1Favoriser « la nature en ville » est désormais l'objectif de nombreux de nombreux projets de recherche, d’opérations d’aménagement ou de politiques municipales. Sans être toujours abouties, ces initiatives cherchent à placer les processus écologiques au cœur de la fabrique urbaine. Qu’est-ce que cache ce verdissement ? Le livre de Marion Ernwein (2019) l’a d’abord analysé comme une recomposition néolibérale de la ville contemporaine. Elle critique les logiques de mise en marché et gestion du vivant qui sont forgées pour promouvoir la nature urbaine.

3Comment la discipline de l’écologie a-t-elle évoluée pour souscrire à ce nouveau paradigme urbain ? Qu’est-ce que ceci produit sur les acteurs de ce champ et quels connaissances et déplacements peuvent être effectivement observés ? Quelles théorisations de la ville et de la nature (sauvage) sont produites ? Pour répondre à ces questions inédites, les onze chapitres de cet ouvrage s’inscrivent dans une perspective interactionniste, fondée sur les science studies et la géographie culturelle. Des analyses produites par les chercheurs en sciences sociales sur l’histoire et les mots ou concepts de l’écologie urbaine (métabolisme, friches, hygiénisme, etc.) mettent en perspective des études de cas contemporains dans des métropoles françaises et suisses (Paris, Zurich, Lausanne, Genève, Marseille, Strasbourg, Grenoble) et une ville périphérique (Saint-Ouen). Des exemples sont également issus d’observation dans d’autres cités (Berlin, New York, Bruxelles). De façon originale, l’ouvrage donne aussi la parole à des écologues avec la retranscription d’une table ronde de chercheurs et d’un entretien avec des écologues du Conservatoire et Jardin botaniques de Genève.

La ville, milieu stérile ?

4Depuis les années 1980, le programme de la biologie de la conservation – tant dans l’acquisition de connaissances que dans ses modalités d’action vers la préservation du vivant – a été pensé depuis les années 1980 en dehors de la ville. L’introduction et l’ensemble des chapitres explicitent de différentes manières la façon dont le milieu urbain a été ignoré voir dévalorisé par les écologues ; et les ruptures épistémiques devant être produites pour créer une écologie de la ville.

5Matthew Gandy explique dans le premier chapitre comment l’étude de la flore a fait naître l’écologie urbaine comme sous-discipline. Une distinction s’opère évidemment entre une flore dite cultivée (dans les parcs et jardins) et une spontanée dans les travaux menés à Paris et Berlin à la fin du XIX^e siècle puis dans les années 1960. L’institutionnalisation scientifique et théorique de l’écologie urbaine débute véritablement dans les années 1970 mais reste à construire comme l’exposent les écologues au chapitre 7.

6Matthew Gandy relève l’ambiguïté qui se pose à appliquer le concept de biodiversité (mis en avant pour les espèces rares et menacées) pour parler de la « nature ordinaire » (Mougenot, 2003) des villes. En effet les concepts ont été élaborés pour penser des paysages idéalisés, loin du fait urbain. Aujourd’hui, des discours se développent pour réhabiliter les friches – entité naturelle qui revient à de nombreuses reprises dans l’ouvrage – qui permettraient de relier intérêt esthétique et intérêt de conservation de la nature. Initialement pensées comme des espaces du vide, elles seraient le lieu propice du végétal sauvage urbain. L’approche esthétique apposée aux friches est discutée dans ses apports : elle permet de ressusciter de l’intérêt pour un environnement de proximité et de faire dialoguer des disciplines uniquement urbaines – comme le design – avec l’écologie ; mais l’auteur montre aussi des limites : ces discours esthétisants conduisent à des processus de gentrification en dédiant ces espaces urbains écologisés à des classes aisées.

7Cette réhabilitation des friches est exemplifiée par l’analyse de Julie Scapino. Elle montre comment une action du plan biodiversité de la ville de Paris – la création d’une promenade verte dans la petite ceinture – renouvelle certes les rapports à la mauvaise herbe mais sans que les acteurs renoncent au contrôle anthropique : les paysagistes et écologues veulent composer une friche certes, mais qui doit être « bien ordonnée ».

8Cette généalogie de l’urbanisation de l’écologie par le végétal est à lire au regard des analyses de Nathalie Blanc sur l’animal. L’histoire urbaine, notamment en Europe, démontre que ce milieu est conçu comme un espace essentiellement humain où une partie de la nature animale s’est vue progressivement domestiquée ou exclue. Raconter la trajectoire d’espèces commensales ou sauvages non désirées (pour éradiquer des maladies, pour la propreté) interroge sur les mécanismes d’invisibilisation de ces animaux qui ont été produits. Mais les projets d’aménagement « vert » contemporains (comme les écoquartiers) invisibilisent toujours des entités naturelles, comme les sols dont la pollution est peu questionnée, voire cachée délibérément selon Élisabeth Rémy et ses co-autrices.

9Avec cette écologisation, une partie des animaux sont de nouveau dignes d’intérêt, comme les papillons, au cœur des préoccupations des jardiniers de la ville de Grenoble. Marine Gabillet, Isabelle Arpin et Caroline Prévost montrent, dans le chapitre 11, comment un programme de sciences participatives sur cet insecte affecte les jardiniers dans le sens donné à leur travail qui s’oriente « pour » le vivant, mais sans transformer véritablement l’esthétique et la vision horticole et ornementale des espaces verts.

10D’autres animaux posent toujours un problème en ville. C’est le cas des tortues exotiques à Strasbourg où Sandrine Glatron et ses coauteurs expliquent bien que leur présence dans les parcs publics n’est pas évidente et est sujette à débat ; elles présentent une menace sur les écosystèmes pour certains acteurs mais sont pour d’autres une source de relation avec le vivant. Les méthodes de recherche et de gestion doivent être adaptées à cette ambivalence afin de considérer la nature pour sa fonctionnalité au sens écologique et sociétale du terme, concluent les auteurs. Ces travaux permettent ainsi de rendre compte de l’inopérance de certaines catégories pour rendre compte de la complexité de la nature en ville.

La complexité de la nature en ville pour les écologues et professionnels de l’urbain

11Des résultats récents en écologie urbaine, exposés dans l’ouvrage, établissent que les habitats urbains deviennent des habitats de substitution ou habitats secondaires pour des espèces. Les villes deviennent des « refuges » du vivant et un laboratoire pour la recherche sur les processus évolutifs ou le changement climatique. La ville peut être pensée comme mosaïque naturelle et un lieu de diversité (non-humaine) plus importante qu’on l’imagine : le mur de la Treille en plein cœur de Genève a été élu le mur le « plus vivant » de Suisse pour la diversité de mousses et lichens abrités.

12Mais les chapitres 4 à 7 montrent bien les difficultés qui se posent aux scientifiques pour faire de l’écologie en ville. Des méthodes adaptées – a priori plus interdisciplinaires – ou renouvelées – par exemple sur les relations aires/espèces – sont à inventer. Un nouveau rapport au terrain est surtout expérimenté par ces chercheurs. En travaillant sur des propriétés ou jardins privés, ils doivent entrer plus régulièrement en interaction avec les habitants des milieux étudiés. L’enjeu de la propriété privée des espaces urbains (jardins, terrains, etc.) revient de façon saillante dans l’ouvrage, parfois facilitateur d’action, parfois obstacle à contourner pour mener les études ou opérations.

13Cet ouvrage est également l’occasion de comprendre comment les métiers de la ville (architectes, urbanistes, jardiniers, aménageurs) se transforment (ou non) avec cette écologisation. L’effet principal retenu est le développement de collaborations avec d’autres services dans les municipalités ou avec le secteur économique (comme des bureaux d’études ou des entreprises de dépunaiseurs). Par exemple, décider quelles essences d’arbres planter pour s’adapter au réchauffement de la ville nécessite d’échanger avec les pépiniéristes bien en amont. La temporalité est cruciale pour ces professionnels. Ils développent des stratégies pour se positionner en amont des projets d’aménagement. Les naturalistes commencent à chercher une place dans la fabrique urbaine et à l'orienter (pour la mobilité, la densité ou la connexion des objets naturels). Parfois leurs actions semblent vaines ou anecdotiques, comme l’évoque P. Martin à propos de l’impossibilité à réduire les parcs de stationnement. Les questions sont principalement traitées sous un angle technique. La politisation de l’écologie est ténue, en ville comme ailleurs.

Vers quelles politisations des futurs urbains ?

14Trois registres sont donc mobilisés transversalement dans cet ouvrage pour parler ou faire parler de l’écologie urbanisée : l’émancipation (face aux schèmes épistémiques et ontologiques modernes), la transformation (des métiers, priorités et stratégies techniques) et la reconnexion. Sur ce dernier point, certains auteurs évoquent au fil de l’ouvrage que la ville aurait « un côté pédagogique » pour « reconnecter le citadin à la nature ». Ce discours, de plus en plus répandu mériterait une critique plus établie. Que charrie ce champ lexical de la « connexion » à l’heure des villes numériques ? Est-il suffisant de penser ce « manque » de liens sensoriels d’un point de vue individuel ? Prêter attention à la nature, par le goût naturaliste (Manceron, 2022) ou d’autres expériences, pourrait-elle prendre une tournure plus collective et politique ?

15Par ailleurs, un groupe d’êtres vivants en ville est complètement absent de cet ouvrage. Les animaux domestiques ne semblent pas faire partie du spectre de l’écologie urbaine. Pourquoi ? Les raisons de cette absence sont sûrement à chercher dans les frontières persistantes entre le domestique et le sauvage (Micoud, 2010) dans nos représentations et pratiques. Les comportements des animaux domestiques, premier lien à l’altérité, sont façonnés pour et par la ville ; jusqu’à en faire des « animaux-enfants » (Stépanoff, 2021) ; loin des dynamiques spontanées qui intéressent les écologues. Certains animaux domestiques – comme les chats – sont aussi réputés de nuire massivement à la biodiversité. Enfin, par les exemples donnés dans l’ouvrage, il semble que l’écologie urbaine s’élabore principalement sur les espaces publics plutôt que privés, auxquels d’autres espèces sont inféodées (outre les insectes et autres « nuisibles » plus mobiles).