2012) des données, et par là même produisent des formes de connaissances, et d’ignorance.

Le Nutri-Score : l’ignorance comme affichage politique et comme mode de déresponsabilisation

35La fiche-produit n’est pas le seul dispositif qui fait depuis quelque temps l’objet de discussions relatives à la transparence de l’industrie agroalimentaire à GS1 France. D’autres débats sur ce sujet se sont faits jour à l’occasion de la construction de la plateforme de données CodeOnline Food. Ces débats donnent à voir d’autres facteurs à même de maintenir certaines formes d’ignorance sur les aliments au-delà des enjeux de contrôle des images de marque, de présentation des produits sur les sites de e-commerce et de gestion des chaînes d’approvisionnement que nous avons documentés dans la section précédente, en particulier des enjeux d’affichage politique et de partage des responsabilités entre l’industrie et la grande distribution. Avant de restituer ces débats, il convient de présenter brièvement le contexte de la création de la plateforme CodeOnline Food, son rôle et son périmètre.

La plateforme de données partagées CodeOnline Food

• 12 GS1 France, « Cas d'usage CodeOnline Food », communiqué de presse, septembre 2020.

La transparence est importante pour nos clients et elle l’est donc aussi pour nous. En tant qu’entreprise leader, nous avons le devoir de partager nos informations-produits au plus grand nombre12.

On veut construire une base de données fiable et alternative à Open Food Facts. (Représentant GS1, réunion, janvier 2019)

Vous avez des applications qui sont formidables, elles permettent de mieux guider les consommateurs, mais c’est le début, il y en aura beaucoup d’autres, et c’est parce qu’il y en aura beaucoup d’autres que, moi, je dois avoir comme préoccupation la qualité des data qui permettront à chacun d’entre vous et aux autres de venir chez nous, sur notre entrepôt de données pour créer les applications qui vont encore mieux orienter les consommateurs aujourd’hui et demain. (Un représentant d’une fédération à l’occasion d’une conférence dédiée à CodeOnline Food en mai 2018)

40Pour autant, et comme nous le verrons à travers l’exemple du Nutri-Score, la définition du modèle de données de CodeOnline Food a fait l’objet de controverses entre les acteurs. Le fait est que, tout comme dans le cas de la fiche-produit, intégrer une donnée à CodeOnline Food revient à permettre aux distributeurs de l’utiliser pour informer le consommateur. Au-delà, dans le cas de CodeOnline Food et cette fois-ci contrairement à la fiche-produit, l’intégration d’une nouvelle donnée revient aussi à permettre à d’autres acteurs, telles des applications mobiles, des journalistes, des instituts d’étude, d’utiliser cette donnée.

41Tout comme les groupes de travail dédiés à la fiche-produit, ceux dédiés à CodeOnline Food sont principalement fréquentés par des professionnels, et notamment des représentants de l’industrie, de la distribution et des catalogues électroniques. La participation aux réunions consacrées à CodeOnline Food était néanmoins un peu plus large puisque nous avons pu y croiser régulièrement des usagers potentiels de la plateforme qui ne sont pas traditionnellement habitués aux groupes de travail GS1 : des représentants d’associations de consommateurs, des développeurs d’applications mobiles ou encore des chercheurs intéressés par les données renseignées dans la plateforme.

L’intégration laborieuse du Nutri-Score à CodeOnline Food

44Tout comme son intégration dans la loi Santé, l’intégration du Nutri-Score à CodeOnline Food ne s’est pas faite sans résistance et a également entraîné des controverses. Pour restituer ces controverses, nous décrivons chronologiquement les débats au sujet du Nutri-Score qui ont eu lieu dans les groupes de travail dédiés à CodeOnline Food entre septembre 2018 et octobre 2019, date du lancement de la première version du dispositif.

Premier temps : un problème d’affichage politique

45Notre bref récit commence le 30 janvier 2019, à l’occasion du troisième groupe de travail dédié à CodeOnline Food à GS1 France. C’est un représentant d’une association de consommateurs qui prend alors parole et aborde en premier le sujet en début d’après-midi. Il exprime le souhait de son organisation de fournir le Nutri-Score au consommateur via une application mobile en cours de développement et son besoin sous-jacent de disposer d’informations sur les taux de fibres et de fruits et légumes. Le fait est, et ce point est important, que toutes les données nécessaires au calcul du Nutri-Score ne sont pas intégrées à la fiche-produit et à CodeOnline Food à ce moment-là. Seules le sont les sept valeurs nutritionnelles dont le règlement INCO 1169/2011 impose l’étiquetage au sein de l’Union Européenne : la valeur énergétique, la quantité des matières grasses, d’acides gras saturés, de glucides, de sucres, de protéines et de sel. Or, pour calculer un Nutri-Score il faut effectuer un calcul prenant en compte à la fois ces sept valeurs « INCO » mais également deux autres dont l’étiquetage n’est pas obligatoire au moment des débats. La première est le pourcentage de fruits, légumes, légumineuses et fruits à coque. Dans la suite du texte, nous utiliserons principalement le vocable « taux (ou pourcentage) de fruits et légumes » afin de raccourcir la mention de cette donnée. La seconde est le pourcentage de fibres pour 100 grammes. Afin d’étayer ses arguments, le représentant de l’association de consommateurs explique aux industriels présents que le Nutri-Score est actuellement calculé par des applications mobiles de manière faussée puisque celles-ci ne disposent souvent pas des taux en fruits et légumes et en fibres, alors que ces taux pourraient permettre de rehausser les notes de certains de leurs produits.

On ne va pas se raconter des craques, personne ne lit les tableaux nutritionnels, ce qui est compris par le consommateur c’est des informations traduites simplifiées, comme par exemple le Nutri-Score qui est aujourd’hui standardisé. Nous, on souhaite se positionner sur le Nutri-Score. Or dans [le règlement] INCO [1169/2011] il n’y pas les fibres et la teneur en fruits et légumes, le consommateur a donc des Nutri-scores faux et bien souvent pires que la réalité. Si les applis se contentent des données INCO de base, vous passez à côté de valeurs qui peuvent améliorer vos Nutri-Scores. Donc on aimerait bien avoir des cases pour que les industriels puissent renseigner les taux de fibres et de fruits et légumes de manière volontaire. (Représentant Association_Consommateurs_1, réunion, janvier 2019)

46S’ensuit un débat dans la salle autour de l’intégration du Nutri-Score dans CodeOnline Food. Le débat se cristallise autour de deux options : la première solution possible est de demander aux industriels de placer l’intégralité des attributs permettant de le calculer dans CodeOnline Food. C’est-à-dire les sept valeurs nutritionnelles réglementaires que les participants ont déjà décidé d’intégrer au titre de « données réglementaires », plus les deux autres non-obligatoires mais nécessaires pour le calcul du Nutri-Score : le taux de fruits et légumes et le taux de fibre. La seconde option est que les industriels puissent fournir directement, de manière optionnelle, la classe du Nutri-Score (c’est à dire la lettre A, B, C, D ou E).

47L’enjeu est complexe pour les industriels en présence : d’un côté fournir l’ensemble des données permettant de calculer le Nutri-Score aux applications permettrait de fiabiliser celles-ci, au lieu de les laisser s’approvisionner via la base de données Open Food Facts qui est jugée non fiable par l’industrie agroalimentaire et qui ne contient souvent pas, par ailleurs, les taux de fruits et légumes et de fibres. D’un autre côté, mettre ces données à disposition des applications revient également à leur permettre de les utiliser pour calculer d’autres scores que certaines marques considèrent comme illégitimes, comme le score calculé par l’application Yuka qui prend à la fois en compte le Nutri-Score, la présence d’additifs jugés potentiellement nocifs et les méthodes de production. Dans ce contexte, certains avancent que fournir directement la classe du Nutri-Score, et non pas l’ensemble des données permettant son calcul, « priverait [les applications] d’un intérêt certain », à savoir de la possibilité d’utiliser les données de CodeOnline Food pour calculer d’autres scores à partir des données nutritionnelles (ce qu’elles pourront toujours faire, néanmoins, via Open Food Facts). Pour autant, fournir directement la classe du Nutri-Score pose également problème lors de la réunion de janvier 2019. En particulier, le représentant de Fédération_Industrie_1 craint qu’un tel choix soit interprété comme un soutien de l’industrie française envers cette forme d’étiquetage nutritionnel simplifié, alors que sa fédération l’a longuement combattue sur la scène politique européenne (Séguy, 2014) et nationale.

Moi je ne peux pas prendre l’engagement pour Fédération_Industrie_1, en termes d’affichage public et politique, il faut qu’on se concerte. Mettre le Nutri-Score directement dans le catalogue à Fédération_Industrie_1 on n’y arrivera pas, le problème revient au même mais c’est un problème d’affichage politique. (Représentant Fédération_Industrie_1, réunion, janvier 2019)

48Certains distributeurs insistent :

Le Nutri-Score c’est une opportunité à ne pas rater. (Représentant Grand_Distributeur_6, réunion, janvier 2019)

49Mais face au désaccord, l’animateur du groupe à GS1 France décide de reporter la décision à une date future et de ne pas intégrer la classe du Nutri-Score à la première version de CodeOnline Food qui doit être lancée huit mois plus tard en septembre 2019.

On ne fait rien maintenant, on le met en priorité sur la V2. Là on va se mettre des gens à dos et on risque de planter notre projet. Il vaut mieux ne rien faire et attendre que les planètes s’alignent, même si on connaît déjà la fin de l’histoire. (Représentant GS1, réunion, janvier 2019)

Deuxième temps : un problème de responsabilité

50De manière surprenante, Fédération_Industrie_1 va très rapidement changer ses positions. En effet, moins de trois mois plus tard, lors d’une autre réunion, Fédération_Industrie_1 plaide pour la double intégration des données permettant de calculer le Nutri-Score (taux de fruits et légumes et taux de fibre) et de la classe du Nutri-Score dans CodeOnline Food afin de fiabiliser les données utilisées par les applications.

Nous on veut à la fois la classe et les données […] aujourd’hui il y a des applications qui le font avec des données fausses et avec une classe mauvaise. (Représentant Fédération_Industrie_1, réunion, mars 2019)

51Il convient cependant de noter que la position de Fédération_Industrie_1 ne représente pas nécessairement celle de tous les industriels présents à ladite réunion. Certains y étaient toujours réticents alors que d’autres arguaient que c’est « le sens de l’histoire ». De leur côté, Grands_Industriels_3, 4, 5, 6 et 7 – présents ce jour-là – furent assez passifs sur la question, l’important étant pour eux que le renseignement du Nutri-Score reste optionnel dans la plateforme.

Mon entreprise préfère pour le moment que le Nutri-Score soit mal calculé [par les applications] que de le fournir. (Représentant Grand_Industriel_6, réunion, mars 2019)

52Mais paradoxalement, le principal obstacle va venir de la distribution. Alors que l’industrie agroalimentaire française est maintenant prête à accepter la double intégration des données permettant de calculer le Nutri-Score et de la classe, les distributeurs refusent et souhaitent uniquement la classe. Le fait est que les représentants de la distribution craignent que la DGCCRF puisse tenir les distributeurs comme responsables d’un Nutri-Score faux ou erroné fourni par les marques et affiché sur leur site de commerce en ligne s’ils disposent de toutes les données nécessaires pour le recalculer et le vérifier. Dans ce contexte, le refus volontaire de recevoir les données relatives aux taux de fruits et légumes et de fibres est perçu par les représentants de la distribution comme un moyen de se déresponsabiliser en cas d’erreur ou de fraude au Nutri-Score auprès de la DGCCRF et d’éviter ainsi toute sanction. Ici, l’ignorance est recherchée de manière stratégique, dans un but de déresponsabilisation.

Cette donnée implique un risque de responsabilité du distributeur. Moi je demanderai à l’industriel le Nutri-Score [la classe]. (Représentant Grand_Distributeur_6, réunion, mars 2019)

– Représentant GS1 France : toutes les applis vont se connecter à CodeOnline Food demain, si on ne met pas cette donnée là ça veut dire que demain Yuka va devoir aller chercher cette donnée ailleurs.
– Représentant Grand_Distributeur_2 : on n’est pas Yuka, en tant que distributeur je refuse de porter la responsabilité. (Discussion lors d’une réunion en mars 2019)

53Face à ce blocage, un distributeur propose même un vote, mais Fédération_Industrie_1 refuse et fait part du manque de représentativité des industriels souhaitant potentiellement fournir le Nutri-Score lors de la réunion. L’atmosphère est relativement tendue ce jour-là.

– Représentant Grand_Distributeur_6 : on va proposer un vote à l’ancienne.
– Représentant Fédération_Industrie_1 : non il n’y a pas d’industriels qui calculent le Nutri-Score ici, quand j’entends je n’en ai pas besoin je ne veux pas le calculer ! [Beaucoup de bruit dans la salle] (Discussion lors d’une réunion en mars 2019)

54Le débat se prolonge lors de la réunion du 10 avril. La plupart des distributeurs réaffirment alors leurs positions.

À partir du moment où je mets une information sur un site Internet j’en suis responsable, et il est hors de question pour nous de calculer quelque chose qui peut être potentiellement modifié et modifiable. C’est la marque qui doit fournir l’information finie, A, B, C, D ou E. Nous sommes responsables des informations que nous mettons à disposition si on les modifie, donc moins on modifie l’information, moins on est responsable. (Représentant Grand_Distributeur_2, réunion, avril 2019)

55De son côté, Fédération_Industrie_1 réitère son souhait de la double intégration des éléments de calcul et de la classe, et argue que les distributeurs ne pourront pas être tenus pour responsables dans la mesure où ils n’auront pas à effectuer le calcul.

Il se trouve que des applis recalculent [le Nutri-Score], donc c’est plus intéressant de mettre les éléments de calcul. Et puis en plus vous n’êtes pas obligés de le calculer, donc je ne vois pas le souci. (Représentant Fédération_Industrie_1, réunion, avril 2019)

57Finalement, les participants décidèrent ce jour-là d’intégrer la classe du Nutri-Score à la première version de CodeOnline Food de manière optionnelle mais ne parvinrent pas à se mettre d’accord sur l’intégration des éléments manquant pour son calcul : les attributs concernant le taux de fibres et les pourcentages de fruits et légumes ne sont pas retenus. La justification principale étant que « les distributeurs ne veulent pas prendre la responsabilité du calcul de la note et donc la détermination de la classe en lieu et place de l’industriel ». L’intégration d’une donnée permettant de renseigner le pourcentage de fibres et de fruits et légumes dans CodeOnline Food sera néanmoins acceptée deux mois plus tard, dans le cadre de la construction de la deuxième version du modèle de données de la plateforme.

58Bien que l’ensemble des données relatives au Nutri-Score et à son calcul aient été finalement intégrées, les débats auxquels elles ont donné lieu nous renseignent sur d’autres facteurs à même de maintenir des formes d’ignorance au sein des filières. En effet, outre la possibilité de non-divulguer stratégiquement le Nutri-Score pour des raisons marketing évidentes (possibilité maintenue ici à travers le caractère optionnel du renseignement de cette donnée dans CodeOnline Food), les négociations que nous venons de relater font apparaître deux enjeux. Le premier se pose en termes d’affichage politique : accepter de rendre accessible une donnée, c’est aussi lui donner un statut, une certaine pertinence et légitimité dans un environnement controversé, d’où le premier mouvement de refus de Fédération_Industrie_1 face à l’intégration de la classe du Nutri-Score à CodeOnline Food. Le second enjeu se pose quant à lui en termes de responsabilité : comme nous l’avons vu, les distributeurs ont un temps préféré éviter d’intégrer toutes les données nécessaires au calcul du Nutri-Score dans la première version de CodeOnline Food, notamment du fait d’incertitudes relatives à leur responsabilité en cas d’erreur ou de fraude de la part de la marque. Si ces éléments (les données relatives aux taux de fruits et légumes et aux fibres) seront finalement intégrés aux versions futures de CodeOnline Food, leur occultation temporaire est intéressante d’un point de vue analytique car elle révèle une stratégie intentionnelle des distributeurs qui a conduit au maintien de certaines formes d’ignorance mais qui n’avait pas pour autant l’ignorance comme objectif : loin de chercher la désinformation des consommateurs, le maintien de l’ignorance sur les valeurs nutritionnelles témoigne d’une stratégie des distributeurs visant avant tout à se protéger juridiquement. En effet, les distributeurs ne se sont jamais opposés au Nutri-Score en tant que tel à GS1, et lors de la controverse mentionnée, ils se sont même positionnés en faveur de la divulgation de la classe. Seule la transmission des données permettant de recalculer la classe leur posait un problème.

Conclusion

59Les éléments mis en évidence dans cet article nous invitent à relativiser les discours selon lesquels le développement des technologies numériques devrait inexorablement entraîner un accroissement de la transparence des filières alimentaires. Nous l’avons vu, la construction de dispositifs devant permettre la mise à disposition d’informations fines sur les produits sur les sites de e-commerce ou via des applications mobiles est complexe et fait l’objet de controverses. La transparence apparaît ainsi comme un processus controversé au cours duquel divers acteurs – dans notre cas, essentiellement des industriels, des distributeurs et des organisations qui les représentent – négocient le périmètre des informations échangées et potentiellement ouvertes. Parce que ces négociations engagent directement l’image des produits et des marques et les informations potentiellement accessibles aux consommateurs au moment de leurs achats, elles donnent ainsi à voir des coulisses de la construction des connaissances marchandes (Le Velly et al., 2015) et de ce que les sociologues du marché ont nommé la qualification des produits (Callon & Muniesa, 2003). Elles nous enseignent en outre ce que ces connaissances doivent, dans certains cas, à des opérations préalables de production et de sélection de données.

60En effet, de données plus ou moins structurées par ces infrastructures marchandes découleront des modes de connaissances des produits et des prises informationnelles dont pourront éventuellement se saisir les consommateurs pour appréhender le marché et réaliser leurs choix. De la forme de ces données découlera également une distribution particulière du pouvoir dont disposent divers acteurs pour représenter les produits sur la scène marchande. Les questions que se sont posées les acteurs lors des réunions le montrent bien : un distributeur devrait-il pouvoir informer les consommateurs sur des éléments extra-réglementaires telles la nourriture GM des animaux destinés à l’alimentation humaine sur son site de e-commerce si les industriels qui ont produit les aliments en question ne souhaitent pas publiciser ces éléments ? Les applications mobiles telles Yuka, ou portées par des associations de consommateurs, devraient-elles avoir accès à des données fournies directement par les marques leur permettant de recalculer le Nutri-Score des produits (ou d’autres scores) et d’informer le consommateur ?

61On se rend ainsi compte que si le numérique n’entraîne pas mécaniquement l’accroissement de transparence auquel il est souvent associé, il contribue cependant à modifier les lignes de force entre les acteurs en matière de qualification des produits et d’information des consommateurs. Dans les deux cas documentés, les industriels se retrouvent ainsi en position de devoir lutter pour garder la maitrise de leurs données et des connaissances qui peuvent potentiellement être produites à partir de ces données : face aux distributeurs qui souhaiteraient s’en servir pour appliquer des filtres sur leurs sites de e-commerce dans le premier cas, et face à des applications qui calculent des scores à partir des informations sur les emballages des produits dans le second cas. Dans ce contexte, un dispositif tel la fiche-produit GS1 ne constitue pas un simple intermédiaire de transmission de l’information entre l’industriel et le distributeur. Selon la manière dont cette infrastructure est construite, selon les données qu’elle instancie (Denis & Pontille, 2012) – par exemple à travers des valeurs booléennes (nourris avec OGM versus nourris sans OGM) ou plus exhaustives (avec, sans ou « aucune certitude ») –, le pouvoir du distributeur à requalifier le produit au détriment de l’industriel s’en trouvera plus ou moins impacté, tout comme l’information des consommateurs. Cet article invite en ce sens les recherches en cours sur la digitalisation des mondes alimentaires et agricoles à interroger les mécanismes de reconfiguration des rapports de force qui se jouent actuellement derrière les projets de plateformes de données, par-delà leurs prétentions à l’intérêt commun et à la transparence.

62Au-delà, les cas décrits nous permettent de contribuer aux travaux sur la sociologie de l’ignorance en montrant comment les acteurs du marché alimentaire participent – tout comme les lobbyistes (Oreskes & Conway, 2010 ; Proctor, 2011), les scientifiques (Frickel et al., 2010), les agences gouvernementales et les instruments d’évaluation des risques (Jouzel & Dedieu, 2013), les mouvements sociaux (Frickel et al., 2010) – à la production et au maintien de certaines formes d’ignorance. À ce titre, les cas que nous avons décrits montrent que les formes d’ignorance qui résultent de cette transparence négociée ne sont pas toujours le fruit de stratégies intentionnelles dont l’ignorance serait l’objectif premier. L’ignorance apparaît aussi souvent comme le sous-produit de logiques organisationnelles, logistiques, politiques ou encore juridiques. Selon les cas, ces logiques semblent tantôt convergentes avec des stratégies visant intentionnellement à produire de l’ignorance, tantôt indépendantes vis-à-vis de telles stratégies. On retrouve donc au sein des filières alimentaires des phénomènes similaires à ceux observés dans les domaines de la production scientifique et de l’expertise, à savoir que l’ignorance n’est pas toujours volontaire et qu’elle peut résulter de certains agencements et de certaines organisations sociopolitiques existantes (Frickel et al., 2010 ; Jouzel & Dedieu, 2013 ; Jas, 2015). En effet, lors des négociations que nous avons documentées, plusieurs facteurs à même de faire obstacle à la circulation et à l’ouverture de données sont apparus comme étant particulièrement importants pour les acteurs concernés. La controverse autour de l’intégration de données relatives au caractère GM de l’alimentation des animaux d’élevage met en évidence un premier facteur : la protection des images de marque et le contrôle de la représentation des produits sur les sites de e-commerce. Il s’est ainsi agit, pour les représentants de l’industrie agroalimentaire présents aux réunions dédiées à la fiche-produit d’éviter de donner aux distributeurs le pouvoir de faire comparer clairement le consommateur entre des produits issus d’animaux nourris avec des OGM et des produits issus d’animaux nourris sans OGM sur Internet. Dans ce cas, l’ignorance, ou plus précisément la non-information du consommateur sur des qualités controversées des produits, est bien l’objectif premier que recherchent les industriels de manière stratégique. Au-delà, les industriels présents lors des réunions dédiées ont avancé le fait qu’il était « impossible de tracer convenablement tous les aliments destinés à l’alimentation des animaux ». Dans ce cas, l’ignorance apparaît comme le résultat de contraintes organisationnelles. Il est cependant difficile de trancher quant à savoir si ces difficultés d’accès à des informations dans les chaînes d’approvisionnement constituent des arguments de bonne foi ou des prétextes pour maintenir une certaine forme d’ignorance auprès du consommateur. Il est d’ailleurs très probable que les deux objectifs (ne pas ajouter des contraintes supplémentaires de traçabilité dans les chaînes d’approvisionnement et ne pas informer le consommateur sur un sujet sensible) convergent.

63Le cas de l’intégration du Nutri-Score et des données nécessaires à son calcul dans CodeOnline Food laisse quant à lui entrevoir d’autres facteurs à même de participer au maintien de l’ignorance : l’affichage politique tout d’abord, puisque certaines fédérations ont dans un premier temps refusé d’intégrer le Nutri-Score par crainte que cette intégration soit perçue comme une approbation de l’industrie agroalimentaire française vis-à-vis de ce logo controversé. Dans ce cas, l’ignorance apparaît comme le résultat d’une stratégie intentionnelle qui ne vise pas tant la non-information du consommateur (les consommateurs ont déjà accès au Nutri-Score via les applications qui s’approvisionnent en données sur Open Food Facts), que le maintien d’une position politique plus large à l’encontre de la reconnaissance du Nutri-Score par les pouvoirs publics. Pour autant, le maintien de cette position publique à l’encontre du Nutri-Score peut être, lui, qualifié de stratégie visant à produire de l’ignorance, puisqu’il s’agit de se positionner contre l’affichage d’un label qui, s’il se généralise sur les emballages des produits, sera plus visible que s’il reste tributaire des applications mobiles qui permettent aux consommateurs d’y avoir accès en scannant les codes-barres.

64Finalement, le refus temporaire des distributeurs de recevoir les données nécessaires au calcul du Nutri-Score nous informe sur un dernier facteur du maintien de l’ignorance : la déresponsabilisation. Le fait que l’ignorance puisse être recherchée dans un but de déresponsabilisation n’est en soi pas nouveau (McGoey, 2007). Dans le domaine de la grande consommation, l’ignorance peut parfois être mobilisée par des firmes internationales afin de se dédouaner vis-à-vis de critiques potentielles relatives aux conditions de travail des employés en amont des chaînes d’approvisionnement (Tsing, 2009). L’originalité de notre cas est plutôt que les distributeurs n’ont pas cherché à produire de l’ignorance afin de se déresponsabiliser de l’éventuelle mauvaise qualité nutritionnelle des produits commercialisés par leurs fournisseurs (par exemple un Nutri-Score D ou E). Ils ont cherché à maintenir l’ignorance afin d’éviter d’être tenus pour responsables des erreurs ou des fraudes relatives à la transmission de cette information au sein de la chaîne d’approvisionnement. L’ignorance n’était alors pas recherchée en elle-même, puisque l’objectif des distributeurs n’était pas de maintenir les consommateurs dans l’ignorance vis-à-vis du Nutri-Score, mais seulement de se protéger juridiquement dans un contexte d’incertitude vis-à-vis de la fiabilité des informations transmises par leurs fournisseurs. En somme, la mise en perspective de ces deux controverses met en lumière que l’ignorance est le fruit de facteurs multiples et que ces facteurs ne sont pas toujours convergents avec des stratégies qui visent l’ignorance pour l’ignorance (bien qu’ils puissent l’être). En d’autres termes, l’ignorance peut parfois apparaître comme une conséquence fortuite d’agencements organisationnels ou de stratégies d’acteurs dont les visées sont plus ou moins autonomes vis-à-vis de la question de la connaissance.