1Alors que l’alignement sur la production industrielle comme combinaison de travail humain et de capital réduisait les sols agricoles au statut de substrats neutres et les communautés d’espèces environnantes à celui d’éléments perturbateurs, l’émergence d’une « agriculture alternative » (Deverre, 2011, p. 39) en réponse aux impasses du « système agroalimentaire conventionnel globalisé » (Deverre & Lamine, 2010 p. 59) suscite aujourd’hui le retour de l’idée d’un travail de la nature, d’une nature productive. C’est notamment le cas au sein du courant de la permaculture, marginal dans le monde agricole, quoiqu’en expansion grâce à son succès médiatique et éditorial (Centemeri, 2019), dont « l’esprit » est de « travailler avec et non contre la nature » (Chakroun & Linder, 2018).
- 1 Les enquêtés reconnaissent une telle inspiration et présentent telle ou telle pratique comme releva (...)
2Au cours d’une enquête de terrain menée entre 2017 et 2021 dans une quinzaine de lieux du Sud de la France où est pratiquée une agriculture inspirée1 de la permaculture, j’ai été confronté à la façon dont l’insistance sur l’autorégulation et la spontanéité propre des entités naturelles qui composent les écosystèmes conduit à la fois les théoriciens de la permaculture dont les textes et vidéos circulent sur le terrain et les acteurs eux-mêmes – souvent très attachés à théoriser leurs pratiques et à expliciter leurs valeurs – à envisager la possibilité d’un travail de la nature au sein de savoirs pratiques en constitution. La phrase qui donne son titre à cet article : « la permaculture, c’est l’art de faire travailler la nature à notre place » (Clairon, 2015), bien qu’issue d’une source périphérique à mon enquête (un article écrit par un permaculteur dans une revue de jardinage), me semble bien illustrer ces tendances.
- 2 Séjours de travail dans des fermes biologiques où le gîte et le couvert sont fournis contre quatre (...)
3L’enquête de terrain a été menée en participation observante pour des durées d’une à deux semaines sur chaque lieu, éventuellement complétée par des entretiens. Elle s’est déroulée en utilisant le principe du wwoofing2, ce qui impliquait que ma position de chercheur, présentée lors de la prise de contact, était souvent perdue de vue par les enquêtés dans les interactions quotidiennes où j’étais simplement « le wwoofeur ». Du fait de ce mode d’enquête où je participais pleinement aux activités du lieu et où j’étais positionné dans une situation d’apprentissage vis-à-vis des personnes chez qui je séjournais, les données les plus intéressantes ont souvent émergé comme explications pendant le travail ou par observation directe et je n’ai pas pu noter en permanence un verbatim exhaustif, ce qui exclut toute approche systématique de l’usage d’un mot ou d’une expression.
- 3 Certains ont choisi le label Nature et Progrès, décrit comme moins technocratique.
4Les lieux étudiés se situent dans le Sud-Est de la France dans des régions caractérisées par la succession de plusieurs vagues de retour à la terre depuis les années 1970 (Rouvière, 2015) : Alpes du Sud, Haute-Provence, Vercors, Cévennes. Il s’agit de personnes seules, de familles ou de collectifs qui mettent en œuvre une activité agricole articulant production vivrière et production marchande selon un gradient allant de l’éleveur caprin biologique professionnel qui cultive de surcroît un grand jardin potager et quelques fruitiers pour la consommation familiale jusqu’à un collectif centré sur l’autoproduction qui vend quelques plants et légumes alentour tout en ayant pour projet de développer la vente de fruits rouges. Le même gradient se retrouve dans les surfaces mises en œuvre, qui vont de 2000 mètres carrés de cultures vivrières en pente pour une jeune femme vivant dans une maison autoconstruite à une surface de 23 hectares pour une famille installée de longue date, élevant des moutons et possédant des chevaux. Ce qui les rassemble, en plus de la référence à la permaculture, est l’inscription dans la nébuleuse que Geneviève Pruvost qualifie d’alternatifs (2021, p. 20) : ils sont notamment caractérisés par la volonté de vivre autrement, de s’extraire de la société industrielle marchande et par une référence centrale aux valeurs écologistes. Sans recourir systématiquement à la coûteuse certification biologique3 ils évitent l’usage d’intrants chimiques.
Figure 1 : Carte présentant la localisation approximative des lieux étudiés
Crédit :
5Le terme de nature, qui donne son titre à ce dossier, est largement employé par les enquêtés autant que par les sources utilisées. S’il a récemment été mis à distance par un ensemble de travaux savants issus du « tournant ontologique » (Keck, Regehr & Walentowitz, 2015) de l’anthropologie, son usage est encore bien vivace sur le terrain. Il est donc nécessaire de préciser son sens émique. Il serait périlleux de présumer dès l’abord l’unité de sens de l’usage d’un mot aux significations entremêlées parmi des acteurs sociaux différenciés, d’autant plus qu’il peut être employé avec des connotations différentes selon les contextes. En se référant aux trois principaux sens du concept que distingue la philosophe Virginie Maris (2018), le terme mobilisé est un hybride entre une nature-totalité (l'affirmation répétée que l'homme appartient à la nature), une nature-altérité (lorsqu’on prescrit de « laisser une place à la nature » ou lorsqu'il est question d'une vie « plus proche de la nature ») et une nature-normalité (principalement à travers un usage évaluatif de l'adjectif naturel pour disqualifier les produits de l'agriculture chimique). En se fondant sur la typologie proposée par Frédéric Ducarme (2019) à partir d’une analyse de la diversité des définitions du mot, les sens mobilisés par l’usage émique s’inscrivent surtout dans la troisième famille : « la force au principe de la vie » (p. 38), dont une formulation canonique en philosophie a été donnée par Maurice Merleau-Ponty : « le concept de nature n’évoque pas seulement le résidu de ce qui n’a pas été construit par [l’homme], mais une productivité qui n’est pas notre, bien que nous puissions l’utiliser, c’est-à-dire une productivité originaire qui continue sous les créations artificielles de l’homme » (1995, p. 169, cité par Larrère & Larrère, 2015, p. 169). Il est à noter que cet usage ne s’inscrit pas dans les travers d’une dichotomie trop absolue liée au culte anglo-saxon de la wilderness (Cronon, 2009) mais permet au contraire de penser des degrés plus ou moins grands de naturalité.
- 4 Les formes traditionnelles du travail animal en agriculture (animaux de trait et de bât, chiens de (...)
6L’objectif de cet article est alors d’étudier la façon dont la possibilité d’un travail d’entités naturelles4 est appréhendée par ces agriculteurs inspirés par la permaculture. La première partie vise à expliciter comment ce travail est conceptualisé dans les textes centraux du courant de la permaculture, puis à montrer la façon dont les principes correspondants sont appliqués et mobilisés sur le terrain. La seconde partie met l’accent sur les réticences et critiques concernant la mise en œuvre pratique de telles conceptions, notamment relativement à la notion de travail, en lien avec la diversité des conceptions du travail agricole et des positions socio-professionnelles des personnes rencontrées. La notion de travail humain elle-même est alors affectée par ce cadre où elle tend à se dissoudre en activités à accomplir.
7Avant d’envisager ces questions dans les pratiques agricoles ethnographiées, il semble nécessaire de présenter brièvement quelques éléments de contexte concernant la permaculture, et notamment de développer la place que prend en son sein l’idée d’un travail d’entités naturelles et la façon dont elle est conceptualisée. J’ai pour cela choisi de me référer à des ouvrages de référence qui constituent aussi des sources endogènes dont j’ai repéré à plusieurs reprises la présence dans des bibliothèques sur le terrain et qui ont l’avantage de permettre d’expliciter la logique des techniques, principes et valeurs dont on étudiera ensuite la réception.
8Inspirée notamment par l’œuvre de Masanobu Fukuoka (2005), biologiste japonais ayant fait un retour à la terre au début des années 1960 et qui développa les concepts d’agriculture « sauvage » et du « non-agir », la permaculture a émergé en Australie à l’instigation de Bill Mollison, professeur de biogéographie charismatique au parcours atypique, et de David Holmgren, étudiant en design devenu agriculteur, qui inventèrent le mot en 1976 (Centemeri, 2019). Le courant prit ensuite une ampleur mondiale, soutenu par des structures associatives certifiantes unifiées sur le plan international. Une enquête bibliométrique a montré l’immense vogue du terme dans les années récentes, celui-ci passant de 28 occurrences de 2000 à 2005 dans la presse européenne à 6765 de 2015 à 2018 (Boutroue, 2018, cité par Centemeri, 2019). Ce courant de pensée considère entre autres que le respect, la prise en compte ou l’utilisation ingénieuse des mécanismes naturels permettrait une réduction des besoins en travail humain. Ce dernier est vu comme une intervention perturbatrice ambivalente autant que comme un coût en temps et en énergie auquel on devrait donc substituer, par analogie, un travail de la nature.
9Dans l’ouvrage Permaculture. Principes et pistes d’action pour un mode de vie soutenable, un des deux fondateurs du mouvement, David Holmgren (2014) synthétise ses travaux après des décennies d’élaboration de la permaculture, ce qui en fait un livre plus élaboré que les textes originels des années 1970. Dans cet ouvrage, il fait largement appel au langage cybernétique de l’autorégulation des systèmes cultivés (1) et au biomimétisme (2). Ces deux aspects sont visibles dès l’introduction de l’ouvrage dans les définitions données de la permaculture :
Système intégré et évolutif d’espèces végétales et animales pérennes ou s’autopérennisant, utiles à l’homme. [1]
Paysages élaborés en toute conscience qui imitent les schémas et les relations observés dans la nature […] [2] (Holmgren, 2014, p. 36)
- 5 Les autres principes, entre recettes techniques et prescriptions normatives, sont par exemple « ne (...)
10Dans un cas, l’autorégulation permet aux entités naturelles qui composent le jardin de se réguler elles-mêmes, sans nécessiter d’apport en travail humain. Dans l’autre, la nature est prise de façon plus classique comme modèle, comme source de connaissances à imiter, donc comme norme du travail humain. Les agroécosystèmes que la permaculture invite à concevoir doivent donc fonctionner en autonomie (Roux-Rosier, 2020), comme des écosystèmes naturels, tout en fournissant une production. Cette préconisation est reliée à celle d’une moindre intervention humaine. Ainsi, le 5ème des dix grands principes5 que développe ce livre est associé à la citation : « laisser faire la nature » (Holmgren, 2014, p. 229). De fait, le principe de substituer des mécanismes naturels au travail agricole étant au cœur de la pensée permacole, David Holmgren est conduit (lorsqu’il compare le rendement énergétique de diverses pratiques) à utiliser explicitement l’expression de travail de la nature :
Plus c’est la nature qui travaille, plus le rendement net est élevé (Holmgren, 2014, p. 181)
11Il recourt par ailleurs à de nombreuses reprises aux expressions de « production de la nature », de « services rendus par la nature » (p. 249) ou de « recours à des services biologiques » de la part du jardinier (p. 252). Par exemple, il est conduit à développer, utilisant explicitement le mot de travail, différentes tâches agricoles associées à leurs équivalents naturels :
[l’expression de] « tracteur à poule » [désigne] le grattage auquel se livrent naturellement les volailles [qui] recherchent les insectes, remplaçant ainsi les insecticides toxiques, et leurs déjections font le même travail que des engrais à forte intensité énergétique. De la même façon, on peut considérer les herbivores comme de véritables tondeuses […] (Holmgren, 2014, p. 249)
12Au-delà de l’ouvrage de référence du fondateur, la diffusion de la permaculture est passée par le travail d’écriture de nombreux livres de vulgarisation ou de développement thématique des principes en question, souvent écrits par des praticiens ayant eux-mêmes leur ferme. On y retrouve parfois de façon encore plus explicite ces mêmes expressions :
Au lieu d’utiliser massivement des intrants chimiques pour lutter contre les ravageurs, pourquoi ne pas encourager des prédateurs comme les coccinelles et les syrphes à faire le travail pour nous ? (Burnett, 2013, p. 24)
13En France, le couple d’agriculteurs de la ferme du Bec Hellouin, un des lieux emblématiques de la diffusion de la permaculture (Centemeri, 2019) a ainsi écrit un livre à destination du grand public dont un des paragraphes s’intitule « Des milliards de travailleurs “au noir” ! » et donne un aperçu de la diversité des entités considérées :
[…] le jardinier-maraîcher dispose de milliards d’assistants invisibles. Dans la culture sur butte permanente, il est épaulé par un nombre quasiment infini de bactéries, de vers, de champignons, de crustacés qui l’aident secrètement et œuvrent pour lui jour et nuit, y compris les samedis, dimanches et jours fériés, sans jamais demander ni salaire, ni congés payés, sans arrêt maladie ni formalités administratives ! (Hervé-Gruyer & Hervé-Gruyer, 2014, p. 230)
14Les théoriciens de la permaculture sont donc amenés envisager un travail de la nature par le biais de deux éléments médiateurs. D’une part, le résultat, l’obtention d’une production valorisée par les humains, amène à employer le terme « travail » par un déplacement métaphorique. D’autre part, parce que ces processus naturels se substituent à un travail humain, le remplacent, justifiant de les qualifier de travail du fait d’un principe d’équivalence.
15Les savoirs et valeurs de la permaculture circulent sur le terrain à la fois par le biais de lectures (un enquêté était en train de lire La Révolution d’un seul brin de paille (Fukuoka, 2005) lorsque je l’ai rencontré), de conférences, et plus largement par la diffusion d’idées par le biais d’un ensemble d’intermédiaires qui produisent des vidéos en ligne, gèrent des sites ou donnent des formations, ainsi que de façon plus horizontale par des rencontres ou par des groupes Facebook. À plusieurs reprises, des enquêtés ont pu me faire des commentaires sur leurs lectures, ou bien, dans le cas d’un enquêté qui suivait une série de vidéos en ligne de formation à l’usage de l’eau en permaculture pendant la durée de mon séjour, me fournir des explications sur le contenu de sa formation. Ce dernier cas était intéressant en termes de réappropriation car, alors que la formation passait par des vidéos en ligne, c’est sur son propre champ récemment labouré qu’il tentait de me montrer où devaient se situer les points critiques de ruissellement.
16La tentative de mise en application de la permaculture apparaît d’abord dans l’ethnographie par la multiplicité des cultures mises en œuvre, par la place donnée à la biodiversité et plus largement par un certain type d’organisation de l’espace qui, plus qu’une exploitation traditionnelle en polyculture, vise à imiter un écosystème au travers d’associations d’espèces ou d’éléments particuliers comme les mares. Le schéma de l’organisation spatiale d’un lieu étudié dans la Drôme (fig. 2) fait apparaître certains de ces éléments.
Figure 2 : Schéma d’organisation d’un jardin vivrier en permaculture
Crédit : Aquarelle de Jean Autard, 2020.
17Visuellement, il est possible de constater qu’à rebours d’une culture du jardinage où l’ordre, la netteté des rangées et la « propreté » (absence de toute herbe folle) sont souvent très valorisés, les espaces cultivés, surtout dans les lieux les moins professionnels, laissent voir un fouillis de strates superposées et d’espèces différentes dont certaines se sont ressemées ou multipliées végétativement de façon spontanée sans avoir été contraintes par le jardinier comme ici sur ce même lieu d’enquête situé dans la Drôme (fig. 3).
Figure 3 : Laisser une place à la spontanéité du végétal
Crédit : Photographie de Jean Autard, Drôme, 2020.
- 6 Le réseau MSV est né en 2012 d’un groupement de maraîchers qui promeuvent le non-travail du sol et (...)
18Un exemple de la façon dont va être envisagé le travail d’une entité naturelle concerne les vers de terre. Dans le cas de plusieurs potagers vivriers mais aussi dans celui d’une maraîchère biologique professionnelle (Alpes-de-Haute-Provence), il a été fait référence au modèle dit « MSV » ou « maraîchage sur sol vivant »6, dans lequel tout travail du sol est proscrit. Les enquêtés disent alors que le sol se travaille lui-même, notamment en référence à l’activité des vers de terre. Plus généralement et même lorsqu’ils ont recours à une forme ou une autre de travail du sol (qui peut aller de la forme la moins interventionniste, un décompactage superficiel à l’aide de la fourche-bêche dite grelinette du nom de son inventeur en 1964, André Grelin, jusqu’à un labour au motoculteur), les agriculteurs rencontrés sont très attentifs à la vie des sols. À plusieurs reprises, en creusant par exemple pour planter des pommes-de-terre, pour enfouir un tuyau d’arrosage ou pour préparer les trous destinés à recevoir des plants issus de la serre-pépinière du jardin, j’ai exhumé un ou plusieurs vers de terre. À chaque fois que j’en faisais la remarque, mes hôtes jardiniers ou maraîchers se montraient très satisfaits de la présence de ces vers de terre dans leur sol et me demandaient d’en prendre soin. Dans les Alpes-de-Haute-Provence, une telle scène a donné lieu à des plaisanteries sur le fait qu’il ne fallait surtout pas le tuer ou lui faire du mal (ce qui, avec un outil de métal tranchant, arrive très vite) parce qu’il travaillait pour eux. Dans le Gard, lorsqu’en creusant une tranchée je tombais sur des vers de terre et que je demandais quoi en faire, l’enquêté m’a demandé de les remettre dans le potager, sur une planche de culture (l’endroit du potager où on cherche spécifiquement à améliorer le sol) : on peut voir là une mise au travail.
19Un second exemple plus anodin, permettant de voir la diversité des espèces potentiellement concernées, est la façon dont, dans la Drôme, mes hôtes ont pu parler d’un nid de corbeau dont nous entendions les cris en mangeant le soir. Ils m’ont expliqué qu’ils ne voulaient pas les faire partir malgré les nuisances parce qu’en retour, ces corbeaux chassent les autres oiseaux qui mangent les fruits et leur évitent ainsi de devoir s’en protéger autrement.
20La perspective qui sous-tend ces pratiques et en particulier les valeurs sur lesquelles elles s’appuient demandent à être précisées. En effet, la volonté de substituer au travail humain une mise au travail d’entités naturelles pour obtenir les résultats attendus grâce à une meilleure compréhension du fonctionnement des écosystèmes pourrait être vue comme au fond très Baconienne. Par la science (ici la biologie et l’écologie plus que la physique), il s’agirait, selon l’expression du philosophe précurseur de la méthode expérimentale et de l’idéologie moderne de la technoscience, d’obéir à la nature pour mieux la commander (Bacon, 1843, CXXIX).
21Or, ce n’est pas le cas. Ce travail de la nature dont il est question est en même temps un dessaisissement, une absence de maîtrise de la part de l’agriculteur, la nature étant d’abord vue comme force de spontanéité. Il va avec une importance donnée au respect, à l’attention, à la conformité envers ces processus naturels. Il s’agit de laisser travailler la nature, non de la mettre au travail. Cette différence entre ce qui serait une mise au travail d’entités naturelles dans le sens productif moderne et un « laisser travailler » qui s’accompagne d’une forme de respect me semble bien exprimée par la notion « d’art du pilotage », du « faire-avec » telle que Larrère et Larrère (2015, p. 176) l’opposent aux arts démiurgiques de la fabrication. Dans ces pratiques, les entités naturelles sont l’objet d’une démarche attentive qui ne vise pas une maîtrise absolue (Larrère & Larrère, 2015, p. 182). La permaculture permet alors d’observer un « jeu d’équilibre subtil entre substance et relation, maîtrise et déprise » (Chakroun & Linder, 2018).
22C’est ainsi que dans l’ouvrage déjà cité, David Holmgren insiste sur l’inscription dans un cadre plus vaste, dotant la nature d’une sagesse diffuse :
L’injonction « laisser faire la nature » nous rappelle que l’intervention des hommes, leur tendance à complexifier certains processus, peut faire plus de mal que de bien, et que nous devons respecter et honorer la sagesse des systèmes et processus biologiques. (Holmgren, 2014, p. 231)
- 7 Les noms ont été modifiés.
23C’est ainsi, de même, que sur le terrain, les enquêtés insistent souvent sur l’inscription de leur activité dans une vision holiste du monde, dans laquelle chaque entité, humaine ou non-humaine, est reliée par un réseau d’interdépendances et où les enquêtés s’incluent eux-mêmes dans une nature normative. Ainsi, Patrick7, membre d’un collectif néorural vivrier dans l’Hérault et par ailleurs lui-même fils d’agriculteur ayant grandi à la campagne avant de travailler quelques années comme mécanicien puis de s’installer, m’a exprimé cette idée de façon particulièrement paradigmatique :
- 8 Extrait d’entretien, Hérault, Septembre 2017
Pour moi je crois que l'homme, il fait partie de la nature, et j'avais un souci avec mon prof de philo qui séparait nature et culture. Il disait : « c'est deux choses vraiment différentes ». On appartient à la nature, si on la respecte elle nous le rend après.8
24Une des tensions qui émerge dans ce cadre passe alors entre les différents sens du concept de nature : en prenant comme norme une nature-totalité (Maris, 2018) englobante, on s’expose au paradoxe de devoir en extraire ce que l’on rejette des sociétés humaines. En effet, l’insistance permanente à rappeler que l’homme appartient à la nature doit plus être comprise comme un souhait axiologique, comme une proposition normative sur ce qui devrait redevenir le cas, que comme un jugement de fait. Sans cela, les tournures employées par les enquêtés apparaîtraient comme paradoxales, comme ici de la part d’un néorural de la première heure mais au parcours sinueux, ayant vécu plusieurs expériences communautaires dans les années 1970 :
- 9 Extrait d’entretien, Ardèche, mai 2018.
Moi ce qui me plaît c'est que la nature, elle est au dehors de nous et dedans aussi, on appartient à la nature... Or la nature s'autorégule toute seule, si on la laisse, qu'on la dérange pas ; alors que nous humains, c'est difficile à mon avis.9
25C’est ainsi que Laurent, maraîcher des Alpes-Maritimes, a fait usage d’une métaphore organiciste destinée à m’expliquer quel serait l’idéal qu’il souhaiterait suivre dans sa pratique agricole. On y retrouve la tension entre un rôle qui serait un devoir-être, et la déviation que manifeste une civilisation jugée comme écologiquement fautive :
- 10 Extrait d’entretien, Alpes-maritimes, octobre 2021.
La conviction qui m’est venue en m’occupant des plantes : notre rôle dans la nature ce devrait être lymphocyte, globule blanc, réguler les choses, ajuster. À la place : … [on joue le rôle du] cancer ! [rire]10
26Comme on le voit, ce n’est pas tant en opposition avec l’agronomie scientifique – dont l’enquêté cité ci-dessus affirme l’importance dans une citation reproduite ci-dessous – ou en général avec la science moderne que se construisent ces formes éthiques et cette conception holiste de la nature, mais en recomposant des éléments qui en sont issus, les savoirs scientifiques étant vus comme des preuves au service d’une vision morale et englobante. Dans le monde de l'agriculture alternative, on observe ainsi de nouveaux agencements entre la « science rationalisante » et une « nature restaurée de pouvoirs quasi mystiques » (Goulet, 2010, p. 66).
27Sur le plan pratique, ce rapport au « pilotage » et au « faire-avec » apparaît par exemple dans le rapport des enquêtés aux espèces cultivées qui vont se ressemer d’elles-mêmes ou bien se diffuser par multiplication végétative (par exemple par marcottage) sans intervention du jardinier. Il s’agit de situations où « les maraîchers canalisent des initiatives végétales » (Javelle, 2020) plus qu’ils ne les déclenchent. Un cas fréquent, sur lequel on a attiré plusieurs fois mon attention lors de ma visite initiale du lieu, est par exemple la présence de plants de courges (ou autre cucurbitacées) ayant poussé spontanément sur un tas de compost. Les personnes avec qui je travaillais manifestaient une grande satisfaction face à ces plants venus tout seuls, et s’empressaient de le signaler, par exemple en m’exprimant leur fierté face à une planche d’arroche ayant poussé sans intervention de leur part. Une tâche très fréquente pour un wwoofer en maraîchage est le désherbage des planches de culture, souvent effectué à la main (pour plus de précision en cas de cultures intercalées mais aussi pour arracher les racines qu’un sarclage à la houe ne fait que sectionner, ce qui conduit les adventices à repousser plus rapidement). Ils me demandaient alors d’être particulièrement attentif à ne pas arracher ces pousses spontanées. Le pilotage se fait ainsi par une élimination sélective de ce qui ne convient pas pour orienter les espèces spontanées dans le sens de l’écosystème le plus favorable, ce qui rejoint le principe déjà décrit dans d’autres études de terrain de la permaculture d’une pépinière spontanée dirigée (Cohen, 2017, p. 66).
28Dans la pratique, l’expérience des permaculteurs est ambivalente, à la fois, parfois, expérience d’une productivité non anticipée et bienvenue, mais aussi expérience constante d’une nature rétive, de l’échec, parfois de la dévastation de longs efforts par un élément imprévu. Cela les conduit souvent à discuter et à remettre en cause la possibilité de s’appuyer sur le travail d’entités naturelles en remplaçant le travail humain par de telles autorégulations.
- 11 Les prénoms ont été modifiés.
29Un bon exemple de ces réticences m’a été exprimé par Laurent11, maraîcher biologique non issu du milieu agricole dans une vallée de moyenne montagne des Alpes-Maritimes. Trentenaire, ancien militaire, il accomplit régulièrement des missions de dépannage en informatique pour compléter les revenus, insuffisants pour une famille avec deux jeunes enfants, que lui apportent la commercialisation de ses légumes auprès de restaurants, magasins bio et en vente directe. Pendant que nous arrachons des plants secs d’aubergines d’une planche de culture, il me fait part de ses critiques envers la permaculture telle qu’il la conçoit :
- 12 Propos informels, Alpes-maritimes, octobre 2021
Le défaut en permaculture, c’est de ne pas vouloir comprendre l’agronomie et de penser que la nature fera le boulot […] ; un jardin c’est un système artificiel, on choisit de garder que ce qui nous sert, jamais il ne va s’équilibrer ! C’est pour ça qu’on a toujours des ravageurs.12
30Comme on le voit, le fait qu’on pourrait parler d’un travail de la nature si celle-ci se substituait effectivement aux tâches requises est accepté dans l’usage, et l’enquêté emploi l’expression d’un « boulot » de la nature. Mais cette possibilité est considérée elle-même de façon dubitative dans les faits. Ne concluons pour autant pas trop vite à un rejet de la permaculture au nom de l’agronomie conventionnelle. En effet, ce même enquêté, poursuivant sa critique et m’expliquant le caractère inapproprié de l’enfouissement de matière organique dans les buttes, pratique qu’il attribue aux permaculteurs, la disqualifie par l’argument : « si ça avait été le meilleur système, alors la nature l’aurait fait ». Ce qui apparaît, c’est qu’il adhère lui-même à un système de valeurs dans lequel la nature joue un rôle de modèle et de norme, et que c’est au nom de ce système de valeurs qu’il produit sa critique.
- 13 Propos informels, Hautes-Alpes, septembre 2021
31Une autre interaction de terrain significative de ce point de vue a eu lieu dans les Hautes-Alpes. Nous étions sur un terrain à flanc de montagne, où quelques prés en friche peu-à-peu envahis par des buissons (églantier, épine vinette) au milieu desquels poussent des châtaigniers plantés jadis s’ouvrent dans une forêt de mélèzes. Les propriétaires du lieu et mon contact sur place, représentant d’une association locale centrée sur l’agriculture, souhaitaient mettre en culture ce terrain et avaient invité une spécialiste de permaculture du département. Cette dernière possède sa propre ferme biologique à une heure de route du lieu où nous nous trouvions, où elle organise régulièrement des formations payantes. Or, alors que celle-ci se montrait enthousiaste, avançait de nombreux grands principes similaires à ceux que nous avons décrit et exhortait notamment à « laisser venir l’abondance naturelle », le représentant de l’association m’a dit en aparté que tout ceci était bien beau mais que « si on ne fait rien, ici, c’est la forêt et les ronces »13. Plus tard, revenant sur les interactions, il décrivait la visiteuse comme passionnante, mais comme en même temps un peu « dans la poésie », c’est-à-dire faisant preuve de trop d’enthousiasme et manquant de réalisme.
32La perception par les enquêtés des principes de la permaculture consistant à laisser travailler la nature à la place des humains est ainsi ambivalente. Quoiqu’un ensemble de principes soient souvent acceptés comme norme idéale, que les valeurs ne soient pas frontalement contestées, on trouve fréquemment une distance critique qui confine au scepticisme voire au rejet dans l’usage pratique de telles recommandations.
33Ce scepticisme s’exprime par exemple sur le lieu d’enquête drômois dont j’ai reproduit le plan ci-dessus, Géraldine, animatrice de l’association dédiée à la permaculture active sur le lieu, reprenait la pratique du « Milpa, ou trois sœurs », mode de culture inspiré des Incas qu’elle a découvert dans un magazine consacré au jardinage biologique, et qui consiste à associer courge (pour couvrir le sol), maïs (pour servir de tuteur) et haricots (pour enrichir le sol grâce aux bactéries symbiotiques fixatrices d’azote des nodosités racinaires). Ce faisant, ces différentes actions mutuelles des plantes les unes sur les autres sont censées remplacer les exigences en travail humain correspondantes : désherbage manuel (en agriculture biologique) pour se débarrasser des plantes adventices qui pousseraient sur un sol non couvert ou bien travail de paillage ou usage de bâches plastiques pour couvrir le sol ; travail de planter des tuteurs et d’y attacher les plants grimpants de haricots ; travail de fertilisation du sol par du fumier et du compost. Or, elle me montrait avoir commencé par les cultiver côte-à-côte, sur des parcelles voisines (donc sans bénéficier des potentiels atouts de l’association des cultures) à titre expérimental, pour voir comment les trois cultures se comportent à proximité l’une de l’autre sans prendre de risques. L’association perdait alors tout intérêt et elle s’en rendait compte, mais une culture sur une même planche allait trop à l’encontre de ses habitudes. Particulièrement soigneuse, Géraldine est attachée au fait de faire le travail elle-même, de bien désherber ou de mettre des tuteurs régulièrement alignés. Travaillant avec elle, j’ai moi-même transporté de nombreuses brouettes de fumier de cheval pour enrichir le sol du maïs, exigeant en azote.
34Au-delà de ces réticences qui apparaissent dans les pratiques, la réception est souvent ouvertement critique. Cyril, maraîcher d’un collectif de deux familles installé récemment dans l’Hérault, produisant autant pour l’autoconsommation que pour vendre les surplus sur les marchés de façon semi-professionnelle, a ainsi pu me déclarer que « la permaculture a fait beaucoup de dégât », non au sens de dégâts écologiques ou matériels, mais en expliquant que pour beaucoup de néophytes, avoir cru prématurément aux principes de la permaculture sans être passé par l’étape de l’apprentissage des compétences et formes classiques du jardinage avait conduit à l’échec. Ainsi, tout en acceptant que la permaculture, telle que mise en place dans quelques lieux, peut constituer une forme d’idéal, il insiste sur l’importance d’abord d’apprendre à jardiner de façon classique. Notamment, il rappelle le fait que le jardinage exige un important travail, notamment de désherbage, et qu’à trop croire dans l’autorégulation des systèmes, on finit par ne rien produire. Cette insistance va avec la mention de l’importance de l’humilité vis-à-vis des « anciens », agriculteurs des environs, qui malgré leurs potentiels errements dans l’agriculture industrielle maîtrisent un grand nombre de savoirs pratiques. Il condamne ainsi la supposée arrogance de certains néoruraux donneurs de leçons en se référant à ses propres débuts et à une première année où il n’a pratiquement rien produit. Ainsi, il souhaite se rattacher à une image traditionnelle du paysan, jusqu’à par exemple se montrer fier de commencer à ressentir le « mal au dos du maraîcher ». L’ethnographie des techniques agricoles qu’il met en œuvre confirme à la fois l’adoption de certains principes liés à la permaculture, comme la culture sur butte en sol vivant et le paillage, mais montre dans le même temps qu’un travail important de désherbage, buttage, paillage, a été accompli pour obtenir un résultat net et régulier (fig. 4).
Figure 4 : Désherbage et paillage soigné en culture sur butte et sol vivant.
Crédit : Photographie de Jean Autard, 2021.
35Plus que d’opposer théorie et pratique de terrain, ce qui apparaît aux travers de ces différentes discussions et réceptions critiques, c’est d’abord la façon dont un cadre de valeurs sous-jacentes est globalement accepté quoique discuté dans ses répercussions pratiques.
36Ces discussions et l’acceptation variable d’un dessaisissement au profit d’un travail d’entités naturelles dépendent en particulier de la relation qu’entretiennent les enquêtés au travail, mais aussi du type de choix économique qu’ils adoptent.
- 14 C’est en particulier le cas d’une fille d’agriculteur d’une trentaine d’années à qui n’est revenu q (...)
- 15 Propos informels, non enregistrés (notes manuscrites), Alpes-de-Haute-Provence, juin 2020. Or, le m (...)
37Le travail, comme pratique, comme concept et comme valeur, est ainsi l’objet d’appréciations variées de la part des personnes rencontrées. D’un côté, beaucoup ont choisi l’agriculture en rupture avec le monde du travail salarié et ses exigences. Les fils et filles d’agriculteurs ne représentent environ qu’un enquêté sur dix et eux-mêmes ont vécu l’agriculture comme un choix par rapport à d’autres carrières qui leur étaient potentiellement ouvertes et que leur entourage a pu les inciter à choisir14 (voir à ce sujet Samak, 2021). Les autres se sont construits autour d’un choix d’autonomie et de rejet des contraintes de l’emploi. On peut trouver aussi bien d’anciens ingénieurs, instituteurs ou agents de la fonction publique ayant fait un choix avant tout culturel et idéologique, que des personnes victimes de la précarisation du marché du travail et de conditions de travail difficiles, comme un ancien maçon victime de troubles musculo-squelettiques ou des personnes ayant connu des périodes de chômage, petits boulots et travail saisonnier. En particulier pour ceux qui ont fait le choix d’une agriculture semi-professionnelle, largement vivrière et basée sur l’autoproduction, l’insistance sur l’autonomie passe par un rejet du terme de travail, et sur le rappel du caractère agréable et libre de leurs activités. Un enquêté dans un collectif où j’ai passé deux semaines a pu dire à des visiteurs extérieurs : « Vous êtes en vacances : nous c’est toujours le cas ! »15. Même chez des agriculteurs professionnels déclarés administrativement, mes questions sur leur temps de travail élevé étaient contrebalancées par des réponses qui insistaient sur une liberté en compensation, sur le fait qu’ils pouvaient ne rien faire lorsqu’ils le voulaient pour une pause ou une journée de repos – malgré le fait qu’en réalité, le temps agricole puisse porter lui-même des contraintes temporelles propres (Sallustio, 2019).
38D’un autre côté, le travail est fortement valorisé, les enquêtés veulent explicitement se démarquer du cliché social du néorural des communautés des années 1970 paresseux et fêtard. Le sérieux au travail, le fait de se lever tôt pour travailler au potager est d’ailleurs souvent désigné comme un élément perçu très positivement par le voisinage (Pruvost, 2014, p. 37), qui commence souvent avec des préjugés négatifs : sur un lieu collectif dans les Hautes-Alpes, un des membres m’a expliqué que la proximité de la route départementale qui surplombe leur terrain, bien que source de nuisances, était une bonne chose pour eux en ce qu’elle permet aux habitants des villages alentour de les voir travailler, de savoir ce qu’ils font plutôt que de projeter sur eux les fantasmes négatifs associés aux alternatifs (culture de drogues, saleté...). Cette valorisation du travail peut aussi être liée à la satisfaction de produire des résultats visibles de ses propres mains, à un sentiment d’auto-efficacité en opposition avec l’abstraction de la division du travail et l’image rejetée de l’absurdité administrative du travail « de bureau ».
39Du point de vue des activités économiques adoptées, on peut distinguer un gradient permettant de classer les enquêtés entre deux pôles. Le premier pôle concerne ceux qui, souvent installés depuis plus longtemps ou dotés de plus de moyens (grâce à des antécédents familiaux agricoles ou bien grâce à un patrimoine accumulé dans une activité antérieure), s’inscrivent dans la volonté de devenir des agriculteurs biologiques professionnels. Ils sont plus enclins à faire le choix de la mécanisation et à avoir un rapport utilitaire à leur travail, bien qu’ils insistent tout autant sur la dimension de passion ou de vocation de cette activité. L’autre pôle correspond à un choix qui s’apparente plus à l’idéal-type du paysan tel que défini classiquement dans l’anthropologie économique (Wolf, 1966) par la recherche d’une autonomie vivrière et une autoproduction familiale la plus importante possible, le recours au marché n’étant qu’un complément. Ces enquêtés sont ainsi dans une logique de diminution de leurs besoins et recourent souvent à des activités salariées annexes plus qu’à la vente de produits agricoles pour obtenir le revenu monétaire qui leur est nécessaire pour se procurer ce qu’ils ne peuvent produire sur place. Ces derniers sont les plus enclins à avoir un rapport au travail distancié, insistant sur l’insertion dans un cadre naturel holiste visible jusque dans leurs logements (fig. 5), où l’habitat léger résulte à la fois d’une précarité économique et du choix d’une proximité plus grande avec la nature.
Figure 5 : Schéma d’un lieu de vie collectif en habitat léger.
Crédit : Aquarelle de Jean Autard, 2021.
40Bien que ce ne soit pas une règle exclusive, ce sont plutôt ces derniers qui vont insister sur la place laissée au travail d’entités naturelles, mais aussi sur la naturalité de leur travail et de leurs activités. À l’inverse, un rapport professionnel au travail, ancré dans des exigences marchandes plus poussées que sur un lieu visant à l’autonomie vivrière, contribue à une mise à distance de ces idées et au choix d’actions plus interventionnistes, passant par exemple par un certain degré de mécanisation. Un maraîcher professionnel peut ainsi plus difficilement se permettre de perdre une production qui correspond à un investissement et à des attentes de la part des clients (qui réclament un éventail varié de fruits et légumes à chaque saison : une maraîchère m’a expliqué que les clients préfèrent faire tous leurs achats sur le même étal du marché et que, si elle manquait de variété, ils iraient ailleurs), alors que ceux qui produisent d’abord pour eux-mêmes peuvent compter sur une production pour compenser l’autre – même si, dans un lieu où nous avons mangé du concombre presque à chaque repas pendant une semaine, les enquêtés dissimulaient mal une certaine lassitude face à la monotonie du menu. L’exigence marchande se traduit ainsi par celle d’une plus grande maîtrise dans les champs, quoique celle-ci ne soit pas non plus incompatible avec certaines pratiques que nous avons décrites comme le maraîchage sur sol vivant.
41Un dernier point pouvant contribuer à des réticences sur la possibilité d’un travail d’entité naturelles est la mise à distance du concept de travail tel qu’il s’est spécifiquement institutionnalisé comme réalité sociale séparée au cours de l’industrialisation. Malgré les différences socioprofessionnelles déjà notées, l’insertion des enquêtés dans un cadre holiste d’une agriculture paysanne où chaque élément occupe une place et réalise un ensemble d’activités qui s’imposent d’elles-mêmes – et dans l’idéal discursif sont conformes à ce que doit être une vie idéalisée, en négligeant les frictions du quotidien – contribue à une dissolution des frontières classiques entre travail productif et reproductif, et entre travail et loisir. Pour le premier point, comme le notait déjà Tchayanov (1995 [1925]) dans le monde paysan traditionnel, un ensemble de tâches conçues comme nécessaires à la reproduction de l’existence vont inclure aussi bien des activités agricoles que l’on définirait ailleurs comme productives et des activités qui seraient vues comme de l’ordre du travail ménager. On peut citer à ce titre la liste des activités que j’ai accomplies en tant que wwoofer lors d’une journée d’enquête en accompagnant mon hôte, qui reflète bien cette diversité de tâches :
- 16 Extrait de journal de terrain, Hautes-Alpes, septembre 2021.
Mardi 14 septembre 2021, matin : Réveil, couper du bois pour le chauffage pour se réchauffer le matin. Déplacer le parc des brebis [...]. Ramassage de fruits au potager pour préparer le repas avant midi. Pascal : étendre la lessive avant / Moi : ramasser pommes avec escabeau puis mûres pendant qu’il prépare le repas.16
- 17 Propos informels, Drôme, septembre 2018
42Toutes ces activités ne sont pas conçues comme séparées. De même, beaucoup des activités agricoles ne sont pas dirigées par un pur objectif économique mais par la curiosité, le plaisir, la volonté d’apprendre et de faire telle ou telle expérience, ou même plus largement l’envie de se conformer à une image culturelle idéale de ce que doit-être le paysan, par exemple lorsqu’un paysan-boulanger déclare « faire quelques agneaux pour le plaisir »17.
43Plus qu’un concept de travail comme séparation et opposition envers la nature, les enquêtés sont ainsi attachés à un cadre où les différentes activités s’inscrivent dans un ensemble de nécessités liées à la nature des choses, au rôle de chaque élément dans un système plus vaste. Le travail humain se dissout ainsi en « choses à faire » tandis que le travail de la nature n’est, comme on l’a vu, rien d’autre pour les entités considérées que leur rôle naturel, spontané, dans une nature providentielle et accueillante où l’homme se contente d’orienter à son avantage certains processus.
44Ce glissement peut être mis en évidence de façon intéressante en montrant la façon dont au sein des formes les plus classiques du « travail animal » va être pensée la possibilité d’une suspension de l’exigence de productivité. Certains non-humains vont se voir reconnaître le droit à seulement être là, indépendamment de leur utilité. Ainsi tel chien de berger d’un éleveur des Hautes-Alpes « ne travaille pas » ou tel âne, dans un lieu collectif des Alpes-Maritimes, dont j’interroge le rôle « sert seulement à faire du crottin » (fig. 6). De même, certaines plantes vont être laissées là car elles ne dérangent pas ou parce qu’elles sont venues toutes seules.
Figure 6 : Les ânes, dégagés de toute exigence d’utilité.
Crédit : Photographie de Jean Autard, 2021.
- 18 Le terme de Physiocrates désigne une école de philosophie économique d’origine française qui pose c (...)
- 19 Bien qu’on puisse rencontrer chez Marx l’idée d’un rôle de la terre et de la nature dans la product (...)
45La productivité propre de la nature était au cœur des pensées organicistes de la Renaissance (Merchant, 2021, chapitre 3) et encore de celle des Physiocrates18 au XVIIIe siècle, qui opposaient le travail humain ne faisant que convertir sous une forme différente la valeur qu’il a reçu par la nourriture au « don gratuit de la nature » (voir Jessua, 1991, p. 76) qui permet, dans l’agriculture, de produire plus que le travail engagé. Une telle propriété fut effacée à l’âge industriel. L’école classique anglaise et Marx à sa suite19 souscrivent largement à la conception d’une valeur-travail pour laquelle seul le travail humain est producteur de valeur : le travail devient une spécificité de l’homme, qui le distingue de la nature. Le succès de la permaculture et l’émergence d’agricultures alternatives orientées par l’écologie (qui s’accompagnent de la circulation de connaissances théoriques et pratiques, articulant savoirs scientifiques, savoirs-faire empiriques et éléments normatifs) conduisent aujourd’hui à envisager de nouveau la valorisation d’un travail de la nature pour obtenir une production agricole. L’insistance sur l’idéal d’autorégulation des systèmes cultivés, sur les inconvénients d’une intervention humaine excessive en travail et en énergie ainsi que la « revalorisation des processus biologiques spontanés […] dont la permaculture constitue une expression caractéristique » (Cohen, 2018) composent une perspective du faire-avec, du pilotage (Larrère & Larrère, 2015, p. 176) et du soin plus que de la maîtrise, qui entre en conflit avec la façon dont le travail (humain) a été constitué comme valeur cruciale et conçu comme principe organisateur des sociétés industrielles. La circulation de principes éthiques s’articule alors avec la diversité des ethos socio-professionnels pour donner lieu à des remises en causes de ces principes sur le terrain (lorsqu’ils sont considérés comme trop idéalistes ou trop difficiles à atteindre) et à la constitution de savoirs pratiques locaux. Ces derniers sont des compromis entre ces principes réinterprétés, les exigences d’un cadre normatif commun et des savoirs-faires ruraux plus traditionnels et éprouvés.