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Varia

Travailler « sur le pas de la porte »

Le cas des interactions avec les parents dans le champ de l’éducation de l’enfance
Interactions "on the doorstep". Multiactivity in pick-un encounters
Trabajar «en el umbral de la puerta». El caso de las interacciones con los padres en el ámbito de la educación infantil
Stéphanie Garcia, Luna Wolter et Laurent Filliettaz

Résumés

Cet article décrit quelques-unes des spécificités des interactions verbales et non-verbales qui prennent place aux moments où parents et éducatrices se rencontrent à l’occasion des départs des enfants dans les institutions de la petite enfance. En particulier, il vise à mettre en évidence les compétences requises de la part des professionnelles en matière d’organisation et de conduite de ces interactions, et la manière dont ces compétences peuvent être développées au moyen de démarches de formation. Pour ce faire, l’article s’appuie sur une démarche de recherche vidéo-ethnographique et de formation conduite entre 2018 et 2020 dans des institutions de la petite enfance du canton de Genève. Une étude de cas est proposée, qui met en évidence la complexité a) des processus d’adressage et d’attribution de positions de participation aux interactions, et b) la gestion de la multiactivité. Des séquences sont ensuite discutées par des professionnelles en formation. L’analyse empirique proposée vise à mieux cerner le rôle des processus d’interaction et de communication dans l’établissement des conditions permettant de construire une relation de partenariat entre les parents et les professionnelles de l’éducation.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Dans le cadre de cet article, nous employons le féminin pour rendre compte de l’importante majorité (...)

1Le champ professionnel de la petite enfance se caractérise par une forte composante langagière et plus largement interactionnelle (Filliettaz & Zogmal, 2020). De fait, les éducatrices1 de l’enfance se trouvent constamment engagées avec d’autres dans l’effectuation de leur travail : enfants, parents, collègues, stagiaires, etc. Ainsi, le métier d’éducatrice ne consiste pas uniquement à prendre soin des enfants accueillis en institution, mais exige de la part des professionnelles des processus de coordination avec une multitude d’acteurs, et parfois simultanément. À cet égard, l’étude des rencontres avec les parents représente un intérêt indéniable pour mieux comprendre le travail des éducatrices. Les occasions de rencontres impliquant les parents constituent des moments interactionnels particulièrement denses, caractérisés par la brièveté des échanges, l’imprévisibilité du déroulement et la complexité et l’instabilité des conditions de participation dans lesquelles elles se déroulent. Or mener à bien des interactions accomplies dans ces contextes ne va pas de soi. Cela requiert de la part des professionnelles des compétences particulières, qu’il s’agit d’identifier, de soutenir et surtout de reconnaître.

2Dans ce contexte, cet article a pour objectif de décrire quelques-unes des spécificités des interactions verbales et non-verbales lors des rencontres quotidiennes des éducatrices avec les parents. En particulier, il vise à mettre en évidence les compétences requises de la part des professionnelles en matière d’organisation et de conduite de ces interactions, et la manière dont ces compétences peuvent être développées au moyen de démarches de formation. Ceci doit nous permettre de mieux cerner le rôle des processus d’interaction et de communication dans l’établissement des conditions permettant de construire une relation de partenariat entre les parents et les professionnels de l’éducation.

3Pour ce faire, nous nous référons à une démarche de recherche et de formation conduite entre 2018 et 2020 dans des institutions de la petite enfance du canton de Genève en Suisse, au cours de laquelle nous avons mené une enquête à caractère vidéo-ethnographique en documentant systématiquement les situations emblématiques dans lesquelles les éducatrices sont amenées à rencontrer les parents des enfants fréquentant les institutions. Dans une première partie de l’article, nous présentons certains enjeux du travail auprès des parents, puis, nous explicitons les présupposés théoriques de la démarche conduite, dans une perspective interactionnelle en analyse du travail. Pour suivre, nous exposons les aspects méthodologiques du dispositif de recherche mis en place, dans son volet à la fois ethnographique et de formation. Dans une troisième étape, nous procédons à une analyse empirique d’une partie du matériau recueilli. Nous proposons d’illustrer différentes facettes de la complexité et de l’instabilité des interactions verbales et non verbales qui prennent place à l’occasion des départs des enfants de la crèche. Nous restituons ensuite quelques éléments des points de vue échangés par les professionnelles à propos de ces situations de départs et de la complexité des interactions qui y prennent place. Pour terminer, nous revenons sur la place des compétences d’interaction dans le champ du travail éducatif et dans la possibilité de traduire en actes les exigences de partenariat telles qu’elles régissent désormais les pratiques en matière d’accueil extra-familial de l’enfance.

Le travail éducatif sous le signe du partenariat avec les parents

Le travail des éducatrices de l’enfance

4Le champ de recherche consacré aux pratiques éducatives en contexte préscolaire a longtemps été caractérisé par une référence dominante aux processus de développement des enfants. Pourtant, on assiste depuis quelques années à un intérêt renouvelé pour l’analyse du « travail » des professionnels et pour la description des connaissances et des compétences requises dans le champ, à des fins de compréhension du « métier » et des processus de professionnalisation qui y sont à l’œuvre (Pirard, 2007).

5Dans les pays francophones, des travaux de recherche émergent progressivement pour montrer comment les pratiques professionnelles dans le champ de l’accueil extrafamilial s’alignent à des attentes sociales croissantes et permettent d’y faire face. Certains travaux s’intéressent spécifiquement à des aspects délimités des pratiques, mesurables et observables, pour « isoler au sein des actes professionnels des dimensions purement “techniques” » (Ulmann, Betton & Jobert, 2011, p. 12). Des recherches comparatistes en didactique étudient les activités réalisées dans les premières années scolaires et dans les institutions de la petite enfance en se focalisant sur la structure didactique des activités éducatives proposées (Moro, 2005 ; Munch, 2009). La mise en place d’activités éducatives a également été étudiée de manière détaillée du point de vue des conditions d’accomplissement de ses étapes constitutives, comme par exemple la production de consignes (Tapparel, 2014), le marquage des processus de structuration et de progression des activités (Filliettaz, 2015), la conduite de jeux libres (Zogmal, 2020b), l’accomplissement des transitions entre les activités (Markaki & Rémery, 2020) et plus généralement les processus d’observation et de catégorisation des enfants (Zogmal, 2020a). D’autres travaux s’intéressent plus globalement aux liens qui existent entre les indicateurs structurels, l’organisation institutionnelle et le travail auprès des enfants. La thématique de la stabilité du personnel et de ses effets sur la qualité de la prise en charge est par exemple abordée dans les travaux de Gonzales et Weill-Fassina (2005) portant sur les changements des pratiques professionnelles dans les cas d’absences de personnel.

6Les enjeux liés à la formation professionnelle initiale et continue des éducatrices de l’enfance ont également été abondamment documentés. Les travaux de Brougère (2015) montrent par exemple comment les professionnels rencontrent, selon les conditions macro-organisationnelles, des opportunités d’apprentissage dans des crèches parentales. Pirard et Barbier (2012) s’intéressent quant à eux aux processus de professionnalisation dans le domaine de la petite enfance, et plaident pour la mise en place d’un « système compétent », qui requiert des actions ciblées à différents niveaux, incluant des composantes personnelles, collectives, organisationnelles et politiques. Alonso Vilches et Pirard (2016) soulignent l’importance d’accompagner la professionnalisation des novices et des professionnels en développement à partir de situations vécues et ce dans deux registres indissociables : l’opératif et l’identitaire. Leurs analyses portent sur l’activité d’accompagnement à partir de situations filmées et étudient plus particulièrement les manières dont les interactions entre accompagnés et accompagnateur soutiennent (ou non) le développement opératoire et identitaire recherché à travers les démarches d’explicitation et de décryptage de sens. Enfin, les travaux de l’équipe « Interaction & Formation » conduits depuis 2012 dans le milieu genevois de la formation des éducatrices de l’enfance s’intéressent aux pratiques réelles de formation des futurs professionnels, et plus particulièrement aux conditions d’accompagnement des stagiaires au sein des institutions de la petite enfance (Filliettaz, Rémery & Trébert, 2014 ; Durand, Trébert & Filliettaz, 2015 ; Zogmal, 2020c). Ces recherches ont permis de mettre en évidence une double compétence des éducatrices de l’enfance dans le quotidien de leur travail : une compétence à conduire un travail éducatif complexe dans des conditions éminemment collectives et instables ; une compétence à aménager des conditions de participation atténuées pour les novices afin de répondre à des exigences multiples concernant à la fois les besoins de l’enfant, le degré d’autonomie des stagiaires et les modalités d’intervention des experts.

Le travail auprès des parents

7Pourtant, le travail au quotidien des éducatrices ne se réduit pas à la conduite d’activités éducatives impliquant les enfants ni même à des interactions de tutelle impliquant les novices ou les stagiaires. Il inclut également des échanges fréquents avec les parents et plus généralement les familles des usagers fréquentant les institutions (Garcia, 2017). Le travail auprès des parents est en effet aujourd’hui largement reconnu comme une partie intégrante de l’activité des éducatrices de l’enfance (Bonabesse & Blanc, 2013). Travailler non plus « sur » les parents, mais en partenariat « avec » eux constitue de fait une norme devenue actuelle et par conséquent une compétence attendue de la part des professionnelles de l’éducation de l’enfance. Cette compétence est largement reconnue sur le plan international (OECD, 2006) et elle est désormais intégrée dans les parcours de formation professionnelle. Du point de vue des enfants, l’établissement d’une relation partenariale entre les institutions éducatives et les parents constitue un ingrédient déterminant de la « qualité » de la prise en charge éducative (Rayna, Bouve & Moisset, 2009). Dans le cadre du travail des éducatrices de l’enfance, les professionnelles et les parents ont pour objectif commun le bien-être de l’enfant et sa sécurité affective (Rameau & Serres, 2016). L’accueil d’un enfant ne peut donc se concevoir sans son parent (Jesu, 2010) et sans un processus de distribution des actions éducatives (Bouve, 2007, 2009 ; Brougère, 2010 ; Rayna, Rubbion & Scheu, 2010). Cela exige un travail d’ajustement au quotidien, reconnaissant les savoirs, les habitudes ou encore les normes en vigueur, pour négocier et construire de manière conjointe les modalités de prise en charge de l’enfant (Brougère & Rayna, 2005 ; Meyer et al., 2009). Du point de vue des parents également, l’établissement d’une relation de partenariat avec les acteurs des institutions éducatives représente en enjeu significatif. Face à la diversité des familles accueillies, les institutions de la petite enfance sont parfois appelées à construire une relation éducative non plus seulement avec les enfants, mais également avec les parents (Giuliani & Peccoud, à paraître).

8Or, au-delà des injonctions institutionnelles et des normes éducatives en vigueur, le travail de partenariat avec les parents n’a rien d’évident. La littérature recense un grand nombre de difficultés et d’obstacles que rencontrent les professionnelles de l’éducation de l’enfance dans l’établissement de relations avec les parents. Un premier ensemble de difficultés tient au caractère souvent incertain et imprévisible des rencontres entre les éducatrices et les parents. Si ces rencontres peuvent prendre la forme d’entretiens formels, à l’occasion par exemple de l’inscription ou de l’accueil d’un nouvel enfant ou de bilans de fin d’année, la relation avec les parents se construit essentiellement au quotidien, « sur le pas de la porte » (Chatelain-Gobron, 2014), à l’occasion des moments d’arrivées et de départs des enfants et des pratiques de « transmission » informelles qu’ils comportent. Il s’agit là d’instants souvent furtifs et peu propices aux échanges, dont les professionnelles doivent s’accommoder, en raison du caractère multifocalisé de leur activité. Un deuxième ensemble de difficultés a trait aux tensions relationnelles et aux rapports de pouvoirs qui peuvent s’exercer entre les parents et les institutions d’accueil de l’enfance. Le partenariat se joue dans « une sphère dominée à la fois par la défense des intérêts mutuels et la quête de l’autonomie des acteurs concernés » (Larivée et al., 2006, p. 531). À ce sujet, Bouve (1999) parle de la difficulté de trouver un compromis concernant les normes éducatives (valeurs, savoirs, règles éducatives, etc.). Nécessitant ajustements ou négociations pour garantir une cohérence, la relation repose parfois sur une absence de consensus. Cela peut mener les professionnelles à asseoir une autorité dans la relation, reléguant les parents à une place de profanes (Garcia, 2014 ; Nunez Moscono & Ogay, 2016 ; Scalambrin & Ogay, 2014). Enfin, un quatrième facteur de complexité tient à la présence et à la place des enfants dans les rencontres avec les parents. L’enfant n’est souvent pas absent de telles rencontres, et il les médiatise dans une large mesure. Même s’il constitue un « objet » sur lequel porte le partenariat, l’enfant n’en est pas moins un « sujet » au sens de la Convention internationale des droits de l’enfant (1989). À ce titre, il est en droit de participer aux échanges et aux décisions le concernant. La présence et la participation de l’enfant lors des moments de rencontres ne sont donc pas à négliger dans l’activité des professionnelles. Ensuite, ce travail éducatif auprès de l’enfant n’est pas sans incidence sur la construction des relations avec les parents. Cela permet aux professionnelles de rendre visible une part de leur travail, mais aussi de soigner la relation aux parents en soignant la relation publique à l’enfant (Ulmann, Betton & Jobert, 2011).

Le travail éducatif sous le signe des interactions

La perspective interactionnelle comme méthode de recherche

9Les interactions verbales et non-verbales occupent une place déterminante dans le travail réel des professionnelles de l’éducation. Qu’elles animent une activité avec des enfants, qu’elles se coordonnent avec leurs collègues, qu’elles accueillent un parent ou qu’elles lui proposent un « retour » sur le déroulement de la journée de leur enfant, les éducatrices sont très rarement seules et engagées dans des tâches individuelles. Elles doivent au contraire travailler constamment sous le regard des autres, coordonner leurs actions avec autrui et s’engager dans des processus de coordination impliquant une grande diversité d’acteurs, endossant des rôles sociaux distincts (Filliettaz & Zogmal, 2020).

10Dans la perspective théorique qui est la nôtre ici, ce « travail interactionnel » est susceptible de constituer un objet de recherche, dès lors qu’il documente une part significative du travail réel. Mais il fonde aussi une méthode de recherche, à même de produire des connaissances à propos du travail, dès lors qu’il rend visible la manière dont les acteurs eux-mêmes produisent des interprétations à propos des situations dans lesquelles ils se trouvent collectivement et réciproquement engagés (Filliettaz, 2018a). Adopter une perspective interactionnelle sur le travail et son analyse consiste en premier lieu à prendre au sérieux les « rencontres sociales » dans lesquelles les individus se trouvent engagés et qui donnent une signification particulière aux comportements publiquement observables au moment où ils sont placés en présence continue les uns des autres (Goffman, 1988). En continuité avec les thèses développées par l’ethnométhodologie (Garfinkel, 2007), la perspective interactionnelle privilégie un point de vue « émique » et « endogène » sur les actions sociales, et ce en les conceptualisant comme le résultat des méthodes localement accomplies et collectivement partagées permettant à des membres d’une communauté de résoudre les problèmes pratiques auxquels ils se trouvent confrontés. Enfin, en référence aux travaux menés dans le champ de l’analyse conversationnelle, la perspective interactionnelle s’intéresse aux processus dynamiques et séquentiels par lesquels les contributions respectives des participants à l’interaction s’organisent étape par étape et se donnent à voir comme des constructions ordonnées (Schegloff, 2007).

Compétence interactionnelle, adressage et multiactivité

11À cet égard, nous considérons avec d’autres que s’engager dans des interactions de manière légitime et socialement conforme aux contingences des situations rencontrées implique pour les individus de mettre en œuvre une « compétence interactionnelle ». Le concept de compétence interactionnelle a fait récemment son apparition dans le champ de la linguistique appliquée, en se basant notamment sur les principes de l’analyse conversationnelle d’orientation ethnométhodologique (Mondada, 2006 ; Pekarek Doehler, 2005, 2006 ; Pekarek Doehler et al., 2017). Ce concept émane d’une discussion critique de la compétence en langue, telle qu’elle est fréquemment véhiculée dans une tradition grammaticale ou communicationnelle. Young et Miller (2004, p. 520) définissent ainsi la compétence interactionnelle comme l’ensemble des savoirs et des savoir-faire que déploient les participants à l’interaction pour configurer collectivement les ressources permettant de s’engager dans des pratiques sociales. Ces savoir-faire comprennent notamment la manière dont les participants organisent collectivement les activités, délimitent des étapes de leur déroulement, gèrent l’organisation des tours de parole, orientent leur attention, introduisent de nouveaux topics, construisent des rôles, choisissent des registres de formulation spécifiques, etc. Les compétences interactionnelles ne sont pas à envisager ici comme des réalités réifiées imputables à des individus isolés les uns des autres ; elles constituent au contraire des ressources distribuées entre les participants à l’interaction et sont rendues visibles à travers leurs conditions de mise en œuvre dans l’action. Par ailleurs, ces compétences ne se réduisent pas à des réalités strictement verbales relevant du seul code linguistique mais incluent et intègrent un ensemble plus vaste de réalités sémiotiques dites multimodales qui peuvent servir de ressources à des fins pratiques de coordination dans l’action. À ce titre, les phénomènes relevant de la prosodie, de la gestualité, de la proxémie et plus généralement de la corporéité et de la matérialité font partie intégrante du champ d’étude de la compétence d’interaction (Mondada, 2017a). De ce point de vue, on peut considérer qu’un des objectifs poursuivis par les démarches d’analyse de l’interaction est de mettre en évidence les compétences interactionnelles mobilisées par les participants pour faire face aux problèmes pratiques auxquels ils sont confrontés dans les circonstances de leurs rencontres.

12Parmi les différentes facettes qu’il est possible de reconnaître à la problématique de la compétence interactionnelle, deux ingrédients se dégagent comme particulièrement importants au moment de questionner la capacité des individus de s’orienter dans des situations d’interaction présentant un haut degré de complexité. Le première relève de la problématique des processus d’adressage et d’attribution de positions de participation spécifiques dans les rencontres sociales. Le second relève du phénomène de la multiactivité et de la possibilité pour les individus de s’engager simultanément ou alternativement dans une pluralité d’actions rendues pertinentes dans une même situation.

13Les phénomènes d’adressage ont été bien décrits de longue date dans la micro-sociologie goffmanienne. Dans son ouvrage intitulé Façons de parler, Goffman (1987) déconstruit en effet l’évidence du circuit de la parole comme mettant en relation de manière binaire un « locuteur » et un « destinataire ». Il montre au contraire que dans la parole publique, des positions multiples de « réception » peuvent être envisagées. Les individus ayant accès aux propos tenus peuvent en effet constituer des « destinataires ratifiés », mais il peut également s’agir de « tiers » auxquels on ne s’adresse pas nécessairement. Ces tiers peuvent consister en des « témoins » perçus par le locuteur, mais il peut s’agir aussi d’« épieurs », qui ne constituent pas des participants légitimement reconnus dans la scène de l’interaction. Les destinataires ratifiés peuvent quant à eux être explicitement « désignés » par le locuteur. On les décrira alors comme des « allocutaires ». Mais ils peuvent également endosser des positions de récepteurs ratifiés sans nécessairement constituer la cible d’une désignation. C’est la raison pour laquelle il n’est pas rare de voir un locuteur s’adresser indirectement à un destinataire, lorsque le destinataire visé n’est pas celui qui est explicitement désigné. Et c’est la raison pour laquelle également un locuteur peut parfois s’adresser simultanément à plusieurs participants, qui occupent des positions distinctes dans le circuit de la parole. L’endossement de positions spécifiques par les individus engagés dans une même rencontre sociale renvoie à ce que Goffman a proposé de désigner comme le « cadre de participation » (1987) d’une situation. En dépit de son caractère a priori statique, réifiant et souvent critiqué à cet égard (Goodwin & Goodwin, 2005), il importe de considérer les mécanismes de cadrage de la participation comme des processus dynamiques et façonnés par les individus au moment où se déroulent les interactions qui les rassemblent. Levinson (1988) relève notamment que les positions de participation ne découlent pas uniquement de l’intention du locuteur, mais résultent également de la manière dont les récepteurs rendent visible par différentes ressources (regards, positionnement du corps, etc.) l’interprétation de l’adressage dont ils font l’objet, se rendant plus ou moins « disponibles » ou « réceptifs ». Ainsi donc, les différentes places endossées par les participants à l’égard du circuit de la parole sont susceptibles de se modifier à chaque instant et de se reconfigurer à l’initiative des participants co-présents.

14La problématique de la multiactivité dans le champ de l’analyse interactionnelle a fait l’objet d’une élaboration plus récente. En alternative à une approche mentaliste en sciences cognitives, qui s’intéresse à des phénomènes comme le multitasking, défini comme un processus mental qui consiste à traiter cognitivement et individuellement plusieurs tâches différentes simultanément, la perspective interactionnelle aborde la multiactivité comme une pratique sociale, collective et intersubjective dans laquelle les participants sont engagés, et impliquant des processus complexes de coordination de l’action (Haddington et al., 2014). Cette approche permet de comprendre en profondeur les ressources et les stratégies mises en place par les participants pour répondre aux problèmes pratiques d’organisation et de coordination engendrés par la multiactivité́. Selon Mondada (2017b), la question de la temporalité est au cœur de la définition de la multiactivité. Il s’agit ici de prendre en compte le fait que l’interaction peut être composée de temporalités multiples se traduisant par une juxtaposition de plusieurs ressources multimodales. L’analyse de ce phénomène permet donc de comprendre comment est gérée, coordonnée et organisée la multiactivité, quelles sont les ressources multimodales qui l’organisent, et selon quels types d’organisation temporelle et séquentielle elle se traduit. En effet, les participants peuvent moduler leur engagement dans la multiactivité de différentes manières. Mondada (2017b) propose à ce sujet trois régimes distincts d’organisation temporelle de la multiactivité que sont le régime parallèle, le régime imbriqué et le régime exclusif. Le régime parallèle correspond à une organisation linéaire, sans discontinuité de deux activités ou plus, menées simultanément. Les participants mobilisent des ressources multimodales complémentaires de manière à juxtaposer et à gérer différentes activités. Le mode imbriqué correspond à des micro-alternances entre les activités qui mobilisent des ressources partiellement concurrentielles. Le régime alterne donc entre suspensions et reprises des activités de manière successive et rapide. Il y a donc ici un choix effectué au niveau de la priorité des actions à effectuer. Le régime exclusif correspond à une alternance d’activité moins coordonnée que le mode imbriqué. Il arrive en effet que les participants ne puissent pas revenir tout de suite à leur première activité, car la seconde prend trop de temps, ou nécessite une attention trop forte. Les ressources mobilisées sont alors concurrentielles et ne permettent pas aux participants de maintenir une organisation temporelle continue. Dans certains cas extrêmes, il peut même arriver que les participants soient amenés à interrompre de manière continue une de leurs activités. On parle alors de l’abandon.

15Les configurations de multiactivité en situation de travail ont été explorées dans un large éventail de contextes professionnels, y compris dans les domaines de la santé et du travail éducatif auprès d’enfants en âge préscolaire (Markaki-Lothe & Filliettaz, 2017 ; Filliettaz, 2018b ; Filliettaz et al., 2021 ; Zogmal, Filliettaz & Markaki-Lothe, 2021). Ces travaux montrent comment se négocient des formes ordonnées de participation dans des environnements impliquant un grand nombre de participants et comment les configurations de multiactivité sont susceptibles de contribuer non seulement à la réalisation du travail, mais encore à son apprentissage et à sa transmission.

16Ainsi donc, le cadrage de la participation et la gestion de la multiactivité constituent deux sortes de capacités requises par les situations complexes d’interaction et qui exigent de la part des individus des compétences d’interaction spécifiques.

Le développement de la compétence interactionnelle par la formation

17En prolongement de cette observation, il est postulé ici que la compétence interactionnelle est susceptible de se développer à l’âge adulte par des démarches d’analyse collective portant précisément sur l’observation outillée de processus interactionnels. À cet égard, la posture analytique centrée sur l’étude des processus interactionnels ne constitue pas l’apanage des seuls chercheurs en sciences sociales. Elle peut devenir au contraire un objet transposable en contexte de formation et un moyen pour les adultes non plus seulement de mobiliser des compétences interactionnelles, mais encore de les développer au moyen de pratiques réflexives. C’est à ce titre que la méthode d’analyse des interactions est susceptible de constituer non seulement une méthode de recherche mais également une méthode de formation (Filliettaz, à paraitre). Dans ce cadre, les individus en formation décrivent et commentent collectivement les propriétés de l’accomplissement dynamique, séquentiel et multimodal des interactions, à partir d’enregistrements vidéo, engageant ainsi un travail d’enquête leur permettant d’accéder à un meilleur repérage de la complexité de leur travail. Plutôt que d’orienter les participants vers l’identification de controverses professionnelles et de composantes « non-réalisées » du « réel de l’activité » (Clot, 2006), la démarche d’analyse encouragée dans la perspective interactionnelle consiste à guider l’attention des participants sur les enjeux de coordination exigés par l’accomplissement du travail. Au cours des années passées, différentes expérimentations ont été menées dans ce sens, et qui ont visé à former des professionnels à des méthodes d’observation et d’analyse d’interactions multimodales accomplies en contexte de travail. Conduites notamment dans les domaines de l’éducation de l’enfance (Durand & Trébert, 2018 ; Garcia & Filliettaz, 2020 ; Trébert & Durand, 2019 ; Zogmal & Durand, 2020), ces démarches ont cherché, au moyen d’une « éthique de la collaboration », à accompagner des professionnels à l’identification et au développement de leurs compétences d’interaction au moyen d’une pratique réflexive outillée par l’utilisation de données audio-vidéo en formation.

Documenter les rencontres professionnelles parents-éducatrices

  • 2 Les éléments discutés dans cet article s’inscrivent dans une démarche de recherche-formation souten (...)

18Appliquée au domaine empirique spécifique de l’activité des éducatrices de l’enfance en relation avec les parents, la perspective interactionnelle adoptée ici conduit à formuler l’ensemble des questions de recherche suivantes, organisées autour de deux axes2. Le premier axe de questionnement porte sur la mobilisation des compétences interactionnelles dans les rencontres entre les professionnelles et les parents. On se demande : a) quelles sont les caractéristiques typiques des interactions entre parents et éducatrices dans le champ de l’éducation de la petite enfance ? ; b) quels types de problèmes pratiques les éducatrices doivent-elles relever lorsqu’elles interagissent avec les parents ? ; et c) quelles sont les compétences interactionnelles requises et mobilisées pour répondre à ces problèmes pratiques ? Le second axe de questionnement porte sur le développement des compétences interactionnelles dans les programmes de formation et cherche à comprendre : a) comment les compétences interactionnelles peuvent être soutenues et développées par des dispositifs de formation continues ; et b) quelles peuvent être les contributions de l’analyse des interactions à une telle formation. Ce sont ces questions qui sous-tendent le dispositif de recherche empirique présenté ci-après.

19Sur le plan méthodologique et empirique, la recherche s’organise en deux volets. Le premier consiste en une étude vidéo-ethnographique des situations emblématiques des rencontres entre les éducatrices et les parents dans les institutions de la petite enfance. À cet effet, trois situations ont été filmées : les arrivées, les départs et des entretiens. Les arrivées quotidiennes des enfants en crèche se déroulent le matin, entre 7h et 9h. Les professionnelles accueillent progressivement les familles dans l’espace de vie, tout en s’occupant des enfants déjà présents. Elles recueillent les informations relatives à l’état de chaque enfant (humeur, santé, etc.) permettant d’assurer leur prise en charge pour la journée. Ces informations sont insérées dans des « fiches » individuelles (dans des classeurs ou des tablettes numériques selon les institutions). Puis, les professionnelles accompagnent la séparation entre l’enfant et sa famille. Les moments de départs s’organisent également de manière progressive. Les parents récupèrent leur enfant en fin de journée, entre 16h30 et 18h30. Les professionnelles accompagnent les retrouvailles et procèdent à ce qu’elles nomment un « retour », consistant à décrire la journée de l’enfant aux parents (activités, alimentation, sommeil, etc.). Pour cela, elles se réfèrent aux informations recueillies au cours de la journée dans les fiches individuelles. Elles prennent ensuite congé de l’enfant et de la famille. Enfin, les entretiens de bilan sont proposés aux parents, en fin d’année, par les professionnelles. Il s’agit d’une rencontre, sans la présence de l’enfant, pour discuter des évolutions du développement de l’enfant au cours de l’année écoulée. Les trois situations ont été filmées par caméra fixe. Les situations d’arrivées et de départs ont été enregistrées en continu, selon les horaires prévus à cet effet, pendant deux semaines consécutives. Les entretiens ont été enregistrés de manière ponctuelle.

20Le second volet est une démarche de formation continue centrée sur les interactions avec les parents, également documentée par des enregistrements vidéo. Sur la base du volontariat, des éducatrices (cinq ou six) s’engagent avec deux chercheuses-formatrices à analyser leurs propres pratiques à partir des enregistrements vidéo du premier volet. Le dispositif s’organise en quatre grandes étapes : des apports mutuels, la sélection des extraits, la co-analyse et la synthèse et restitution. Dans une première étape dite d’« apports mutuels », les éducatrices décrivent les enjeux du travail auprès des parents, tandis que les chercheuses familiarisent et outillent les participantes à une perspective interactionnelle au niveau théorique et méthodologique. La deuxième étape consiste pour les professionnelles à « sélectionner un extrait » qu’elles souhaitent analyser. Elles visionnent des enregistrements bruts de leurs pratiques pour identifier un problème pratique, elles sélectionnent une séquence de 1 à 3 minutes et produisent une transcription de l’extrait. La troisième étape de « co-analyse » consiste à conduire conjointement, entre chercheuses et professionnelles, une analyse interactionnelle des extraits sélectionnés par les participantes. Enfin, la dernière étape consiste à produire une « synthèse » des analyses, mais aussi d’en proposer une « restitution » à l’ensemble de l’institution.

21Ce dispositif empirique est implémenté successivement dans deux institutions de la petite enfance. Notre matériau empirique se constitue ainsi d’enregistrements vidéo relatifs à des situations de travail et de formation, dans deux institutions différentes (A et B). Les enregistrements recueillis s’élèvent à environ 183 heures pour le premier volet, et 40 heures pour le second.

Tableau 1 : corpus d’enregistrements vidéo

Tableau 1 : corpus d’enregistrements vidéo
  • 3 Les conventions de transcriptions sont explicitées à la fin de l’article.

22Dans une démarche qualitative, les données brutes sont intégralement déposées sur un serveur et constituées en base de données à l’aide du logiciel Transana. À partir de là, deux grandes opérations s’effectuent sur les données brutes afin de les rendre exploitables à l’analyse. Concernant les situations de travail, une activité de séquençage est réalisée sur les enregistrements en continu des arrivées et des départs, permettant de répertorier toutes les situations disponibles à l’analyse. Les séquences relatives aux arrivées et aux départs, ainsi que les entretiens, peuvent ensuite faire l’objet d’une transcription multimodale détaillée3. Concernant les situations de formation, les différentes étapes sont intégralement transcrites.

23Dans le cadre de cet article, nous allons nous intéresser plus précisément aux situations de départs telles qu’elles s’accomplissent dans les interactions de travail, mais également telles qu’elles sont discutées dans les séances de co-analyse en formation. Ainsi, nous souhaitons étudier la manière dont les professionnelles gèrent des situations complexes d’interaction au moment des départs, notamment en termes de processus d’adressage et de multiactivité, mais également observer ce qu’elles peuvent en dire.

Mobiliser des compétences interactionnelles dans les situations de départs des enfants

24Nous cherchons à comprendre de quelle manière les professionnelles font face à la complexité et à l’instabilité des interactions avec les parents lors des situations de départ. La séquence que nous proposons à l’analyse se déroule en fin de journée, dans un groupe d’enfants âgés de 2 à 3 ans, à l’occasion du départ d’un enfant (LEO). Plusieurs enfants sont encore présents dans la salle lorsque le père (PLEO) vient chercher son fils. Deux éducatrices sont également présentes. VAL est en charge des retours aux parents et sa collègue s’occupe des autres enfants. Notre analyse vise à mettre en lumière trois problèmes pratiques auxquels l’éducatrice doit faire face au moment de faire le retour au père de LEO. Nous nous intéressons dans un premier temps à la manière dont VAL s’oriente vers des adressages multiples pour répondre à la complexité de la situation. Nous étudions ensuite comment cette dernière fait face aux interruptions et à la discontinuité de l’action en cours. Enfin, nous analysons de quelle manière la professionnelle accomplit plusieurs interactions en parallèle.

S’adresser à de multiples participants

25Le père de LEO entre dans la salle pour récupérer son fils. VAL, après avoir été avertie par d’autres enfants qu’un parent venait d’entrer dans la salle, laisse provisoirement son activité éducative et se dirige vers le classeur où sont récoltées les informations de la journée à transmettre aux parents. Elle accueille ensuite PLEO.

26Dès la première ligne (l. 7), l’éducatrice s’adresse au père de LEO. Ici, PLEO endosse un rôle de destinataire désigné et VAL prend la place de l’allocutrice. L’attribution de ces rôles est rendue visible notamment par l’orientation corporelle de l’éducatrice (#1) qui s’avance vers son destinataire tout en s’adressant à lui. Mais très rapidement, VAL inclut l’enfant dans l’échange à la ligne 9, en demandant à LEO comment il va, en lui touchant légèrement la tête et en se penchant vers lui (#2). Elle attribue ainsi un statut de participant ratifié à LEO. Ce court extrait est représentatif d’une forme de double adressage mis en place par VAL. Les ressources multimodales mobilisées permettent de souligner ce phénomène. En effet, les indices verbaux indiquent que l’éducatrice s’adresse au père en désignant l’enfant à la troisième personne. En revanche, son orientation corporelle est dirigée vers LEO. Elle s’adresse ainsi simultanément à l’enfant et à son père. À la suite de ces premiers échanges incluant à la fois le père et l’enfant, VAL s’oriente vers le début du retour en portant son regard sur le classeur (#3).

27Dans la suite de l’extrait, le même phénomène d’adressage est observable. L’éducatrice débute le compte rendu de la journée de LEO à la ligne 26 en orientant alternativement son regard vers l’enfant dont elle parle et vers le père auquel elle s’adresse (#4 et #5). VAL produit également des gestes iconiques pour soutenir son discours lorsqu’elle raconte que l’enfant a « très bien tenu la corde » (l. 29 et #6). Elle implique l’enfant en disant « hein LEO » (l. 29) et lui donne ainsi provisoirement un statut de destinataire désigné. Le compte rendu de la journée ne constitue donc pas uniquement une suite d’informations destinées au seul parent. Il peut également constituer un moyen de souligner et de rendre visible à l’enfant les actions considérées comme adéquates et attendues lors des déplacements. L’énoncé devient de ce fait un acte de félicitation adressé à l’enfant.

28Ces deux courts extraits nous montrent comment l’éducatrice recourt à des phénomènes d’adressage simultanés en incluant les deux participants concernés dans l’interaction. Tout en faisant le retour de la journée au père, elle aménage un moment éducatif auprès de l’enfant.

Faire face à la discontinuité et aux interruptions

29Un peu plus tard dans l’échange, VAL fait face à un nouveau problème pratique, celui de la discontinuité et de l’interruption de son activité de retour au parent. Son regard est attiré par un événement qui survient dans la zone de jeu au fond de la salle.

30Tout en racontant la journée de LEO, VAL alterne ses regards entre le père et les autres enfants se trouvant derrière elle, jusqu’à interrompre son retour. À partir de la ligne 46, l’éducatrice met en pause le retour à PLEO afin de réguler le comportement d’un autre enfant, IVA. Il s’agit ici d’une forme exclusive de la multiactivité dans la mesure où la première activité est momentanément suspendue au profit d’une autre. Ceci engendre un changement dans le cadre de participation. IVA devient le nouveau destinataire désigné et le père de LEO prend alors la position d’un témoin perçu. VAL fait asseoir l’enfant et lui explique que son comportement n’est pas adéquat. Elle le positionne (#8) de sorte à pouvoir garder un œil sur lui tout en poursuivant sa discussion avec le père de LEO. L’échange reprend avec une excuse, « pardon », permettant de revenir à l'activité de retour ainsi qu’au cadrage de participation initiale. Cet extrait montre de manière intéressante que l’activité éducative ne s’interrompt jamais réellement et qu’elle peut constituer une contingence qui pèse sur les conditions de production des retours aux parents. Pour y faire face, l’éducatrice recourt notamment aux déplacements dans l’espace, et plus précisément au positionnement d’IVA, permettant de joindre physiquement deux activités qui étaient auparavant séparées.

Accomplir des interactions parallèles

31Dans l’extrait précédent, l’éducatrice doit suspendre l’activité de retour par un régime exclusif de la multiactivité afin de gérer un problème lié à l’activité éducative. Mais parfois, la situation nécessite d’accomplir plusieurs activités en parallèle. Cela arrive fréquemment lorsque plusieurs parents sont présents simultanément et que des interactions doivent être accomplies parallèlement. Voyons ce qui se produit à la fin du compte rendu avec le père de LEO.

32Une fois le retour terminé, VAL invite LEO à quitter l’institution et à rejoindre son père se trouvant vers la porte de sortie. Elle effectue ce départ de manière multimodale, en associant des ressources verbales « regarde y’a papa » (l. 92), « à demain LEO » (l. 96), des ressources non verbales comme des regards (l. 93), des gestes de pointage et de salutation (l. 95 et #10, l. 98) et des orientations corporelles marquées par sa position assise (l. 94). Cependant, LEO ne s’aligne pas et s’engage dans une nouvelle activité de jeu qui consiste à tambouriner sur la dinette (l. 99). VAL s’aligne sur la proposition de LEO et tambourine également sur la dinette avec d’autres enfants (l. 101 et #11). À ce moment-là, un autre parent entre dans la salle, PMIC. L’éducatrice prend en compte l’arrivée de PMIC par l’orientation de son regard (#12) et la verbalisation de salutations (l. 102), tout en continuant son activité avec les enfants. Après cet extrait, VAL s’oriente sur le départ de MIC :

33Après les salutations à PMIC, l’éducatrice regarde MIC et s’adresse directement à lui pour le féliciter de ranger. Elle se lève, se dirige vers le classeur en prononçant le nom de l’enfant concerné par le départ. VAL commence donc le retour au père de MIC à la ligne 111. Pendant ce temps, le père de LEO se dirige vers la porte avec son fils dans les bras. VAL s’interrompt brièvement dans le retour à PMIC pour saluer MIC et son père (l. 113). Bien qu’elle se soit engagée dans un nouveau retour, l’éducatrice est encore attentive et disponible pour clore la rencontre avec LEO et son père lorsqu’ils décident de quitter la salle.

34L’analyse de ces extraits permet de montrer que les interactions de départ dans les institutions de la petite enfance ne sont pas toujours étanches et séquentiellement ordonnées. Elles peuvent se déployer de manière imbriquée ou parallèle. Nous pouvons également voir que ces situations sont très complexes dans la mesure où l’activité éducative ne peut pas être mise en pause durant un moment d’échange avec un parent. L’éducatrice recourt ainsi à différentes ressources multimodales (la parole, les gestes, les orientations corporelles et l’usage de matériel) pour mener conjointement ces deux activités. Les phénomènes d’adressage et d’attribution de position dans l’interaction, mais aussi la gestion de la multiactivité deviennent dès lors des traits d’une compétence d’interaction relative à ces situations de rencontre avec les parents.

Développer des compétences interactionnelles dans un dispositif de formation

35Nous nous intéressons maintenant aux observations que les éducatrices partagent dans le contexte de la formation à propos des processus d’adressage et de gestion de la multiactivité dans les interactions avec les parents dans les situations de départs.

Figure 1 : le groupe d’analyse

Figure 1 : le groupe d’analyse

36Pour cela, nous proposons une sélection d’extraits des démarches de co-analyse consacrées aux situations de départs des enfants. À des fins de compréhension, nous décrivons brièvement, dans un premier temps, les séquences vidéo de travail analysées en formation, pour ensuite présenter des extraits de transcription des démarches de co-analyse relatives à ces séquences.

Des processus de prise de décision et d’accommodation

37Pour ce premier point, nous regardons plus précisément la séance d’analyse collective concernant la séquence vidéo proposée par Karine (KAR) :

Figure 2 : la séquence de KAR

Figure 2 : la séquence de KAR

38À partir de cette séquence, les éducatrices s’engagent dans un processus réflexif concernant la présence de plusieurs familles en même temps.

Extrait 6 (1:25:31)

Extrait 6 (1:25:31)

39Cet extrait permet de problématiser les réponses que les éducatrices doivent apporter lorsqu’elles se confrontent à des situations complexes impliquant plusieurs familles. Comme enjeu pratique majeur, DAN soulève notamment l’ordre par lequel s’organise la prise en charge des familles présentes, mais aussi la nécessité de se donner des règles d’action pour ordonner la situation (« c'est premier arrivé premier retour/ », l. 3). Une certaine « ligne de conduite » qui peut vite être mise à mal par le caractère imprévisible et incertain de ces situations. En l’occurrence, lorsque PNOL revient dans la salle suite à un oubli, cela semble remettre en jeu l’« ordre » établi : faut-il interrompre le retour à TCLE pour terminer avec PNOL ? ou est-ce qu’une fois parti, PNOL perd sa priorité (« elle était là avant que lui il revienne/ », l. 5) ? La capacité à organiser ces situations revêt dès lors un caractère hautement situé mais également distribué entre les participants en ce que cela implique une négociation réciproque permanente (« pis en même temps il est là dans tes pattes/ », l. 7-8).

40L’extrait montre également les délibérations intérieures qui prennent place chez les éducatrices lorsqu’elles se confrontent à ces situations complexes (« t'as l'impression intérieurement t'as envie de dire », l. 5-6). A cet égard, il peut exister des tensions entre ce qu’elles ont envie de dire (« vous pouvez attendre deux minutes », l. 6-7) et ce qu’elles peuvent réellement dire (« c'est ta responsabilité de faire le retour comme il faut », l. 9-10). Ce qui contribue pleinement à la complexité de la situation.

41Enfin, cet extrait met en évidence la forte densité cognitive de ces moments de multiactivité pour les éducatrices (« il y a dix mille questions qui se posent en trois secondes d’intervalle », l. 12-14 ; « parfois ça va tellement vite que dans la tête on réfléchit à une autre solution », l. 15-17).

Des désaccords tacites avec les parents

42Pour illustrer ce point, nous nous intéressons à la séance d’analyse collective concernant la séquence vidéo proposée par Alicia (ALI) :

Figure 3 : la séquence d’ALI

Figure 3 : la séquence d’ALI

43L’analyse collective de cette séquence conduit les éducatrices à problématiser une autre facette de la multiactivité : gérer l’activité de départ auprès des parents et l’activité éducative auprès des enfants.

Extrait 7 (0:35:41)

Extrait 7 (0:35:41)

44Les propos d’ALI montrent le besoin des éducatrices de pouvoir « clore » les situations de départ avant de pouvoir se réengager dans les activités éducatives auprès des enfants. ALI décrit sa difficulté à « lâcher prise » du départ de PED. Cela montre la complexité pour les éducatrices de mener conjointement des interactions avec les parents et de s’engager simultanément avec les enfants. LOR confirme également la nécessité de clore une situation par rapport au caractère imprévisible des situations de départ pouvant faire émerger à tout moment une multitude d’autres activités qui nécessiteraient l’attention des éducatrices (l. 9-11). Gérer plusieurs activités en même temps peut devenir « vite compliqué » (l. 13).

45L’extrait permet également de mettre en évidence comment la gestion de ces situations peut conduire à des désaccords avec les parents, notamment par rapport au temps accordé à l’activité de départ (« j’pense que c’est une difficulté parce que on est pas: euh j’suis pas en accord/ », l. 17-18). ALI a besoin de « clore » pour retourner auprès des enfants, tandis que MPED semble moins soucieuse du temps nécessaire pour quitter la crèche (« elle est en accord je pense de rester là et d’attendre/ », l. 18-19). Ces désaccords restent toutefois tacites et non explicités. Cela rend visible la tension intérieure vécue par les professionnelles dans ces moments de multiactivité.

Vers un partenariat en actes avec les parents

46Les éléments d’analyse empirique que nous avons présentés dans cet article, en réponse aux questions qui sous-tendent la démarche de recherche adoptée, mettent en évidence un écart entre les aspirations des professionnelles de l’éducation de l’enfance et la réalité de leur travail. Pour entrer en relation avec les parents, les éducatrices expriment le besoin de pouvoir clore des situations avant de s’engager dans de nouvelles interactions. Elles aspirent à s’orienter dans des environnements interactionnels délimités, dans lesquels des décisions peuvent être prises avec recul et sérénité. Or la réalité présente des caractéristiques souvent éloignées de ces aspirations. Elle est faite d’interactions discontinues, parfois chevauchées, dans lesquelles une pluralité d’activités se donnent à voir de manière simultanée. Elle est constituée d’une multiplicité de participants qui endossent des rôles divers et qui ne s’alignent pas toujours aux attentes sociales et aux contingences qui organisent la situation. Enfin, elle repose sur une large palette de ressources multimodales qui sont mises au service de processus d’interlocutions multiples et fortement interreliés.

47Pour faire face aux exigences de ces situations complexes, les professionnelles sont amenées à mettre en œuvre des compétences interactionnelles spécifiques et hautement adaptées aux situations rencontrées. En particulier, elles doivent être en mesure de s’adresser simultanément aux parents et à leurs enfants, les catégorisant tour à tour comme des destinataires ratifiés ou des témoins perçus de leurs échanges. Elles jouent également un rôle déterminant dans les processus de reconfiguration des cadres de participation, dès lors qu’elles attribuent des positions de participation spécifiques aux acteurs avec lesquels elles sont en interaction. Enfin, nos observations montrent que les professionnelles mobilisent leurs compétences interactionnelles pour s’engager simultanément dans un travail de partenariat avec les parents et dans un travail éducatif auprès des enfants. Dans certains cas, ces pôles d’activité agissent comme des objets exclusifs et en compétition. Il n’est en effet pas possible de poursuivre un « retour » au parent au moment où des enfants sollicitent l’attention de l’éducatrice ou entrent en conflit par exemple. Mais dans d’autres situations, ces registres de leur activité sont menés de manière parallèle. En s’adressant simultanément à l’enfant et à son parent, en particulier à l’occasion des « salutations » et des « retours », l’éducatrice accomplit deux tâches essentielles à son activité : elle rend son travail éducatif auprès de l’enfant visible auprès du parent, qui l’observe ; et réciproquement, elle rend visible auprès de l’enfant les civilités et les règles de la conversation qu’elle accomplit avec son parent. Autrement dit, elle exploite à des fins éducatives le travail de partenariat qu’elle co-construit avec le parent.

48Ces observations apportent un regard renouvelé sur la problématique du partenariat et des relations que les professionnelles de l’éducation entretiennent avec les parents des enfants qui fréquentent les institutions préscolaires. À la lumière de nos données et de la perspective adoptée pour les analyser, le partenariat ne constitue pas seulement une injonction politique mais également un ingrédient de l’action accomplie. Le partenariat avec les parents ne se décrète pas et n’est pas donné une fois pour toutes. Il se construit au quotidien dans les rencontres à la fois banales, hautement ritualisées, souvent entrecoupées et dictées par des impératifs d’ordre et de temps. Les conditions dans lesquelles s’accomplissent les interactions verbales et non-verbales ne sont pas étrangères à cette vision d’un partenariat-en-actes. Ce sont en effet ces processus complexes d’intercompréhension et de coordination dans l’action qui médiatisent la possibilité pour les parents et les éducatrices de se comprendre et de tisser du lien social, tout en faisant face aux contingences imprévues qui peuvent survenir à chaque instant dans la vie d’une crèche. On l’aura compris au regard de la situation analysée, les enfants ne sont pas absents de ce processus. Ils agissent sur les situations comme des membres à part entière de la scène de l’interaction et ils « prennent position », au sens littéral que cette expression revêt dans la perspective interactionnelle. C’est à ce titre qu’ils font partie intégrante du partenariat qui fonde leur éducation en contexte institutionnel et qu’ils nous invitent à envisager comme un véritable « trilogue » les situations d’arrivées et de départs en crèches. Ce n’est pas là le moindre des mérites d’une analyse interactionnelle du travail que de nous le rappeler.

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Zogmal, M. & Durand, I. (2020). De l’observation des enfants à l’analyse interactionnelle : contributions de la recherche à la formation continue des éducateurs et éducatrices de l’enfance. Phronesis, 9(2), 108-122.

Zogmal, M., Filliettaz, L., & Markaki-Lothe, V. (2021). Apprendre à « relancer » une activité éducative : la formation professionnelle en situation de travail dans le contexte de l’éducation de l’enfance. Revue Suisse des Sciences de l'Éducation, 43(1), 180-194.

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Annexe

Conventions de transcriptions

Transcription verbale

Transcription non-verbale

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Notes

1 Dans le cadre de cet article, nous employons le féminin pour rendre compte de l’importante majorité de femmes représentées dans ce champ professionnel.

2 Les éléments discutés dans cet article s’inscrivent dans une démarche de recherche-formation soutenue par le Fond National Suisse pour la recherche scientifique sous le numéro de requête 100019-182160 pour la période 2019-2021. Une partie des analyses présentées dans cet article s’appuient sur le travail réalisé par l’une des auteurs dans le cadre d’un mémoire de Master (Wolter, 2020).

3 Les conventions de transcriptions sont explicitées à la fin de l’article.

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Table des illustrations

Titre Tableau 1 : corpus d’enregistrements vidéo
URL http://journals.openedition.org/rac/docannexe/image/26479/img-1.png
Fichier image/png, 82k
Titre Extrait 1.
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Fichier image/png, 268k
Titre Extrait 2.
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Fichier image/png, 294k
Titre Extrait 3.
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Fichier image/png, 389k
Titre Extrait 4.
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Titre Extrait 5.
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Titre Figure 1 : le groupe d’analyse
URL http://journals.openedition.org/rac/docannexe/image/26479/img-7.png
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Titre Figure 2 : la séquence de KAR
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Titre Extrait 6 (1:25:31)
URL http://journals.openedition.org/rac/docannexe/image/26479/img-9.png
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Titre Figure 3 : la séquence d’ALI
URL http://journals.openedition.org/rac/docannexe/image/26479/img-10.png
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Titre Extrait 7 (0:35:41)
URL http://journals.openedition.org/rac/docannexe/image/26479/img-11.png
Fichier image/png, 195k
URL http://journals.openedition.org/rac/docannexe/image/26479/img-12.png
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URL http://journals.openedition.org/rac/docannexe/image/26479/img-13.png
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Pour citer cet article

Référence électronique

Stéphanie Garcia, Luna Wolter et Laurent Filliettaz, « Travailler « sur le pas de la porte » »Revue d’anthropologie des connaissances [En ligne], 16-1 | 2022, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 10 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/rac/26479

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Auteurs

Stéphanie Garcia

Doctorante en Sciences de l’Éducation et assistante d’enseignement et de recherche dans l’équipe Interaction & Formation du secteur Formation des Adultes de l’Université de Genève.

Adresse : Université de Genève, Faculté de Psychologie et des Sciences de l’éducation, 40 boulevard du Pont d’Arve, CH-1211 Genève 4 (Suisse)
Courriel : Stephanie.Garcia[at]unige.ch

Luna Wolter

Titulaire d’un Master en Formation des adultes à l’Université de Genève, elle a effectué un mémoire sur la thématique de la complexité du travail des éducateurs et éducatrices de l’enfance. Elle travaille en tant que chercheuse FNS junior au sein de l’Université de Lausanne.

Adresse : Université de Lausanne, Quartier Mouline, CH-1015 Lausanne
Courriel : luna94.wolter[at]hotmail.ch

Laurent Filliettaz

Titulaire d’un doctorat en linguistique, il est professeur ordinaire à l’Université de Genève, dans le domaine Formation des adultes, langage et travail. Ses travaux portent sur l’analyse des discours et des interactions en contexte de travail et dans le champ de la formation professionnelle initiale et continue.
ORCID : https://orcid.org/0000-0002-4353-4227

Adresse : Université de Genève, Faculté de Psychologie et des Sciences de l’éducation, 40 boulevard du Pont d’Arve, CH-1211 Genève 4 (Suisse)
Courriel : Laurent.Filliettaz[at]unige.ch

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Droits d’auteur

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