Introduction

2Pour éclairer ce qu’est la procéduralisation, on pourrait reprendre, en les adaptant à notre objet, les distinctions conceptuelles que fait P. Bourdieu (1979) concernant les états du capital culturel : « Le capital culturel peut exister sous trois formes : à l'état incorporé, c'est-à-dire sous la forme de dispositions durables de l'organisme ; à l'état objectivé, sous la forme de biens culturels, tableaux, livres, dictionnaires, instruments, machines, qui sont la trace ou la réalisation de théories ou de critiques de ces théories, de problématiques, etc. ; et enfin à l'état institutionnalisé, forme d'objectivation qu'il faut mettre à part » parce qu‘elle a des propriétés particulières. Les savoirs incorporés demandent une longue socialisation, où jouent la formation et l’expérience, tandis que les savoirs objectivés sont « immédiatement disponibles ». On pourrait aussi évoquer, comme posture de recherche pour traiter de la procéduralisation, le courant sociologique qui s’intéresse à la prise en compte des objets matériels dans l’analyse de l’action (Conein, Dodier & Thevenot, 2020). Plus précisément, nous définirons ainsi la rationalisation procédurale des pratiques de travail. Elle consiste en un triple processus : d’une part, l’externalisation des savoirs, savoir-faire et savoir-être des professionnels dans des équipements cognitifs, d’autre part, l’externalisation de la fabrication de ces équipements cognitifs par rapport aux équipes professionnelles qui les mettent en œuvre, enfin, la technicisation de ces savoirs, de leur mise en forme rationnelle, logique, parfois algorithmique, parfois en appui sur les technologies de l’information et de la communication (TIC).

3Un examen des travaux sociologiques et anthropologiques sur la description de la procéduralisation du travail montre surtout de nombreuses analyses sur le rôle de l’écrit au travail (par exemple, Rot, Borzeix & Demazière, 2014), qui ont l’intérêt d’articuler l’activité à son « enveloppe organisationnelle ». On trouve aussi des travaux sur les effets de la représentation écrite de l’activité de travail, qui montrent les moments de « résistance à la représentation » des actes selon les exigences réglementaires (Dodier, 1990), et les coûts que les agents doivent alors consentir pour traduire leurs actes selon les formules imposées. Mais un bilan empirique des transformations récentes est nécessaire et urgent et il faut le spécifier par rapport aux métiers relationnels, dans lesquels savoirs et savoir-faire ont un statut particulier.

4Sur l’analyse des conditions sociales de ce changement, en revanche, les analyses sont plus développées et on peut en présenter une vue synthétique selon trois axes de causalité. D’abord, la procéduralisation apparaît comme due en grande part à l’action des administrations publiques, à la recherche de la « traçabilité » et de la « mappabilité » de l’action publique (Cochoy & de Terssac, 2002), d’une gouvernance par les nombres, les objectifs et les indicateurs (Supiot, 2015) et au développement conjoint de marchés de l’expertise des techniques du social, pédagogie, marketing, gestion (Cochoy, 1999 ; Demailly, 2000), à la recherche d’économies de temps de travail. Ensuite, elle est permise par le développement de l’informatique, qui permet l’enregistrement facile des traces de l’activité (Cahour & Licoppe, 2010) et, conjointement, celle du mode de pensée algorithmique (Rouvroy & Bernes, 2013). Enfin, elle relève en partie de l’action propre des professionnels qui formalisent leurs propres savoirs, espérant leur conférer ainsi qualité, solidité ou légitimité théorique.

6Il n’existe pas à notre connaissance d’étude d’ensemble portant sur la procéduralisation actuelle des connaissances en santé mentale, mais un certain nombre de recherches sur d’autres métiers que ceux de la santé mentale sont intéressantes pour notre propos, ne serait-ce que pour les différences qu’ils présentent avec le champ de la psychiatrie. Nous allons brièvement les évoquer.

8Les métiers du commerce ont développé, eux, une procéduralisation des pratiques plus récemment, mais de manière beaucoup plus forte, avec l’introduction d’algorithmes. Le processus de procéduralisation sert alors, outre le soutien de l’efficacité des actes, le contrôle des pratiques et le développement de la technique sociale du marketing, ainsi que l’économie du temps de travail. La procéduralisation du travail des juges est porteuse d’autres enjeux (Licoppe & Dumoulin, 2019) : l’activité des juges est équipée par des dispositifs tels que trames, référentiels, nomenclatures, bases de données qui outillent la production des décisions ; le travail des juges est ainsi en tension entre indépendance et standardisation. La médecine somatique hospitalière, chirurgicale et neurologique, connait une procéduralisation ancienne, autour des « bonnes pratiques », de l’evidence based medecine et de l’usage des médicaments. Quant aux transformations récentes, le développement de l’intelligence artificielle dans le domaine du diagnostic permet de réduire les risques d’erreurs et d’économiser le temps de travail des professionnels les plus qualifiés (Conseil national de l’ordre des médecins, 2019). Enfin, dans les métiers de l’administration publique et dans les agences d’expertise, la procéduralisation est déjà ancienne et l’usage de savoirs formalisés, externalisés dans des dispositifs textuels ou techniques, est inséparable du processus de construction de l’appareil bureaucratique (Halpern, Lascoumes & Le Galès, 2014 ; Benamouzig & Borraz, 2016).

10Le projet de ce texte est de faire le point sur les formes actuelles de la procéduralisation du travail dans la psychiatrie publique et d’analyser le rapport des professionnels à cette procéduralisation, à partir d’une recherche terminée en 2020 à méthodologie qualitative et d’études antérieures, qualitatives également, qui seront mobilisées à titre complémentaire. La première partie du texte présente l’enquête de terrain récente et deux premiers résultats, qui serviront d’appui méthodologique à la suite du travail : une liste des pratiques en soin psychiatrique concernées par la procéduralisation et une grille des niveaux de procéduralisation. La seconde partie décrit l’état de la procéduralisation dans ces pratiques identifiées. Ensuite, nous analyserons les enjeux et débats propres au champ psychiatrique autour de cette rationalisation procédurale. La conclusion proposera des pistes sur les enjeux de cette étude pour l’ensemble des métiers du travail sur autrui.

Présentation de l’enquête et repérage des objets et niveaux de procéduralisation

11Nos connaissances sur le travail psychiatrique ont été élaborées dans le cadre, d’abord, d’une recherche internationale sur le maniement des connaissances dans le travail des professionnels du soin en santé mentale (psychiatres, infirmiers, psychologues, éducateurs, psychomotriciens). Elles se sont ensuite précisées au fil de plusieurs enquêtes : une enquête dans trois régions (Hauts de France, Paris et PACA) concernant les médiateurs de santé pairs en santé mentale, leurs savoirs expérientiels et leur insertion dans des équipes, une étude sur les équipes mobiles, une autre sur la prise en charge de l’autisme adulte, puis, en 2020, une recherche sur l’évolution des pratiques de soin, reposant sur une enquête qualitative dans sept sites.

L’enquête dans les pôles (2020)

12Nous allons succinctement présenter cette dernière. Cinq pôles psychiatriques ont été observés dans l’ensemble de leurs dispositifs et deux unités intersectorielles. Les sept sites ont été choisis dans deux régions françaises de manière à présenter une diversité maximale des caractéristiques sociodémographiques des patientèles et des philosophies cliniques du soin (Tableau 1).

Tableau 1 : les pôles enquêtés

	Philosophie du soin principale annoncée	Implantation et caractéristiques sociales dominantes de la patientèle
Pôle A	Psychothérapie institutionnelle	Métropole. Classes moyennes supérieures
Pôle B	Psychiatrie sociale et communautaire	Métropole. Classes moyennes
Pôle C	Psychiatrie biomédicale (+ fortes variations selon les unités)	Urbain et rural. Classes moyennes et populations précaires
Pôle D	Psychiatrie citoyenne	Rural. Désert médical
Pôle E	Actuellement sans philosophie spécifique	Urbain. Populations précaires.
Unité F	Psychanalyse	Urbain. Classes moyennes
Unité G	Cognitivo-comportementalisme	Urbain. Classes moyennes

Source : Lise Demailly

13La taille est variable, A et C sont de très gros pôles (environ 170 salariés), B et E de taille moyenne, D est un petit pôle (environ 50 salariés), choisis en région parisienne ou dans les Hauts de France.

16L’ensemble de nos travaux, y compris ceux qui ont précédé la dernière enquête, permet, avant de passer à la description des pratiques, de formuler comme premiers résultats une liste des activités des pôles psychiatriques qui font spécifiquement l’objet de procéduralisation des savoirs et une grille de niveaux de procéduralisation.

Premier résultat : l’identification des activités touchées par les processus de procéduralisation

17Les observations de terrain permettent d’identifier les activités (découpées selon la manière dont les soignants et les cadres de santé eux-mêmes les identifient) qui connaissent clairement un processus de procéduralisation. Ce sont précisément : le diagnostic, les interactions soignants/soignés (le « travail avec les patients »), la communication au sein des équipes, l’autosoin du patient et l’enregistrement de l’activité de soin. Dans ces activités, on constate une externalisation et une technicisation de certains savoirs.

Second résultat : l’identification des niveaux de procéduralisation des savoirs

19Sur la base des observations, nous avons élaboré d’autre part une classification permettant de distinguer des niveaux et des formes de procéduralisation, présentés ici par le nom que nous leur donnons, leurs caractéristiques et quelques exemples (Tableau 2). Ces formes peuvent donc être opposées à ce qu’on pourrait appeler un niveau zéro de la procéduralisation, à savoir l’absence d’outillage : la régulation de la pratique clinique y est seulement d’ordre éthique et professionnel (les compétences, la formation, la juridiction professionnelles) ; la pratique clinique, dans son processus, met alors en jeu des connaissances intuitives et expérientielles, des savoir-faire incorporés et savoir-être.

20La classification proposée a un caractère idéal typique et permet de visualiser un continuum (au-delà du niveau 0) qui va des interactions faiblement outillées par des canevas et des routines, à l’externalisation maximum des connaissances dans des prothèses cognitives, avec des savoirs inclus dans des « dispositifs » objectivés, voire institutionnalisés, plus ou moins rigides, plus ou moins souples, comme l’étudient Dodier et Barbot (2016). En même temps, cette classification oppose des formes qui ont des valeurs subjectives très différentes pour les professionnels et des affinités inégales avec les différentes philosophies du soin, comme les « méthodes » et les « protocoles ».

Tableau 2 : définition des niveaux de procéduralisation

Source : Lise Demailly

Descriptions de la procéduralisation par activités

22Avec l’aide de cette classification des niveaux de procéduralisation, nous allons exposer une troisième série de résultats : décrire ce qu’il en est du mouvement de procéduralisation des savoirs dans les cinq activités les plus concernées par cette transformation.

Le diagnostic

23La psychiatrie étant une discipline médicale et la santé somatique connaissant un fort développement de l’Intelligence Artificielle en matière d’aide au diagnostic et d’imagerie médicale (Nordlinger & Villani, 2018), l’administration de la santé et les courants de la psychiatrie les plus attachés à l’expertise médicale ont mené depuis quelques dizaines d’années des tentatives de rationalisation de l’activité diagnostique, jugée trop dépendante de l’expérience personnelle des psychiatres. Mais l’imagerie médicale ou la médecine prédictive n’ont produit jusqu’ici aucune connaissance directement utilisable en psychiatrie (à la différence de la neurologie). La procéduralisation du diagnostic psychiatrique emprunte donc jusqu’ici d’autres formes.

26Globalement, on peut dire que, si la rationalisation procédurale du diagnostic psychiatrique est ardemment souhaitée par l’administration de la santé, le niveau de procéduralisation du diagnostic reste donc modéré, plutôt de type intuitif ou méthodique. Sa pratique continue à faire intervenir la subjectivité du praticien.

Les interactions soignants/soignés

27Les interactions soignants/soignés sont, plus que le diagnostic, le cœur du métier de soignant en psychiatrie. Ces interactions sont rarement livrées à la pure intuition ou à la pure improvisation. Cependant, les médiateurs de santé pairs furent un élément d’introduction ou de réintroduction de conversations libres avec le patient, abordant dans le désordre n’importe quel évènement de sa vie ou n’importe quel sujet dont il a envie de parler. Au Pôle A, certaines interactions au Centre de jour relèvent de même d’un « art de la conversation » libre, un acte de résistance militante pour valoriser la « rencontre ».

28Les interactions liées au soin ou à l’accompagnement sont l’objet de formalisations plus ou moins anciennes (comme la psychanalyse) ou plus récentes (comme les thérapies cognitivo-comportementales, arrivées dans les années 1970 en France et connaissant plusieurs « générations » de développement), qui prennent la forme de construction de « méthodes ». Une méthode psychothérapeutique est une technique formalisée, s’appuyant sur des ouvrages enseignés en formation. Il existe plusieurs méthodes concurrentes. Les plus récentes, comme la « réhabilitation psychosociale », ont un degré de procéduralisation plus élevée et peuvent constituer un canevas très défini et standardisé d’interactions avec un patient ou un groupe de patients. Si l’on entre dans le détail des pratiques, les méthodes thérapeutiques peuvent être plus ou moins rigides ou assouplies dans leur mise en œuvre : on peut observer des psychologues qui appliquent des méthodes dites « éclectiques », autrement dit qui juxtaposent les méthodes existantes, ou « intégratives » (qui les combinent), d’autres qui suivent au contraire une méthode exclusive avec rigueur. Elles peuvent aussi être, en principe, plus ou moins protocolisées : une thérapie cognitivo-comportementale est par définition plus procéduralisée qu’une psychothérapie phénoménologique, mais il y a des marges d’interprétation au niveau des mises en œuvre et nous avons vu des pratiques strictement fidèles au manuel, d’autres où les soignants improvisent davantage en fonction des relations de soignés.

29En dehors des psychothérapies, d’autres pratiques donnent lieu à des formalisations individuelles, de type routine. L’une d’elle est décrite en entretien par un patient à propos des VAD (visites à domicile des infirmiers) : « Il me demande toujours comment j’ai dormi, comment est mon humeur, ce que j’ai fait les jours précédents, comment ça s’est passé, quels sont mes projets pour la journée et si j’ai bien pris mes médicaments. Ça dure 10 minutes » (entretien d’un patient avec le sociologue, recherche sur les médiateurs, Demailly & Garnoussi, 2015). Le patient ici se montre capable de décrire le rituel observé par cet infirmier (type 1 de notre classification), et l’oppose dans le même interview à la totale improvisation qui régit l’interaction avec un médiateur de santé pair.

30Les formalisations collectives locales de l’activité peuvent aboutir à des combinaisons de savoir-faire, de checklists, de routines explicitées. Le travail avec les patients peut être ainsi l’occasion de créations organisationnelles, avec invention de moments et de rites, pour leur permettre de s’exprimer sur le fonctionnement du service ou sur leurs propres soins : ces dispositifs peuvent donner lieu à une formalisation de type méthodique, avec des noms pour les désigner, notamment dans le cadre du courant de la « psychothérapie institutionnelle » (Oury, 2001) : « Constellation » (réunion réunissant patient, famille, soignants et partenaires), « Partage », « L’Ordinaire » (réunion hebdomadaire coprésidée par un soignant et un soigné), etc.

31Le travail avec le patient peut aussi utiliser les outils numériques dits d’e-santé mentale, comme le logiciel Baromètre (Bossé, Carrier & Morin, 2018). Cet outil (voir figures 1, 2 et 3) peut, au choix, être utilisé en interaction avec l’infirmier (ou l’éducateur) ou en autosoin. Le travail du soignant est très procéduralisé puisque commandé par le logiciel, mais, d’après nos observations, il reste non standardisé, car chaque soignant essaie d’utiliser le logiciel selon ses convenances ou convictions thérapeutiques personnelles et, d’autre part, le patient peut faire échapper l’entretien à la régulation prévue.

32Nous avons également observé des séances thérapeutiques collectives à déroulement standardisé (certaines séances de « remédiation cognitive », de « réhabilitation psychosociale » ou d’« éducation thérapeutique ») où soignants et patients suivent fidèlement les fiches d’exercices.

33En somme les interactions entre les soignants et les patients (qui constituent l’essentiel du temps de travail en psychiatrie) sont le lieu actuellement de transformations très diverses et divergentes, qui juxtaposent routines individuelles et collectives, formalisations méthodiques, tentatives de protocolisation. Elles constituent un lieu de tension politique entre partisans de la « rencontre » et partisans des outils protocolisés.

L’autosoin du patient

35C’est aussi le domaine d’intervention possible de l’intelligence artificielle. Le premier « chatbot » (agent conversationnel) psychothérapeute de tendance rodgérienne, Eliza, capable de prendre en compte le langage naturel et de faire des relances au patient, date de 1966. Depuis, l’expérimentation autour de « chatbots », d’applications mobiles et d’objets connectés se développe. Les colloques d’e-santé mentale et les recherches internationales sur l’IA dans le soin en santé mentale se multiplient (Falala-Séchet et al., 2020 ; recherche internationale E-men) en lien avec les acteurs privés ou publics qui promeuvent de tels outils numériques ou objets connectés et diffusent des évaluations globalement positives.

36L’e-santé mentale est un domaine marchand actuellement en plein développement (Sébbane, 2021 ; Virole, 2007). Nous prendrons ici l’exemple des logiciels de soutien, comme Baromètre, et des outils de Thérapie par Réalité Virtuelle.

37Baromètre, outil numérique et collaboratif pour mesurer le rétablissement (recovery) d’une personne, est un logiciel lourd, qui couvre tous les aspects de la vie. Les séances auxquelles nous avons pu assister ont eu lieu au site B (dont le projet de pôle était d’installer Baromètre au domicile de tous les patients). Lors d’un entretien entre un infirmier (ou un éducateur) et un patient, devant l’ordinateur, environ un tiers ou un quart du questionnaire est rempli. Ultérieurement, après les quatre premières séances, les diagrammes devraient être régulièrement révisés et constituer ainsi un baromètre de l’humeur et de l’état de santé mentale du patient, un témoin de l’évolution de son projet de vie et de ses objectifs. Il est censé être à la fois un outil d’autosoin, de prévention, d’empowerment du patient, et de dialogue régulier soignant/soigné.

38Les premiers contacts avec l’outil ont été plutôt enthousiastes chez les soignants. Les infirmiers disent que le logiciel « évite au patient de tourner en rond », l’oblige à regarder les différents aspects de sa vie, y compris ceux dont il ne parlerait pas spontanément dans un entretien classique.

39Cependant quand nous revenons sur le site cinq mois plus tard, le pôle a abandonné Baromètre.

Trop lourd, trop rigide, et maintenant payant (entretien collectif).

Les soignants ont beaucoup initialisé Baromètre, de manière massive, mais l’ont très peu poursuivi avec les patients au-delà de 4 séances (entretien collectif).

40Les soignants envisagent de fabriquer un autre outil, en s’inspirant d’outils existants, comme Aller mieux à ma façon (en ligne, gratuit) ou Eladeb. Le chef de pôle parle de « la pression institutionnelle au soin technicisé de la part des ARS (agences régionales de santé) et des centres de ressources qui travaillent avec des populations définies ».

Leur outil a l’air de marcher, mais dès qu’on essaie de l’appliquer à une population tout venant, ça ne marche plus (…) Il faudrait créer des outils qui conviennent à notre capacité à les engager avec les gens et aux capacités des gens à les suivre. [car] ce qui est important, ce n’est pas la technique, mais la relation (entretien avec un chef de pôle, pôle B).

41L’analyse de l’échec est tout à fait intéressante de la part de professionnels qui, dans ce site, sont a priori favorables à l’outillage du soin. Ils se rendent compte que les outils fabriqués par des informaticiens dans des cadres expérimentaux ne sont pas adaptés aux patientèles ordinaires. Ils sont également conscients des pressions administratives du ministère et de l’Agence régionale de santé pour une protocolisation trop rapide et trop extérieure qui finalement les déçoit.

42Les logiciels thérapeutiques ciblés par maladie sont un autre type d’équipement, au confluent des sciences cognitives, des neurosciences, de l’intelligence artificielle et du jeu vidéo (Forner, 2020 ; Malbos et al., 2017 ; Bergstrôm, 2013).

Par exemple si vous avez une phobie du vide, vous pouvez (avec un casque spécial) jouer à faire, en réalité virtuelle, une série d’actes de difficulté graduée : marcher sur une passerelle étroite à 20 mètres du sol ou moins difficile si cela ne vous est pas possible. Ces exercices accoutument au vide (Notes de terrain. Explications données au sociologue et suivies d’expérimentations).

43Ces outils séduisent psychiatres et psychologues libéraux, mais commencent à se rencontrer aussi en psychiatrie publique. Ils privilégient la facilité d’emploi et un aspect ludique. Leur introduction est peu conflictuelle. Ils sont en contiguïté avec les changements induits dans la vie quotidienne par les TIC et objets connectés pour les humains qui voient dans le monde ordinaire se multiplier les traces et mesures de leurs activités physiques et de leurs états corporels (Cahour & Licoppe, 2010).

La communication au sein des équipes

44La communication au sein des équipes, essentielle pour échanger chaque jour des informations sur les patients, pour veiller à la cohérence des parcours de soins, pour assurer la coordination entre unités du pôle et opérer le travail en réseau avec les partenaires externes, pour s’entraider, a d’abord connu historiquement comme facteur de procéduralisation la constitution des dossiers patients écrits, puis actuellement, dans de nombreux pôles, leur informatisation, avec les progiciels de gestion. Ces derniers ont pour effet que la communication au sein de l’équipe peut être articulée au suivi administratif des actes au lieu d’être essentiellement un travail de coopération et elle subit donc plus ou moins le contrecoup de cette articulation. Les principaux effets en sont, d’une part, le raccourcissement de la durée des réunions, car les informations sur les actes avec patients sont en principe disponibles dans le logiciel et, d’autre part, la modification des récits des interactions avec les patients.

C’est beaucoup trop rapide (sur les patients, en réunion) et sur ordi, ça ne m’intéresse pas. Alors, je prends des rendez-vous pour discuter avec untel ou untel, selon mes besoins par rapport aux patients (entretien avec un psychiatre).

45Ce psychiatre n’est pas intéressé par les transmissions d’informations informatisées et supporte mal le raccourcissement des réunions et du temps de discussion consacré à chaque patient (3 minutes). Il résiste donc à ces changements et les contourne en rétablissant des moments de communications orales avec ses collègues. Dans le même esprit, mais de manière collective, des réunions qui avaient été supprimées parce qu’elles prenaient trop de temps ont été réinstituées au pôle D, pour rétablir un minimum de temps de communication orale, à la demande de membres de l’équipe du pôle.

46On trouve ici, comme dans d’autres entretiens précédents, la valorisation de la communication orale non formatée, comme seule forme efficace de communication de travail au sein de l’équipe et une résistance à l’organisation trop rigide des communications d’équipe.

L’enregistrement de l’activité de soin

47L’enregistrement de l’activité de soin est devenu une composante importante du temps de travail des soignants, dans la mesure où avec le passage du dossier papier à l’informatique dans de nombreux pôles, la saisie des informations est décentralisée au niveau de chaque soignant, qui, à chaque acte (à chaque rencontre avec un patient), doit « entrer » son récit d’activité dans le logiciel de gestion pour en constituer le suivi administratif. Ce suivi administratif, institutionnalisé, se confond ainsi de plus en plus avec le suivi clinique ; il devient la forme « normale » du savoir clinique.

En intra (hospitalier), quand je dois aller voir un patient, je fais en sorte de passer par le bureau des infirmiers pour les entendre, entendre eux ce qu’ils ont à en dire. Et ce que je constate, c’est que le réflexe de plus en plus souvent c’est de se mettre devant l’écran et de chercher dans les notes. Je ne dis pas, il ne faut pas, il ne faut pas regarder dans Cariatides. C’est juste que je veux avoir leur vécu à eux, leur idée à eux, leur projection qui peut certes être transcrite dans un dossier informatisé, mais il s’agit de chercher une parole vivante. (…) Il m’est arrivé d’entendre : « Ben t’as qu’à regarder dans Cariatides ». C’est une forme de déni (entretien avec un psychologue, pôle D).

48Pour une heure de travail avec ou autour d’un patient, il faut compter en général au minimum une demi-heure de saisie. Les progiciels comme Cariatides ou Cortexte exigent un diagnostic dès la première saisie. Cela a modifié le rapport des psychiatres au diagnostic, car certains d’entre eux avaient l’habitude de faire le diagnostic au vu de la manière dont le patient réagissait à la médicamentation. Le diagnostic pouvait donc prendre plusieurs mois.

49Le recueil de données sur les actes soignants est devenu un recueil administratif à finalité épidémiologique, mais surtout gestionnaire (Bélart, 2012). C’est le mode central de description et de comparaison de l’activité des pôles psychiatriques en France et il donne lieu à travaux de recherche et d’évaluation. Il permet aussi la réflexivité du pôle sur sa propre activité : les calculs de la vitesse de réponse aux nouvelles demandes, qui peut aller, le plus souvent, de 24 heures à plusieurs mois, et le chiffre de la durée moyenne d’hospitalisation, qui peut aller de 6 jours à 6 semaines, sont deux indicateurs très commentés. Pourtant les administrations publiques régionales reconnaissent que certains pôles remplissent « mal » les progiciels de gestion et que certaines rubriques ne produisent pas des données très fiables.

50Un débat récurrent dans les équipes concerne le rapport entre les comptes rendus informatiques et la réalité vécue du soin. L’infrastructure de calcul du progiciel qui sert à la fois les intérêts de connaissances de l’administration, la régulation gestionnaire et l’enregistrement des actes soignants ne mémorise pas la totalité des savoirs, pensées et émotions importants que le soignant voudrait conserver et/ou transmettre à l’équipe.

Pour moi Cariatides c’est un écrit qui est à destination d’être lu par toute l’équipe, voire par le patient s’il a accès au dossier, voire dans vingt ans quand je ne serai plus là. (…) Donc mes hypothèses, mes émotions et mes associations d’idées, je les garde pour moi, ça n’a pas d’intérêt que je mette dans Cariatides que X me fait penser à tel autre patient… Donc il y a bien deux écrits différents (entretien avec un psychologue, pôle D).

52Le psychologue oppose donc là une écriture publique et une écriture privée, le maintien de l’écriture privée constituant une résistance politique à la dégradation du savoir clinique.

53La procéduralisation administrative, à dimension informatique, a des conséquences sur le contenu et le style des comptes rendus d’activité soignante. S’ils assurent une mémoire en principe exhaustive de tout ce qui se passe formellement entre soignants et soignés, de tout ce qui est mis à l’agenda du soin, ils ont parfois du mal à fonctionner comme outils de travail réflexif personnel ou collectif. Ils invisibilisent ou minimisent certains incidents, qui du coup ne sont pas l’objet d’une discussion collective (observation au site B d’un incident violent entre un patient et un soignant, qui n’a pas donné lieu à reprise collective en réunion).

54Nous avons ainsi étudié cinq pratiques, dont le niveau de procéduralisation est globalement inégal, quelles que soient les variations locales (Tableau 3).

Tableau 3 : les caractéristiques des cinq pratiques étudiées quant à leur niveau de procéduralisation

Pratique Niveau de procéduralisation	Diagnostics	Interactions	Autosoin	Communication	Enregistrement de l’activité
Absence d’outillage	X	X	X
Canevas Routines		X		X
Méthodes	X	X		X	X
Protocoles ouverts				X
Protocoles standardisés	Un peu	X	X	X	X

Source : Lise Demailly

55La pratique la moins procéduralisée, en général, reste le diagnostic, qui peut ne connaître aucun outillage spécifique, malgré tous les efforts de l’administration pour favoriser des diagnostics « objectifs », et nous pouvons en conclure que, dans l’état actuel des connaissances scientifiques, c’est l’activité la moins protocolisable, malgré le développement des échelles d’évaluation. À l’inverse, la plus procéduralisée, de façon assez logique vu le développement de l’informatisation, est l’enregistrement des actes. Les trois autres activités donnent lieu à des juxtapositions de procéduralisation de niveaux divers, dont le dosage est différent selon les styles des lieux comme nous l’avons mentionné plus haut. Si l’autosoin pose peu de problèmes, la manière dont s’effectue la procéduralisation des interactions et de la communication d’équipe est un enjeu politique au sein de pôles.

Facteurs d’adhésion et de réticences à la procéduralisation

56Les différences de réactions à la procéduralisation sont marquées par les appartenances professionnelles. Les neuropsychologues, par exemple, sont très favorables aux protocolisations, car leur professionnalité laisse une large place aux tests psychométriques. Les réactions sont aussi différentes selon les segments d’un même groupe professionnel : les infirmiers débutants en psychiatrie peuvent être rassurés par l’existence d’outils et apprécient notamment les protocoles ouverts. Le groupe des psychiatres est traversé par de profondes divisions, une partie d’entre eux étant attachés aux formalisations méthodiques et hostiles aux procédures protocolisées et institutionnalisées.

58Nous avions déjà dit en introduction que la psychiatrie est un domaine du travail sur et avec autrui qui a spécifiquement résisté au mouvement général de procéduralisation du travail. Cependant, nous avons observé une adhésion à certaines formes ou niveaux de procéduralisation. Nous voudrions maintenant comprendre plus précisément chez les soignants des pôles les facteurs d’acceptation et les facteurs de réticence, un même facteur pouvant sous certaines conditions jouer dans l’un ou l’autre sens. Nous aborderons quatre dimensions : la recherche des conditions de la mobilisation professionnelle (appelée communément « recherche de sens ») pour chaque catégorie de soignants, la question de l’ennui au travail, l’intérêt, pour les hôpitaux et les personnels, de l’engagement de ceux-ci dans des tâches de formalisations collectives locales ; et, enfin, les stratégies propres des psychiatres en tant que groupe professionnel.

La recherche de sens 

59En santé mentale, l’externalisation des savoirs est une fabrication le plus souvent extérieure à l’équipe. En conséquence, passé le premier engouement, l’usage d’outils clos, qu’on ne peut modifier, est finalement ressenti par de nombreux professionnels comme à la fois une non-reconnaissance de leurs compétences (savoir-faire incorporé et savoir-être), une déprofessionnalisation (leur autonomie professionnelle est limitée), une gêne par rapport à l’action, une forme d’empêchement du travail.

61La technique peut pourtant donner sens au métier. L’usage d’outils mis en forme par d’autres, inconnus, voire marqués par une autre culture, peut être ressenti comme une aide au travail, et il peut permettre une « densification relationnelle » (Sébbane, 2021). Les neuropsychologues apprécient le caractère technique de leurs tâches. Les psychiatres peuvent aussi apprécier une instrumentation qui les rapproche de leurs collègues médecins et l’enregistrement des prescriptions médicamenteuses est depuis longtemps une règle à laquelle ils sont accoutumés et qui est légitime aux yeux de tous. Mais pour d’autres, infirmiers, éducateurs, les outils procéduralisant les interactions sont plus souvent ressentis comme superflus. Économisant de la décision et de la responsabilité, ils évitent de réfléchir à la motivation des actes de parole, ils peuvent donner l’impression d’une inauthenticité, voire d’une « perversion », ils déstabilisent « l’agencement symbolique de mobilisation professionnelle » qui , traditionnellement, reposait sur une certaine autonomie dans les interactions (Demailly, 1991).

62Enfin, pour tous les soignants, quelque soit leur profession, la « paperasse » administrative liée à l’enregistrement de la quasi-totalité des interactions est vécue comme un empêchement du vrai travail, qui, lui, selon eux, se déroule avec les patients.

L’ennui, l’improvisation et le jeu

64Mais l’ennui existe aussi dans la relation avec un psychothérapeute (qui peut lui-même s’ennuyer), avec un infirmier en visite à domicile (ou avec un infirmier à la cinquième séance de Baromètre). Lors de la recherche sur programme expérimental de médiateurs de santé pairs, nous avions été frappés de ce que nous disaient les patients, qui comparaient les visites à domicile faites par des infirmiers et celles faites par le médiateur de santé pair (MSP) (Demailly & Garnoussi, 2015) : dans un cas, un entretien ritualisé centré sur la maladie, les symptômes, les médicaments ; dans l’autre cas, avec le médiateur de santé pairs, une conversation libre : « on parle de tout et de rien et ça fait du bien ! ».

65Dans les lieux où l’on utilise de nombreux protocoles, les soignants perçoivent l’ennui des patients et cela les met mal à l’aise (pôle B). A l’inverse, la valorisation de la « rencontre » au pôle D, à l’unité F et l’art de la conversation (humour, bienveillance, réactivité) dans les espaces communs et les activités collectives de l’hôpital de jour (pôle A) attirent l’attention sur l’usage de la parole dans les services psychiatriques : la différence entre, d’un côté, une parole vivante, pleine d’improvisations et de résonnances et, de l’autre, un rapport d’objectivation qui, malgré l’amabilité et l’empathie des soignants, est plus ou moins induit en cas d’utilisation d’échelles, de grilles, de scénarios fermés, voire de logiciels comme Baromètre.

66L’exemple des techniques de la « réhabilitation psychosociale » est spectaculaire. Dans un des lieux de la recherche sur les médiateurs de santé pairs, elle est proposée comme un ensemble d’exercices scolaires et les patients s’ennuient (ils nous le disent à la sortie). Au pôle D, pratiquée sans doute de manière hétérodoxe et en partie improvisée, avec des jeux de rôle, presque comme du psychodrame, elle implique émotivement les patients. Et elle prend un aspect ludique.

67Cet aspect ludique bénéficie de même à l’acceptabilité des « chatbots », que le patient peut taquiner, dont, de plus, la nature suscite moins la honte d’être malade qu’un contact avec un humain, qui n’est pas dans un rapport de pouvoir symbolique et matériel avec le patient, ce qui facilite leur usage. L’aspect ludique concerne également les Thérapies Virtuelles, qui ressemblent à des jeux vidéo. De plus, du côté des soignants, elles ne dénient pas « l’art de faire » (Klein Borelle, 2019 ; Virolle, 2007), les capacités à improviser de manière pertinente en situation. Dans ce domaine, les nouvelles technologies sont plutôt un facteur d’acceptation de la procéduralisation.

L’intérêt de la formalisation collective locale

68La possibilité de formaliser une pratique localement, de construire collectivement un outil papier qui sera ensuite utilisé par tous est un facteur d’acceptation de la procéduralisation des pratiques. C’est un élément essentiel de la réflexivité collective, une interprétation pertinente de « l’obligation de réflexivité » (Demailly, 2009), en tant qu’elle peut se jouer de manière interprofessionnelle ou dans le projet d’une réflexion commune entre soignants et usagers.

69La réticence à l’égard des outils s’abolit, même en cas de protocole fermé, si c’est l’équipe elle-même qui crée le protocole et si les outils sont modifiables par elle. Au pôle B, nous pouvons prendre l’exemple de l’outil « gestion de crise ». C’est un questionnaire papier qui a été fabriqué, rédigé par l’équipe. Il a tenu compte aussi du point de vue des usagers. Il est révisable et effectivement révisé. Il est largement utilisé. Il fonctionne comme une aide au soin dans des circonstances précises (une sortie d’hospitalisation par exemple). La participation à sa fabrication lui donne du sens et constitue un accroissement de compétences aussi bien pour les soignants que pour les usagers.

70Il s’agit de cas fréquents dans les pôles pour les outils papier ou les créations organisationnelles. Mais, selon le chef du pôle B, la fabrication d’outils numériques est le plus souvent hors de portée par manque de compétences disponibles sur place en informatique. Une coopération avec un expert externe, une université ou un acteur privé est alors nécessaire, mais il faut que les praticiens gardent le contrôle du processus innovant, pour que la formalisation collective soit source d’accroissement de compétences et de réflexivité.

71La formalisation collective locale est aussi particulièrement utile et efficace en cas de collaboration interinstitutionnelle, pour lesquelles souvent les routines manquent, des apprentissages sont nécessaires et ont besoin d’être cumulés (observation au Site A, lors de réunions entre soignants, patients et bailleur social).

Les stratégies de revalorisation symbolique des psychiatres

74Il est difficile de prévoir lequel de ces trois rapports à la protocolisation dominera à l’avenir, dans une période de fort renouvellement démographique du corps professionnel. Une forme de résistance à la procéduralisation se traduit actuellement par une sortie importante de psychiatres du public vers le statut libéral (« Non je n’aime plus beaucoup mon métier. Trop de contraintes, trop de paperasse, trop de protocoles. Avec de plus en plus, l’impossibilité d’improviser au quotidien », résume l’un d’entre eux en entretien).

Conclusion : la protocolisation et le travail sur (avec) autrui

75Notre travail présente une limite : nous n’avons pas enquêté sur dans des lieux très asilaires, en crise et repérés comme posant des problèmes par le Contrôleur Général des lieux de privation de liberté. De ce fait, les problèmes spécifiques liés à l’exercice de la contrainte, que nous avons rencontrés mais qui méritent une enquête particulière car ils donnent lieu à nombreuses recommandations de bonnes pratiques, n’ont pas été documentés par nous systématiquement et il nous sera donc nécessaire de poursuivre le travail. Néanmoins nous pensons avoir cerné à la fois la façon spécifique dont les processus de rationalisation procédurale affectent la psychiatrie, avoir produit des outils utilisables sur d’autres terrains (la classification des niveaux de procéduralisation) et pouvoir en tirer quelques enseignements généraux pour l’ensemble des métiers du travail sur autrui.

76Ces métiers ne peuvent globalement se passer de la formalisation et de l’outillage des savoirs, ne serait-ce que pour soutenir les professionnels débutants, pour rationaliser l’usage du temps de travail, pour diffuser les pratiques qui ont montré leur qualité. Ils ne peuvent se passer non plus de l’analyse quantitative des activités à des fins d’évaluation de l’action. Mais la diversité matérielle, symbolique, éthique de ces métiers, l’hétérogénéité de leur rapport à la science, marquent leur rapport à la procéduralisation. Pour la psychiatrie, on observe que, si la formalisation des savoirs et des savoir-faire et une certaine technicisation sont reconnues comme utiles et nécessaires, en revanche, un excès de protocolisation, de standardisation et de quantification (sauf si elle est ludique ou ponctuelle) est vécu comme en contradiction avec le côté « humain » et relationnel des métiers, résumé par le terme « rencontre ». La protocolisation bute alors sur certaines limites en termes d’acceptabilité, aussi bien du côté des patients, qui attendent des échanges singularisés, que de celui des soignants, qui ont besoin de pouvoir quelque peu improviser pour éprouver et prouver leur propre compétence.

79D’autres caractéristiques du soin en santé mentale permettent de comprendre pourquoi c’est l’activité pour laquelle le développement de la procéduralisation des savoirs et savoir-faire est le plus largement critiqué par les professionnels. C’est bien sûr dû à la valorisation éthique de la relation et de l’engagement personnel lors de l’accès à ces métiers. Mais cette explication ne suffit pas. Il faut y ajouter le fait que l’efficacité de la procéduralisation en psychiatrie est parfois peu visible, peu garantie, peu mesurable, ce qui ne veut pas dire que cette efficacité soit inexistante (notamment en cas d’inexpérience ou de fatigue du professionnel), mais que, vu la nature de l’activité, la preuve n’en est pas immédiatement sensible. Il faut enfin ajouter aussi que la procéduralisation en psychiatrie a prioritairement pris la forme – notamment dans les dernières années – de la protocolisation (plus que de la création de méthodes), voire d’une protocolisation contraignante. Cette dernière existe aussi en médecine somatique, mais pas dans d’autres métiers de la relation, l’enseignement par exemple.

80Sur un plan plus macrosociologique, nous pouvons observer un mécanisme à valeur centrale pour l’ensemble des métiers relationnels. Les effets de la protocolisation des savoirs sur les pratiques du travail sur autrui et sur les représentations du métier, de l’être humain, de la discipline académique concernée, de la compétence professionnelle, confortent, dans l’analyse du changement institutionnel, la place centrale que Simondon (2005) accordait à la technique : « C’est par la technique que la pénétration d’une normativité nouvelle dans une communauté fermée est rendue possible ».

81Concernant les subjectivités au travail, le cas de la psychiatrie nous rappelle que, dans les métiers de la relation, une partie du plaisir au travail réside dans les possibilités d’improvisation dans l’activité, et une partie de la qualité de vie au travail réside dans les discussions entre collègues, autrement dit dans le mouvement continu d’ouverture et de remaniement quotidien des savoirs, au-delà de leur mise en forme dans des équipements cognitifs qui, bien qu’évolutifs, apparaissent, à un moment donné, comme figés.

Je remercie l’IrePS (Institut de recherche pour la sante publique) et La Fédération Régionale de Recherche en Santé mentale et Psychiatrie des Hauts de France pour leurs soutiens financiers à la recherche (2020-2022) sur l’évolution des pratiques de soins en santé mentale. Je remercie Héloïse Haliday, qui a partagé avec moi les terrains et les analyses de cette recherche, ainsi que Pierre Hum et Massimo Marsili, médecins psychiatres, et Linda de Zitter, psychologue, qui ont contribué aux discussions et facilité l’accès à certains terrains. Je remercie le CCOMS (Centre collaborateur de l’Organisation mondiale de la santé France pour la santé mentale pour les recherches précédant 2020). Je remercie vivement les services psychiatriques et les soignants qui nous ont accueillis. Enfin, les évaluateurs de la revue et Olivier Chantraine, professeur émérite de SIC, pour leurs relectures attentives.