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AccueilNuméros16-4Hommages à Bruno LatourHommage à Bruno Latour

Texte intégral

1Bruno Latour nous a quitté le 9 octobre 2022. Les hommages qui lui sont rendus reflètent l’importance des sujets qu’il a traités : les sciences et les technologies, le droit, la religion, la fiction, la politique et le devenir de la planète. Sa réputation a largement dépassé le monde universitaire et scientifique comme le montre la très grande diversité des témoignages qui lui sont adressés. À l’image de cette diversité, ses ouvrages se situent dans des rayons très disparates des librairies et ont été découverts par différentes générations. Son image parait diffractée et l’interprétation de son héritage fragmentée. Il est devenu un auteur majeur pour tout le monde, mais pour des raisons différentes.

2Et pourtant, il ne s’est intéressé qu’à une seule chose : qu’est-ce que la vérité et comment l’établit-on ? Il n’a jamais cessé de se pencher sur les modes de véridiction.

3Né le 22 juin 1947 à Beaune, en Bourgogne, dans une vieille famille vigneronne et de négociants en vin, Bruno Latour se tourne vers la philosophie qu’il étudie à l’Université de Dijon. Reçu premier à l'agrégation de philosophie en 1972, il devient enseignant au lycée de Gray (Haute-Saône), lorsqu’il se sent lassé du réductionnisme qu’il croise dans tous les domaines : des mathématiciens et logiciens à la recherche d’un fondement ultime ou de quelques axiomes d’où l’on déduirait tout l’édifice mathématique ; des philosophes qui s’efforcent de penser l’être en tant qu’être ou recherchent les soubassements de toute chose ; des croyants qui imaginent un Dieu dont tout émanerait ; des scientifiques en quête des lois de la nature ou de l’origine de l’univers dont tout procéderait. La pluralité du monde se trouve à chaque fois réduite à un fondement supposé radical, au sens propre du terme, une racine unique qui doit être révélée et d’où provient tout le reste qui n'est que conséquence, phénomène ou illusion. De ce qu’il nommera ultérieurement une « overdose de réductionnisme », il en tirera, une dizaine d’années plus tard, un principe d’irréduction : « Rien ne se réduit à rien, rien ne se déduit de rien d'autre, tout peut s'allier à tout » (publié dans Irréductions en 1984 comme seconde partie de l’ouvrage, Les Microbes. Guerre et paix, p. 250). Cet opuscule révolutionnaire suggère aussi que « Est réel ce qui résiste dans l'épreuve » (p. 177) et ces épreuves peuvent prendre des formes multiples et variées, innombrables même. Cinquante ans plus tard, lorsqu’il qualifie une diversité de modes de véridiction ou d’existence (scientifique, juridique, technologique, fictionnelle, religieuse, politique, etc.), c’est avec le souci de trouver un moyen opérationnel de les maintenir côte à côte, d’empêcher que les uns réduisent les autres à néant, et que les uns dominent les autres.

Bruno Latour (22 juin 1947 - 9 octobre 2022)

Bruno Latour (22 juin 1947 - 9 octobre 2022)

Crédits : Mathieu Rouault, Spescimen / GrandLabo - extrait de la vidéo réalisée lors de la matinale à l’IFRIS en mai 2015. https://youtu.be/​48QZ4iaYjuc?t=31

4Parti en Côte d'Ivoire pour accomplir son Service militaire dans la coopération, Bruno Latour devient philosophe de terrain, ethnographe. Il étudie le remplacement de cadres dirigeants européens par des dirigeants natifs ivoiriens. Avec Amina Shabou, il réalise de nombreux entretiens auprès de dirigeants européens et de classe moyenne inférieure blanche, de dirigeants ivoiriens, de directeurs d’entreprises multinationales et de travailleurs ivoiriens. Il en conclut que les dirigeants, européens et ivoiriens, expliquent par l’« esprit africain » l’incompétence supposée des natifs à gérer des entreprises industrielles modernes, ce qui ne le convainc pas. Il se penche alors sur l’éducation en interrogeant des enseignants qui, eux aussi, identifient ce même esprit africain comme étant l’obstacle qui empêche les élèves d’atteindre le niveau de compétence des Français ; ils seraient incapables de lecture des schémas techniques représentant des objets tridimensionnels. Il poursuit son enquête auprès des élèves sur les pratiques scolaires et arrive alors à une explication plus simple : la formation introduit l'ingénierie avant les travaux pratiques sur machines ; or, n’ayant jamais vu ni touché de telles machines dans leur pays, alors qu’elles sont courantes en France, les schémas techniques sont des choses abstraites. L’incompétence est liée à la situation, non à la nature ou à la culture africaine. Bruno Latour commence à forger ce qui deviendra son principe d’irréduction : au lieu de réduire le manque de compétence à une cause fondamentale (l'esprit africain), il décrit ce à quoi tient la compétence, ses liens avec toutes sortes de choses empiriquement observables. Il se fait alors ethnographe et propose un programme de recherche empirique pour l’étude des savoirs.

5Alors qu’il était étudiant à l'université de Dijon, Bruno Latour s’était lié d'amitié avec André Malet, ex-prêtre catholique devenu professeur d’université et pasteur protestant, qui lui fait découvrit l'exégèse biblique du théologien luthérien Rudolf Bultmann (L'Histoire de la tradition synoptique, 1921). Par une critique des formes textuelles, il s’agit de repérer les ajouts apportés aux paroles originelles (les ipsissima verbum que le Jésus araméen aurait prononcée) pour les retirer et accéder à la vérité. Toutefois, au lieu de dépouiller les textes pour en trouver les fondements, Bruno Latour découvre plutôt l'importance de tous ces propos ajoutés, les traductions et les reformulations, bref les inventions et les médiations dont le mouvement renouvelle le message. Il l’écrit dans Coming Out as a Philosopher (2010). C’est « seulement le long de la chaîne continue des inventions » [les ajouts ultérieurs] que « résident les conditions de vérité de l'Évangile » (2010, p. 600). Il développe alors l'idée d'un réseau évolutif de connexions, de nappes de textes. Il soutient alors une thèse de Doctorat en philosophie, intitulée « Exégèse et ontologie », en 1975, à l’université de Tours. Il s’agit d’une étude de Clio de Charles Péguy. La question qu’il se pose alors est de savoir comment définir la bonne manière de répéter et de transmettre le message. À trop adapter le message et innover, on risque de trahir le message initial et de le perdre, mais à le répéter à l’identique, le risque est aussi de le perdre à défaut de réussir à le transmettre et de susciter de nouvelles adhésions. De sa thèse, il tire son premier article, publié en 1977 : « Les raisons profondes du style répétitif de Péguy ». Il y avance que Péguy ne parle pas des choses mais de leur mouvement. Il ne s’agit pas d’effacer les médiations : « Plus une nappe de textes est interprétée, transformée, artificielle, reprise, recousue, rejouée et ravaudée chaque fois différemment, plus elle a de chances de manifester la vérité qui est en elle » (Latour, 2012, p. 551).

6Cette affirmation vaut aussi pour sa propre production intellectuelle : il n’est réductible ni à ses origines (évènement, contexte…) ni à ses idées de jeunesse. Pour comprendre sa pensée, il faut suivre ses déplacements.

7Après sa thèse, Bruno Latour se rend en Californie pour étudier un lieu où se fabriquent concrètement des faits et des vérités scientifiques, à savoir le laboratoire du professeur Guillemin, également bourguignon. Il en tire un ouvrage co-écrit avec l’ethnométhodologue Steve Woolgar, publié en 1979 sous le titre Laboratory life. The social construction of scientific facts. C’est le Latour que connaîtra une première génération des chercheur·euse·s et qui marquera profondément les études sociales des sciences et des techniques. Grâce à ses premières enquêtes, il se décide alors à aborder la question de la méthode. Dans une série de leçons données d’abord au Centre STS du CNAM (Conservatoire National des Arts et Métiers) puis au CSI (Centre de Sociologie de l’Innovation) de l’École des Mines de Paris, il expose des principes de méthode pour aborder la science en train de se faire et non pas à partir de ce qu’on en dit après que les vérités ne soient acquises et que les épreuves n’aient eu lieu. Ces échanges avec ses collègues, mais aussi ses nombreux étudiants, lui permettent de rédiger La Science en Action (1989), un ouvrage qui ébranlera l’épistémologie classique.

8Partant de son principe d’irréduction, précisant que « tout peut s'allier à tout », Bruno Latour (1991) propose de développer une « anthropologie symétrique », non seulement étendant le principe de libre association mais intégrant la fin du Grand-Partage et l’obligation du traitement des « Faîtiches ». Il s’agit ainsi de traiter symétriquement des choses dans leur complexité constitutive, en traçant les multiples connexions entre entités de toutes sortes. À contre-courant du programme de la modernité, qui postule une indépendance du savoir par rapport au social et au politique, il rejette les distinctions et oppositions héritées du discours de la modernité, comme de sa critique, séparant notamment science et société, humain et non-humain, et invite à rendre compte des assemblages qui font et tiennent les choses.

9La Revue d’anthropologie des connaissances est en partie héritière de ce mouvement impulsé par Bruno Latour. Même si la majorité des collègues impliqués dans la RAC ne se vivent pas comme latouriens, rares sont celles et ceux qui n’ont pas été affecté·e·s par des déplacements qu’il a opérés.

10Sa philosophie empirique se façonne tout au long des études ethnographiques qu’il réalise, des écrits qu’il commet et des controverses qui l’impliquent ; elle tient à de multiples liens tissés, avec des personnes d’horizons très divers, des auteurs (Deleuze, Foucault, Heidegger, James, Kant, Nietzsche, Serres, Sloterdijk, Souriau, Spinoza, Stengers, Whitehead, Haraway, Braudel, Garfinkel, Greimas, Tarde, Tolstoï…) et des concepts empruntés et réarticulés, mobilisés pour faire passer un message, puis écartés pour faire place à d’autres. Il commente Michel Serres, Étienne Souriau, Alfred North Whitehead, Gabriel Tarde pour en tirer ses propres conclusions. Il les mobilise s’ils permettent de mener son enquête ethnographique et de mieux « faire voir ce que nous voyons », disait Michel Foucault (1978, p. 541). Il opère un grand brassage de concepts et d’auteurs qui entrent et sortent, avec des fragments d’ethnographie qui stimulent la pensée… avant de passer au mouvement suivant.

11Son gai savoir, son amour des sciences, sa bienveillante manière de débattre nous ont beaucoup inspirés et continueront à marquer durablement les travaux qui traitent de la production de la connaissance et de ses déplacements.

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Bibliographie

Foucault, M. (1994 [1978]). La philosophie analytique de la politique. Dans Dits et Ecrits (tome III, texte n° 232). Paris : Gallimard.

Latour, B. & Woolgar, S. (1979), Laboratory life. The social construction of scientific facts. Beverly Hills: Sage.

Latour, B. (1984). Les Microbes. Guerre et paix, Suivi de Irréductions, Paris : La Découverte.

Latour, B. (1989). La Science en action. Paris : La Découverte.

Latour, B. (1991). Nous n'avons jamais été modernes. Essai d'anthropologie symétrique. Paris : La Découverte

Latour, B. (2010). Coming Out as a Philosopher. Social Studies of Science, 40(4), 599-608.

Latour, B. (2012). Biographie d'une enquête. À propos d'un livre sur les modes d'existence. Archives de Philosophie, 75(4), 549-566. https://doi.org/10.3917/aphi.754.0549

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Table des illustrations

Titre Bruno Latour (22 juin 1947 - 9 octobre 2022)
Crédits Crédits : Mathieu Rouault, Spescimen / GrandLabo - extrait de la vidéo réalisée lors de la matinale à l’IFRIS en mai 2015. https://youtu.be/​48QZ4iaYjuc?t=31
URL http://journals.openedition.org/rac/docannexe/image/29397/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 134k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Dominique Vinck, « Hommage à Bruno Latour »Revue d’anthropologie des connaissances [En ligne], 16-4 | 2022, mis en ligne le 01 décembre 2022, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/rac/29397 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rac.29397

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Auteur

Dominique Vinck

Adresse : STS Lab, Université de Lausanne (Suisse)

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Droits d’auteur

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