- 1 Je remercie Christelle Gramaglia et les relecteurs et relectrices pour les améliorations significat (...)
1Trois ouvrages récents – Abondance et liberté (Charbonnier, 2020) en philosophie politique, Infravies (Heams, 2019) en sciences du vivant et Générations collapsonautes (Citton & Rasmi, 2020) dans le domaine des études littéraires et des média – font état d’une même préoccupation1. Chacun interroge de manière plus ou moins centrale la façon dont la modernité envisage la matérialité du monde, dans une perspective aussi bien épistémologique que politique et éthique. Ces auteurs souhaitent dépasser un biais qu’ils observent à la fois dans les sciences économiques et dans les sciences du vivant : la réduction de la matérialité à une entité passive susceptible de se plier aux actions et volontés des humains. Il s’agirait selon eux d’une grave erreur d’appréciation qui aurait des conséquences politiques. C’est pourquoi ils proposent de concevoir différemment l'influence de la matérialité sur les pratiques sociales et d'en tirer des enseignements pour renouveler la pensée de l'émancipation.
2Ces auteurs proposent néanmoins des perspectives et des conclusions différentes qui méritent selon nous d'être croisées. L'ouvrage de Pierre Charbonnier permet tout d'abord de faire le point sur plusieurs figures intellectuelles historiques importantes, pour comprendre comment leurs conceptions irriguent les idées politiques occidentales actuelles et en faire un bilan critique. Ces réflexions peuvent selon nous être utilement complétées par une analyse qui ne porte plus seulement sur les sciences politiques et économiques mais aussi sur les sciences biologiques. En cela, le travail de Thomas Heams permet de revenir sur différents chantiers ouverts dans ce domaine, au sein desquels a été profondément renouvelée la définition des matérialités et des vivants. L'auteur dresse les conséquences politiques de matérialités et de vivants entendus désormais comme continuum, enchevêtrement et intensité. Cette analyse peut être prolongée par le livre d'Yves Citton et de Jacopo Rasmi. En effet, ces derniers notent bien la difficulté qui apparait alors. Insister sur les enchevêtrements ne rend-t-il pas impossible l'identification de causalités, de hiérarchies et de rapports de force, et donc tout geste critique et toute intention d'émancipation ? Ne faudrait-il pas plutôt revoir l'opération qui distingue et hiérarchise figures (humaines) et fonds (environnementaux) ? Cette lecture croisée permet selon nous d'engager un chemin fécond sur ce thème, en partant de la philosophie politique, pour, après un détour par la biologie, revenir aux humanités environnementales.
3L'une des ambitions du dernier ouvrage de Pierre Charbonnier est de revenir sur les figures intellectuelles connues ou méconnues, qui, en engageant une réflexion explicite ou tacite sur le rapport à la terre, à l'énergie ou plus généralement à la nature, ont nourri la pensée de l'émancipation depuis le XVIIe siècle. L'auteur expose une diversité de traditions existantes sur le sujet. Ces dernières ne se réduisent pas en effet au seul matérialisme historique. À plusieurs reprises, des philosophes, des sociologues, des économistes ou encore des anthropologues ont cherché à prendre la mesure des nouveaux regards que les sciences et les industries portaient sur la nature. De même, des ingénieurs, des physiciens ou encore des écologues ont souhaité tirer parti de leurs découvertes pour réinterroger les principes qui régissent les sociétés démocratiques. En faisant le bilan de cet héritage, Pierre Charbonnier souhaite ouvrir le chantier d'une nouvelle pensée de l'émancipation qui, en intégrant les modalités de mise en circulation des flux de matière et d’énergie, puisse répondre à la crise climatique dans le cadre d’une écologie décoloniale. Cette riche et fouillée histoire environnementale des idées politiques est bienvenue, même si, comme il a déjà été souligné dans d'autres recensions (Berlan, 2020 ; Le Roux, 2020), la focalisation sur quelques figures intellectuelles et l’absence d’autres mériteraient d'être discutées, d’autant plus que l'ambition de l’ouvrage est grande et que la conclusion de l'auteur semble catégorique. Selon lui, « nous ne disposons d’aucun concept d’autonomie qui ne soit véritablement étranger aux mécanismes de l’abondance » (Charbonnier, 2020, p. 424). Nous ne reviendrons pas ici sur ces points et discuterons plutôt l'une des propositions théoriques finales de l’auteur.
4Pierre Charbonnier souligne que l’analyse des problématiques environnementales et sanitaires actuelles ne saurait se suffire d’une critique du capitalisme et du néo-libéralisme. L'auteur met en effet à jour le « pacte libéral » qui dans les sociétés industrielles associe depuis plusieurs siècles abondance des ressources matérielles et autonomie, comme dans le cas des luttes sociales ouvrières (Mitchell, 2017), aux dépens de l’environnement et des peuples colonisés. Il faut voir là, selon lui, une des conséquences de la façon dont les modernes envisagent le plus souvent leurs rapports avec la matérialité. S'appuyant sur le travail de Philippe Descola (Charbonnier, 2020, pp. 372-375), il souligne comment ces derniers sont productionnistes avant même d'être productivistes. Le schème productionniste, dont on peut retrouver les traces bien avant l’époque industrielle dans des sources théologiques et la tradition hellénistique, consiste à considérer l’acte technique humain comme procédant d'un contrôle intégral sur les choses, donnant forme à une matière passive et engendrant un produit dont l’humain serait le responsable (Descola, 2005, p 442).
5Pierre Charbonnier voit alors dans la pensée de Joan Martinez Alier (2014) une ressource centrale pour engager un nouveau rapport à la matérialité et donc de nouvelles perspectives politiques (Charbonnier, 2020, pp. 376-380). En effet, la théorie de l’« échange écologique inégal » de ce dernier permet de mettre en évidence le caractère inégal des échanges commerciaux, d’une manière originale en économie. Cette théorie s’appuie sur « une articulation très profonde entre la forme des flux de matière qui structurent l’économie globale et l’émergence de mouvements sociaux critiques, dans les régions tournées vers l’économie extractive, qu'elle soit minière ou agraire » (Charbonnier, 2020, pp. 376-377). Elle révèle aussi le rôle des subalternes humains (les esclaves de la plantation sucrière, les femmes qui assurent les charges familiales des travailleurs) et des services écologiques (les sols déstructurés et épuisés par l’agriculture intensive) qui, bien qu’absents des bilans comptables, ont contribué à la production des biens, et en supportent les coûts. Dès lors, selon Pierre Charbonnier, lorsque « l'attention aux caractéristiques de la matière est accrue et que la participation de cette dernière à l'émergence d'une forme et d'une fonction nouvelle est activement reconnue » (p. 373), la « polarisation entre le sujet et l'objet [qui caractérise le productionnisme] [s’en trouve] assouplie en pratique et relativisée idéologiquement » (p. 373).
6Cependant, il nous semble que la portée de ce regard nouveau sur la matière et son rôle dans la formation ou la contestation de l’ordre social demeure limitée. Certes, cette opération critique « s’attaque en même temps à une forme d’autorité scientifique, ici celle de l’économie, et à un mode de composition du monde, celui du capitalisme extractiviste » (Charbonnier, 2020, p. 378). Cette démarche peut s’avérer être un puissant levier critique. Néanmoins elle reprend une série de dualismes – nature / société, subsistance / accumulation, utilitariste / sacré – dont les effets heuristiques peuvent s'épuiser rapidement (Centemeri & Renou, 2017, pp. 67-68). De nombreux travaux empiriques en anthropologie montrent en effet que la frontière entre ces catégories est poreuse (Olivier de Sardan, 1995, pp. 115-124), et comment les mouvements sociaux, par exemple autour de l'accès à la terre, peuvent être traversés par des « malentendus productifs » ou des « frictions » (Li, 2007 ; Tsing, 2005, pp. 203-268).
7Il nous semble dès lors que la critique ne doit pas seulement cibler l'économie néoclassique, qui oublierait dans sa comptabilité « la dimension anté-productive de nombreuses régulations écologiques » (Charbonnier, 2020, p 373). Elle doit également porter sur la biologie sur lesquelles elle fonde parfois sa légitimité. Pourtant, Pierre Charbonnier ne franchit pas le pas. On devine même une posture très prudente. Il ne convoque quasiment pas les philosophes de la matérialité et du vivant comme Georges Canguilhem ou encore Henri Bergson. Il met d’ailleurs en garde contre la littérature philosophique qui proposerait une acceptation des non-humains selon lui trop radicale en spéculant « abusivement sur les compétences des non-humains en l’absence de rigueur scientifique » ou en faisant de l’animisme l’unique alternative à la modernité (pp. 371-372). Pourtant, plusieurs recherches en sciences de la vie, qui ne relèvent ni d'un vitalisme naïf ni d'une ontologie animiste, obligent à réviser le regard porté sur les choses. L'ouvrage de Thomas Heams se révèle être une des ressources disponibles précieuses pour en prendre connaissance.
8Dans Infravies, l'auteur entreprend, à sa manière, une critique du schème productionniste qui préside aux activités des biologistes dans certains domaines de la science et de l'industrie. Pour cela, il propose de revenir sur ce qu'il estime être un obstacle épistémologique majeur dans l'exploration du vivant : l'assimilation des vivants à des machines. Si la métaphore peut s'avérer une approximation utile, elle pose de nombreux problèmes lorsqu’elle prend comme référent la machine industrielle.
9Thomas Heams consacre ainsi plusieurs pages à la biologie de synthèse emblématique de cet imaginaire. La métaphore de la machine y joue à plein, avec le recours systématique au lexique de l'informatique et de l'ingénierie électronique : le génome bactérien y est un « châssis », « réduit à l'essentiel sur lequel on pourrait, à la demande, greffer des modules génétiques complémentaires en vue de tâches précises », comme on augmente les capacités d'un ordinateur en y ajoutant des périphériques (Heams, 2019, p. 128). Si Thomas Heams reconnait dans ces programmes dits de convergence scientifique (Larrère & Larrère, 2015, p. 186) « des fondements épistémologiques respectables » (Heams, 2019, p. 122), considérant que toute démarche scientifique s'appuie sur des analogies pouvant venir d’autres disciplines, il n'en souligne pas moins les dérives.
10La première est selon lui que le recours à cette métaphore conduit les scientifiques et les ingénieurs à s’adresser au vivant en tant que machine à maîtriser. Certes, comme le soulignent Catherine et Raphaël Larrère, ces derniers développent des pratiques de laboratoire qui consistent moins à concevoir qu’à introduire « une perturbation dans un système, sans savoir ce qu'il en sortira vraiment, mais avec l'espoir qu'elle aura, parmi ses conséquences, un effet s'approchant du résultat désiré » (Larrère & Larrère, 2015, p. 193). Cependant, la prégnance de la métaphore les conduit à élaborer des protocoles expérimentaux qui limitent le champ d'exploration du vivant. Elle incite à privilégier certaines interprétations par rapport à d'autres. Les biologistes ont ainsi tendance à confondre les réponses du vivant induites par le protocole expérimental avec une représentation du vivant-machine qui épuiserait sa réalité (Heams, 2019, p. 117). Le problème n'est pas seulement d'ordre cognitif. Ces modalités de caractériser le vivant s'accompagnent aussi d'une entreprise d'appropriation et d'édification des structures économiques du capitalisme, « reposant sur des régimes de propriétés, en particulier de brevetabilité et de rentabilité, qui commercialise des pièces détachées et des services de réparation, recycle, et gère l'obsolescence » (Heams, 2019, p 118).
11Si de nombreux professionnels du domaine sont tentés de convoquer les sciences du chaos pour signifier l'obsolescence d'une telle conception mécaniste du vivant, l'auteur avertit que ceci ne suffira pas à pleinement « désincarcérer le vivant de la machine » (p. 134). Certes, les travaux sur la thermodynamique, la complexité et la résilience ont remis en cause la vision d'un vivant s'organisant sur différents niveaux bien distincts et emboités (les molécules, les organismes, les populations et les écosystèmes) ou encore l’image d'un vivant à l'équilibre soumis à des forces dont les effets se répondent de manière linéaire. Ils ont pour cela insisté sur les répercussions directes d'un événement d'un niveau à un autre, ainsi que sur l'engendrement imprévisibles de boucles de rétroaction, de phénomènes d'amplification et de points de bascule (p. 131).
12Cependant, si les systèmes vivants sont considérés comme des structures dissipatives, il n'en demeure pas moins qu'il n'y pas de rupture fondamentale avec la métaphore de la machine et ses écueils. Il s'agit toujours de rendre compte d'une action « hautement coordonnée » en vue de sa perpétuation (p. 133). Ce regard privilégie toujours la finalité et l'efficacité d'un processus organisé et repose toujours sur une fiction qui permet d'approcher la complexité du réel, sans pour autant l'épuiser. Thomas Heams cible plus particulièrement les cybernéticiens. La rétroaction au cœur de leur projet scientifique et technologique voit un système autonome et des cycles qui l'animent (les effets d'une cause agissant en retour sur cette cause) là où l'ensemble des composantes de l'Univers a changé entre les deux instants. La délimitation du périmètre de ce système et du cycle demeure arbitraire, reconstituée a posteriori et donc fortement marquée par le biais de l'illusion rétrospective (p. 133). On sait par ailleurs comment le projet cybernétique et son alliance avec l'informatique sont marqués par la métaphore de la machine intelligente, comme l'Homéostat de Ross Ashby qui visait à reproduire les mécanismes d'autorégulation d'un organisme dans le processus d'adaptation (Lafontaine, 2004, pp. 52-58). De même, la notion de résilience en écologie et le nouvel imaginaire d’une nature flexible et mouvante ne sont pas à l’abri d’une nouvelle ambition de maîtrise, tout en se coulant sans encombre dans les représentations du nouvel ordre économique et politique néo-libéral (Bonneuil, 2015).
13Comment dès lors envisager le vivant autrement que comme une machine ? Thomas Heams nous invite à puiser dans des champs très divers de la recherche en biologie expérimentale : les origines de la vie sur Terre, les formes de vie sur d’autres planètes, ou encore la fabrication de la vie en laboratoire. Tout au long de son ouvrage, l’auteur dégage de nouvelles perspectives qui, ensemble, dessinent une trame pour un nouveau récit sur le vivant. Dans celui-ci, nous n'avons plus tant affaire à des organismes qui se distingueraient des machines parce qu’ils seraient autonomes et auto-réplicatifs, et se doteraient de nouvelles fonctions et d’une structure toujours plus complexe au fil de leur évolution. Nous découvrons plutôt des entités dont les propriétés émergeantes sont indissociables de leur co-présence.
- 2 Forme de symbiose entre deux organismes vivants dont l’un est contenu par l’autre.
14Comme Lynn Margulis dans les années 1980, Thomas Heams défend un autre regard sur l'évolution. Convoquant les virus ou encore les mitochondries (2019, pp. 96-107), il montre que les vivants sont « pris dans des réseaux d’interdépendance, qu’elle soit écologique, trophique, symbiotique, spécifique » (p. 103). L'évolution n’est donc plus seulement entendue comme le produit de la compétition et la coopération entre des individus autonomes. Elle est le résultat de relations endo-symbiotiques2, dont les entités doivent être considérées comme les nœuds formés par ces processus relationnels. L’auteur va cependant plus loin en proposant de remettre en cause la distinction même entre objets vivants et objets inertes. En effet, dans les travaux sur l'émergence de la vie, il apparait que « le vivant n’est plus ce qui s’[…] extirpe [du minéral] ». « [I]l devient une modalité particulière d’un rapport de tension dynamique avec le minéral, non plus une rupture avec lui mais le point avancé d’un de ses états limites » (pp. 39-40). L’auteur souligne qu’au-delà des différences profondes entre le vivant et le minéral, il y a une histoire longue d’un rapport de distance variable entre les deux, dont les squelettes, ou les carapaces et les coquilles en sont les manifestations. En entretenant ce rapport avec le minéral, le vivant y trouve « des figures d’ordre et de compacité » et joue « avec ses propriétés pour trouver un équilibre adaptatif entre rigidité et souplesse » (p. 30). « La question ne serait plus, alors, de savoir pourquoi autre chose que des cailloux existe, mais ce qu’il y a de caillou en nous, en chacune des formes vivantes » (p. 31).
15À la lumière d’autres travaux, l’auteur fait l'hypothèse de l’existence d'un monde infravivant. Entre le vivant et l'inerte apparaissent des systèmes dynamiques intermédiaires qui ont été et sont peut-être toujours une des conditions d'existence. Ce monde est « caractérisé par une mise en mouvement adaptative de la matière », et dont le monde vivant n’en serait qu'une « des possibilités matérielles », voire « un de ses états limites », « utilisant la matière et l'énergie disponible localement » (p. 90). Le vivant n'apparait plus alors une catégorie bien délimitée, mais « l'une [des] réalisations possibles [de l’infravivant], une sorte d'excroissance, (…), tout comme dans un paysage, une colline aux douces pentes existe aux yeux de tous, même si personne ne se met d’accord pour en fixer le périmètre de base » (p. 90). Dès lors, il serait possible d'envisager non plus une segmentation du monde vivant, mais plutôt des « glissements continus en son sein », un « vivant sans frontière » (p. 91).
16Ainsi, dès lors que nous fondons « notre compréhension du vivant sur ses échanges et ses passages, sur ses dynamiques et sur le provisoire de ses solutions » (p. 162), les catégories même d’espèce, de sexualité ou encore d’individu s’en trouvent questionnées. L’individualité s’apparente au résultat d’une « aventure » biologique, à commencer par l’organisme multicellulaire qui découle de la cellule œuf dont « chacune des cellules propres à ce dernier est un grand réseau infravivant qui associe un noyau et des dizaines, voire des centaines de mitochondries, qui elles-mêmes forment un réseau physiquement connecté à l’intérieur de chaque cellule » (pp. 164-165). Le monde des infravies « nous rappelle (…) que l’individualité n’est pas un point de départ, mais un chemin et une construction, une synthèse de tensions contradictoires qui produisent un sentiment de vie identifié comme unitaire » (p. 166).
17Comment les sciences sociales peuvent-elles tirer parti de cette façon de repenser la matérialité ? Les infravies nous permettent tout d'abord de pousser plus loin l'analyse critique du productionnisme initiée par Pierre Charbonnier. Ce n'est pas seulement l'économie néoclassique mais aussi la biologie et son usage de la métaphore de la machine qui posent problème. Les infravies « nous rappellent qu’une fonction ou qu’une structure biologique (…) résulte [plutôt] d’une mise en tension de l’organisme producteur avec le reste de l’univers, avec les ressources qu’il y puise, avec les réactions qu’il manifeste, à tâtons dans un monde changeant. » (Heams, 2019, p. 162)
- 3 Avec ce néologisme, Karen Barad propose de voir comment des entités se dotent mutuellement de capac (...)
- 4 Leur mise en présence avec d'autres éléments, le changement de propriété induit, leur déplacement a (...)
18Cette nouvelle acceptation nous invite également à une plus grande prudence vis-à-vis de la proposition de Joan Martinez Alier. Mettre en évidence « le filtrage de l'eau par les sols, l'entretien des équilibres chimiques de l'atmosphère par les forêts, ou à une autre échelle la pollinisation des plantes par les abeilles » (Charbonnier, 2020, p. 373) demeure une manière parmi d’autres de rendre visibles et d’approcher les processus biologiques. Thomas Heams nous apprend ainsi que l'analogie à la machine peut devenir ontologie et masquer d'autres perspectives sur le vivant, lorsque la délimitation se fait plus rigide, la finalité plus prédéterminée et la prétention à la maitrise plus affirmée. C’est lorsque l'on insiste sur la notion de fonctionnement, que le vivant devient machine, et que l’économie écologique verse dans la technocratie ou l’ingénierie des services écosystémiques. Par la même occasion, la perspective infravivante désamorce, selon nous, toute tentative d’établir un rapport direct entre des fonctions écologiques et des besoins « naturels » humains. Elle permet d’aller au-delà de la distinction entre subsistance / accumulation, utilitariste / sacré. Penser des relations d’interaction et d’intra-action3 (Barad, 2007), par-delà les catégories classiques du vivant et du non-vivant, autorise à saisir une plus grande pluralité de modes de relation et de valuation de la nature, que l’approche de Martinez Alier écrase quelque peu (Centemeri & Renou, 2017, p. 71). Prenons l'exemple de l'habitation du site minier de la Sierra Minera de Carthagène (Gramaglia, 2020). C’est dans la mesure où sont renseignées la « vitalité » même des résidus abandonnés et la façon dont les habitants composent avec quotidiennement4, que sont rendus tangibles des risques invisibilisés par les protocoles standardisés de quantification usuels. De plus, c’est également à cette condition que les rapports ambivalents des habitants avec le lieu peuvent être restitués, et que la constitution d’un public est rendue possible. C’est en prêtant une attention à l’ensemble de ces dimensions qu’il est possible de produire des savoirs sur les expositions qui ne rejouent pas le jeu de la dépossession, en reléguant les habitants à la seule catégorie de victimes, voire en légitimant leur expulsion.
19Le constat de l’enchevêtrement invite donc l’observateur à ne plus supposer à l’avance les distinctions et les hiérarchies entre des entités plus ou moins stables, pour mieux en saisir l’émergence et leur composition au sein d’un environnement changeant. Plusieurs auteurs ont déjà cherché, sur cette base, à revoir la pensée du « social » : Karen Barad (2007), Donna Haraway (2020), Tim Ingold (2011-2013), Bruno Latour (2012), Jason W. Moore (2020) ou encore Anna L. Tsing (2017), et plus récemment Léna Balaud et Antoine Chopot (2021). Certains adoptent même des positions radicales. Dominique Quessada (2013), par exemple, souligne un basculement ontologique en cours. Nous vivrions désormais dans un régime d’inséparation, tant humains et non-humains sont dépendants les uns des autres : globalisation économique, réseaux de communication, événements climatiques, pandémie, etc. On assisterait à une « remontée des fonds » qui rend aujourd’hui illusoire toute prétention à distinguer et séparer une figure active et autonome (par exemple humaine) d’un fond passif servant de support (par exemple un paysage). Comment dès lors ne pas noyer dans les enchevêtrements l’analyse des déterminations causales, des hiérarchies sociales ou encore des clivages politiques ? Comment renouveler, sans les dissoudre, l’activisme et la pensée de l’émancipation ? Yves Citton a déjà engagé cette discussion (2013) qu’il prolonge aujourd’hui avec Jacopo Rasmi dans un chapitre de Générations Collapsonautes (2020, pp. 105-128).
- 5 Le philosophe s’intéressait dès les années 1960 à la formation de l’individu, ses contours et ses p (...)
20Leur ouvrage a pour ambition de défricher des pistes alternatives à l’effondrisme, en puisant leurs nombreuses références entre autres dans le black radicalism, l’écoféminisme californien, les mouvements sociaux et chez les artistes. Ils reprennent la question des « politiques des fonds » avec comme point de départ Gilbert Simondon5. Si l’opération qui consiste à détacher des figures (formelles) d’un fond (matériel) ne va plus de soi, l’enjeu demeure néanmoins d’en interroger les modalités, et plus particulièrement de se pencher sur les médiations techniques par le biais desquelles l’opération s’effectue, selon « un travail de fragmentation, de sélection et d’enchaînement » (2020, pp. 112-113). Le problème n’est alors pas le caractère illusoire de tout acte de figuration. Il est plutôt de concevoir des figures qui soient en rupture avec des fonds. Le remède serait alors « de penser un équilibre, des ajustements, une proximité poreuse et créative, entre la figure “humaine” et les fonds “environnementaux” » (p. 111). Le geste adéquat serait de « se rendre attentif sans se condamner à être focalisé » (p. 115). Il consisterait à détacher des figures du fond sans pour autant oublier que ce dernier est « ce qui fait exister le système des formes », et qu’il est un « réservoir commun des tendances des formes, avant même qu’elles existent à titre séparé et qu’elles ne soient constituée en système explicite » (Simondon, 2012 cité par Citton & Rasmi, 2020, p. 115). Ne pourrions-nous pas y voir ici manière de renouer avec l’essence du geste critique, comme le théorise Luc Boltanski (2009), en tant qu’il consiste à opérer et maintenir un passage entre la réalité (l’actuel stabilisé et mis en forme par les institutions) et le monde (le virtuel qui peut surgir de manière imprévisible dans l’expérience des acteurs et remettre en cause la réalité) ? Pourrions-nous renouveler cette tradition critique non plus seulement en l’appliquant aux relations entre humains mais aussi aux relations de co-présence intimes avec l’ensemble des vivants ?
- 6 Les auteurs convoquent Michel de Certeau (1990) qui en interrogeant les pratiques quotidiennes, com (...)
- 7 Plusieurs auteurs réinvestissent actuellement la figure du marronnage. Ils voient là un moyen de re (...)
21Pour Yves Citton et Jacopo Rasmi, cette notion de fond prend une dimension plus politique quand ils le rapprochent de celle de surround des auteurs sur les undercommons (Harney & Moten, 2013). Harney et Moten substituent à l’image d’une nature toujours plus domestiquée et détruite celle d’« îlots coloniaux de contrôle techno-industriel, assiégés au cœur d’une vaste zone de vitalité indomptée » (Citton & Rasmi, 2020, p. 124). La nature en tant que fond-surround est ce qui nous environne, « qu’on partage et qui nous alimente, mais surtout qui nous résiste » (p. 126). Il est la cible renouvelée d’entreprise de dépossessions, sans pour autant que ces dernières parviennent à le circonscrire ni à le réduire à « une intériorité limitée (exploitable) » (p. 125). Ce fond-surround n’est pas une pure vie biologique. Il est composé de communs d’en bas, « ceux que l’Europe blanche, patriarcale, colonisatrice et modernisatrice (avec ses nombreux alliés de par le monde) a négligés et maltraités » et exploités (p. 231). Ce sont des modes d’association par-delà les organisations officielles, parfois en deçà même du seuil de l’organisation ou du seuil de l’individualisation, « à chaque fois que celles et ceux auxquel·le·s on reproche leur incomplétude (leur manque de maitrise, de moyens, de compétences, de compétitivité) parviennent à faire de cette incomplétude individuelle le ressort d’une force collective. » (p. 232). Être attentif au fond, c’est donc non seulement rappeler « l’existence de subalternes », mais aussi prendre connaissance « [d]es différentes tactiques et autres « arts de faire »6, bricolés et improvisés depuis le bas pour survivre aux stratégies gestionnaires développementistes concoctées et imposées depuis le haut par les bureaux ministériels ou les conseils d’administration, [qui] s’inscrivent dans la lignée sinueuse des marronages7 qui ont commencé à décoloniser les vies bien avant la rédaction du premier argumentaire anti-esclavagiste. » (p. 233).
22Malgré tout, une question importante demeure. Dans quels espaces produire ce type de connaissances et de mode d’action ? Thomas Heams imagine « une infrabiologie » (Heams, 2019, pp. 158-159) qui substituerait « la créativité à la course à la puissance » et envisagerait « une biologie exploratoire, plurielle, qui aurait retrouvé un certain goût pour l’artisanat et le bricolage » (p. 159). Comment envisager de tels laboratoires, même participatifs, quand on les sait insérés dans des univers de marchés et de la politique professionnelle, avec des rigidités et des asymétries durables (Pestre, 2013, pp, 141-168) ? La trajectoire maintenue dans les marges institutionnelles du chercheur lanceur d'alerte de la Sierra minera de Carthagène est pour cela emblématique (Gramaglia, 2020). Ne devrions-nous donc pas également travailler à faire se décloisonner la pluralité des espaces au sein desquels on observe des acteurs « œuvrant à sauver des situations, éviter des répétitions dramatiques, inventer des voies alternatives » (Chateauraynaud & Debaz, 2019, p. 128) ? Devrions-nous dans ces conditions, comme le suggèrent Yves Citton et Jacopo Rasmi, nous inspirer du fugitive planning prôné par les auteurs des undercommons, visant à instaurer « un constant va-et-vient entre des établissements institutionnels, qui restent debout, même affaiblis, et des zones de marronage, dont la dynamique est indissociable de ce dont elles travaillent les marges » (2019, 79) ? Comment nous inspirer de cette dernière proposition qui, parce qu’elle émane de la situation nord-américaine, fait l’impasse sur le rôle des politiques publiques et la législation (83) ? On voit ici d'autant plus la nécessité de mettre ces propositions qui demeurent théoriques à l'épreuve d'études de cas en sociologie et en anthropologie, c’est-à-dire, d'expériences concrètes.
23Nous aimerions conclure en disant que pour sortir du productionnisme et appréhender les matérialités, intriqués avec les vivants, il n’est nul besoin de choisir entre vitalisme et mécanisme, de troquer un mode de composition naturaliste contre un mode animiste, ou encore de réactiver la « guerre des sciences » (Hacking, 2008). Il est plus utile d’interroger, au sein des sciences, le recours à la métaphore de la machine, non pour la rejeter en bloc, mais pour renouer avec sa fonction première : sortir des classifications pour matérialiser le mouvement et l’enchainement des causes et des effets et nourrir ainsi une critique d’un ordonnancement transcendantal du monde. C’était déjà, selon Annie Le Brun, l'appel de Sade alors déçu par les révolutionnaires de son époque (Le Brun, 2014, pp. 243-248). Plus de deux siècles plus tard, nous pourrions le paraphraser : « philosophes et biologistes, encore un effort si vous voulez être républicains » ?