Introduction

1La « surfonomie » (de l’anglais surfonomics, contraction de surf et economics) est une méthode élaborée par des associations de protection de l’environnement issues du monde du surf pour attribuer une valeur monétaire aux vagues en déployant les marchés qui leur sont indirectement attachés. Il s’agit plus précisément de calculer leur « valeur non marchande », c’est-à-dire ce que les gens seraient prêts à payer pour en profiter en l’absence de droit d'entrée, contrairement aux waveparks (piscines à vagues artificielles) ou à certaines vagues naturelles des îles Maldives ou Fidji privatisées au profit des clients d’hôtels de luxe (Guibert, 2014). Des études menées par la coalition internationale de surfeurs Save The Waves nous apprennent ainsi que certaines vagues, qu’ils considèrent comme les plus belles au monde, rapportent en fait beaucoup d’argent. Les surfeurs qui y viennent, parfois de très loin, pour s’adonner à leur sport consomment sur place, résident dans des installations touristiques et font également monter le prix des biens immobiliers. À Trestles, en Californie, la vague génère ainsi de 8 à 13 millions de dollars annuels de revenus pour la ville de San Clemente ; la vague de Mavericks, également en Californie, vaut 23,9 millions de dollars ; à Mundaka, dans le Pays basque espagnol, la vague rapporte environ 4,5 millions de dollars à l’économie locale ; à Huanchaco au Pérou, ce chiffre est de 303 255, à San Miguel au Mexique, il est estimé entre 110 000 et 334 000 tandis qu’à Pichilemu, au Chili, il monte de 1,6 à 6,4 millions ou bien à 35 millions de dollars à Uluwatu, à Bali.

2Ces gains fluctuants mais importants, de l’ordre de la dizaine de millions de dollars annuels, pourraient devenir des pertes sèches si ces vagues venaient à disparaître à la suite d’un projet d’aménagement, l’extension d’une digue, la création d’un port ou d’une marina. Et de fait, les chiffres tirés de ces études sont souvent mobilisés pour contester des projets d’infrastructures littorales et leur proposer un contre-argumentaire chiffré. La surfonomie entend ainsi contrebalancer l’approche comptable d’une politique de développement économique par la monétarisation d’un choix de conservation qui, par contre, ne résulte pas directement d’un mécanisme de marché. Expertise spécifique aux surfeurs, elle n’en relève donc pas moins d’une forme éprouvée d’ingénierie visant à évaluer la valeur monétaire de la nature.

3Le mouvement d’économicisation de l’environnement a connu une trajectoire bien documentée, allant de la théorisation par la science économique dans les années 1950 à sa consécration dans l’espace gestionnaire dans les années 1990 (Milanesi, 2011). Les méthodes d’évaluation monétaire de la nature (analyses coûts-avantages, méthodes d’évaluations contingentes, études d’impact, etc.) se sont ainsi stabilisées et composent une science réglementaire en lien avec les politiques publiques de protection de l’environnement. Dès lors, ces diverses réductions (instrumentales, économicistes, marchandes) de la nature ont suscité une abondante littérature, souvent critique, qui en souligne la part de dépolitisation mais aussi d’inefficacité (Maris, 2014 ; Boudia, 2016 ; Chiapello, Missemer & Pottier, 2020 ; pour une synthèse, voir Douai & Plumecocq, 2017). Il reste toutefois à les analyser dans le cadre de controverses maritimes, ce que la surfonomie autorise pour ces ressources particulières que sont les vagues. Cet exemple permet alors de montrer comment un savoir bricolé, encore en train de se faire et à la légitimité fragile, peut contribuer à qualifier l’écosystème maritime et littoral et à en orienter les politiques de protection.

4L’« atelier de la surfonomie » est cet espace social dans lequel la méthode est théorisée, fabriquée, mais aussi bricolée, afin d’être mise en œuvre dans des situations concrètes ; la formule désigne donc toute l’ingénierie épistémique, institutionnelle et plus généralement sociale qui se cache derrière ces opérations particulières de monétarisation des vagues. Pénétrer cet atelier permet alors de retracer cette ingénierie sous trois angles : les espaces sociaux dans lesquels elle émerge, les formes de scientificité qu’elle se donne, et les usages pratiques auxquels elle donne naissance, notamment à travers l’analyse de la controverse locale ouverte depuis 2011 par le projet de parc éolien off-shore en baie de Saint-Brieuc.

D’un point de vue empirique, cet article repose à la fois sur de l’analyse documentaire (étude d’une dizaine d’enquêtes de surfonomies et d’une quinzaine d’articles scientifiques, revue de presse internationale, suivi de blogs) couplée à une analyse plus structurale des liens et circulations entre les acteurs (via une prosopographie constituée grâce au recueil de leurs curriculum vitae et bibliographies en ligne, notamment sur LinkedIn, Academia, ResearchGate ou Google Scholar) et les organisations militantes et savantes produisant la surfonomie (analysées à partir de leur littérature statutaire et grise). Une analyse plus qualitative porte sur l’expérience de monétarisation de la vague de Cap Fréhel menée en Bretagne en 2014-2015 : outre quatre entretiens avec les acteurs directement en charge de ce dossier (chargé de mission Vagues et patrimoine de Surfrider Foundation Europe, Directrice du bureau Bretagne de l’organisation, stagiaire qui a mené l’enquête et militant qui a lancé le dossier), nous avons pu avoir accès à toute la documentation interne grâce à une immersion longue au sein de l’organisation.

La surfonomie, une nouvelle méthode militante pour défendre les vagues

5Pratique rituelle hawaïenne à l’origine, le surf a été importé aux États-Unis au début du XX^ème siècle d’où il s’est internationalisé et cristallisé en un système global (Laderman, 2014 ; Lemarié, 2016). À partir de ce sport, certains surfeurs se sont érigés en porte-paroles des vagues en créant des associations de protection de l’environnement marin (Weisbein, 2017 ; Hales, Ware & Lazarow, 2017). La surfonomie prend alors place au sein d’un répertoire d’actions qui mélange des mobilisations de type grassroots visant à repérer et dénoncer les menaces locales pesant sur les vagues avec la capacité à produire des données scientifiques concernant la qualité de l’eau ou certaines pollutions (bactériologique, plastique, etc.) qui sont de plus en plus convoquées dans les politiques d’aménagement des espaces côtiers et maritimes.

Le tournant stratégiste des militants du surf

6Dans les années 2010, une nébuleuse d’organisations de surfeurs se densifie à une échelle transnationale dont la Surfrider Foundation constitue l’épicentre aux États-Unis. Créée en 1984 pour protester contre des pollutions de plages californiennes, elle se développe dans les années 1990 au niveau national (jusqu’à compter aujourd’hui 176 antennes et relais jeunes, soit 182 000 bénévoles et 44 salariés) mais également international (que ce soit en Europe et en Australie en 1990, au Japon et au Brésil en 1993 ou bien au Maroc en 2010). L’organisation s’est surtout institutionnalisée par le recours continu aux prétoires, engageant des procès contre des industries polluantes mais aussi mobilisant les surfeurs américains contre des projets d’aménagements côtiers en vertu du Clean Water Act. Elle revendique ainsi plus de 500 succès à partir de 2006, année où elle donne une définition de ce qu’elle entend par coastal victory (« une décision prise en faveur de l’environnement océanique et côtier qui s’accompagne d’un résultat positif de conservation, d’un meilleur accès aux plages, ou des deux »).

7C’est dans ce cadre stratégique qu’apparaît la surfonomie. Chad Nelsen, Directeur Environnement de Surfrider depuis 1998, a recruté en 2002 Lindwood Pendleton, Assistant professor d’économie à l’Université de Los Angeles, afin d’aider à protéger la vague de Rincón sur la côte nord-ouest de Porto Rico, alors menacée par un projet immobilier. La crainte des surfeurs qui viennent sur place depuis le monde entier était que ce projet modifie le flux de sédiments autour de la plage et enterre le récif qui crée le surf break générateur de la vague. L’idée, également partagée par d’autres universitaires surfeurs (comme Jason Scorse, enseignant au sein du Middlebury Institute of International Studies à l’Université de Monterey et auteur en 2010 d’un ouvrage What Environmentalists Need to Know About Economics), est alors de démontrer aux autorités de la ville que cette vague constitue un actif supérieur aux gains attendus de la marina. Même si l’étude de Pendleton se borne à cerner l’apport économique du tourisme pour la ville, sans chiffrage précis de la contribution du surf (Pendleton, 2002), le projet immobilier sera stoppé, renforçant la croyance dans cette plus-value de l’économie pour la cause des vagues. Or en 2005, un projet d’autoroute à six voies menace celle très courue de Trestles en Californie (Iatarola, 2018). Pour s’y opposer et aller plus loin qu’à Rincón, Nelsen entreprend alors d’en réaliser la monétarisation avec l’aide de Pendleton. Car dans le même temps, il a commencé sous la direction de ce dernier un doctorat sur l'économie des loisirs côtiers dans le programme de science et d'ingénierie de l'environnement de l'Université de Los Angeles. Intitulée Collecting & Using Economic Information to Guide the Management of Coastal Recreational Resources et soutenue en mars 2012, cette thèse constitue une des principales bases doctrinales de la méthode de monétarisation des vagues (Nelsen, 2012). Mais surtout, l’étude sur Trestels réalisée dans ce cadre doctoral et publiée en 2007 (Nelsen et al., 2007) a pu valider le choix stratégique de la « surfonomie » (le terme découle alors seulement de la contraction de « Surfing Economics », nom du blog qui accompagne la thèse et que celle-ci ne reprendra pas). Elle est en effet soumise à la California Coastal Commission (CCC) dans le cadre des auditions publiques autour du projet d’autoroute et certains de ses résultats sont inclus dans les rapports préparatoires à l’évaluation du projet puisque la Commission en retire deux arguments pour motiver une première décision de rejet en 2008. Elle souligne d’abord le fort impact économique du surf pour la ville de San Clemente (jusqu'à 13 millions de dollars par an, avec 400 000 visites). Et contre l’argument avancé par les promoteurs du projet selon lequel les surfeurs contestataires sont égoïstes et ne veulent pas que la route attire de nouveaux adeptes vers les vagues, la surfonomie révèle qu’ils viennent déjà de toute la Californie.

L’appui sur les surf studies

11Au sein de ces surf studies, on observe alors la constitution d’un réseau transnational de plus en plus dense de chercheurs qui se spécialisent sur la problématique de la durabilité dans le surf dans la seconde moitié des années 2000. Grâce à eux, la surfonomie constitue une bibliographie croissante, reposant sur l’accumulation d’enquêtes mais aussi sur les effets d’intertextualité (les études se citant pour se renforcer, avant d’être elle-même citées par les universitaires prenant pour objet la durabilité dans le surf). Il faut dire que cette thématique du surf durable va d’autant plus rencontrer la surfonomie que les différents pôles de cette communauté épistémique travaillent en collaboration étroite avec la Surfrider Foundation ou STW. Le Center for Studies of Surf (CSS) de l'Université d'État de San Diego constitue le principal pôle pour plusieurs raisons : les chercheurs les plus reconnus (Jess Ponting qui le dirige mais aussi Chad Nelsen, Tony Butt, Nick Strong-Cvetich, Neil Lazarow ou Pierce Flynn) y officient ; c’est là qu’ont été publiés les deux principaux ouvrages de ce champ de recherche (Borne & Ponting, 2015 et 2017) ; et surtout, le centre établit des relations avec tous les autres segments de ce réseau (à travers des statuts de visiting scholars, par des collaborations sur des projets scientifiques mais aussi en agissant beaucoup en faveur de l’IASA). D’autres groupes de recherche lui sont dès lors connectés. Ainsi, le Plymouth Sustainability and Surfing Research Group (PSSRG) dirigé par Gregory Borne avec l’appui du Marine Institute et de la Marjon University à Plymouth au Royaume-Uni, le Surf and Sustainability Research Group (SANDS) créé en 2017 à l’Université fédérale de Santa Catarina (Brésil) ou bien le projet VOW (Value of Waves) de la faculté des sciences et technologies de NOVA à Lisbonne au Portugal. De nombreuses études de monétarisation des vagues résultent de ce réseau académique, sur la Gold Coast australienne (Lazarow, 2009), en Grande-Bretagne (Mills & Cummins, 2015), en Thaïlande (Martin, 2010), à Santa Cruz en Californie (Scorse, Reynolds & Sackette, 2015), à Costa de Caparica (Silva & Ferreira, 2014) ou à Peniche (Springwald, 2018) au Portugal ou bien à Jæren en Norvège (Gilge, 2018).

Qui sont les surfonomistes ?

12Les travaux disponibles de sociologie des studies nous apprennent que ce sont des outsiders académiques, souvent multipositionnés, qui investissent davantage les espaces savants post-disciplinaires (Renisio & Zamith, 2015 ; Monteil & Romerio, 2017 ; Grossetti, 2017). Cela s’applique aux auteurs de surfonomies, environ une trentaine de contributeurs. L’analyse prosopographique permet d’en montrer les différentes strates et de localiser ainsi ce type d’expertise aux lisières du monde académique.

14À côté de ce noyau dur, d’autres contributeurs apparaissent moins engagés dans la méthode. Si le second groupe rejoint le premier par sa forte implication dans les surf studies (notamment les universitaires les plus reconnus et cités de ce champ, comme J. Ponting, G. Borne ou N. Lazarow), par son engagement dans des politiques de conservation du littoral ou dans les structures du militantisme environnemental du surf, il s’en éloigne toutefois par son rapport aux enquêtes de surfonomie : s’ils en réalisent, c’est toujours en dernier auteur ou bien de manière périphérique, par exemple comme directeur de mémoire de master. Ce faible investissement académique autour de la surfonomie se confirme avec le troisième groupe où l’on retrouve des chercheurs bien installés dans leur discipline, avec des positions établies ou des niveaux élevés de bibliométrie mais qui ont une connexion très faible avec le surf, sport qu’ils ne pratiquent pas. C’est le cas de W. Durham, anthropologue mondialement reconnu à Standford, qui participe à la surfonomie de Mavericks dans le cadre de ses travaux sur l’écotourisme, de M. Coffman et K. Burnett, toutes deux économistes à l’Université d’Hawaï qui obtiennent également le financement de STW pour cette surfonomie, de L. Pendlewood à l’origine de la méthode mais qui ne travaillera plus dessus ou bien de M. Murphy qui réalise l’enquête de Mundaka dans le cadre de son cursus d’économie et politiques de l’environnement à l’Oregon State University. Si ces universitaires participent à des surfonomies, c’est donc par intérêt de recherche dans le champ de l’économie des ressources naturelles mais aussi parce que STW leur fournit les données quantitatives, en plus de leur attribuer un financement (qu’ils mentionnent d’ailleurs dans leur CV, au titre de l’utilité sociale de leurs travaux, sans nécessairement en faire un article dans une revue académique).

Les fondements épistémiques de la surfonomie : s’adapter à la science réglementaire

Une volonté de formalisme scientifique

L’ancrage dans l’économie des ressources naturelles

18D’un point de vue plus intellectuel, l’économie des ressources naturelles semble être le paradigme le plus adéquat pour caractériser la surfonomie en raison d’un air de famille prononcé (souci d’interdisciplinarité forte, pragmatisme recherché pour aider la décision publique) mais surtout de l’inscription disciplinaire de nombreux surfonomistes (J. Scorse a obtenu un doctorat en économie agricole et des ressources naturelles, celui de C. Nelsen relève aussi de l’économie des ressources, celui de N. Lazarow est en sciences de l'environnement et en gestion des ressources naturelles). La surfonomie s’inscrit ainsi dans une économie très mainstream, marquée par une dimension fortement anthropocentrée et utilitariste et l’appui sur la théorie standard de la valeur (Dehez, 2020). C’est notamment sous ce pavillon sous-disciplinaire que se positionnent les ouvrages de L. Pendleton (2008), de J. Scorse (2010) ou bien la thèse de C. Nelsen (2012). L’idée qu’ils avancent de service écosystémique des vagues atteste grandement de cette requalification marchande de la mer.

20Ce point nous amène à un enjeu méthodologique fort de la surfonomie relatif aux façons adéquates de capturer la valeur monétaire d’une vague. Cela renvoie à la pluralité des méthodes disponibles pour calculer la VET, dont certaines dimensions sont très éloignées de toute logique comptable. Monétariser les vagues nécessite surtout la médiation des surfeurs qui, pour s’adonner à leur passion, engagent des dépenses diverses que la surfonomie entend objectiver et dont la production d’un chiffre constitue le principal enjeu : telle vague rapporte tant d’argent et elle vaut donc d’autant dans la balance à opérer entre sa préservation ou sa possible disparition à la suite d’un projet d’aménagement. Mais derrière ce chiffre, il y a toute une chaîne d’opérations pratiques. Il s’agit à la fois de calculer les dépenses diverses liées au surf dans les sites investigués puis d’estimer leur nombre à l’année, en fonction de la saisonnalité de la pratique. Ces deux valeurs ne procèdent toutefois pas des mêmes modalités de calcul ni des mêmes données. Les premières sont calculées de plusieurs manières. La méthode des dépenses directes (Direct Expenditure Method), la plus basique, est utilisée dans la plupart des surfonomies (Lobitos, Guarda do Embau, Uluwatu, Mundaka, Pichilemu, Bahia de Todo Santos, Huanchaco). Elle consiste à calculer ce qu’un touriste dépense chaque jour en logement, nourriture, communications, souvenirs, cours et matériel pour aller surfer. La variabilité des résultats obtenus (45$ à Huanchaco, 120$ à Mundaka, entre 25$ et 40$ à Trestles, 57$ à Mavericks, 160$ à Pichilemu ou bien 111$ à Bahia de Todos Santos) s’explique alors par des différences dans le coût de la vie. La méthode des coûts de transport (Travel Cost Method) postule que les biens récréatifs gratuits sont évalués par la somme des coûts de transports nécessaires pour s’y rendre et les consommer mais nécessite des traitements statistiques plus sophistiqués : c’est le cas pour les surfonomies de Mavericks, de Trestles, de Costa de Caparica ou de Bahia de Todo Santos. La méthode des prix hédoniques (Hedonic Price Method) consistant à isoler la part relative à la qualité de l'environnement dans certaines activités comme les transactions immobilières est la plus délicate à mener donc reste très peu utilisée (Scorse & Hodge, 2017) - à part l’enquête de J. Scorse citée plus haut. En second lieu, l’estimation des flux annuels de touristes sur un site fait appel à des données secondaires diverses : les données de fréquentation délivrées par les autorités publiques, les témoignages et les estimations de professionnels locaux du tourisme (hôteliers, professeurs de surf, loueurs de voitures, etc.) mais aussi des coefficients multiplicateurs issus de la littérature scientifique. Enfin, l’enquête surfonomique se conclut par un effort de triangulation afin de synthétiser ces données hétérogènes (dépenses quotidiennes moyennes et fréquentation annuelle du site), tout en tenant compte de la saisonnalité de la pratique et des conditions de surf (telles que les objectivent les sites de prévisions de surf qui recensent les houles, les marées ou les vents).

Viser le public des gestionnaires et objectiver la contribution des surfeurs à la gestion durable des littoraux

22En découle ainsi le fait de favoriser les publications dans des revues interdisciplinaires et thématisées sur les enjeux de gestion des littoraux, du tourisme ou des ressources maritimes, à l’instar du Journal of Coastal Research, de Tourism in Marine Environment, de Shore & Beach ou bien de Tourism Planing and Development. Ces revues sont situées à équidistance entre les canons académiques (ISSN, comité de rédaction, périodicité, procédure d’évaluation des articles, parfois référencement par le Web of Science) et le monde de la pratique (souvent d’ailleurs, elles sont éditées par une fondation ou une société savante et sont ouvertes à l’expertise des gestionnaires). Par ailleurs, une évolution formelle des études de STW se donne à voir à partir de 2014, à mesure que les surfonomistes sont davantage des cadres de l’organisation (comme T. Hodge qui y gère le programme « Conservation » et se pare d’un statut de « Surfonomics Fellow ») et moins des universitaires. La traduction dans la langue du site investigué, la présence de nombreuses photographies, la valorisation en couverture des logos des institutions partenaires, le soin apporté au maquettage, la présence d’infographies qui condensent et valorisent les principaux résultats ainsi qu’un texte plus ramassé et moins technique attestent d’une décrue du formalisme académique du modèle IMRAD. Ainsi, les statistiques descriptives caractérisées par des calculs assez simples succèdent aux usages mathématiques plus élaborés des premières enquêtes qui comportaient des régressions et des tests sophistiqués de corrélation. La cible semble alors moins les universitaires que les coastal managers locaux.

La surfonomie à l’épreuve de la pratique : que rapporte la vague de Cap Fréhel ?

25On l’a vu, la surfonomie s’avère être une ingénierie bricolée avant tout pour s’adapter aux attendus de la science réglementaire et à en revendiquer l’autorité. Mais son application concrète dans des controverses locales montre qu’il faut plus que la simple application d’une méthode toute faite pour qu’elle puisse peser. Et si l’ampleur mondiale de la surfonomie, et donc la variété des situations dans lesquelles elle est mobilisée, n’autorise pas une analyse globale de ses applications, on peut toutefois creuser l’une d’entre elles. Celle-ci concerne le projet de parc d’éoliennes off-shore en baie de Saint-Brieuc lancé par l’État français en 2011 et mené depuis 2012 par le consortium Ailes Marines. D’une ampleur de 62 éoliennes réparties sur 75 km² et situées à 16,2 km de Cap Fréhel, cette opération s’est très vite heurtée à une contestation locale nourrie, notamment de la part d’associations bretonnes de protection de l’environnement (Goumri, 2017). La mobilisation des surfeurs s’inscrit donc dans un type de controverse pour laquelle la production de données quantifiées importe particulièrement : les oppositions locales aux parcs d’éoliennes se jouent en effet sur la contestation des « chiffres du vent » ou sur la production de données alternatives, surtout lorsque la controverse déborde sur des scènes ouvertes comme les enquêtes publiques ou les Débats publics (Dechézelles, 2017).

Maintenir la concertation dans la dynamique de la controverse

26L’association Surfrider Foundation Europe (SFE), le relais européen de Surfrider depuis 1990, est devenue l’une des principales ONG environnementales en France. Située à Biarritz, regroupant à l’époque de cette controverse 10 500 adhérents, 120 000 sympathisants, 36 antennes bénévoles pouvant compter sur 700 militants actifs, dotée également d’un budget de 1502 k€, elle se caractérise surtout par une forte reconnaissance institutionnelle, jouissant d’un double agrément ministériel (éducation populaire et protection de l’environnement) et d’une intégration au sein du Conseil National de la Transition Écologique (CNTE), du Conseil Economique Social et Environnemental (CESE) et du Conseil National Mer et Littoraux (CNML). SFE doit notamment ce statut à sa capacité à construire une expertise scientifique jugée crédible sur des enjeux comme la qualité des eaux de baignade ou la pollution plastique des océans, ce qui lui a permis d’intégrer les réseaux de politiques publiques de protection des littoraux (Weisbein, 2015).

En Bretagne, la baie de Saint-Brieuc, elle vit essentiellement grâce aux surfeurs (…) Si demain on installe un parc éolien avec toutes les conséquences que ça va avoir en termes de modifications des courants, de modification de toute la fréquentation de la zone, voilà, ça ne sera pas à l’avantage des communes, ça c’est sûr (…). Les jours où il n’y a pas de vague, il n’y a personne (entretien avec Jean, 14/11/2012).

28Avec la tournure de plus en plus opérationnelle que prend le projet de parc éolien, Jean rassemble alors plusieurs personnes issues de l’antenne Côtes-d’Armor de SFE ainsi que les membres de la Malicorne Surf Association, le club de surf situé sur la plage de Cap Fréhel et lance un dossier « Gardien de la côte » auprès de l’association.

29Ce statut désigne l’action de bénévoles locaux qui prennent en charge la contestation d’un projet pouvant affecter le littoral au nom de l’organisation et bénéficient en retour, lorsque leur dossier est jugé crédible, d’un accompagnement technique pour leur plaidoyer (Weisbein, 2016). Or souvent, le caractère très contestataire de ces militants entre en décalage avec la ligne de Surfrider, très ouverte à la concertation avec les parties prenantes des enjeux littoraux (communes, administrations, entreprises), ce qui amène l’association à tempérer les débordements de ses Gardiens (Weisbein, 2018). Dans le cas présent, la position du siège de SFE est d’autant plus compliquée que le projet de parc éolien costarmoricain met en tension ses différents axes de travail : s’il répond au nécessaire développement des énergies maritimes renouvelables (programme « Océan & Climat »), il participe à l’artificialisation du littoral (programme « Aménagement du littoral ») et surtout menace la houle (programme « Patrimoine & Vagues »). Après un débat en interne, il est toutefois décidé que Surfrider accompagnera Jean puis l’antenne costarmoricaine comme Gardien de la côte sur ce dossier.

30Marie-Amélie, la Directrice du bureau régional de l’association situé à Brest, essaye toutefois de ramener ceux-ci dans le chemin de la concertation alors qu’ils sont farouchement opposés au projet d’éoliennes.

OK, c’est important de développer et de gérer la transition énergétique mais est-ce qu’on le fait au détriment de la parole des surfeurs et des pratiquants d’activités nautiques et de notre protection du milieu ? (…) L’idée, c’était pas de se positionner pour ou contre, l’idée c’était d’inclure les pratiquants d’activités nautiques dans le débat public (entretien avec Marie-Amélie, 21/05/2021).

32À la suite du compte-rendu de la CPDP, le Maître d’Ouvrage annonce en décembre 2013 la poursuite du projet. Une modification technique renvoie toutefois à 2016 le déroulement de l’enquête publique. Grâce à ce rallongement du temps disponible pour l’action militante, Marie-Amélie avance alors l’idée de réaliser une étude surfonomique pour renforcer la position de Surfrider dans le processus de concertation.

M’est venue l’idée, c’était moi toute seule dans mon coin et c’est là que le bât blesse (rire), de me dire il nous faut des outils si on veut défendre cette vague (…). Il nous faut une méthodologie et des outils techniques et scientifiques. Il nous faut évaluer d’un point de vue économique ce que cette vague génère sur le territoire parce que sans ça, on ne sera pas entendu (entretien avec Marie-Amélie, 21/05/2021).

33Il s’agit également de donner des éléments de réponse à cette problématique plus générale qui concerne de nombreux dossiers suivis par SFE : « où se situe le curseur d’acceptabilité pour atteindre un bon équilibre entre les enjeux liés à la protection du milieu, le respect des usages et le développement énergique ? » (rapport interne La vague du Cap Fréhel, un patrimoine (im)matériel, 2015, p. 3). Il s’agit enfin de tester la méthode surfonomique pour la première fois en France et de voir si elle peut servir d’outil d’accompagnement des Gardiens de la côte, pour défendre d’autres vagues en France. Mais au-delà de cette visée stratégique, des éléments plus personnels ont pu jouer : désireuse de se positionner sur l’axe de travail « Patrimoine & vagues » de l’organisation qui n’a alors pas de chargé.e de mission, ayant par ailleurs rencontré Chad Nelsen dans le cadre de l’édition de la Global Wave Conference organisée à Biarritz par SFE en 2011, Marie-Amélie croit beaucoup à la surfonomie. Elle charge alors plusieurs stagiaires et services civiques de réfléchir à une adaptation de la méthode tout en cherchant des financements pour la mettre en œuvre.

Une enquête sous contraintes

35En raison du manque de temps et de ressources financières, des choix méthodologiques sont toutefois rapidement faits pour écarter la méthode des coûts de transport afin de calculer la valeur immatérielle ou le recueil de données in situ. Une enquête par questionnaire comportant seulement douze questions est alors lancée en ligne via le site Surveymonkey auprès des pratiquants de surf, paddle, bodyboard et wave ski. Malgré une durée de diffusion réduite (allant du 11 décembre 2014 au 20 janvier 2015, soit le moment où la vague atteint sa meilleure qualité), 223 réponses sont rapidement obtenues, jugées représentatives du bassin de population des communes situées à heure trente en voiture de Cap Fréhel, de Saint-Quay-Portrieux (22) à Cancale (35). Par ailleurs, des entretiens sont menés avec des professionnels locaux de la glisse (magasins, écoles de surf, shapers) pour cerner leur chiffre d’affaires. Une fois ces données recueillies, Marie-Amélie et Anne-Claire (alors stagiaire au bureau breton de Surfrider et qui s’y investit le plus, par intérêt pour le sujet) essayent d’appliquer les formules issues de la thèse de Nelsen et sollicitent même l’aide de L. Pendleton, entretemps nommé à l’IFREMER à Brest où il est titulaire d’une Chaire d’excellence internationale. Elles contactent également des membres de Surfers Against Sewage, une association britannique de surfeurs pour l’environnement très proche de Surfrider et qui a déjà dû se mobiliser contre des parcs éoliens.

36Leurs analyses permettent alors d’avancer quelques chiffres censés traduire l’impact économique de la vague et sa valeur matérielle : 70 € de ticket moyen de dépenses mensuelles liées au surf, chiffre pouvant aller jusqu’à plus de 300 € pour 10 % des enquêté·e·s (dont 80 % des achats sont réalisés dans des magasins locaux), 750 260 € de chiffre d’affaires pour les professionnels en 2014 ou encore quatorze emplois temps pleins par an. En ce qui concerne sa valeur immatérielle, les réponses au questionnaire en ligne, à défaut de la quantifier, permettent d’attester un très fort attachement des surfeurs à la vague qui attire au-delà des limites du département (si 54 % des répondants habitent dans les Côtes-d’Armor, 28 % d’entre eux sont prêts à parcourir plus de 45 km pour s’y rendre et ils sont même 45 % à déclarer la surfer plusieurs fois par semaine d’octobre à mai). Invités à lui attribuer une note de 1 à 10, ils sont ainsi plus de la moitié à lui attribuer un score entre 8 et 10 et 74 % d’entre eux estiment que la qualité de la vague est associée au paysage et, pour 68 %, à leur affection pour le site.

Nous à l’époque, on a pris les choses un peu à l’arrache, on n’était pas du tout des spécialistes… je t’avoue que franchement, je ne suis pas certaine que le travail qu’on a développé ou l’application des formules qu’on a repris dans le travail de Chad et qu’on a dupliquées sur le territoire… Il faudrait sérieusement les reprendre et les retravailler, ce n’est pas le truc dont je suis la plus fière et je ne signe pas en bas de page (entretien avec Marie-Amélie, 21/05/2021).

38Le parcours académique des différentes protagonistes de cette enquête ne les prédispose pas particulièrement à manipuler l’économie des ressources naturelles : Marie-Amélie a fait un cursus de géographie jusqu’à un master 2 de Gestion et aménagement des espaces maritimes tandis qu’Anne-Claire est en dernière année à Sciences-Po Toulouse dans un parcours dédié aux risques environnementaux et sanitaires. La dénomination même de surfstainable préféré à surfonomics indique bien, de l’aveu même de Marie-Amélie, que le volet économique y est bien moins documenté.

Une scientificité défaillante ?

39Cette enquête ne sera donc jamais publiée ni vraiment mise en avant par Surfrider. En effet, il lui manque le chiffre global qui permettrait de dire ce que la vague de Cap Fréhel rapporte annuellement, donc ce qu’elle vaut en cas de menace qui pèserait sur elle. Cet échec est d’autant plus fort que l’étude ne crée pas de précédent dans le répertoire d’action de SFE, malgré l’édition d’un rapport et d’un guide méthodologique qui renforce l’ingénierie déployée pour Cap Fréhel (notamment en proposant un questionnaire type permettant de documenter plus finement les dépenses liées tant au surf qu’à la visite sur le spot ou bien les moyens et coûts de transport engagés). Le Directeur de l’environnement du siège biarrot refuse de valider la méthode, ce qui cause finalement le départ de Marie-Amélie qui le vit comme un échec personnel. À sa suite, Pierre-Emmanuel, le nouveau chargé de programme « Patrimoines & Vagues » (qui rentre alors d’un service civique réalisé depuis novembre 2012 au siège américain de Surfrider où il a d’ailleurs rencontré Nelsen pour l’organisation de la Global Wave Conference de 2013) veut promouvoir la surfonomie, dont il rédige lui aussi un guide de quatorze pages, non dénuées d’une certaine technicité.

L’idée, c’était de donner une sorte de tool kit à des bénévoles qui ont un certain attrait pour les choses un peu théoriques, conceptuelles, intellectuelles on va dire, et de leur dire si vous voulez faire ça, une étude surfonomics chez vous, ben prenez ce mode d’emploi et vous le faites (entretien avec Pierre-Emmanuel, 11/03/2021).

40Plus tard, le chargé de mission de Surfrider dédié aux Gardiens de la Côte, tente lui aussi de reprendre ce guide et y engage une de ses stagiaires afin de le faire vivre auprès des militants de l’organisation, mais sans plus de succès.

41Cet abandon de la méthode surfonomique chez SFE s’explique pour plusieurs raisons. L’association connaît à ce moment une crise financière qui l’oblige à se recentrer sur ses axes les plus rentables en termes de partenariats et donc de dotation, comme la qualité des eaux et les déchets aquatiques. On peut aussi y voir une logique de « désurfisation », c’est-à-dire de mise à distance de ses origines liées au surf, qui marginalise le programme dédié aux vagues (Weisbein, 2015). Mais surtout, le caractère extrêmement compliqué de la méthode est considéré comme un frein à sa mise en œuvre en dehors du strict cadre universitaire.

Ça me paraît très compliqué à être porté par des bénévoles, sauf s’ils ont vraiment des compétences ultra-particulières et qu’ils ont un temps incroyable à dédier au projet (entretien avec Marie-Amélie, 21/05/2021).

C’est quelque chose de technique et je pense pas qu’il faille passer par les antennes bénévoles pour ce genre de chose. Les bénévoles, ils ne sont pas là pour se prendre la tête mais pour faire des actions qui leur tiennent à cœur, qui sont concrètes (…) faire un travail complexe de compilation de données, pour moi ça relève plus du ressort d’un universitaire (entretien avec Pierre-Emmanuel, 11/03/2021).

42Ce qui a manqué pour que la méthode surfonomique circule vraiment dans cet espace transnational de surfeurs militants relève donc de considérations institutionnelles comme intellectuelles. La déperdition d’expertise qui a transformé la surfonomie en surfstainable doit, certes, à un contexte français longtemps moins accueillant pour les méthodes d’évaluation économique de la nature (Milanesi, 2011, pp. 15-16), à un manque de soutien politique de la part de la direction de SFE ou à l’absence de cadres qui, comme pour ceux de STW, puissent maîtriser une méthode qui a dû se techniciser et se complexifier afin de devenir crédible. Jouent surtout une carence de données spécifiques sur les attributs socioéconomiques des surfeurs français ou la fréquentation plus générale des plages comme une rareté de compétences pour les interpréter. Car s’il existe quelques économistes à l’université, à l’INRAE ou dans certaines agences (AFD, AAMP) qui produisent des études de monétarisation de certaines plages d’Aquitaine ou de Méditerranée et ce, sur les mêmes bases doctrinales que la surfonomie, ceux-ci ne distinguent pas spécifiquement la contribution du surf, sans doute parce qu’il s’agit d’un sujet académiquement peu développé en France. Dès lors, il a manqué les médiations entre mondes militants et scientifiques qui ont su, ailleurs, permettre à la surfonomie de payer le coût d’entrée en équipements experts de la science réglementaire.

Conclusion : que vaut vraiment une vague ?

43Au sortir de la visite de cet « atelier de la surfonomie », que pouvons-nous en dire ? Sans doute que ce qui en constitue le moteur et la force - rassembler autour de la production d’un chiffre des espaces hétérogènes, ceux du surf, du militantisme environnemental, de l’économie des ressources naturelles et de la gestion des littoraux - peut également en expliquer la faiblesse, liée à l’hétérogénéité du réseau ainsi construit ainsi qu’au surcroît de traductions qu’il implique. On l’a vu, la surfonomie se veut un instrument d’aide à la décision visant à appuyer un choix de conservation d’une ressource naturelle, ici le déroulement d’une vague, et ce par la révélation de sa valeur monétaire. Elle a ainsi pu être mobilisée avec succès à Trestles mais ce, sans clore la controverse pour autant. En 2011 en effet, les résultats de Chad Nelsen, bien que jugés sérieusement produits et crédibles, sont contestés par une enquête réalisée par un cabinet d’expertise qui estime que la valeur économique induite par les conducteurs excède de beaucoup celle induite par les surfeurs à l’eau. Cela pointe alors les limites de la stratégie surfonomique qui ne suffit pas à contrebalancer un choix de développement économique lorsque la solution de préservation est moins rentable.

Outre l’accompagnement éditorial extrêmement stimulant apporté par la revue, par les porteurs de ce dossier et par deux évaluateurs anonymes, ce texte a aussi bénéficié des conseils de Jérémy Lemarié et de Gaël Plumecocq. Que tou·te·s soient remercié·e·s.