1Nomenclature en latin, loupe et musette, listes d’espèces, lente déambulation dans les bosquets, manuels d’identification émaillés de photos, longues heures d’observation en embuscade, planches de dessins naturalistes sous verre. Une série d’objets qui nous sont familiers mais semblent s’éloigner de plus en plus comme les attributs d’une tradition trop ancienne ou d’un goût vintage. Vanessa Manceron redonne vie à ce monde d’objets et de pratiques en nous proposant cet essai d’anthropologie des naturalistes amateurs en Angleterre. L’auteur nous permet de suivre au plus près les individus – si nombreux de l’autre côté de la Manche – qui vivent passionnément cette identité de « naturaliste » entre objectivation et sensibilité, analyse scientifique et expérience de « l’enchantement ». Elle décortique chemin faisant leur manière si particulière de savoir, et nous livre ainsi toute son actualité face à l’anthropocène. « Veilleurs du vivant » est un ouvrage plein de charmes qui rend honneur aux acteurs modestes de cette recherche de reconnexion avec le vivant. Un livre qui explore comment ce qui pouvait sembler suranné, cette « sensibilité » aux vivants qui nous entourent, est aussi plein de potentialités pour affronter des défis à venir.

2Les veilleurs du vivant appartient à la production d’une nouvelle génération d’auteurs en sciences sociales. Son titre pointe cette connivence. Le choix du terme « vivant » inscrit clairement le livre au sein de la galaxie des publications explorant à nouveau frais les relations entre humains et les autres êtres vivants, réarticulant l’histoire humaine et l’histoire naturelle. Le terme de « veilleurs », soit « être de garde et prendre garde » (p. 24) peut se replacer au sein d’un registre émergent de termes – qui renvoient d’ailleurs à des perspectives différentes : des animaux « sentinelles », des militants « lanceurs d’alerte », des chercheurs « diplomates », voir des citoyens « vigiles » et plus largement, des humains capables « d’attachements », « d’attention » voire de care envers le monde vivant. Le terme de veilleurs souligne pourtant que les protagonistes de Vanessa Manceron sont plus discrets, ou même obscurs, loin des éclats militants comme des révolutions intellectuelles en cours, et jouent un rôle social aussi important que négligé pour (re)connaitre le vivant mais surtout suivre son risque de disparition.

Une pièce sur les naturalistes amateurs en sept actes

3L’ouvrage s’ouvre par le chapitre « Imbrications » qui vise à faire ressentir au lecteur ce qu’est cette manière d’habiter la countryside (avec « une connotation à la fois agricole, paysagère et naturaliste », p. 42) lorsque l’on s’attache aux vivants qui peuplent un territoire, guidé par les raisons croisées de l’exigence morale de « secours » et du souci patrimonial. Nous découvrons ainsi Wedmore, un village des marais littoraux des Sommerset Levels & Moors où a débarqué l’anthropologue. En nous promenant à la suite de ses habitants, nous découvrons cette manière d’habiter : « La nature pour la majorité d’entre eux, n’est ni le terroir, ni le sauvage » (p. 18), il s’agit plutôt d’un compagnonnage avec la wildlife loin des représentations de la wilderness nord-américaine. C’est une nature en grande partie familière, presque sur le modèle du jardin où la gestion tiendrait autant de l’accompagnement, de l’écoute, de la disponibilité et de la connivence, que de l’accumulation de connaissances.

4Les deux chapitres suivant « Appariements » puis « Une fenêtre sur l’existence » explorent la production de cette identité de naturaliste amateur. L’auteur montre comment on naît ou devient naturaliste depuis les premiers émois de l’enfance « une forme de conversion ou plus exactement d’élection révélée. » (p. 75). L’auteur nous en livre les récits d’origine, profondément ancrée dans une matrice culturelle britannique, stimulée par l’institution scolaire, modelée par de discrètes validations familiales. Plus encore, cette « élection » est nourrie d’expériences précoces outdoor et de premières lectures, puis par une constance sans faille tout au long d’une vie marquée par l’éthique protestante de l’ouvrage et de la vocation individuelle (p. 91). Cette identité naturaliste est aussi une manière de construire son individualité et « ancre l’observation fine du dehors dans la sphère intime et privée du dedans » (p. 69). Le troisième chapitre montre comment cette identité de naturaliste amateur plonge s’édifie au revers de la vie professionnelle, à travers divers accommodements biographiques, comme voie de réalisation de soi. Cette passion pour l’histoire naturelle est nourrie de trois siècles d’observations et d’écrits. Cette identité rassemble les individus par-delà les différences sociales et politiques et euphémise le clivage scientifique professionnel/amateur : « Il est rare de trouver une activité qui soit à ce point passe-muraille de cloisonnements sociaux […]. Ces préoccupations sont laissées hors champ car dans la botanique on ne parle que de plantes, ou presque. » (p. 105).

5Ensuite, les chapitres « Assemblages » et « Concordances » décrivent et interprètent les pratiques naturalistes de terrain. Le premier attire notre attention sur tous les gestes et les opérations cognitives qui sous-tendent le recording, ce repérage minutieux des espèces présentes sur un territoire, ainsi que la production des cartes de distribution spatiale des espèces.

Dans ce sens l’observation naturaliste est un régime d’attention plutôt qu’une activité stricto-sensu, une forme de vigilance des sens, plus ou moins intense, plus ou moins flottante selon les moments et les lieux que l’on observe, mais qui est immanquablement activé lors du contact avec la chose vue et/ou entendue. (p. 117).

6Le Chapitre 5 est lui centré sur les modes de visualisation, de représentation sur papier et d’identification des espèces qui se construisent dans un aller-retour entre l’expérience de terrain, la mémoire personnelle et la connaissance des types déjà identifiés dans la littérature. Vanessa Manceron explore également les défis que cet art de voir, acquis par une longue expérience, doit surmonter : transformation des classifications par la phylogénie, « pièges perceptuels » et confusions, qui rendent si difficile cette concordance entre catégories et variété des spécimens vivants observés.

L’identification fait du monde une mesure de l’expérience et fait de l’expérience une mesure du monde. Les naturalistes évoluent parmi ces êtres à l’identité incertaine et/ou à la présence furtive, avec l’aisance d’une espèce biologique parmi les autres et en se passant d’artefact. (p. 179).

7Le sixième chapitre appelé « Merveilleuses créatures » constitue une longue réflexion qui s’appuie sur l’accompagnement de Robin sur le terrain, un observateur passionné des buses. L’auteur nous fait ainsi découvrir la chorégraphie des buses ainsi que l’élaboration pratique de leur « système résidentiel » (p. 199). Une dense réflexion émerge alors sur la manière de considérer les oiseaux – avec leur appareil perceptuel spécifique – et sur l’éventuelle individuation de leurs comportements (cf. le « catalogue d’histoires de vie des buses » de Robin, p. 196). En montrant que les « buses en situation [qui] sont des existants à ethnographier » (p. 216), Vanessa Manceron élabore une comparaison avec la posture de l’anthropologue face à l’exotisme des autres sociétés humaines. Enfin, dans le dernier chapitre « Disparitions », l’auteur revient sur l’histoire de la catégorie d’extinction, sur l’installation des politiques d’inventaires au Royaume-Uni marquées par deux points d’intensifications dans les années 1930 puis les années 1970, avant d’analyser comment les pratiques naturalistes doivent s’articuler avec les approches de l’écologie scientifique et des politiques de conservation. Vanessa Manceron recompose ainsi la forme d’engagement des naturalistes amateurs, modelée par un fonds moral et religieux, mais aussi par l’institution anglaise des « trusts », ces associations prenant en charge la gestion du patrimoine et plus largement la production d’une multitude de biens communs, qui sont devenus des acteurs centraux de la conservation. « Contribuer » à un dessein collectif est un ressort profond de ces amateurs, et cette articulation avec les grands inventaires à visée conservationniste insuffle une nouvelle légitimité à leurs activités. Pourtant, ces dispositifs centralisés et très formatés de recensement des espèces sont souvent vécus comme trop intrusifs à cause de leur enrôlement dans la logique du Big Data.

Écrire un essai anthropologique sur la « culture naturaliste »…

8Le texte donne l’impression d’être composé avec une grande liberté, tissant avec fluidité – et sans que le lecteur ne s’en rende compte – une succession de parties dont le statut est pourtant nettement distinct : descriptions ethnographiques et extraits d’entretiens conséquents où l’auteur accompagne au plus près certains personnages qui réapparaissent régulièrement au fil des chapitres d’une part, analyse et interprétation des pratiques naturalistes à partir de multiples sources écrites (« internes » ou universitaires) d’autre part, et enfin retours historiques sur certaines notions et discussions conceptuelles qui viennent contribuer par la bande à la richesse du fil déroulé par Vanessa Manceron. Une riche sélection de citations illustre la familiarité de l’auteur avec la littérature naturaliste britannique et son histoire, qu’elle met en dialogue avec la réflexion anthropologique contemporaine (comme les travaux d’Anna Tsing ou Tim Ingold), en particulier lorsqu’elle nuance largement l’ontologie naturaliste telle que Philippe Descola l’a décrite, puisque son livre montre à quel point les naturalistes s’inscrivent clairement dans le projet moderne tout en expérimentant des modes subtiles de compagnonnages interspécifiques. La confrontation avec les travaux contemporains de sociologie des sciences, dont ceux sur les amateurs, est plutôt gardée pour la conclusion de son livre.

9Dans les parties de réflexions sur la « culture » naturaliste, avec ses routines, ses représentations du monde et ses valeurs, l’entité active décrite est « les naturalistes », plus souvent encore « les naturalistes amateurs » et parfois avec plus de justesse « les naturalistes amateurs anglais ». Ce mode de généralisation, courant en anthropologie, se base sur une longue imprégnation et permet de mettre à jour les principes recteurs d’une sorte de communauté partageant la passion naturaliste. Ce « ils » ne cachent-il pas parfois l’hétérogénéité de ce milieu ? Il est possible de relever trois formes de comparaison qui consolident cependant cette généralisation, par-delà les allers-retours sans couture entre ethnographie et connaissance livresque. La première est celle qui confronte les pratiques des botanistes avec celles des birdwatcher/ornithologues, les deux groupes d’enquête de l’auteur. Ce focus ne vise pas à analyser finement l’ensemble des spécialités naturalistes (par exemple, certains modes d’identification ne passent que par des traces de présence ; voir, pour le son, pp. 170-173) mais permet de saisir dans les pratiques convergences et divergences épistémologiques. La seconde comparaison est aussi originale que féconde : la confrontation entre les pratiques de terrain des naturalistes et celles des ethnologues. Dès l’introduction ce filet est lancé « Leur mode d’attention est à la fois bienveillant et distance respectueuses, discret mais consistant, opiniâtre et guidé par un souci d’exhaustivité, concentré et procédant par imprégnation ». (p. 27). La réflexion comparative se poursuit ensuite sur la méthode par observation, sur le rôle du « je » articulé au registre de l’objectivation dans l’écriture, sur le positionnement de l’observateur, mais aussi sur l’élaboration d’une véritable « interprétation » pour rendre compte des relations entre oiseaux (en particulier pp. 202-210, 214-215 puis en conclusion pp. 270-272). La mise en miroir des amateurs britanniques et français initie un troisième axe de comparaison (i.e. pp. 238-239, 273) : les premiers se dédient à cette countryside anthropisée, se distinguent par le « credo anglais selon lequel le bien commun est surtout l’affaire des individus » (p. 35) soutenus institutionnellement par les fameux « trusts », plutôt que par l’État (cf. Chapitre 7). Il « s’invente outre-Manche une éthique communautaire élargie aux non-humains qui n’a pas son pendant en France » (p. 28).

10Cette éthique travaille à un élargissement de la polity. Elle contribue à une politisation discrète et pour ainsi dire réticente, ancrée comme on l’a vu ci-dessus dans un régime d’attention, une forme de contribution citoyenne, une manière de « se sentir vivant parmi les autres », de veiller sur des voisins précaires. La transformation que pointent les naturalistes ne se situe pas au niveau des conflits sociaux et politiques : « L’émancipation naturaliste n’est pas une fuite des siens mais une activité sociale qui produit des liens au lieu de les considérer comme acquis ou subis. » (p. 103). Cette politisation promeut une certaine forme de subjectivation, une confiance dans la possibilité de renouveler les liens entre humains et autres espèces, mais prend ses distances tant vis-à-vis des récits d’effondrement que des politiques gestionnaires surplombantes.

11L’auteur suit les naturalistes au plus près de leurs pratiques et de leurs représentations et son analyse semble s’orienter en accompagnant leur regard sur le monde. Les origines élitistes de cette passion sont évoquées mais comme une dimension dépassée : ceux qui pouvaient libérer du temps pour la quête naturaliste ont d’abord été les aristocrates, le clergé ou même les militaires (pp. 96-98). Les clivages sociaux-politiques sont dissous dans la passion partagée. Les conflits, les inégalités et les hiérarchies au sein du monde naturalistes ne sont que signalés au détour d’une analyse. La collectionnite aiguë de données ou de spécimens et la recherche de prestige individuel – pourtant largement présentes – ne sont décrits que comme le fait de marginaux mis au ban de la communauté (pp.146-47). La compétition n’est mentionnée qu’une fois sous la forme d’une « camaraderie sur fond de concurrence » puisque la quête « contraste avec l’idée qu’on pourrait se faire d’une accumulation froide de données quantitatives arrimées au désir capitalistique d’identifier le plus grand nombre d’espèces. » (p. 148). On peut considérer que la promotion de « l’intérêt au désintéressement » (Bourdieu, 2022) et la mise à distance des attributs sociaux de la vie « normale » (aspects financiers, obligations professionnelles, inégalités sociales, etc.) rapprochent bien les valeurs dominantes de ce ce monde social de celles de l’humanitaire, de la vie religieuse ou des nombreux autres collectifs fondés sur la promotion de loisirs partagés. Pourtant l’auteur a choisi de ne pas creuser la résurgence des dynamiques agonistiques et égoïstes et le rôle de ces passions « coupables » dans la dynamique d’ensemble du milieu naturaliste. En suivant les réticences des naturalistes amateurs, l’auteur s’intéresse assez peu à la « surveillance biopolitique » (mentionnée p. 237 puis p. 255), aux capteurs et infrastructures numériques, à la mise en base de données et à son économie, aux métrologies et à toutes les procédures de mise en commensurabilité, standardisation. Autant de dimensions pourtant si chères aux analyses de STS. Ceux qui voudraient en savoir plus sur ces aspects regarderont avec profit le tout récent dossier de la RAC proposé par Loran Heaton et Florian Charvolin (2022).

12En somme, le livre Veilleur du vivant est une lecture délicieuse pour tous ceux qui s’intéressent à la contribution de l’anthropologie face à l’anthropocène, tous ceux qui s’intéressent aux pratiques des amateurs et à la participation citoyenne, tous ceux qui veulent penser l’homme comme un vivant parmi les autres vivants.