1Il est devenu coutumier dans les travaux qui retracent l’histoire de l’écologie urbaine et les articles qui ont promu son développement de souligner le désintérêt et la négligence de l’écologie scientifique envers la ville, faisant de cet environnement un angle mort de la recherche écologique jusque dans les années 1970. La conquête de ce nouveau terrain est alors décrite par ses promoteurs comme un tournant, voire une rupture paradigmatique dans l’histoire de la discipline (Granjou et al., à paraître). A cet égard, si le récit du tournant urbain de l’écologie est documenté et globalement admis dans ses grandes lignes, des auteurs ont souligné des nuances géographiques, et l’ont relié à quelques entreprises plus anciennes du côté de la recherche naturaliste (Sukopp, 2002 ; Douglas & Goode, 2010). Il a ainsi été montré que des espèces collectées en ville étaient déjà représentées dans les catalogues locaux d’histoire naturelle du XVIIe siècle, puis dans les inventaires de flore locale qui se sont développés dès la fin du XIXe siècle, et enfin dans les ouvrages d’histoire naturelle consacrés aux grandes villes, comme Londres et New York (Fitter, 1945 ; Kieran, 1959). Les études historiques traitant de l’intérêt naturaliste pour la ville ont adopté des approches biographiques centrées sur une personnalité (Lizet et al., 1997), ou sont des compilations de références issues de plusieurs contextes et époques (Sukopp, 2002 ; Salomon Cavin, 2023). Ces différents travaux esquissent des continuités et des liens entre la recherche naturaliste, en particulier les inventaires d’espèces en ville, et l’intérêt de l’écologie scientifique pour la ville. Mises ensemble, elles tendent à donner l’image d’une émergence linéaire – presque téléologique – de la recherche écologique urbaine, allant des initiatives individuelles dispersées à l’institutionnalisation, de l’amateur au professionnel, mais nous informent peu sur le rôle effectif joué – ou non – par l’activité naturaliste.
2En portant notre attention sur un pays quasi absent de cette histoire, la Suisse, nous approfondissons l’exploration des temps et des lieux de l’émergence de l’intérêt naturaliste pour la ville. Étudier le vivant dans son milieu naturel est, au tournant du XXe siècle, un cadre de référence épistémique chez les naturalistes professionnels et amateurs, associé en Suisse à des paysages phares tels que les Alpes et les Tropiques (Schär, 2015, p. 37). De son côté, la ville est décrite dans l’historiographie comme le lieu central des sociabilités académiques et de la science d’intérieur. La « nature savante » des villes est d’abord celle des vastes collections de plantes exotiques cultivées et acclimatées dans les jardins botaniques des centres universitaires (Mathis & Pépy, 2017, pp. 273-304 ; en Suisse, voir les chapitres de Häner ; Reubi ; Schär dans Kupper & Schär, 2015). Dans ces conditions, comment la ville elle-même devient-elle un lieu de collecte, un terrain d’observation, voire un paysage d’attention naturaliste légitime ? Nous adoptons une approche centrée sur la co-production des savoirs et de l’espace inspirée par les travaux de Jens Lachmund qui a montré comment l’émergence d’un certain « régime » de nature urbaine à Berlin est associé au développement de l'écologie urbaine à l’université et aux formes d’expertise environnementale pratiquées par les chercheurs et mobilisées pour les politiques de protection des espèces et biotopes en ville (Lachmund, 2013). Notre hypothèse est celle de la co-production entre les savoirs naturalistes et la ville : nous explorons le lien entre d’une part les processus de construction de la ville comme objet de connaissance écologique dans la recherche naturaliste et d’autre part la manière dont les savoirs naturalistes ont contribué à façonner l’espace urbain. Le matériau principal de l’enquête est un corpus bilingue (français-allemand) de 450 publications de revues de sociétés de sciences naturelles suisses (1839-2018) constitué à partir d’une requête par mots clefs des références à la ville ou à l’urbanisation dans les recherches sur la faune et la flore. Il est complété par d’autres publications de sociétés naturalistes locales et des témoignages d’acteurs contemporains. L’analyse qualitative systématique de ce corpus spécifie les rapports à l’objet « ville » des naturalistes en s’intéressant à l’organisation et la matérialité de leurs pratiques de connaissances : les organismes et les sites étudiés, les méthodes de terrain, le sens accordé aux observations en ville, comment les espèces et la ville sont qualifiées, décrites et représentées.
3Dans une première partie, nous précisons l’approche théorique et la méthode de constitution et d’analyse du corpus. L’analyse générale des publications depuis le XIXe siècle montre que l’intérêt des naturalistes pour la ville en Suisse émerge et se structure selon une temporalité discontinue. Nous mettons en évidence deux périodes jugées significatives d’inventaire floristique en ville. La première est l’étude de la flore adventice au tournant du XXe siècle. Elle amène les botanistes à s’intéresser aux sites rudéraux présents en ville sans pour autant que celle-ci, en tant qu’entité géographique, ne devienne un objet de connaissance. La deuxième est la « découverte » de la flore en ville dans les années 1980, où l’engagement de quelques botanistes locaux combine inventaire cartographique de l’espace urbain et travail argumentatif en faveur de la reconnaissance de la diversité biologique urbaine. En explorant les dimensions spatiales de la recherche naturaliste locale, nous souhaitons ainsi réexaminer le rôle historique joué par les naturalistes dans l’émergence d’un intérêt écologique savant pour la ville.
4S’intéressant aux interactions entre science et société, le vocabulaire de la co-production qui s’appuie sur les travaux en Science and Technology Studies (STS) décrit la science comme un engagement socio-matériel façonné par et constitutif d’identités, d’institutions, de discours et de représentations du monde social et naturel (Jasanoff, 2004, p. 6). Dans ces processus, la définition de « ce qui est » et de « ce qui devrait être » sont indissociables. L’article étudie en particulier la co-production entre savoirs et espaces.
5L’approche adoptée s’appuie sur le tournant spatial des STS, qui s’intéresse aux dimensions géographiques de l’activité scientifique (Finnegan, 2008). Les lieux jouent un rôle dans la production et la circulation des savoirs à plusieurs égards, et sont en retour façonnés, matériellement et symboliquement, par les dynamiques de production des savoirs. Il s’agit par exemple de leur inscription dans des configurations institutionnelles et cultures épistémiques localement situées, ou bien de la manière dont les pratiques scientifiques sont matérialisées par les conditions d’accès à des infrastructures et l’organisation socio-spatiale des lieux physiques tels que les laboratoires ou musées (Henke & Gieryn, 2008). En écologie, il n’est pas rare que des concepts et théories soient étroitement liés aux environnements à partir desquels ils ont été élaborés, testés et débattus, et qu’ils cherchent à modéliser, comme le lac, l’île, ou le paysage spécifique à une région (Kingsland, 2010). Plusieurs travaux ont aussi montré le rôle joué par les pratiques de terrain dans le développement scientifique de l’écologie (Kohler, 2002), ainsi que l’identité et le rapport collectif des chercheurs à la nature (Vetter, 2011). La spatialité ou dimension spatiale des pratiques scientifiques se réfère aussi bien à la localisation et la matérialité des agencements, qu’à la manière dont les acteurs font l’expérience, donnent du sens et façonnent cet espace. Dierig et al. (2003) ont exploré quatre façons dont la science et la ville ont été historiquement co-construites : le lien entre expertise scientifique et politiques urbaines, le rôle de la science dans les représentations culturelles de la ville, les villes comme lieu d’ancrage de l’activité scientifique, et les interactions entre science et vie urbaine quotidienne (voir aussi Van Damme, 2005). Nous nous inspirons ici plus spécifiquement de De Bont et Lachmund, qui emploient la notion de « processus spatio-épistémiques » pour définir
les processus par lesquels la science est coproduite avec l’ordre social et matériel d'espaces spécifiques. […] Les écologues s’engagent ainsi à la fois avec l’abstraction et la commensurabilité, et façonnent des images géographiques qui constituent des espaces en tant que "lieux" avec une signification et une identité définies (de Bont et Lachmund 2017, p. 7).
6À l’instar de ces auteurs, nous considérons les pratiques naturalistes en tant qu’elles relèvent de processus « spatio-épistémiques » de co-production des savoirs et de la ville. Suivant ce postulat, les pratiques naturalistes peuvent contribuer à représenter et organiser matériellement certaines propriétés de la ville par les pratiques classificatoires et cartographiques associées aux relevés de terrain (Waterton, 2003). Elles peuvent également constituer une signification et une identité aux espaces urbains par leur articulation avec l’essor de l’intérêt pour la « nature en ville » et ses divers sites (friches, parcs, jardins…).
7La contribution est centrée sur l’activité savante des chercheurs, amateurs et professionnels, en histoire naturelle ou sciences naturalistes. Plus restreint que celui de sciences naturelles, le terme « naturaliste » se réfère à partir du XIXe siècle à l’étude de la diversité du monde végétal, animal et minéral dans son environnement naturel, selon un mode de connaissance historiquement associé à la compilation, la classification et la comparaison (Pickstone, 2000, pp. 60-82). Au côté des musées d’histoire naturelle et des jardins botaniques, l’observation in situ de la nature, sur le terrain donc, constitue un espace signifiant central de la recherche naturaliste. Selon Robert Kohler (2002), l’écologie émerge à la frontière entre approches de terrain et de laboratoire, en lien avec la reconfiguration des rôles et des identités de la biologie et de l’histoire naturelle à partir de la fin du XIXe siècle, même si elle s’autonomise en tant que discipline plus tard au cours du XXe siècle. A cet égard, la distinction entre écologie et recherche naturaliste est loin de se référer à des catégories stables mais est plutôt l’objet d’un travail de démarcation interne et de labellisation qui sont historiquement situés et dynamiques (Lowe, 1976 ; Matagne, 1999 ; Benson, 2000). En plus de partager le même objet, leur rapport au terrain et au savoir, ainsi que les acteurs qui la composent se recoupent en partie. Autrement dit, les savoirs naturalistes ont une dimension écologique, tout autant que l’écologie scientifique a une dimension naturaliste. A cet égard, l’enquête démarre à la fin du XIXe siècle car on assiste à plusieurs dynamiques qui se prolongent au XXe siècle : les domaines de la biologie se professionnalisent et se spécialisent, la crédibilité des approches de terrain est revalorisée et la conservation de la nature sous sa forme moderne se développe.
8À cette époque, l’histoire naturelle devient populaire avec l’intérêt renouvelé pour la connaissance de la nature locale couplée au développement des loisirs de plein air, où s’entremêlent dimensions savantes et récréatives des activités de nature. En effet, la recherche naturaliste, après s’être principalement appuyée sur l’étude d’objets naturels observés et collectés lors de grandes expéditions lointaines, se tourne également vers l’étude de la nature au sein des frontières nationales dont l’accès est facilité par le développement des infrastructures de transports (Kohler, 2006). En même temps, le développement des loisirs de nature au sein de la petite bourgeoisie démocratise l’observation et la collecte d’objets naturels. Cela conduit à la participation croissante des amateurs à la production des connaissances naturalistes et à une évolution du profil des collecteurs (Dias da Silva, 2018, pp. 34-35).
- 1 Elle devient l’Académie Suisse des Sciences Naturelles en 1988 (ASSN).
9L’évolution de l’activité savante naturaliste suisse depuis la fin du XIXe siècle peut être étudiée à partir de l’un de ses modes d’organisation centraux : les sociétés savantes naturalistes, et en particulier les publications de leurs revues. Les sociétés cantonales de sciences naturelles sont créées dès la fin du XVIIIe siècle et au cours du XIXe siècle, principalement durant sa première moitié. Elles sont progressivement rattachées à la Société Helvétique des Sciences Naturelles (SHSN1), fondée en 1815. À partir de la fin du XIXe siècle, des sociétés spécialisées locales et nationales (botanique, zoologie ou entomologie par exemple) sont créées en même temps que des sections sous-disciplinaires au sein de la SHSN. À la différence de la SHSN et autres organisations nationales, composées et dirigées majoritairement par l’élite scientifique suisse (Küpper & Schar, 2015, p. 224), les sociétés cantonales de sciences naturelles sont plus hétérogènes. D’après Tobias Scheidegger (2017, pp. 410-429), leurs membres sont principalement des pharmaciens, médecins, enseignants, avocats, ecclésiastiques. Parmi les amateurs, une hiérarchie interne s’établit entre ceux dispersés sur le territoire cantonal qui pratiquent cette activité d’abord comme un loisir de nature ponctuel et les membres engagés qui développent une connaissance fine de leur environnement local et coordonnent les activités locales à partir de leurs réseaux informels. Par cette expertise, ils aspirent à contribuer à un projet scientifique. Reprenant l’expression d’un naturaliste local, Scheidegger qualifie ces derniers de chercheurs de la « Petite Science ».
10En raison de la place que ces sociétés ont occupé sur la scène scientifique suisse aux XIXe et XXe siècles, leurs publications constituent un matériel substantiel qui rend possible une étude diachronique du rôle joué par les naturalistes dans l’émergence d’un intérêt écologique savant pour la ville. L’approche historiciste vise à situer leurs activités au regard de l’évolution des pratiques de connaissances et du statut de la recherche naturaliste, en particulier sa marginalisation du milieu académique au fil du XXe siècle. Avoir comme source principale ces publications limite notre analyse des pratiques naturalistes à celles jugées dignes d’être partagées publiquement avec la communauté locale. Bien que cette frontière puisse varier selon le type de revue et les objectifs de chaque société, les auteurs que nous allons « rencontrer » sont donc principalement les chercheurs universitaires et ceux de la Petite Science, dans la continuité de la ligne de démarcation esquissée précédemment entre une activité naturaliste « systématique » et « dilettante » chez les amateurs.
- 2 https://www.e-periodica.ch/. Plateforme hébergée par la bibliothèque de l’ETH Zurich qui recense de (...)
- 3 Il est donc constitué d’un total de 27 revues pour environ 31 200 publications disponibles (1824-20 (...)
11Pour constituer notre corpus de publications, la méthode combine une recherche systématique par mots-clefs dans des revues en libre-accès sur la plateforme en ligne e-periodica2 et une recherche qualitative de références pertinentes identifiées par effet « boule de neige » (citations, auteurs) au cours de l’enquête dans des types de revues plus hétérogènes et parfois moins accessibles. Le corpus systématique est constitué des revues de huit sociétés de sciences naturelles de cantons urbains et ruraux en Suisse romande et alémanique et de la revue de la société botanique suisse (fig. 1)3.
Figure 1 : Les revues des sociétés naturalistes du corpus de recherche systématique
Source : e-periodica. Réalisation : Axelle Bollmann.
12À partir d’une requête par mots-clés multilingue (français, allemand, anglais) puis d’un travail de tri manuel des publications du corpus systématique, nous avons identifié les références à la ville et à l’urbain dans les recherches sur la faune et la flore. Ce corpus d’analyse est composé d’environ 450 publications allant de 1839 à 2018. Parmi les publications des revues, on trouve des inventaires d’espèces, études thématiques, monographies, listes bibliographiques, ouvrages édités par les sociétés, mais aussi des rapports d’activité et des nécrologies. Dans cet ensemble hétéroclite, nous considérons donc les occurrences comme des « traces » dont il faut interpréter le sens et le contexte pour comprendre les divers statuts de la ville dans l’activité savante naturaliste selon la place qu’elle occupe dans les publications. Afin de spécifier la diversité et l’intensité des relations spatio-épistémiques avec la ville, les publications ont été codées en fonction de l’objet d’étude (faune/flore), de la localisation spatiale (dans ou à proximité de la ville), de l’échelle (local, régional, national) et du degré de formalisation de l’objet urbain (fig. 2). L’analyse qualitative du contenu des publications porte sur la relation entre la matérialité de l’espace, les pratiques de connaissances et les représentations du vivant en ville, de la ville et de l’urbanisation, avec une attention portée à l’historicité de la terminologie employée par les auteurs, pour comprendre comment sont construites les catégories spatiales relatives à la ville.
Figure 2 : Description des étapes de constitution du corpus systématique et du codage des publications
Source : e-periodica. Réalisation : Maud Chalmandrier.
13Les tendances générales du corpus systématique sur plus de 150 ans montrent que l’intérêt naturaliste pour la ville suit une évolution non linéaire (fig. 3). L’augmentation des publications au tournant du XXe siècle correspond à l’apogée des inventaires de floristique et de faunistique régionales, et se traduit par une émergence de publications codées « objet » dans les années 1900-1920, c’est-à-dire dont l’intensité de la relation épistémique avec la ville est plus forte. Cet intérêt décline progressivement jusque dans les années 1960, en particulier les publications avec un objet urbain. Il progresse légèrement dans les années 1960, principalement du fait de publications qui incluent un discours sur la ville ou l’urbanisation sans que ce soit leur objet d’étude. À partir des années 1980, l’intérêt naturaliste pour la ville se développe de façon constante dans les publications, que ce soit en termes de localisation du terrain que de discours (fig. 3a).
Figure 3a : Évolution de l’intérêt naturaliste pour la ville dans le corpus systématique (1839-2018)
Source : e-periodica. Réalisation : Maud Chalmandrier.
Figure 3b : Évolution de l’intérêt naturaliste pour la ville dans le corpus systématique (1839-2018)
Source : e-periodica. Réalisation : Maud Chalmandrier.
- 4 Cette chronologie peut être nuancée pour la recherche ornithologique en Suisse. Les traces dans le (...)
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14Afin de mieux comprendre ces tendances au regard de la problématique, l’analyse de l’article se concentre sur deux pics d’émergence signifiants au XXe siècle que nous mettons en dialogue : le pic du tournant du XXe siècle correspond à l’étude sur les plantes adventices dans la floristique régionale ; celui de la fin du XXe siècle est lié à plusieurs projets d’inventaire de la flore urbaine. La thèse de Tobias Scheidegger (2017) sur les chercheurs de la Petite Science a été précieuse pour comprendre les sociabilités, les pratiques savantes et le rapport au paysage des naturalistes au tournant du XXe siècle. Pour la fin du XXe siècle, les sources écrites ont été enrichies par des entretiens avec des acteurs locaux de la période. Tout en mobilisant parfois des publications sur la faune, l’analyse de ces deux périodes se concentre donc sur la recherche floristique4. Le récit est construit autour de quelques figures locales qui incarnent l’engagement et les discours naturalistes du corpus. Bien que le nombre de publications continue d’augmenter dans les années 2000, elles ne sont pas intégrées à l’analyse car les discours sur la ville s’inscrivent dans la continuité de ceux qui émergent dans les années 1980, même si les types de taxons étudiés en ville se diversifient (fig. 3b)5.
15Les références à la ville que nous trouvons dans le corpus, ponctuelles à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, se multiplient durant les premières décennies du XXe. Elles nous amènent sur le chemin d’une tradition de recherche naturaliste ancrée dans l’inventaire des espèces végétales et animales qui composent le paysage local. Dans ce cadre, deux modes de relations à la ville peuvent être identifiés. De manière générale, la ville est une localisation concrète ponctuelle de certains relevés d’espèces, au statut très marginal dans la géographie des observations de la nature locale. De manière secondaire, l’émergence thématique de l’étude des plantes adventices stimule les découvertes botaniques dans les interstices urbains qui deviennent un terrain de la floristique locale.
16La popularité de l’observation de la nature en plein air se traduit en Suisse par la défense d’un « horizon épistémique local » porté par les chercheurs de la « Petite Science » et partagé par les universitaires (Scheidegger, 2017, p. 26). Cet horizon est caractérisé par la vitalité du désir de connaître les plantes et animaux des environs par la valorisation de l’observation minutieuse de son environnement local. Parmi la variété des pratiques de collecte, deux logiques cohabitent selon les historiens : la chasse aux curiosités et l’inventaire naturaliste (Dayrat, 2003 ; Scheidegger, 2017). Faisant un pas de côté vis-à-vis de la quête d’objets de curiosités critiquée pour l’attention trop sélective des naturalistes sur quelques espèces rares cueillies le long de sentiers surinvestis, la logique de l’inventaire considère « les objets principalement comme des preuves de leur présence dans un lieu particulier » (Scheidegger, 2017, p. 183). En ce sens, l’inventaire des objets naturels revalorise l’intérêt pour les espèces communes et vise à mieux caractériser la composition et la richesse du paysage local. L’inventaire faunistique et floristique local oscille à l’époque entre une fin et un moyen pour la production de connaissances naturalistes. Si les méthodes cartographiques sont encore peu utilisées en Suisse, la portée géographique des listes d’espèces gagne en importance dans l’imaginaire des chercheurs amateurs et professionnels. L’inventaire est considéré comme une première étape nécessaire à l’avancement des connaissances sur la géographie et l’écologie des espèces végétales et animales (102, p. 172 ; 122, p. 171). Si à l’université des démarcations sont opérées entre approche analytique et caractère descriptif de l’inventaire, leur complémentarité est soulignée, suggérant des formes de division locale du travail entre collection, compilation et analyse (140, pp. 28-30). Les chercheurs universitaires sont par ailleurs eux-mêmes engagés dans les projets de flores régionales (110).
17Les « environs de la ville » sont alors ce qui désigne la zone traditionnelle d’excursion de l’activité naturaliste locale. En effet, en dehors des voyages organisés par les sociétés quelques fois par an dans des régions spécifiques de Suisse ou à l’étranger, les lieux d’excursion dits habituels étaient accessibles sur une journée, un week-end tout au plus. Pour partir à la rencontre de la nature, les chercheurs de cette époque restent tributaires du développement des infrastructures de transports qui accompagnent l’urbanisation, en particulier du réseau ferroviaire en cours d’expansion en Suisse (Walter, 1994, pp. 92-98). Les déplacements à pied étant privilégiés, organiser des excursions locales et inventorier près de chez soi et dans les campagnes environnantes est donc l’option principale qui se présente aux naturalistes d’un point de vue logistique. Mais c’est aussi un cadre d’expression important des sociabilités intellectuelles, un lieu privilégié pour la formation à l’étude de la nature sur le terrain et un référentiel géographique pour les projets de recherche.
- 6 Les citations issues des publications en allemand ont été traduites en français à l’aide de DeepL. (...)
- 7 En allemand dans le corpus, on peut lire : « Umgebung der Stadt », « Umgebung von [nom de ville] », (...)
18À quoi correspond précisément l’étude des environs des villes dans le corpus et quelle place la ville y occupe ? C’est une échelle aux contours flous pouvant couvrir un périmètre plus ou moins étendu et rarement défini précisément. En Suisse, l’emploi fréquent des capitales de canton pour définir le cadre des études (« la flore de Berne ») renvoie de manière ambiguë à une double échelle : la ville et le canton. Sans se limiter à des frontières administratives strictes, cette désignation souligne une vocation régionale que la ville sert à situer au sens large sur le territoire sans en être l’objet. Par exemple, pour situer la compilation des 680 relevés d’animaux issus des recherches sur la faune des environs de Bâle, l’expression « Umkreis der Stadt », qui peut signifier à la fois « périmètre » et « environs » de la ville, est utilisée (140, p. 46). C’est aussi parce qu’il est souvent le fruit d’un travail de compilation que le périmètre des études n’est pas défini précisément, sauf à de rares exceptions comme pour cet inventaire des lépidoptères : « En fait, le terme ‘environs de Bâle’ est un peu large. Mais avant tout, il s'agit d'un district [Bezirk] avec pour centre la ville de Bâle et qui a un rayon d'environ 15 kilomètres » (107, p. 153)6. Dans notre corpus, les relevés d’espèces sont majoritairement localisés à l’extérieur des villes, dans ses environs « immédiats » ou « proches » de la ville (132)7. Parfois, une espèce est relevée dans « la ville et ses environs » ou dans la « ville elle-même » (134, p. 378 ; 140, p. 46). En regardant de plus près les listes d’espèces, il n’est pas exceptionnel de rapporter la présence de certains spécimens en ville, aussi bien en Suisse romande qu’alémanique, sur une variété de taxons : plantes vasculaires (par exemple : 106 ; 118 ; 130), mousses et lichens (101 ; 105), champignons (117), petits mammifères (104 ; 125), oiseaux (114 ; 115 ; 133), insectes (113 ; 131) et mollusques (135).
19La ville n’est donc pas complètement évitée en tant que lieu de collecte. Mais ces traces reflètent davantage la popularisation de l’activité naturaliste locale que l’évolution du statut des observations urbaines dans la géographie de l’exploration savante. L’attention des naturalistes est à la fois inégale et sélective : certains observent les oiseaux des jardins (Ritter & Salathé, 2020, p. 262) et quelques plantes observables entre les joints et les fissures des pavés et des murs en pierre sont connues depuis au moins le XVIIe siècle (139, p. 310 ; 211 ; 226). Le reste du temps, l’attention se rapproche d’une observation dilettante : les occurrences d’espèces sont relevées à la marge des pratiques d’herborisation, au fil des déplacements et des promenades de la vie quotidienne, dans des lieux trop familiers pour avoir une légitimité savante (voir aussi Couëffé, 2022). Trouver un coin en ville où observer des organismes vivants ressort aussi parfois comme un moyen d’exercer les élèves débutants à l’identification des espèces, lorsque la durée d’une leçon ne permet pas de s’éloigner de la ville (109, p. 8). Se dessine ainsi une hiérarchie du statut des observations naturalistes locales au sein de laquelle la ville ne ressort pas comme une catégorie spatio-épistémique signifiante. En général, elle est tout au plus une localisation dépourvue d’attributs, diluée dans l’horizon épistémique local de la recherche naturaliste. L’émergence en botanique de l’étude des plantes qualifiées d’adventices, ouvrant une entrée thématique sur la ville, fait à ce titre exception.
- 8 La rudéralité est une stratégie de colonisation des plantes sur des sites liés à l’activité humaine (...)
20La fin du XIXe siècle est une période de croissance rapide des villes suisses et de leur population (Walter, 1994). Alors que se renforce le repli bourgeois sur les figures mythiques de la nature et de l’identité villageoise comme refuges aux maux de la civilisation industrielle incarnée par les villes (Salomon Cavin, 2005 ; Walter, 1990), c’est au plus près du développement urbain que certains botanistes développent un intérêt pour la flore rudérale, en particulier les plantes adventices8. L’une des premières synthèses est celle qu’Otto Nägeli, docteur en médecine, et Albert Thellung, alors étudiant en botanique, consacrent en 1905 à la flore adventice et rudérale lorsqu’ils compilent les données en vue de produire une flore du canton de Zurich. L’expansion des voies de chemin de fer qui favorisent le trafic des marchandises, le transport de graines en particulier, est identifié comme un facteur de changement « drastique » par les botanistes : l’arrivée du chemin de fer à Zurich en 1847 puis sa mise en réseau croissante devient pour eux « le point de convergence des mauvaises herbes [Unkräuter] et des introductions [Einschleppungen] » (124, p. 229 ; voir aussi 134, pp. 376-379 ; 127, p. 158).
- 9 Voir par exemple la liste des remerciements et des citations qui s’agrandit considérablement entre (...)
21L’enthousiasme rapporté des premières découvertes ponctuelles se mue rapidement en une recherche active de plantes rudérales par une scrutation des lieux où elles sont susceptibles de s’implanter, en particulier dans les villes, les gares et les zones industrielles. Dès les années 1880, des excursions collectives spécialement dédiées à leur recherche sont organisées à Zurich (121, p. 19). Les observations s’enrichissent à travers un réseau de contributeurs composé de botanistes universitaires, de chercheurs non professionnels et de collecteurs locaux qui s’élargit progressivement en Suisse, avec des échanges traversant la frontière linguistique franco-allemande9. Le botaniste zurichois Albert Thellung, qui consacre une partie de ses recherches universitaires aux adventices, est au centre de ce réseau. Mais l’on trouve également des spécialistes parmi les chercheurs de la Petite Science des cantons ruraux comme Rudolf Probst, médecin psychiatre, qui à partir de 1900 commence à observer puis à suivre minutieusement la présence et l’évolution de la flore adventice soleuroise (Scheidegger, 2015). L’intérêt pour la flore rudérale et adventice, loin d’être une passion confidentielle, est alors partagé par la communauté des botanistes et fait partie intégrante des projets consacrés à la floristique locale.
22C’est ainsi que l’on visite avec les botanistes les gares de triage, les ballasts des voies et les talus des chemins de fer, mais aussi les sites où sont déposées les gadoues, ordures ménagères et autres matières organiques, comme les composts. À Zurich par exemple, les terrains vagues et zones de chantier qui se multiplient dans la ville à la faveur des projets de construction sont suivis par Thellung et Nägeli :
Avec le puissant développement de la ville [mächtigen Entwicklung der Stadt], de nouveaux et vastes sites rudéraux sont apparus partout. Les grandes gravières et les sites de décombres du Hard sont déjà si riches en introductions étrangères qu'ils peuvent soutenir la comparaison avec la flore des gares, et qu'une liste, même des plus intéressantes, ne peut être incluse ici en raison de son étendue (124, p. 229).
23Autre lieu de prédilection : les décharges où sont déposés les résidus issus des industries de transformation des céréales telles que les malteries et minoteries, mais aussi les fabriques de tissus et de laine dont les toisons des ovins ont transporté les semences (126, p. 6 ; 127, p. 159). Les origines méditerranéennes, australiennes, américaines et indiennes de ces mélanges de plantes issues des régions fournissant les matières premières, reflètent les spécificités de l’industrie et du commerce international propres à chaque ville, et permettent aux botanistes d’interpréter les différences locales de composition de la flore adventice (108, pp. 299-300).
24Parmi les rudérales, les floristes montrent un intérêt spécifique pour ces plantes introduites. Au début du siècle, avant que le nationalisme se renforce en Suisse jusque dans l’activité naturaliste, le rapport à la flore locale est plus libéral (Scheidegger, 2017, pp. 469-470). Chez les auteurs, aucune connotation négative n’est associée aux arrivages exotiques de plantes. Au contraire, souvent inconnues ou croisées lors de voyages, elles tranchent avec la flore indigène vue comme plus banale. C’est précisément leur nouveauté sur le territoire qui les rend alors attrayantes :
Aujourd'hui, la zone de l’avant-gare est un monde à part, un cortège floristique de plus de 700 espèces, un mélange du monde entier. Certaines plantes sont encore faiblement et temporairement installées, d'autres sont déjà si communes qu'elles franchissent violemment les barrières et cherchent à se faire admettre par la flore indigène fade de Zurich [einheimischen biedern Zürcherflora], qui, de son côté, a également dispersé ses représentants en grand nombre sur le sol stérile (124, p. 230).
25Les formules égrenées dans les descriptions des botanistes soulignent la « richesse » de cette flore « remarquablement exotique » (128, p. 11) et « cosmopolite » (127, p. 159), parfois même qualifiée de « bénédiction végétale [Pflanzensegen] » (124, p. 231), exprimant l’excitation et la joie procurées par la recherche des espèces adventices considérées comme une source de trouvailles régulières dans l’étude de la flore locale des premières décennies du XXe (111, p. 5).
26Couplée à leur caractère exotique, la possibilité de suivre en temps réel les dynamiques de colonisation des espèces redouble l’intérêt scientifique des chercheurs, qui différencient progressivement les « invités temporaires » (112, p. 3) des espèces qui s’intègrent « de façon permanente dans la flore locale » (116, p. 96 ; 134, p. 376). Le discours s’affirme peu à peu sur les conditions favorables au développement des plantes, comme le climat doux des villes étudiées (103, p. 270 ; 116, p. 96 ; 126, p. 6 ; 127, p. 159). À l’inverse, le recyclage et le brûlage des résidus d’industrie, le désherbage des mauvaises herbes à la soude caustique le long des voies ferrées ou encore la construction des terrains vagues sont autant d’événements qui condamnent les éphémères (116, p. 97 ; 128, p. 11 ; 129, p. 41). Si la disparition de certaines stations est parfois déplorée, aucune valeur patrimoniale n’est accordée aux sites de collecte, ni aucun signe d’une esthétique de la friche ou de la ruine face à ce nouvel ordre urbain, comme cela a pu être constaté à la fin du XIXe chez des écrivains romantiques tels que Huysmans (Lizet, 1989, p. 261) ou bien dans l’imaginaire écologique urbain contemporain (Gandy, 2013). Comparée à l’urbanisme des villes anciennes, leur existence est au contraire considérée par certains botanistes avec dédain : « Aujourd'hui, au contraire, une ville a des faubourgs, des quartiers indéfinis où les maisons s'égrènent entre les places à bâtir, généralement terrains vagues incultes, souvent transformés en vilains décombres » (108, p. 297). Décrites comme les « endroits les moins favorisés » de la ville (109, p. 9), ces zones devenues stations se transforment sous la plume de Probst en « Eldorado pour le botaniste » (127, p. 159). En fait, la rudesse des sites où les espèces sont recherchées vient par effet de contraste accentuer le caractère extraordinaire des plantes capables de s’y implanter.
27Dans les discours, il n’est pour autant jamais question de protéger les adventices, dont le ballet des découvertes et des disparitions fait selon les auteurs partie intégrante des dynamiques d’implantation de ces espèces (108, p. 297 ; 124, p. 226) :
On se leurrerait à les vouloir maintenir, tout d'abord parce qu'elles poussent à leur fantaisie sans paraître se soucier des soins qu'on peut prendre à leur égard, puis enfin parce que la surface qu'elles occupent disparaîtra un jour prochain sous les bâtisses et l'asphalte des rues (109, p. 10).
28Les transformations urbaines qui favorisent ces « eldorados » préoccupent en revanche certains naturalistes. Très attentifs aux interventions humaines sur le paysage et parfois actifs dans les commissions de protection de la nature des sociétés de sciences naturelles, les naturalistes locaux sont aux premières loges pour remarquer localement la disparition de telle station qu’ils avaient visité l’année précédente ou telle menace de destruction qui pèse sur elle (123, p. 639 ; 122, p. 172). À cet égard, à Berne, plusieurs rapports des commissions de protection de la nature établissent un lien direct entre le déclin local de certaines espèces et ce qu’ils appellent expansion ou extension de la ville (120, p. 124 ; 138, p. 18). La formule utilisée au singulier suggère qu’ils s’en tiennent alors à un discours circonstanciel associé à leur ville et toujours en référence à un site précis, sans que le phénomène d’urbanisation ne soit formalisé en tant que processus général. Ces inquiétudes ne semblent pas disqualifier l’intérêt scientifique pour les adventices, dont la collecte et l’étude sont dissociées des préoccupations en matière de conservation et ne s’opposent pas aux critiques émergentes de l’extension des villes.
29Par la suite, les recherches sur les espèces introduites se tournent vers d’autres types d’environnement, notamment agricole (Salomon Cavin & Kull, 2017, p. 3474). Les travaux comme ceux de Thellung, qui meurt de façon précoce en 1928, tombent dans l’oubli dans l’histoire de la biologie des invasions émergente (Kowarik & Pyšek, 2012). Dans notre corpus, les études sur les adventices et les éléments de discours sur la ville se raréfient à partir des années 1930, signe d’une baisse d’intérêt scientifique qui se prolonge durant l’après-guerre à la différence d’autres pays européens comme l’Angleterre ou l’Allemagne (Lachmund, 2003).
30Ainsi, les références à la ville qui émergent durant les premières décennies du XXe siècle sont avant tout révélatrices de l’horizon épistémique local de la recherche naturaliste. Dans ce cadre, la ville est un lieu familier où des espèces sont parfois relevées à la marge d’une activité naturaliste dont l’attention est tournée vers les paysages environnants. Mais lorsque des botanistes se passionnent pour les plantes adventices qui colonisent les interstices du développement de la ville, quelques sites en deviennent des terrains dont les caractéristiques socio-physiques sont minutieusement examinées – témoignant alors d’une forme de co-production des savoirs et de la ville au sens où les inventaires d’espèces contribuent à faire de ces sites un Eldorado végétal marqué par la découverte et la nouveauté. Cet intérêt est temporairement thématisé dans la botanique locale amateure et professionnelle en tant que domaine d’étude à part entière. Pour autant, en ce début de siècle, l’imagination géographique des naturalistes ne s’étend pas à l’ensemble de l’espace urbain et la ville n’est pas formalisée en tant que catégorie spatio-épistémique signifiante. Il est encore moins question d’une « nature en ville » à protéger.
31Dans un contexte de dédain naturaliste collectif pour la ville, les années 1980 sont un moment de découverte et d’investissement de l’espace urbain par une poignée de botanistes. Nous ne définissons pas la « découverte » des villes comme le reflet d'une réalité préexistante mais comme le produit de représentations qui font exister cette réalité à partir des interactions entre les botanistes et leur environnement organisées par le travail d’inventaire. Croisée avec les autres sources du corpus, notre analyse s’appuie en particulier sur les ouvrages des flores de cinq villes suisses et l’engagement de leurs auteurs. Après avoir analysé les conditions d’émergence de l’intérêt pour la flore en ville et les pratiques de terrain qui lui sont associées, nous montrerons les représentations textuelles et visuelles produites par l’inventaire cartographique d’espèces.
32De l’après-guerre jusqu’à la fin des années 1970, la flore en ville suscite une attention au mieux sporadique et isolée pour quelques curiosités botaniques, telles que la Campanule naine (Campanula cochleariifolia), la Ruine de Rome (Cymbalaria muralis) et la Corydale jaune (Corydalis lutea), connues des botanistes et historiquement déjà documentées dans les flores locales, qui ne dépassent pas le statut de l’anecdote. Ignorée par la recherche et l’enseignement universitaires, la ville occupe à titre d’exception une place discrète dans les excursions pédagogiques, l’enseignement secondaire et l’activité naturaliste sur le temps libre (203 ; 204 ; 205 ; 228, pp. 27-35). L’ignorance collective de la ville par les botanistes locaux est alors moins le signe d’une absence complète de savoir qu’un désintérêt scientifique doublé d’un dédain pour la flore en ville jugée triviale, qui en retour entretient cette méconnaissance.
33C’est principalement à partir des années 1980 que la « découverte » de la flore en ville émerge chez un petit nombre de botanistes dans plusieurs villes suisses. Elle est souvent exprimée comme l’histoire d’une rencontre insolite avec une espèce qui rappelle l’enthousiasme de la découverte des adventices du début de siècle. Prenons l’exemple de l’un des auteurs de flore urbaine que nous allons suivre dans cette partie (fig. 4). Étudiant en biologie à l’université de Bâle dans les années 1970, Michael Zemp avait commencé à prêter attention aux plantes indigènes en ville comme un moyen de s’exercer à l’identification des espèces à peu de frais : « La plupart d'entre elles n'étaient pas des raretés, mais elles ont enrichi ma connaissance des espèces et des formes ». Mais sa curiosité est piquée autour de 1979 lors d'une promenade nocturne le long du talus de la voie ferrée près du quartier bâlois de Saint Jakob :
Le salsifis douteux (Tragopogon dubius) ! Cette merveille de puissance créatrice intérieure ! Je n'en croyais pas mes yeux lorsque je l'ai repéré. […] Je l'avais vu pour la dernière fois (et pour la première fois de ma vie) aux ruines de Tschanüff, en Basse-Engadine. Mais maintenant, ici ! (301).
34Au-delà de la mise en récit de l’expérience initiatique, plusieurs témoignages recueillis comme celui-ci montrent un intérêt qui s’exprime par la surprise, pas tant de découvrir une espèce qui leur était auparavant inconnue, mais de la découvrir – pour la première fois – en pleine ville sur des sites où ils ne s’attendent pas à sa présence. Selon Ellis et Watterton, l’émerveillement est une modalité importante des relations entre les naturalistes et la nature et un support de leur engagement (2005, p. 685 et s.). La rencontre, qui pourrait rester anecdote, devient ici potentiel : celui de trouver des espèces en ville qui ne sont peut-être pas si triviales aux yeux du botaniste. L’espace urbain s’offre alors comme une « frontière intérieure », un nouveau territoire à explorer, dans un contexte où il n’est pas considéré comme un terrain d’herborisation sérieux par le milieu de connaissance local. Cela génère un « processus d’empassionnement », au sens de Roux, Charvolin et Dumain (2014, pp. 3-6), qui est le moteur principal de leur implication dans les projets de flore, compte tenu d’un soutien institutionnel faible et tardif – limité au processus d’édition. Les auteurs des premières flores urbaines suisses, majoritairement formés à la botanique à l’université et bien insérés dans les milieux savants de la botanique locale, n’ont au départ aucun projet de publication. Principalement pratiquée sur leur temps libre ou sans financement, leur activité d’herborisation en ville s’est systématisée de façon progressive : elle passe de relevés ponctuels au fil de promenades, à une exploration plus attentive dont les connaissances accumulées encouragent la production d’un inventaire cartographique (202, p. 5 ; 303).
Figure 4 : Les flores de ville en Suisse (terrain avant 2000)
Légende : pour l’inventaire de la flore bâloise, seule l’aire de la zone suisse (38%) est représentée, le reste correspondant aux zones frontalières de France et d’Allemagne.
Fond de carte : d-maps.com. Sources : enquête. Sources : Brun-Hool, 1994 (206) ; Brodtbeck et al., 1997 (202) ; Droz, 1994 (209) ; Landolt, 1999 (222), 2001 (223), 2004 (224) ; Hoffer-Massard et al., 2006 (215) ; Purro & Kozlowski, 2003 (231) ; Zemp, 2001 (236). Entretiens : 301, 302, 303. Réalisation : Maud Chalmandrier.
35La série d’inscriptions produites par les botanistes se conforme aux standards existants de l’inventaire, mais ils sont amenés à adapter en situation l’organisation de leurs pratiques d’observation aux particularismes urbains (Hinchliffe, 2008). Comme au début du XXe siècle, l’intérêt des botanistes qui s’intéressent à la ville est thématique : ils partagent une affection particulière pour la flore rudérale qu’ils peuvent dénicher sur les terrains vagues, ports et voies ferroviaires. Fruits du brassage et des apports extérieurs, de nombreuses espèces rencontrées en ville apparaissent comme des « échappées des jardins » et des « néophytes », parfois rares et inconnues, et que les listes nationales et régionales ne suffisent pas à déterminer. Confrontés à des groupes critiques, parfois qualifiés de véritables « casse-têtes » (302) et d’« OVNI » (213), les botanistes « se font les dents » et exercent leur « œil » sur le mode de l’enquête à travers un contrôle attentif des spécimens relevés, la diversification des sources pour les déterminer et un souci porté à l’histoire et aux usages du site où l’occurrence a été trouvée : « On se rend compte que la flore urbaine n’est pas une flore facile, ce n'est pas une flore au rabais ! » (303 ; voir aussi 301).
36Mais à la différence de leurs homologues du début de siècle, les auteurs de flores ne limitent pas leur herborisation en ville aux sites où pousse la flore rudérale. Leur territoire d’exploration en ville s’élargit et se diversifie. Les méthodes employées pour ces flores se distinguent des inventaires locaux traditionnels par un double mouvement d’échelle : d’un côté, le périmètre de l’inventaire, dont les limites sont définies selon des critères administratifs ou morphologiques, tend à se rétrécir pour se concentrer sur la ville (fig. 4) ; de l’autre, la résolution spatiale de l’inventaire s’affine, c’est-à-dire que la zone d’herborisation a un maillage plus précis pour le travail de terrain (fig. 5). Les occurrences d’espèces sont triées selon le secteur géographique où elles ont été enregistrées (fig. 5), ce qui oriente et guide en retour la pratique de terrain des botanistes au fil de l’inventaire – nombre de visites par site, recherche ciblée d’espèces potentielles, comblement des lacunes spatiales :
Il serait facile d'indiquer simplement dans un livre sur les plantes si une plante sauvage est rare ou commune. Une douzaine d'inspections à travers la ville, après douze ‘transects’, aurait été suffisante, et le travail d'investigation aurait été achevé en une seule année. La question ‘Qu'est-ce qui pousse où ?’ n'aurait reçu qu'une réponse insatisfaisante. L'auteur a donc décidé de parcourir toutes les rues de la ville et d'explorer tous les terrains entre les deux, dans toute la ville (206, p. 35).
37Les auteurs formulent la volonté de ne pas se limiter aux zones non bâties souvent présentes aux frontières administratives des communes telles que forêts, prairies et champs, mais de s’engouffrer dans les espaces publics du tissu urbain tels que friches, parcs et jardins ainsi que les rues où ils peuvent observer murs, fissures de trottoir, joints de pavés et disques d’arbre. Sur le terrain, ils font l’expérience d’un espace physiquement et juridiquement très morcelé qui les contraint à exclure du périmètre d’étude les propriétés privées, sauf à de rares occasions où ils franchissent les clôtures, avec ou sans autorisation, pour inventorier un jardin de maison, une arrière-cour ou accéder aux voies de chemins de fer, aux bords de route ou aux toits plats végétalisés (202, p. 10 ; 206, p. 9 ; 303).
Figure 5a : Exemples de maillage géographique de l’inventaire floristique – Maillage 250 m/250 m de la flore de la commune de Fribourg (10 km2)
Source : Purro & Kozlowski, 2003 (231) © swisstopo
Figure 5b : Exemples de maillage géographique de l’inventaire floristique – Maillage de la flore de la commune de Lucerne selon 25 districts (15 km2)
Source : Brun-Hool, 1994 (206, p. 34) © swisstopo.
38Le rapport à l’objet partagé par les auteurs de ces flores révèle ainsi un idéal épistémique caractérisé par une recherche d’exhaustivité qui s’exprime par un terrain minutieux et de longue durée (fig. 4), rendu nécessaire en même temps que limité par la géographie fragmentée de la ville (302 ; 303). Au sens propre comme au figuré, l’ensemble de l’espace urbain est quadrillé, la mise en forme des relevés en fonction de la répartition des espèces servant à construire une classification cartographique des espèces en ville en même temps qu’une organisation matérielle de l’espace urbain qui contraste avec les inventaires du début de siècle (fig. 5). Le dispositif spatio-épistémique, qui ne se limite ni à certaines espèces rares, ni à certains habitats, permet ensuite de mettre en relation la distribution géographique des espèces et la diversité biologique et spatiale de la ville, revendiquant par là même l’intérêt floristique et écologique de pratiquer la botanique en ville.
39La démarche d’inventaire en ville entreprise par les botanistes n’est pas étrangère aux préoccupations qui affectent le milieu de la conservation à cette époque sur le déclin de la diversité biologique. La mise en récit de la crise de la biodiversité et de l’extinction, qui devient dans les années 1990 le cadrage global de la conservation, conduit à une relégitimation de la pratique d’inventaire (Mauz, 2011). En effet, la formation de ce problème public s’accompagne de l’appel à produire un état des lieux des espèces et des habitats pour évaluer scientifiquement ce qui reste, ce qui est menacé et ce qui doit être protégé, avec la conviction qu’une meilleure connaissance de la nature est nécessaire pour la mise en place de mesures de protection efficaces. L’imbrication entre connaissance naturaliste et conservation se manifeste d’abord dans l’engagement individuel de plusieurs des auteurs dans les associations locales de protection de la nature en parallèle de leur activité floristique. Leur engagement conservationniste est aussi un moteur pour leur travail d’inventaire. Par exemple, l’inventaire de la flore bâloise est stimulé par la participation de ses principaux auteurs au projet pionnier du Basler Natur-Atlas porté de 1980 à 1985 par la section locale de la ligue de protection de la nature suisse (LSPN), qui visait à inventorier les objets naturels d’intérêt dans le canton Bâle-Ville afin de convaincre les autorités locales de mettre en place une politique de conservation cantonale (201 ; 301).
40Le lien avec la conservation est aussi visible dans la façon dont les anciens inventaires de flore locale sont mobilisés dans la production des flores urbaines. À Bâle, à Zurich et à Lausanne, les auteurs effectuent un travail sur les sources locales existantes – articles, catalogues et ouvrages – remontant jusqu’au XIXe siècle afin d’essayer d’évaluer l’évolution de la flore et les changements qui ont affecté le paysage local par rapport à leur inventaire. Incomplètes et imprécises, ces sources font l’objet d’un travail conséquent d’identification des localisations anciennes et leur mise en correspondance avec les méthodes cartographiques contemporaines employées par les auteurs, en plus de l’harmonisation de la nomenclature botanique. Une fois transformés en données exploitables, les relevés des inventaires anciens deviennent en partie éclairants car, si le territoire de la ville était peu herborisé en lui-même, une partie « des environs de ville » inventoriés à l’époque correspondent aujourd’hui au périmètre urbain des flores (226). La référence aux sources historiques remplit alors une fonction conservationniste : elles servent à documenter les disparitions et les nouvelles espèces, les besoins et les menaces, afin de contribuer à la prise en charge du sujet du déclin de la diversité biologique. Elle contribue également à produire une certaine forme d’histoire environnementale du milieu urbain, où l’urbanisation est étroitement reliée à l’évolution des espèces végétales. L’étude de la flore urbaine bénéficie donc de ce moment politique, en même temps que les auteurs participent à la mise à l’agenda de la ville dans les préoccupations en matière de conservation.
41L’un des discours qui accompagne l’augmentation du nombre d’études incluant les espèces en ville à partir des années 1980/1990 réévalue la capacité de la ville à être colonisée par la faune et la flore. Les résultats des premiers relevés floristiques à Lausanne amènent par exemple à conclure que « la ville n'est pas aussi déserte qu'on pourrait l'imaginer, mais qu'elle offre des possibilités de survie à bon nombre d'espèces » (209, p. 107), ou encore à Bâle, « plus que prévu, nous avons découvert – même au milieu de la ville – des choses surprenantes, perdues depuis longtemps » (202, p. 10). À Zurich, le professeur de géobotanique Elias Landolt qui inventorie 2000 espèces de plantes dont 1400 indigènes ou naturalisées conclut également que « dans l’ensemble, […] la ville offre des possibilités de survie surprenantes » (221, p. 134). La force de ce récit, nouveau à cette époque, s’appuie sur le caractère contre-intuitif de l’énoncé qui joue sur l’opposition entre ville et nature spontanée pour en faire l’enjeu d’une remise en question. La ville, cet environnement familier, est décrit comme rempli d’une vie cachée (234, p. 232 ; 232, p. 93 ; 217). Si l’idée d’un monde inconnu à explorer est courante dans le récit naturaliste, une fois amenée sur le terrain urbain elle est investie de l’idée que la faune et la flore n’y ont pas reçu l’attention qu’elles méritaient : l’invisibilité devient alors invisibilisation. La rhétorique du dévoilement par la connaissance naturaliste mêle la description des résultats de l’inventaire au récit de soi afin de faire passer un message : la nature spontanée en ville existe, il suffit d’apprendre à la regarder… avec les lunettes du naturaliste (fig. 6). Ici, l’observation in situ de l’environnement via l’inventaire permet de « voir » la ville autrement : elle devient le moteur d’un changement de perception, défini après Tim Ingold comme
la manière dont l’individu construit son environnement en le parcourant avec son corps et en l’explorant à l’aide de ses sens. Il acquiert progressivement des habiletés à voir, entendre, sentir, etc. Il apprend à repérer des éléments […] et apprend à être affecté par eux (Arpin et al., 2015, pp. 90-91).
42Cette technique de mise en visibilité sélective se construit à partir d’un processus d’éducation à l’attention que les naturalistes cherchent à partager avec le lectorat. Pour une partie des ouvrages de flore, cela passe notamment par un travail d’édition pensé pour une audience large d’amoureux de la nature (202 ; 206 ; 214).
43Prenant le contre-pied de la figure de l’explorateur humboldtien, les auteurs remettent en cause l’idée selon laquelle la seule flore digne d’intérêt est une flore lointaine que l’on découvre à travers l’expérience du voyage dans des espaces reculés :
Le plaisir retiré d’un voyage dépend plus de sa propre disposition d’esprit que de sa destination. S’il nous était possible de voir les lieux où nous vivons avec les yeux d’un voyageur, nous les trouverions aussi intéressants que les forêts merveilleuses d’Amérique du Sud ! (214, p. 12 ; voir aussi 202, p. 5 ; 223, p. 14).
44Les préoccupations formulées à propos de la transformation des paysages par l’intensité des activités humaines et les menaces qu’elles font peser sur la diversité écologique locale s’accompagnent d’une invitation à réinvestir et à apprécier les « paysages de tous les jours » (201, p. v), y compris les recoins où se niche le vivant sauvage en ville. Par contraste également avec les dimensions pittoresques et panoramiques associées à la rencontre visuelle d’un paysage de montagne, l’observation naturaliste du paysage urbain se façonne d’abord au ras du sol, dans le détail de la diversité perçue par le botaniste expérimenté de terrain (voir aussi Kwa, 2018).
Figure 6 : Illustration du « regard » naturaliste sur la ville par Elias Landolt
Traduction : « Les fleurs poussent devant la porte ! Il suffit de les chercher ! »
Source : Dessins d’Anita Hegi dans Landolt, E., 1993 (217, p. 169) © Stiftung Rübel
- 10 Une de leurs inspirations est la thèse de doctorat de Dieter Kienast (1978), issu de l’école de Kas (...)
45La lecture du paysage urbain à partir de l’inventaire s’appuie également sur des opérations de classification qui mettent en relation les localisations de présence/absence des espèces, leurs besoins écologiques et les caractéristiques des sites. En effet, la diversification des sites inventoriés en ville selon la logique cartographique que nous avons décrite s’accompagne d’un travail d’ordonnancement écologique de l’espace urbain qui vise à interpréter les cartes de répartition des espèces en fonction de facteurs environnementaux. Aux données physiques générales comme le climat et la topographie des villes et de leur région, est associé un travail de découpage spatial à une échelle plus fine au sein de l’espace urbain. Les botanistes ont notamment mobilisé les outils disponibles en géobotanique et phytosociologie pour classifier les groupements d’espèces selon le type d’habitat qui leur offre des conditions favorables en ville, avec des critères comme le type de sol, la luminosité/l’ouverture de la couverture végétale et les facteurs de perturbation. Cette opération permet de requalifier les sites d’étude en habitats ou biotopes, comme lorsque les friches urbaines acquièrent la qualité de milieux « rudéraux ». À Bâle, les auteurs ont également mobilisé des modes de catégorisation d’espèces spécifiques à l’environnement urbain qui prennent en compte la densité du bâti, les usages et les fonctions du site, c’est-à-dire les types de quartiers (202, pp. 60-68)10.
46L’ordonnancement écologique des propriétés socio-matérielles de l’espace urbain rend visible deux caractéristiques. La première est la typicité de certaines conditions environnementales urbaines. Landolt l’a résumée par une teneur élevée en éléments nutritifs du sol, des températures plus élevées, des surfaces imperméabilisées, la présence d’emplacements rudéraux et de jardins (219, p. 90). Cette typicité sert à caractériser l’urbanité de la flore spontanée. La seconde définit le tissu urbain à partir de son hétérogénéité spatiale et environnementale et donc de sa richesse paysagère potentielle. Cela conduit à interpréter l’influence de l’urbanisation et des activités humaines sur la flore moins selon un gradient où la diversité décroît de la périphérie au centre-ville, qu’à partir de la diversité d’habitats inscrite dans la structure propre à chaque ville : « Le milieu urbain présente sur une surface réduite une imbrication d’habitats très différents. Peu d’endroits dans la nature offrent sur un si petit espace une telle diversité de niches écologiques » (214, p. 10 ; voir aussi 231, p. 59). Dans le sillon de l’écologie urbaine berlinoise, la « mosaïque d’habitats » devient ainsi la figure centrale adoptée pour définir l’entité « ville » comme un écosystème à part entière et caractériser sa structure écologique (Lachmund, 2013).
47À partir de cette représentation, les auteurs du corpus mettent en avant à la fois la diversité biologique élevée de la ville ou de sites particuliers, et les besoins différenciés des groupes d’espèces (219 ; 221). La ville peut dans ces conditions apparaître simultanément comme un milieu de vie adapté pour les espèces capables de survivre dans les craquelures de l’asphalte (206, p. 10), pour quantité de néophytes qui forment un « melting pot » aussi fascinant que parfois envahissant (206, p. 14 ; 214, p. 23 ; 221, p. 135), comme un refuge ou un habitat de substitution pour certaines espèces menacées dans la région (221, p. 136 ; 231, p. 59), ou bien comme un cimetière d’espèces disparues et une menace constante pour le devenir de nombreux micro-habitats. À côté des discours généraux sur l’urbanisation qui émergent dans le corpus à partir des années 1990, la pointant comme l’une des causes majeures de la perte de diversité biologique avec l’intensification de l’agriculture (par exemple : 207 ; 215, pp. 144-145 ; 208, p. 71 ; 225 ; 230, p. 38 ; 235), les auteurs ayant un terrain urbain sont plus précis et nuancés. Ils développent en particulier une critique des formes d’aménagement urbain : sont incriminés au fil des textes la « bétonisation » – les surfaces « scellées » et imperméabilisées (210, p. 24 ; 220, p. 38) désignant à la fois la densification urbaine et l’architecture des constructions modernes – et le « propre en ordre » suisse, c’est-à-dire l’intensité de l’entretien des espaces verts et voiries, et leur désherbage chimique (202, p. 5 ; 212, p. 60).
48Ainsi, à la fin du XXe siècle, une poignée de naturalistes locaux participe à rendre visible la diversité du vivant spontané urbain. Leur pratique d’inventaire s’appuie sur une exploration longue et minutieuse de l’ensemble de l’espace urbain, caractérisée par une expérience sensible et une classification cartographique du vivant en ville. Les représentations visuelles et textuelles produites à partir de ces inscriptions étendent le domaine de la nature à la ville en redéfinissant le sens donné à ces deux entités. Leur engagement s’attache à légitimer le statut de la ville en tant qu’objet de connaissance naturaliste et à développer une compréhension écologique de l’espace urbain. À partir d’un régime de savoir spécifique, les naturalistes construisent une parole légitime sur les natures de la ville et un mode de relations avec la nature urbaine, étroitement liés à des valeurs sur la place qui devrait être accordée au vivant spontané dans la fabrique urbaine. Les auteurs ont l’espoir qu’en partageant leur manière de connaître et de voir la ville, la publication des inventaires ait une portée transformative auprès des milieux de la conservation de la nature, de l’aménagement et du public (304). Si nous avons montré ici en quoi leur activité savante co-produit l’espace urbain, l’analyse peut être prolongée à un autre niveau : ces figures naturalistes, insérées dans un réseau d’alliances locales, ont également contribué à façonner les espaces urbains à la fin du siècle par leur activisme politique en faveur de la protection de la nature urbaine, le recours croissant à leur expertise dans les politiques de gestion et d’aménagement urbains ou leurs actions de sensibilisation publique sous la forme d’excursions en ville (301 ; 302 ; 303).
49Afin d’explorer le rôle de la recherche naturaliste dans l’émergence d’un intérêt écologique pour la ville, et les diverses formes de co-production des savoirs naturalistes et des espaces urbains, nous avons privilégié une analyse diachronique du rapport des naturalistes à l’objet « ville » dans le contexte suisse. Cette approche nous a permis de faire un récit nuancé, attentif aux continuités et discontinuités, de l’émergence d’une attention naturaliste pour la ville et le vivant qui l’habite. Alors que l’inventaire naturaliste est souvent cantonné à la « préhistoire » de l’écologie urbaine et le tournant urbain de l’écologie associé à son émergence dans les milieux académiques professionnels, l’article montre la persistance du rôle joué par l’activité naturaliste, y compris hors de l’université, dans la légitimation d’un intérêt savant écologique pour le vivant urbain en Suisse, et dans le façonnement des lieux et des visions de la nature urbaine.
50L’article montre d’abord l’importance de la dimension spatiale des pratiques de production de connaissances pour comprendre les processus par lesquels une entité est constituée en objet scientifique et sujet de préoccupation. L’analyse des deux périodes du XXe siècle montre que les naturalistes partagent un attachement pour la connaissance du vivant et des paysages de leur environnement proche, qui s’exprime sur le registre de la passion savante. Dans les deux cas, l’extension de la pratique d’inventaire à des sites en ville, devenus terrains d’observation, est encouragée par la fascination qu’exercent les plantes adventices chez certains botanistes. Leur rapport au lieu implique une attention spécifique aux usages et à l’histoire des transformations socio-matérielles des sites étudiés. La principale différence entre les deux périodes repose sur la manière dont l’inventaire naturaliste se focalise à partir des années 1980 sur la cartographie de l’espace urbain à une résolution spatiale fine. Si ce mouvement de systématisation reflète l’évolution plus générale des normes de l’inventaire d’espèces, il montre aussi comment les dispositifs spatio-épistémiques de l’inventaire délimitent, quadrillent et cartographient l’urbain, et finalement le construisent comme une échelle pertinente pour la connaissance et l’action politique. La pratique d’inventaire est alors étroitement associée à l’enjeu de faire reconnaître l’existence et la valeur de la nature urbaine spontanée. Les représentations produites sont une ressource politique pour revendiquer quels espèces et espaces sont « dignes » de protection et les mesures d’aménagement appropriées pour favoriser leur devenir. L’analyse montre ainsi l’intérêt d’étudier finement les espaces vécus, pratiqués et construits de l’activité savante pour comprendre les relations entre la formalisation de la nature urbaine comme objet savant et les ressorts de la production d’un ordre urbain écologique.
51Concernant le statut des recherches et des acteurs qui les portent, on constate que durant les deux périodes, les inventaires naturalistes en ville sont d’abord le fruit de l’engagement individuel de naturalistes locaux. L’étude des adventices bénéficie néanmoins au début du siècle d’une émulation collective qui s’intègre à un réseau de chercheurs et de collecteurs étroitement lié à la botanique universitaire, dans le sillon des recherches sur la géographie et l’écologie de la faune et de la flore locales. À la fin du siècle, les études de flore urbaine sont menées avec un soutien institutionnel faible et restent principalement en marge du milieu académique, bien qu’elles respectent les canons modernes de la floristique et s’inspirent des travaux d’écologie urbaine allemands. Les approches naturalistes (floristiques, géobotaniques et phytosociologiques), dont le professeur Elias Landolt est l’un des représentants, sont alors en voie de disparition dans les instituts universitaires en Suisse. Mais l’engagement des chercheurs, loin de se limiter au cercle naturaliste local, combine une production savante à vocation politique avec un activisme en faveur de la conservation de la diversité biologique urbaine, et profite du regain de légitimité des inventaires dans le domaine de la conservation. Ces derniers préfigurent également des projets collectifs – et plus ciblés – d’inventaires en ville à Berne, Genève et Neuchâtel, menés dans les années 2010, associant institutions naturalistes comme les jardins botaniques et les musées d’histoire naturelle, bénévoles d’associations, citadins volontaires et administrations municipales, signe d’intégration croissante des savoirs naturalistes dans les politiques de biodiversité urbaine (227 ; 229 ; 233). La contribution invite ainsi à explorer davantage les formes de co-production entre science et société qui caractérisent le tournant urbain de l’écologie, en s’intéressant aux conditions d’articulation locales entre la construction d’un objet savant, la structuration institutionnelle d’un domaine de recherche et les modes de gouvernement de l’ordre social et naturel.
L’étude a été réalisée dans le cadre du projet de recherche « Quand l’écologie entre en ville », financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (projet no 10001A_172832/1). Nous remercions nos interlocuteur·rice·s naturalistes pour leur précieuse aide au cours de l’enquête, ainsi que Valérie Boisvert pour sa relecture et ses suggestions sur une version antérieure du texte. La responsabilité du contenu n’engage que les autrices.