1Le golfe de Fos accueille l’une des plus vastes zones industrialo-portuaires (ZIP) d’Europe. Cette portion du littoral méditerranéen, composée majoritairement d’étangs et de marais, même si quelques usines s’y étaient installées dès la fin du XIX^e siècle, a connu un développement industriel accéléré à partir des années 1970 (Paillard, 1981). Des installations pétrochimiques et sidérurgiques ont remplacé, en quelques années seulement, les manades et les cabanons de pêcheurs. Ces aménagements, diligentés par le Port Autonome de Marseille (devenu aujourd’hui Grand Port Maritime de Marseille), ont généré un afflux sans précédent de travailleurs qu’il a fallu rapidement loger. Les paysages, la démographie et l’urbanisme de ce territoire en ont été bouleversés (Daumalin & Gramaglia, 2020).

2Les populations locales, pour la plupart nouvelles, se sont tant bien que mal accommodées des pollutions générées par les usines qui les employaient. Toutefois, l’accumulation des rejets, de même que l’implantation d’unités de production énergétique et de traitement des déchets supplémentaires, à partir des années 2000, ont décuplé leurs inquiétudes. Les habitants de la ZIP furent alors nombreux à s’opposer à la construction d’un nouvel incinérateur, EveRé, sur les terrains du port, au seul bénéfice de la communauté urbaine de Marseille, distante d’une quarantaine de kilomètres. Leurs mobilisations, bien qu’infructueuses, ont permis de poser publiquement la question des conséquences de ces activités sur l’environnement et la santé. C’est d’ailleurs pour trouver des réponses à leurs questions, ignorées par les autorités, que certains militants anti-incinération se sont engagés dans la création d’un organisme scientifique indépendant, financé par les collectivités territoriales : l’Institut Écocitoyen pour la Connaissance des Pollutions (IECP). En quelques années, ils sont ainsi devenus, avec d’autres habitants et des scientifiques recrutés dans ce but, des contributeurs majeurs de la production de connaissances sur les pollutions locales.

4Nous retenons plus particulièrement de cette notion de savoirs situés, l’attention portée au positionnement des scientifiques, pas seulement dans la société (en fonction de leurs valeurs et intérêts), mais aussi sur des terrains particuliers où les connaissances qu’ils génèrent ont des conséquences directes. Cet ancrage à la fois social et territorial est souvent occulté parce que le contexte est éliminé à des fins de généralisation (c’est d’ailleurs ce qui est attendu par les institutions de la recherche : des données débarrassées de leurs caractéristiques idiosyncrasiques, coupées de leurs milieux de production et susceptibles d’être reproduites dans d’autres lieux). Pourtant, les contextes ne sont pas aussi insignifiants qu’on pourrait le croire – et ce pour plusieurs raisons. D’abord, les sociologues des sciences ont montré que des assemblages de ressources particulières influaient sur les pratiques et les résultats - quand bien même des efforts sont consentis pour les neutraliser (Clarke & Fujimura 1997 ; Henke & Gieryn, 2008). Y compris dans les laboratoires, configurés pour être préservés des influences extérieures (Kohler, 2002), valeurs et références culturelles peuvent orienter le travail et l’interprétation des données (Houdart, 2008). Ensuite, la production de connaissances a des effets concrets sur le monde étudié, les sciences et les techniques y faisant entrer, de manière de plus en plus rapide, de nouvelles entités qui en modifient la composition. Ces conséquences impliquent, selon la philosophe Isabelle Stengers, redevabilité et responsabilité de la part des chercheurs – quand bien même ils n’ont pas l’habitude de rendre des comptes aux groupes sociaux concernés par les problèmes qu’ils étudient ou susceptibles d’être affectés par leurs découvertes (Stengers, 2003 ; 2013). Loin de prôner la rupture et l’indifférence, il s’agit donc de reconnaître les attachements qui permettent aux scientifiques de parvenir à leurs fins, tout en les reconnectant aux préoccupations de leurs contemporains.

5Quel est le sens social des connaissances produites ? Est-ce que les travaux scientifiques répondent aux besoins des populations ? Convergent-ils, d’une manière ou d’une autre, avec leurs expériences ? Est-il possible que savoirs experts et profanes s'enrichissent mutuellement ? Quand l’IECP a été créé, en 2010 dans le sillage d’intenses protestations, il ne s’agissait plus de produire une science des pollutions en général, mais des données pour – et surtout avec – les habitants du golfe de Fos, spécifiquement ajustées aux problèmes environnementaux et sanitaires qui les affectent. Les élus d'Ouest Provence, collectivité territoriale regroupant les communes de la rive occidentale de l’étang de Berre, désespéraient d’obtenir des services de l’État, les informations qu’ils réclamaient sur les effets des contaminants. Sous la pression de leurs administrés, ils ont alors décidé de créer un organisme de recherche indépendant en utilisant les recettes fiscales générées par l'incinérateur dont ils n’avaient pas pu empêcher la construction. Ils ont confié sa direction à Philippe Chamaret, chimiste précédemment responsable des projets européens sur les risques industriels au sein de l’association des Ecomaires de France.

6Après une période de réflexion avec les associations locales, telle l’Association de défense et de protection du littoral du golfe de Fos (ADPLGF) et le Collectif santé environnement de Port-Saint-Louis du Rhône (CSE), et des chimistes de l’environnement de l’Université de Marseille, l’IECP a été organisé autour de trois pôles : un conseil scientifique (CS) composé d’universitaires et de médecins, un conseil d’administration paritaire (CA) dans lequel siègent des activistes et des acteurs institutionnels, et un réseau de citoyens, les Volontaires pour l’observation citoyenne de l’environnement (VOCE). Il a également été doté de son propre personnel scientifique, chargé d’imaginer et de mettre en œuvre les protocoles de recherche répondant aux questions qui lui sont posées. Celui-ci comprend aujourd’hui un épidémiologiste, une écotoxicologue, un chimiste de l’environnement et une ingénieure en biologie moléculaire. L’Institut dispose en outre de trois agents administratifs.

7Dans le même temps, P. Chamaret a fait le choix de : (1) traiter conjointement les effets des rejets industriels sur l’air, l’eau, les sols, la biodiversité et la santé humaine, alors que la plupart des laboratoires universitaires se spécialisent sur l’un de ces compartiments, sans considérer les transferts de l’un à l’autre, (2) coupler les mesures instrumentées avec des préleveurs, avec des expérimentations de bioindication, enrôlant des espèces sentinelles variées, pour étudier les effets des faibles doses et (3) travailler avec des méthodes de sciences participatives et citoyennes, pour s’assurer que les recherches menées correspondent bien aux attentes des populations locales. Il ne s’agissait donc pas seulement d’ancrer les pratiques scientifiques dans un lieu donné, pour les territorialiser, mais également, comme le suggérait Haraway, de rendre les scientifiques attentifs à des points de vue pluriels, possiblement subalternes comme ceux des habitants du golfe de Fos qui ne bénéficient d’aucune autorité en matière de métrologie, mais qui vivent avec les pollutions.

9Des associations d’intérêt public, tels le Comité de feu de Fos-sur-Mer et la société nautique de Port-de-Bouc, mais aussi l’ADPLGF, pilier des mobilisations des années 2000, fournissent les deux tiers du contingent des VOCE. Le dernier tiers des volontaires rassemble plutôt des personnes curieuses, désireuses d’en apprendre plus sur les pollutions, mais également de faire « quelque chose pour le territoire », compte tenu d’un rapport de force défavorable – mais sans appartenance associative ou passé militant. 

10Les volontaires y voient surtout l’occasion de mieux comprendre la situation dans laquelle ils sont plongés. Ils espèrent aussi retrouver des prises sur leur environnement et les phénomènes qui le dégradent. Notre enquête indique qu’ils sont principalement issus de milieux populaires, avec une forte représentation de retraités de l’industrie, et non des catégories socio-professionnelles supérieures jeunes, actives et urbaines, comme c’est le cas dans d’autres expérimentations de suivi de la qualité de l’air (Abensour, Charvolin & Turcati, 2020 ; L’her, 2021). Leur engagement est effectivement dépendant de leurs passions et pratiques de loisir. Les plaisanciers et pêcheurs, propriétaires de bateaux, se sont focalisés sur les suivis du milieu marin, tandis que les membres du Comité de feu et les femmes se sont plus facilement impliqués dans la surveillance lichénique. Par comparaison avec d’autres expérimentations de science participative ou citoyenne, ils sont donc beaucoup moins motivés par une curiosité générale et abstraite ou une sensibilité écologiste déclarée. 

11L’Institut ne ressemble pas non plus aux organisations décrites dans la littérature sur l’épidémiologie populaire (Brown, 2007 ; Akrich, Barthe & Rémy, 2010) et la justice environnementale (Ottinger, 2009 ; Ottinger, 2010 ; Jalbert & Kinchy, 2016 ; Mattz, Wylie & Kriesky, 2017) – lesquelles lancent des initiatives de contre-surveillance avec un objectif affiché de déstabilisation des métrologies officielles (Irwin, 1995). D’une part, il repose sur une stricte division des tâches entre d’un côté, les scientifiques et de l’autre, les représentants des associations qui siègent au CA, et les VOCE. Chacun tient un rôle prédéfini – même si les occasions d’échanger sont régulières. Les populations locales sont invitées à contribuer à l’effort de recherche, mais elles ne pilotent pas l’Institut. Les décisions sont collégiales. D’une autre, la majorité des activistes du CA et des volontaires expriment une grande déférence à l’égard des scientifiques. À aucun moment, nous n’avons entendu de revendication qui aurait visé à braver les normes, conventions ou savoirs scientifiques au profit d’une « science impure » – potentiellement plus inclusive (Epstein, 1995). Au contraire, tous les participants souhaitaient contribuer, même modestement, à la mesure des pollutions dans les règles de l’art, pour disposer de données opposables aux industriels et aux autorités.

12L’IECP fonctionne donc sur la base d’un habile système de relations de coopération permettant à différentes catégories d’acteurs de travailler ensemble, sans renier leurs objectifs propres ni empêcher la réalisation de ceux des autres, un peu comme l’Association française contre les myopathies (Rabeharisoa & Callon, 1998). Il vise à la fois l’obtention de résultats scientifiques originaux susceptibles d’être publiés dans des revues professionnelles reconnues et la collecte de preuves empiriques destinées à éclairer les populations. Certaines de ses expérimentations ne sont d’ailleurs pas participatives, surtout quand elles font appel à des instruments lourds, par exemple, un compteur de particules. D’autres, notamment quand elles recourent à des espèces sentinelles (NRC 1991 ; Gramaglia & Sampaio da Silva, 2011), sont d’emblée conçues pour l’être ou le deviennent en cours de route, lorsque les activistes et les volontaires font des propositions qui modifient les protocoles. C’est toute l’originalité de l’Institut : combiner diverses méthodes et faire travailler ensemble différents acteurs sociaux pour produire autrement, grâce au dialogue, des savoirs novateurs sur les pollutions.

13Après avoir présenté deux expérimentations de bioindication, conduites avec des congres pour la qualité de l’eau de mer et avec des lichens pour celle de l’air, nous comparerons leurs résultats – au regard des propriétés des espèces sentinelles choisies. Loin d’être passives, celles-ci jouent en effet un rôle actif dans l'élaboration des connaissances sur la contamination. Nous montrons quelles différences elles ont permis de faire par rapport aux métrologies habituelles. Nous expliquons aussi pourquoi, malgré des niveaux de participation variables, ces expérimentations préfigurent ce que pourraient être de véritables sciences situées, attentionnées et précautionneuses.

Récit de deux expérimentations de biomonitoring4 contrastées

Étude de la qualité du milieu marin avec les congres

16Les chercheurs de l’IECP se sont alors mis en quête d’un autre poisson plus à même de répondre aux inquiétudes des plaisanciers. Dans un premier temps, ils se sont tournés vers un petit poisson hermaphrodite : le serran (Serranus cabrilla) – conseillé par des universitaires marseillais. Si d’un point de vue strictement scientifique, le serran s’imposait à la fois par son caractère endémique et son signalement dans la littérature scientifique, d’un point de vue des pratiques de pêche, il était un poisson commercialement recherché. Une mise en évidence de sa contamination aurait eu des conséquences économiques et sociales défavorables. Ce qui est remarquable pour notre argumentation, c’est que les scientifiques de l’IECP aient hésité face aux réticences des plaisanciers et n’aient pas continué à faire de la science « as usual » (comme on peut le dire du business) – sans considération pour leurs contradicteurs profanes. Ils se sont également rendus attentifs aux remarques de J. Carle qui a expliqué ne jamais en avoir attrapé dans la moitié sableuse du golfe de Fos, ce qui aurait pu limiter la détection des contaminants à sa seule moitié rocheuse. Ils ont donc accepté de prendre en compte sa contre-proposition et retenu le congre (Conger conger) – plus largement réparti.

17Bien qu’étant un carnassier de grande taille, qui plus est sédentaire les dix premières années de sa vie, le congre constituait une prise de risque pour les scientifiques, car très peu de données sur ses compétences de sentinelle étaient disponibles. Il avait cependant pour avantage d’être mal vu par les pêcheurs qu’il concurrence, allant jusqu’à détruire leurs filets. Ce sont ces caractéristiques physiologiques, endémiques et comportementales qui ont finalement convaincu les scientifiques de l’adopter. Davantage que le serran, il devenait ainsi une espèce capable d’habiter les fonds marins de telle sorte qu’elle puisse rendre compte de la complexité des sentiers critiques de la contamination (Wynne, 2001). C’est pour cette raison que nous avions qualifié ce poisson, dans un article précédent, de « poisson diplomatique » (Gramaglia & Mélard, 2019), capable de faire tenir ensemble ce qui pourrait apparaître comme incompatible, c’est-à-dire articuler les contraintes scientifiques, techniques mais également sociales et économiques qui pèsent sur la situation (Stengers, 2010).

18Les résultats de la première campagne de pêche initiée durant l’été 2012, produits à partir de la chair de poisson traitée par chromatographie, étaient toutefois inattendus. Contrairement à ce qui avait été envisagé, les niveaux de PCB enregistrés étaient bien en dessous des seuils réglementaires. Par contre, ce sont des taux préoccupants de mercure et d’arsenic qui furent détectés, en particulier dans l’ouest du golfe de Fos. Ces données permirent, dans un premier temps, de mettre en évidence des points chauds de pollution à éviter (après identification des sources). Dans un second temps, elles débouchèrent sur une nouvelle recherche sur les effets écotoxicologiques des sous-produits de chloration, rejetés en grandes quantités par les usines pour la maintenance de leurs canalisations, mais non régulés (Dron et al., 2019).

Étude de la qualité de l’air avec les lichens

20Les scientifiques de l’IECP ont, pour ce qui les concerne, été convaincus par les lichens, non seulement parce qu’ils sont librement disponibles, à portée de main partout dans la ZIP, ne nécessitant aucun entretien particulier, mais aussi parce qu’ils sont exposés de façon permanente et de longue date, en situation réelle, aux pollutions (Gramaglia & Dauphin, 2017). La distribution naturelle de ces organismes laissait en effet entrevoir la possibilité de produire des données sur les effets cumulés des rejets industriels sur l’ensemble du territoire de la ZIP de Fos et, au-delà, dans une zone témoin – contrairement à la surveillance réglementaire qui repose pour l’essentiel sur les analyses automatisées des stations d’ATMOSUD et les mesures d’autocontrôle individuelles des industriels. Les lichens permettaient de démultiplier les points d’observation et de réaliser des comparaisons sur tout le territoire, à une échelle plus fine. Ils avaient aussi l’avantage de faciliter l’implication des habitants réunis dans le réseau VOCE. Le protocole de bioindication a donc été adapté pour eux. Des formations ont été dispensées sur plusieurs week-ends. Des dossiers photographiques et des clés de détermination simplifiées leur ont également été distribués. Il a ensuite été proposé aux volontaires d’effectuer des relevés annuels sur les arbres poussant à proximité d’une placette qui leur a été attribuée.

21La tâche des VOCE consiste d’abord à identifier des morphologies lichéniques, crustacées, foliacées ou fruticuleuses, puis à reconnaître quatre espèces sélectionnées pour leur polluosensibilité. Il s’agit d’estimer, pour chacune, leur abondance sur une échelle de valeurs de 0 à 5. Géoréférencés, les scores sont transmis à l’IECP. Ces données permettent un suivi annuel peu onéreux. Si des anomalies sont repérées, le personnel scientifique de l’Institut en est immédiatement informé. Il peut alors lancer des investigations plus poussées : des inventaires complets, adossés à des modélisations mathématiques ou des analyses chimiques pour quantifier la contamination.

22Les résultats des toutes premières observations montrent que les lichens les plus fréquents dans la ZIP de Fos sont des Xanthoria parietina (photo 3), connus pour leur tolérance aux pollutions — ils sont nitrophiles et résistent bien au dioxyde de soufre, caractéristique des émanations industrielles (Dron et al., 2017). Ces données convergent d’ailleurs avec les mesures réalisées par l’IECP entre 2011 et 2015, lesquelles pointent des teneurs de dix à cent fois supérieures pour certains métaux et hydrocarbures à proximité des usines, y compris dans des zones habitées. Dès que l’on s’en éloigne, par contre, la contamination décroît et la diversité lichénique augmente. Dans une placette témoin, elle atteint même une vingtaine d’espèces. On y retrouve, par exemple, une espèce rare et polluosensible, Ramalina farinacea (photo 4). 

23Ces résultats, produits de manière participative, permettent de « tenir un registre des pollutions » dans le temps et l’espace, selon les propos livrés en entretien par le directeur de l’IECP. Le rôle qu’y tiennent les lichens n’est pas secondaire : ils conditionnent le bon déroulé des observations. Il ne s’agit pas de simples « intermédiaires », mais plutôt des « médiateurs » (Latour, 2014). Leur présence permanente, comme leur bonne distribution, autorisent un quadrillage serré qui rend possibles les comparaisons dans l’espace et le temps – y compris avec un site témoin. Leur accessibilité, leur caractère visuel marqué, et la possibilité de les classer en fonction de leurs couleurs et de leurs formes, sans expertise préalable, en font des sentinelles particulièrement efficaces, favorisant l’implication des citoyens. Ce faisant, grâce aux lichens, de nouvelles connaissances, qui tranchent avec les données officielles souvent très localisées, bornées dans le temps et décontextualisées, ont pu être produites. La première cartographie générale des pollutions atmosphériques du golfe de Fos, tenant compte des vents, a pu ainsi être établie. Elle démontre, très clairement, l’influence négative des usines de la ZIP sur son environnement.

Éléments sur les savoirs situés à l’IECP 

Les savoirs situés révélateurs des points de vue subalternes …

…des habitants humains

24Ce qui est frappant, tant dans le biomonitoring avec le congre qu’avec celui des lichens, c’est l’attention portée aux préoccupations des habitants de la ZIP. En effet, pour l’IECP, il était important de produire des cartographies globales des pollutions afin de répondre aux questions des plaisanciers, des pêcheurs et des habitants. Le milieu marin était-il de bonne qualité alors que la consommation de poissons a momentanément été interdite dans l’embouchure du Rhône au moment de la crise PCB, dans les années 2000 (Gramaglia & Babut, 2014) ? Pourquoi les moules et concrétions calcaires, autrefois nombreuses à se fixer sur les coques des bateaux, se font elles plus rares ? Qu’y a-t-il dans les panaches industriels et jusqu’où retombent-ils ? Les cumuls de rejets atmosphériques peuvent-ils être rapportés au surcroît de pathologies chroniques dénoncé par certains ? Il ne s’agissait pas de produire des données sur les pollutions en général, obtenues à partir d’un protocole et des indicateurs standards, mais de documenter une situation vécue comme problématique (Dewey, 2003). 

25Les scientifiques de l’Institut ont pour principale mission de traduire des interrogations précises, formulées par des activistes et des volontaires, en questions de recherche. Pour être sûrs de ne pas s’écarter de cet objectif, ils reviennent régulièrement vers eux au cours des assemblées du CA, des réunions du réseau VOCE ou bien d’échanges plus informels. L’idée est non seulement de s’assurer de la pertinence de leur démarche auprès des principaux intéressés, mais également de bénéficier de leurs expériences, savoirs et savoir-faire pour l’améliorer. Cette manière de faire se démarque des suivis de la qualité de l’eau et de l’air mis en place par les services de l’État : la surveillance à large spectre déployée par les associations agréées pour la qualité de l’air telle ATMOSUD, la police de l’eau et de l’environnement et l’institut technique de l’État pour la mer, IFREMER – centrée sur les milieux. Elle diffère aussi des auto-contrôles réalisés par les industriels focalisés sur des installations particulières, prises individuellement (dont les procédures et les données sont vérifiées par la Direction régionale de l’environnement, l’aménagement et le logement – DREAL). Si des bioindicateurs peuvent être utilisés, par exemple des moules pour IFREMER, la métrologie réglementaire repose majoritairement sur des préleveurs et capteurs techniques. Il n’en demeure pas moins que l’hétérogénéité des méthodes empêche d’avoir une vue d’ensemble des pollutions du golfe de Fos où, compte tenu de la concentration des activités industrielles, les rejets sont non seulement importants mais variés, laissant supposer des effets de cumul et de synergie.

26Dans ces circonstances, quand s’est posée la question de mettre en route de nouveaux suivis susceptibles de pallier les lacunes des réseaux règlementaires, l’IECP a longuement réfléchi à la meilleure manière de procéder. Comment produire des données de qualité, en plus grand nombre, en étendant et précisant les réseaux d’observation et de mesure ? L’engagement des activistes et des volontaires s’est révélé déterminant.

27Dans le premier cas, le protocole a été adapté pour faciliter l’implication des VOCE. Il a été défini en fonction d’eux, compte tenu des observations qu’ils avaient à réaliser. L’opération était, dès le départ, fondamentalement participative – au sens où l’entend la littérature. Les volontaires ont été formés. Ils se sont ensuite consacrés au travail de terrain. Les choses se sont passées différemment dans le second cas, lors des recherches ciblant le milieu marin. L’IECP a imaginé faire des pêches scientifiques en sollicitant des pêcheurs, dont ceux du club nautique de Port-de-Bouc. En fait, c’est J. Carle, déjà présenté, qui a fabriqué les palangres et organisé les captures. La participation citoyenne devait s’arrêter là, mais comme nous l’avons vu, il n’en a rien été – elle a été bien plus intense que prévu. La configuration spécifique de l’IECP a fait que les volontaires ont bouleversé les projets initiaux qui auraient dû déboucher sur le choix du serran. Le protocole a été changé, à leur demande. Les recherches ont été réorientées. C’est évidemment quelque chose qui n’arrive jamais d’habitude. Les experts ne consultent pas les populations locales pour leur demander leur avis sur la stratégie d'échantillonnage – encore moins sur le choix des sentinelles.

28Dans ce cas précis, l’IECP a ouvert la voie à la production de connaissances que l’on peut qualifier de situées, car elles collent aux préoccupations des habitants en tant que pratiquants et connaisseurs du territoire. Pour ce faire, il a été nécessaire d’étendre le collectif de recherche en l’hybridant, à la manière de ce que préconisaient les sociologues Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe (2001). L’implication des habitants a non seulement permis de densifier les points de prélèvement pour obtenir un maillage plus fin, mais elle a aussi changé les pratiques, les résultats scientifiques et la manière de les interpréter.

…des habitants non-humains

29La mobilisation du vivant non-humain comme moyen de rendre compte de la pollution fut tout sauf une évidence dans l’histoire de la métrologie environnementale – qui a eu tendance à se techniciser fortement sous l’influence des chimistes (Massard-Guilbaud, 2010) – désireux de trouver des capteurs, low ou high tech interchangeables. La bioindication a cependant permis la détection de signaux précoces (favorisée par un cycle de vie court et des spécificités métaboliques), mais aussi, l’identification des contaminants à faibles doses (cumulables par l’organisme ciblé et rendus mesurables). Il a fallu plusieurs décennies pour que les animaux et les plantes soient ainsi reconnus comme des détecteurs capables de repérer des perturbations difficilement saisissables par les instruments. Depuis, la bioindication a connu un regain d’intérêt avec la Directive-cadre sur l’eau lorsqu’il s’est agi, à partir des années 2000, de qualifier le bon état écologique des rivières dans sa globalité, à partir de leurs peuplements écologiques, plutôt que de s’en tenir à des critères hydrologiques et chimiques. Des assemblages spécifiques d’espèces ont notamment été déclarés nécessaires pour le bon fonctionnement des écosystèmes aquatiques (Bouleau, 2017). De même, la recherche sur les sentinelles a pu progresser pour ce qui concerne les effets des substances chimiques déclarées prioritaires par le législateur européen. 

30Les deux termes, espèces bioindicatrices et sentinelles, sont d’ailleurs très proches. Le premier renvoie à l’analyse de la structure des populations animales ou végétales – pour établir un diagnostic. Tandis que le deuxième implique des tests toxicologiques. Seul le niveau d’analyse change : de l’organisme à la cellule – voire l’ADN. Du point de vue de la sociologie, le terme de sentinelle présente toutefois plusieurs avantages qui expliquent que nous l’ayons privilégié. D’abord il est moins abscons pour les non-spécialistes. Ensuite, il permet de conférer aux non-humains un rôle véritablement actif dans les métrologies environnementales. Ce ne sont pas de simples capteurs fonctionnant à partir d’un nombre réduit de paramètres définis par des scientifiques, comme pourraient l’être des espèces modèles, mobilisées dans des tests in vitro (Turnhout, Hisschemoller & Eijsackers, 2007) ; ce sont des êtres occupés à prolonger leur propre existence et qui, ce faisant, entretiennent des relations si étroites avec d’autres vivants et avec leurs milieux qu’ils réagissent aux dégradations qui les affectent et, dès lors, sont en capacité de les signaler.

31La raison pour laquelle nous affirmons que ces accomplissements favorisent l’élaboration de savoirs situés, c’est que la science produite mise sur des sentinelles dont la pertinence est entièrement déterminée par leur attachement au territoire. Il ne s’agit pas de transposer les méthodes du laboratoire où les espèces sont coupées de leurs milieux pour isoler des phénomènes et des relations de cause à effet. Au contraire, ce sont les liens de dépendance avec ces derniers qui sont mis à profit. Par exemple, les lichens adhèrent à leur tronc d’arbre et les congres sont inféodés à leur trou dans les fonds rocheux ou sableux du golfe de Fos. Cet ancrage au long cours, doublé d’une bonne répartition dans l’espace est ce qui les rend « performants » – sans doute plus que d’autres espèces plus mobiles. D’autres qualités en font les candidats idéaux : il ne s’agit pas d’espèces rares ou trop exigeantes (en tout cas pour Xanthoria parietina par comparaison avec d’autres lichens). Ils sont au contraire observables ou capturables facilement (si tant est que l’on maîtrise la technique de la pêche au palangre). L'homogénéité des spécimens, sexe et âge pour les congres (femelles jusqu’à 10 ans environ sans modification physiologique conséquente sur cette durée contrairement au serran qui est hermaphrodite) et leur capacité de recouvrement pour les lichens, leur permettent de constituer des réseaux de détecteurs potentiellement très denses et étendus, propices à la comparaison d’un point à un autre.

32D’autres caractéristiques entrent en ligne de compte : le congre est un prédateur, volontiers charognard, situé au sommet des chaînes alimentaires. Il vit aussi au contact des sédiments possiblement contaminés. Il est dès lors capable de totaliser l’ensemble des expositions de ses proies ; les lichens, eux, sont presqu’exclusivement dépendants de l’air. Ils n’ont pas de racines les exposant aux pollutions des sols. Ils peuvent donc fournir des données discriminantes sur les pollutions atmosphériques. Cet engagement, sous un certain rapport, avec leurs milieux respectifs détermine leur sensibilité, et par là même, leur performance. On peut parler de double effet positif de positionnement (ancrage) et de relationnalité (dépendances). Ils sont efficaces, car bien insérés dans leur territoire, mais aussi parce qu’ils n’ont pas d’autre choix que de l’incorporer, d’une manière qui leur est propre. Pourtant, ils sont aussi mal aimés ou négligés les uns que les autres (Rose & Van Dooren, 2011). Le congre est considéré comme un rival par les pêcheurs qui ne le capturent que quand ils n’attrapent rien d’autre. Sa valeur commerciale est faible, bien qu’il entre dans la composition des soupes de poissons régionales. Les lichens, quant à eux, passent le plus souvent inaperçus, à moins qu’ils ne soient observés par des personnes entraînées. Ce n’est pas qu’ils ne sont pas visibles (leurs couleurs peuvent être chatoyantes), mais ils sont petits, tapis sur leur substrat, silencieux et presque insignifiants pour la majorité. Dans certains cas, ils peuvent même être assimilés à des moisissures (et à ce titre être détruits avec des fongicides, par exemple, sur les toitures). Ils constituent donc bien des subalternes comme d’autres vivants, y compris humains, dont la perspective n’est pas prise en compte. En leur donnant une voix, les expérimentations de l’IECP ont contribué à produire des connaissances nouvelles, originales et situées, parce qu’attentives à d’autres points de vue – jusqu’alors inaudibles.

33Nous soulignons le caractère essentiellement pragmatique des savoirs situés : c’est l’expérience singulière qui est faite à chaque fois des milieux, que cela soit le fait d’humains ou de non-humains, qui signe la différence. Les expérimentations décrites témoignent d’ailleurs de l’intérêt des collaborations multi-espèces (Van Dooren, Kirksey & Münster, 2016) pour appréhender des phénomènes aussi complexes que les pollutions – en fonction de circonstances chaque fois spécifiques.

Les savoirs situés et la place de l’attention (care)

34Un autre élément nous permet d’affirmer que l’IECP élabore des savoirs situés, c’est l’attention portée aux conséquences des résultats pour les territoires étudiés – au double sens de prêter et faire attention (« se rendre sensible à… » et « transformer ses pratiques en conséquence… »). Nous pensons que cette manière de faire a à voir avec le care des féministes, parce qu’elle prend au sérieux les attachements des habitants du golfe de Fos et vise à les ménager (Puig de la Bellacasa, 2017). Il ne s’agit pas d'ajouter à leurs difficultés en produisant des données « dans leur dos » pouvant induire des contraintes, des servitudes ou même des interdictions supplémentaires, en raison des risques environnementaux et sanitaires. Au contraire, l’idée est d’intégrer les questions de cohabitation malgré des conditions environnementales dégradées. Telle est la question que la problématique des savoirs situés nous amène à penser : comment favoriser des connaissances qui servent véritablement ceux qui les réclament et auxquelles elles sont destinées, sans porter atteinte aux relations humaines et non-humaines dont ils dépendent ?

35Cette manifestation du care se donne souvent à voir dans les interstices laissés libres par le protocole du biomonitoring et touche les pratiques quotidiennes. Nous avons pu l’observer lors d’une sortie en mer avec J. Carle et deux scientifiques. Une fois les congres débarqués, ils ont été partagés. Les scientifiques de l’IECP ont récupéré les plus gros pour les soumettre à leurs analyses. J. Carle a prélevé les plus petits pour sa consommation personnelle – et en offrir à ses voisins. Il nous en a aussi proposé. Nous avons toutefois décliné, faute de savoir cuisiner ce poisson. Nous devons également avouer, surtout après cette pêche scientifique, que nous avions du mal à penser que nous pourrions en manger ! J. Carle lui s’en moquait. Il sait très bien que les poissons du golfe de Fos sont exposés aux pollutions, mais il n’entend pas renoncer aux plaisirs culinaires qu’il tire de son environnement immédiat, vecteurs d’une sociabilité riche. Les connaissances qu’il a développées ne l’empêchent pas de nourrir des attachements forts avec ce milieu exceptionnel et fragile à la fois qu’il défend activement au sein de diverses associations – dont l’IECP. Ses pratiques sont influencées par l’envie de participer à la production de connaissances sur les pollutions, et le refus de se voir déposséder de son territoire, privé des nombreux avantages qu’il en retire.

36Tant pour ce qui concerne le refus des pêcheurs de sélectionner le serran que l’acceptation de continuer à pêcher dans les eaux côtières, nous voyons s’exercer cette figure emblématique, positive et généreuse de l’idiot tel que conceptualisé par le philosophe Gilles Deleuze (1991). Celui qui apparaît aux yeux des autres comme l’idiot est cette personne incomprise qui dit ou manifeste contre vent et marée – face à des mots d’ordre d’autorités venus d’ailleurs tels qu’il n’y a qu’à … « ne plus pêcher dans le golfe, …ne plus cultiver les légumes dans son jardin, …faire confiance aux experts » ou encore « …déménager ! » – qu’il y a quelque chose de plus important… (Stengers, 2006, pp. 146-150) ; à savoir continuer à vivre et trouver les moyens de la résilience. Une force de l’évidence partagée par ceux ou celles qui vivent et dépendent des milieux abîmés par les pollutions et qui ont, quelquefois, l’intuition qu’un monde meilleur peut advenir – en tout cas qu’il faut tout faire pour le favoriser.

38Pour ce qui est des lichens, le care se loge à un autre niveau. Il est un accomplissement consécutif de la formation de l’attention et à l’attention. Bien que répandus, ces organismes symbiotiques ne faisaient l’objet d’aucun usage dans le territoire de Fos-sur-Mer avant les recherches de l’IECP. Ils n’étaient pas remarqués ni connus par les habitants de la ZIP. Avec les premières expérimentations participatives, tout a changé. Plusieurs volontaires nous ont expliqué qu’ils « voyaient » enfin les lichens, mais surtout que le regard qu’ils portaient sur leur territoire s’était transformé grâce à eux. Certains appréciaient leurs « jolies couleurs » sur lesquelles ils s'arrêtaient occasionnellement, au-delà des moments consacrés à l’étude (Gramaglia & Dauphin, 2017). D’autres nous ont expliqué qu’ils étaient devenus des repères pour eux à partir desquels ils essayaient d’estimer les qualités des lieux qu’ils étaient amenés à parcourir. Ils ne pouvaient plus ne pas les voir au point qu’une forme de compagnonnage s’était développée (Haraway, 2008), évoquant à la fois une vigilance distribuée et une expérience directe des relations sociales et écologiques qui lient humains et non humains soumis à des risques identiques. Ce dernier constat nous montre que la production de savoirs situés n’est pas réservée aux seuls scientifiques qui accepteraient de faire un pas de côté, mais qu’elle peut aussi affecter positivement des profanes qui cherchent à donner du sens à leurs perceptions et s’équipent pour intégrer d’autres points de vue que les leurs, fussent-ils non-humains, pour porter sur le monde un regard pareillement attentif et attentionné.

La place renouvelée des scientifiques dans la prise en compte des savoirs situés

39L’épistémologie classique a mis à l’honneur l’ascèse et même la rupture avec le monde – pensé comme déjà là, en attente d’être découvert, avec détachement. Les scientifiques ont en effet été sommés de rompre avec le sens commun et, en même temps, avec leurs contemporains. Cet idéal de pureté et de vérité, historiquement daté, continue à produire ses effets quand bien même le développement des technosciences brouille les frontières (Daston & Galison, 2021). Les chercheurs professionnels ont ainsi été placés au sommet de la hiérarchie des savoirs au détriment d’autres contributeurs potentiels. Dans le même temps, ils étaient découragés de s’intéresser à des questions qui débordent de leur domaine de compétence, et ce faisant, réduits au silence (Stengers, 2003). Cette manière d’envisager leur travail eut pour effet de les déresponsabiliser, puisque le vrai (ou considéré comme tel) était censé primer sur le juste, quels que soient les coûts de sa révélation. Il n’a pas toujours été envisagé que les pratiques scientifiques elles-mêmes puissent contribuer à faire advenir des réalités ou natures-cultures différentes, façonnées en même temps que décrites – comme nous l’a enseigné le constructivisme (Haraway, 2007 ; Latour, 2013).

41Il ne s’agit donc plus pour eux d’affirmer leur objectivité en se détachant du monde et, par la même occasion, d’acteurs sociaux extérieurs à la recherche, mais au contraire d’assumer les relations qui les lient à eux quand ils travaillent sur des questions qui les concernent – et qui sont inextricablement encastrées dans d’autres questions de santé environnementale. L’idée n’est donc pas d’expurger les phénomènes de leur contexte, mais de les traiter avec celui-ci, dans toute leur complexité – avec des méthodes taillées sur mesure.

42Dans d’autres domaines, on trouve des scientifiques qui ont fait un pas de côté comparable. D’autres chercheurs ont rejeté les postures conquérantes pour écouter, hésiter et tâtonner, par exemple les spécialistes des sols qui ont noué des alliances avec des permaculteurs et des vers de terre pour repenser la pédogenèse comme accomplissement collectif (Puig de la Bellacasa, 2015 ; Meulemans, 2020). Ces déplacements supposent une rupture avec ce qui définissait préalablement l’objectivité : indifférence et distanciation. Au contraire, ils impliquent un questionnement éthique qui génère des transformations en termes de connaissance. Ne serait-ce que parce qu’il implique de tenir compte des conséquences sociales et politiques des savoirs en train d’être produits. Les réductions déployées pour expliquer le foisonnement des phénomènes desservent-elles des acteurs humains ou non-humains ? Comment œuvrer, humblement et précautionneusement, à faire advenir des réalités plus appréciables ?

43La posture modeste envisagée (Law, 1994 ; Mougenot & Petit 2015) implique de se soucier des autres, c’est-à-dire d’accorder de l’importance à leurs manières, possiblement divergentes, de voir les choses, et de préserver les relations dont ils dépendent. Dans une autre configuration que celle de l’IECP, l’hésitation aurait été jugée comme une faiblesse, une entorse à la rigueur dans le but de satisfaire des intérêts triviaux. La confiance et les relations amicales au sein de l’Institut ont permis de faire autrement. Les scientifiques ont pris le temps d’écouter les activistes, plaisanciers, pêcheurs et habitants, reconnaissant qu’ils avaient non seulement le droit de s’exprimer, mais qu’ils étaient également détenteurs de connaissances originales et pertinentes. Ce faisant, ils se sont ouverts à d’autres façons, pluralistes, de voir les choses.

44Vololona Rabeharisoa explique toutefois que les institutions, notamment celles de la recherche (mais il en va de même pour les services de l’État), ne sont pas « a priori armées pour absorber et maintenir des réalités multiples dans une tension généreuse » (2017, p. 143 ; Akrich, 2016). L’IECP qui opère dans et en dehors des cercles universitaires est plus libre d’expérimenter de nouvelles relations et, dans le même temps, façons de produire des savoirs. Ses recherches exploratoires, ancrées dans un territoire et participatives contribuent à activer d’autres imaginaires scientifiques qui ne se présentent pas comme séparés de la société. À l’opposé, elles revendiquent leur caractère attaché à une société locale donnée, inextricablement liée à elle et responsable de ce qu’elle devient. Isabelle Stengers considère à ce propos que la seule manière de faire face aux problèmes de l’anthropocène est d’en finir avec les « mises en scène tragiques d’un progrès dépendant d’une science pure, et dont la pureté est démontrée par sa rupture avec les questions humaines vulgaires » (2013, p. 43). Elle propose, au contraire, de repeupler les sciences en facilitant l’implication d’un nombre croissant d’acteurs capables d’objecter aux propositions des chercheurs. Il s’agit de favoriser les controverses pour construire d’autres savoirs, plus attentifs aux relations entre les êtres et les choses, plus attentionnés, et surtout informés de leur propre rôle dans la composition du monde commun (2010).

45Les différentes expérimentations de biomonitoring participatif conduites par l’IECP, avec les congres et les lichens, mais également d’autres sentinelles que nous n’avons pas le temps de présenter dans cette dernière section, répondent à des objectifs complémentaires, c’est-à-dire produire des données sur les pollutions qui affectent l’air, l’eau et les sols de la ZIP de Fos. Il s’agit d’une recherche située au sens où elle est entièrement focalisée sur un site – contrairement aux sciences de l’environnement qui, pour produire des connaissances généralisables font habituellement tout pour s’abstraire des lieux investigués. Toutefois, comme nous l’avons montré, cette dimension située va plus loin pour intégrer à la fois des voix subalternes et, surtout, des considérations relationnelles.

Conclusion

46Depuis plusieurs années, nous interrogeons la pertinence du choix des scientifiques de l’IECP de se plier aux normes exigeantes des laboratoires universitaires, espérant atteindre des niveaux de preuve qu’ils souhaitaient indiscutables, quitte à conforter les cadres épistémologiques et politiques conservateurs qui, habituellement, gênent l’expression de voix dissidentes, et ce faisant, la prise en compte d’alertes ou signaux faibles relatifs à des risques environnementaux et sanitaires. Nous en voulons pour preuve les règles et conventions en vigueur dans la toxicologie qui conduisent à négliger les risques en deçà d’un indice de confiance de 95 %, quand bien même de nombreux indices auraient été réunis en faveur de leur prise en compte (Kleinmann & Suryanarayanan, 2013). Comme le remarquait si justement l’anthropologue de la santé, Phil Brown dans son article séminal sur l'épidémiologie populaire :

• 10 « Les hypothèses scientifiques provenant de l’épidémiologie conventionnelle ne sont pas tout à fait (...)

[...] the scientific assumptions of traditional epidemiology are not completely suited to environmental hazards. (...) Epidemiologists require evidence to achieve scientific statements of probability, but this need exceeds the evidence required to state that something should be done to eliminate or minimize a health threat. (Brown, 1987).10

47Comment imaginer que l’Institut, tiers acteur de la recherche, puisse depuis l’intérieur d’un domaine professionnel particulièrement hiérarchisé et compétitif comme les sciences chimiques ou écotoxicologiques, initier des changements substantiels, de manière à promouvoir une compréhension des pollutions, moins réductionniste ? Ne gagnerait-il pas à s’affranchir du carcan de la méthode et des standards universitaires pour gagner en puissance subversive, depuis une position d’extériorité ? En quoi la réflexion sur les savoirs situés est plus intéressante que les débats sur le degré de participation, superficielle ou profonde, qui agitent habituellement les sociologues des sciences ?

48Plutôt que d’émettre un jugement a priori, nous avons préféré nous intéresser aux recherches concrètes menées au sein de cet Institut atypique pour évaluer, en situation, leurs conséquences épistémologiques et politiques. Nous en avons déduit qu’il faisait plus qu’élaborer des savoirs situés. Nous pensons que le collectif de recherche étendu qu’il est parvenu à activer augure d’autre chose : l’émergence non plus seulement de savoirs situés, mais aussi de sciences situées responsables et redevables à l’égard des territoires où elles se déploient. Les sciences situées ne doivent pas être comprises seulement comme étant des sciences « construites » attachées à un contexte qui leur donne du sens. Elles ne sont pas une énième version constructiviste qui ferait de toutes les activités fussent-elles scientifiques, des activités ancrées dans un milieu social ou une époque. Les recherches que nous avons présentées ont plusieurs particularités qui les distinguent d’autres, plus conventionnelles.

1. Elles sacrifient la prétention à énoncer des vérités généralisables. Dans la droite ligne du pragmatisme de William James (1911), l’IECP se situe, par ses intentions, moins dans la posture du découvreur que de celui de l’inventeur : il s’agit de produire un dispositif créatif permettant de répondre à un problème porté par des habitants, et de trouver une solution qui puisse rester suffisamment robuste pour à la fois respecter les canons de la pratique scientifique, et en même temps, sauvegarder la richesse et la complexité des relations locales (Mélard & Stassart, 2018).

2. Elles sont tournées vers la prise en compte de visions subalternes, c’est-à-dire vers des points de vue portés par des entités humaines ou non-humaines qui ne font habituellement pas partie de leurs pratiques consacrées. En ce sens, le déplacement opéré peut être considéré à l’aune du risque encouru comme une des conditions du caractère transformateur propre aux sciences situées. Ainsi, la récalcitrance de l’objet n’est plus seulement vue comme une contrainte à neutraliser, mais comme un adjuvant.

3. Elles participent non seulement à devenir un porte-parole capable de décrire des comportements, des actions ou des réactions (« parler pour »), mais également de légitimer et traduire des visions du monde alternatives ou moins connues (« parler en faveur » – Despret & Porcher, 2002). Dans ce sens, les sciences situées assument le fait que toute production de connaissance est d’abord une production de connaissance répondant à des objectifs pluriels portés par ses auteur·trice·s. C’est dans cette perspective que se manifeste le care dans son double sens : être attentif aux relations que chaque être entretient avec son milieu et faire en sorte de respecter les spécificités de ces attachements.

4. Les recherches menées par l’IECP - en tant que sciences situées – tentent de valoriser précisément les conditions communes d’habitabilité d’un territoire et la possibilité de produire de la connaissance et de l’action qui aient un sens dans cette perspective. En effet, habiter quelque part / quelque chose implique à des degrés divers de spécifier ce que l’on peut en attendre et d’en faire l’expérience au travers d’une trajectoire de vie et des émotions, des craintes et des espoirs qui lui sont liés. Cela signifie moins y résider physiquement que de s’y rendre sensible sous des modalités très diverses (partager un questionnement, ressentir la nécessité de connecter des connaissances formelles à des réalités de terrain) comme a pu le faire le chimiste et lanceur d’alerte espagnol José Matias Castejon, cf. Gramaglia (2020). En ce sens, les sciences situées ont forcément une dimension participative ou citoyenne, pour générer les connexions nécessaires. L’inverse n’est pas forcément vrai. Les sciences participatives et citoyennes ne sont pas obligatoirement situées si elles ne font pas proliférer les relations et ne rendent pas souhaitables l’hésitation et le tâtonnement collectif. 

5. Enfin, elles tentent de répondre à cette tension toujours présente dans le domaine de la science et la gestion de l’environnement entre, d’une part, produire des connaissances rigoureuses et acceptables par la communauté scientifique et, en même temps, les faire évoluer de façon à les rendre fidèles à la spécificité et la complexité de leurs lieux de production. C’est notamment cet objectif que se donne l’IECP lorsque leurs scientifiques, par leurs dispositifs participatifs de recherche et leurs publications, tentent de faire évoluer les réglementations scientifico-administratives.

49Ces sciences situées émergentes qu’incarne l’Institut semblent d’ailleurs susciter de nouvelles vocations. D’autres activistes et habitants d’autres territoires en France, également confrontés à des pollutions, ont récemment manifesté leur besoin de connaissances nouvelles, produites différemment, pour mieux comprendre à quels dangers ils sont exposés, et tenter de reprendre la main sur leur devenir. Il s’agit, par exemple, des Rouennais confrontés aux suites de l’accident de Lubrizol, des résidents de la Vallée de l’Arve, sous l'influence de nombreuses usines et d’un trafic automobile particulièrement dense ou encore des Narbonnais qui vivent à l’embouchure de l’Aude où sont non seulement charriés les résidus miniers de la vallée de l’Orbiel, mais aussi retraités de nombreux effluents radioactifs. Aucun n’est satisfait des rares données règlementaires qui lui sont transmises – quand elles existent. Ils ont donc tous, à leur manière, décidé de devenir leurs propres informateurs. Les collectifs de recherche étendus qu’ils annoncent ne répliqueront sans doute pas à l’identique la structure et la gouvernance mises en place dans le golfe de Fos parce que les relations et les motivations qui conduisent à les créer - comme leurs moyens – varient. Ils inventeront très certainement leurs propres manières de faire – ajustées à leurs problèmes et à leurs objectifs. Encore faut-il que tous ces IECP en germe, reliés les uns aux autres, réussissent à faire tache d’huile pour constituer, ensemble, un tiers secteur de la recherche puissant, susceptible de convaincre les institutions scientifiques et politiques de la nécessité de changer leur manière d’envisager l’expertise sur les risques environnementaux et sanitaires – en y intégrant une pluralité de points de vue humains et plus qu’humains – prévenants à l’égard des attachements et des relations sociales et écologiques dont les uns et les autres dépendent.

Les auteurs remercient les scientifiques, les activistes et les volontaires qui travaillent avec l’IECP pour leur confiance.