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1Issu d’une thèse de doctorat en histoire des mathématiques soutenue en 2014, l’ouvrage de Marc Thomas présente une histoire de la règle à calcul pendant ses trois siècles et demi d’existence. Le point de départ de ce travail est un intérêt de l’auteur pour cet instrument, qu’il a lui-même utilisé pendant ses études puis collectionné. Il s’appuie pour construire son récit sur une collection personnelle de 160 règles, sur des modèles conservés dans divers musées et sur un ensemble de traités, notices, catalogues et autres documents imprimés. Ici, la règle à calcul est définie comme « un instrument à échelles logarithmiques (…), possédant une partie coulissante, quelle que soit sa forme (…), qui permet de réaliser des calculs » (p. 11). L’auteur montre comment d’un instrument spécifique, artisanal, créé et développé en Grande-Bretagne au xvii^e siècle, la règle à calcul est devenue au xx^e siècle un instrument décrit comme universel, utilisé massivement par les ingénieurs et produit à une échelle industrielle, avant de disparaître dans les années 1970 avec l’essor de la calculatrice électronique. Si l’histoire de la règle à calcul est partiellement racontée dans plusieurs articles dédiés et chapitres d’ouvrages sur l’histoire du calcul en anglais, elle est peu développée dans la littérature francophone. Comme le souligne Jim Bennett (2011, p. 697), l’usage important de la règle à calcul depuis l’époque moderne contraste ainsi avec le peu d’intérêt historien pour cet instrument, plus courant mais moins spectaculaire que les instruments scientifiques emblématiques du xvii^e siècle (pompe à air, microscope, télescope…) et que les machines à calculer mécaniques puis électroniques de l’époque contemporaine. Malgré un manque de contextualisation de certaines parties et une utilisation de la littérature secondaire parfois vague – de nombreuses références indiquées dans la bibliographie ne sont pas explicitement mobilisées dans le corps de texte par exemple –, l’ouvrage de Marc Thomas comble indéniablement un manque historiographique, tout particulièrement pour le cas de la France au xix^e siècle.

2Dans les quatre premiers chapitres, l’auteur montre comment la règle à calculer est incorporée dans les pratiques de calcul de manière différenciée en Grande-Bretagne et en France à l’époque moderne, alors que les besoins en calculs vont grandissant, en astronomie, navigation, architecture ou dans les domaines commerciaux et financiers. En Grande-Bretagne, la construction des premières règles à calcul suit l’invention en 1614 du logarithme, concept mathématique permettant de transformer multiplications et divisions en additions et soustractions, moyennant un système de correspondance entre les nombres manipulés et leurs logarithmes. Le logarithme est rapidement matérialisé par des mathématiciens et fabricants d’instruments, sous la forme d’une table de logarithmes décimaux (Henry Briggs, 1624), d’une règle gravée avec des échelles logarithmiques et trigonométriques, à utiliser avec un compas à pointes sèches (Edmund Gunter, 1620) puis d’un cercle à calcul constitué d’une partie coulissante et donc considéré comme la première règle à calcul (William Oughtred, 1627). Cette incorporation instrumentale rapide d’un concept mathématique est le reflet du rôle fondamental joué par les instruments dans les mathématiques de cette période (Bennett, 2011, p. 702). De nombreuses règles à calcul sont façonnées de manière artisanale par des fabricants d’instruments mathématiques jusqu’à la fin du xviii^e siècle, les différents modèles étant adaptés aux besoins des praticiens (construction des navires, douanes, mesure des tonneaux…). Elles font de plus l’objet d’ouvrages ou de chapitres dédiés. En France, si les règles à calcul sont mentionnées dès les années 1620 dans des ouvrages, ce sont principalement des instruments logarithmiques non coulissants qui sont produits, et ce, en quantité très réduite. Ces instruments sont considérés comme des instruments de prestige et de luxe et sont peu utilisés en pratique, ne se substituant pas aux outils de calcul existants (compas de proportion, méthodes graphiques). Cela témoigne notamment de la différence de statut social entre les mathématiciens pratiques britanniques et français, et de la plus grande liberté des fabricants d’instruments britanniques vis-à-vis des guildes professionnelles (Bennett, 2011, p. 702).

3La situation change au tournant du xix^e siècle. D’une part, avec le début de l’industrialisation en Grande-Bretagne et dans le contexte de la normalisation des dimensions des pièces construites pour la machine à vapeur de Watt, les règles à calcul sont progressivement conçues comme des instruments généralistes pour les ingénieurs. D’autre part, en France, la concurrence avec l’Angleterre a pour conséquence une libéralisation de la construction des instruments scientifiques ; le pouvoir royal nomme des « ingénieurs en instruments d’optique, de physique et de mathématiques » ayant le droit de travailler tous les matériaux sans restriction corporative. La réforme révolutionnaire des poids et des mesures induit de plus des besoins importants en termes de calculs et de conversions : de nouvelles règles à calcul, ainsi que des tables de correspondance et d’autres instruments facilitant les conversions sont mis au point.

4Les deux chapitres suivants, qui présentent les résultats les plus originaux de l’ouvrage, sont centrés sur la France du xix^e siècle. Marc Thomas montre comment, à partir de 1815, plusieurs polytechniciens présentent les règles à calcul britanniques et promeuvent sa construction et son utilisation en France dans le cadre de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale. Ils collaborent avec les ateliers Lenoir de fabrication d’instruments mathématiques pour la mise au point de deux premiers modèles de règles. Ces ateliers sont dirigés par Étienne Lenoir, nommé ingénieur du roi en 1786 et connu pour ses machines à graduer précisément. C’est le début d’une longue domination des ateliers Lenoir (puis « Gravet-Lenoir » et « Tavernier-Gravet » au cours du siècle) dans l’artisanat des règles à calcul françaises. La fabrication de la règle à calcul en France reste artisanale jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale, mais ce n’est pas le cas dans d’autres pays ; les règles à calcul commencent notamment à être fabriquées en masse à partir des années 1870 dans des entreprises allemandes déjà connues pour leurs instruments de topographie et matériels de bureau et de dessin. Parallèlement, les règles à calcul sont souvent mentionnées dans des traités de mécanique et de mathématiques pour les ingénieurs, entrent dans des programmes d’enseignement (École centrale à sa création en 1829 puis autres écoles d’ingénieurs à partir de 1850, enseignement secondaire spécial à partir des années 1860) et deviennent d’un usage courant chez les ingénieurs et les militaires à partir de la seconde moitié du xix^e siècle et de la mise au point de la règle de Mannheim, plus simple à utiliser et plus efficace.

5Cet essor important de la règle à calcul est concomitant de transformations substantielles des réseaux de communication (chemins de fer, télégraphes), des administrations et des industries (textiles, sidérurgiques, chimiques…), et donc d’un besoin croissant de calculs, d’instruments de calcul et de calculateurs. L’auteur souligne la complémentarité de la règle à calcul avec les abaques ou nomogrammes, qui sont des tables graphiques composées de lignes permettant de lire directement le résultat d’un problème donné, comme les relations entre trois variables ou le résultat d’un problème pratique de construction. Règles à calcul et nomogrammes sont deux outils de calcul graphique ayant l’avantage sur les tables de nombres leur taille réduite et leur facilité d’usage (Tournès, 2000). Ces deux instruments permettent d’obtenir des approximations suffisantes de valeurs, sans calculer à la main. Le premier est plus facile et rapide à utiliser sur le terrain tandis que le second, tout en donnant des résultats plus précis, est spécifique à un type de calcul et plus adapté à des manipulations dans un bureau. Il aurait ici été intéressant de situer également l’usage des règles à calcul par rapport aux machines arithmétiques, également en plein essor à la fin du xix^e siècle dans les milieux nécessitant de nombreux calculs exacts comme ceux de la comptabilité, des assurances, du commerce ou encore de l’industrie (Gardey, 2008, pp. 204-206). Le marché des instruments de calcul du tournant du xx^e siècle, qu’il reste artisanal ou soit progressivement industrialisé selon les pays, est donc de plus en plus important et différencié selon la nature des calculs envisagés.

6Le septième et dernier chapitre de l’ouvrage présente à la fois l’apogée et la disparition de la règle à calcul au xx^e siècle. L’auteur décrit l’évolution des règles à calcul à travers la production de plusieurs entreprises allemandes, états-uniennes et japonaises, du point de vue des matériaux utilisés – essences de bois, celluloïd, plexiglas, autres plastiques, aluminium –, des types d’échelles intégrées et des usages, généraux ou spécifiques à des domaines scientifiques ou des institutions. La production des règles à calcul augmente considérablement après la Seconde Guerre Mondiale et s’industrialise en France. L’auteur initie également une analyse à partir de médias populaires (publicité, bandes dessinées, presse), qui témoignent de la place de la règle à calcul dans l’imaginaire social associé au calcul et à la figure de l’ingénieur. Ce dernier chapitre est clos par un court récit de l’arrêt de la production des règles à calcul dans les années 1970, avec le développement des calculatrices électroniques, et donc l’ouverture d’un nouveau marché du calcul pour les ingénieurs et étudiants scientifiques.

7L’histoire de la règle à calcul de Marc Thomas est indéniablement abondante et intéressante. Elle dresse un portrait original de l’histoire de l’instrument en France et articule, au moins ponctuellement, ses aspects techniques, sociaux, économiques et matériels. Elle s’appuie de plus sur une riche iconographie et la description détaillée de plusieurs modèles instrumentaux. Avec son ouvrage, Marc Thomas illustre la façon dont un concept mathématique peut être matérialisé en un dispositif technique répondant à des besoins professionnels et montre les conditions intellectuelles, sociales et matérielles de production de ces règles à calcul, tout particulièrement dans la France du xix^e siècle. Il serait intéressant de mieux intégrer cette histoire à l’historiographie des trois dernières décennies, dans laquelle matérialité, instruments et mathématiques pratiques ont fait l’objet de nombreuses recherches. Elle pourrait ainsi être mise en perspective au sein d’une histoire plus générale du calcul et des instruments mathématiques. Cela permettrait de mieux saisir les spécificités des figures sociales en jeu – fabricants d’instruments mathématiques, enseignants, ingénieurs… – ainsi que leurs pratiques mathématiques et instrumentales et d’expliquer l’absence de catégories de calculateurs par ailleurs connues – femmes calculatrices en astronomie, employés de bureau, de compagnies d’assurances… –, absence qui informe également sur les rapports entre les propriétés techniques de l’instrument et les besoins de calcul des collectifs humains en jeu.