1Ian Hacking nous a quittés le 10 mai 2023, à l'âge de 87 ans, après avoir subi une détérioration progressive de sa santé ces dernières années. Son œuvre et sa pensée resteront longtemps vivantes, parmi ceux qui étudient les sciences et les technologies, domaine dans lequel il a apporté de nombreuses contributions très significatives, sur une multitude de thématiques telles que l'histoire des concepts scientifiques, la philosophie et l'histoire des probabilités, la philosophie et l'histoire de la logique, la philosophie de l'expérimentation et de l’instrumentation scientifique, et les styles de pensée scientifiques.

2Au cours de sa longue carrière universitaire, il a travaillé comme enseignant et chercheur, tout d'abord à l'université de Colombie-Britannique (1964-1969), puis au Makerere University College, en Ouganda (1968-1969), à l'université de Cambridge (1969-1974), à l'université de Stanford (1975-1982) et, enfin, à l'université de Toronto (1982-2004). Il a été professeur invité dans plusieurs universités. En 2000, il est devenu le premier anglophone à être élu à un poste permanent au Collège de France, où il a occupé la chaire de philosophie et d'histoire des concepts scientifiques jusqu'à sa retraite en 2006. Il a publié 16 livres et un grand nombre d'articles scientifiques. Il a reçu plusieurs distinctions importantes pour ses contributions académiques et son implication dans plusieurs sociétés et académies scientifiques : le prix Isaak Walton Killam du Conseil des Arts du Canada (2002), la médaille d'or du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (2008), le Holberg Memorial Prize (2009) et le prix Balzan (2014), parmi d'autres.

3Ian Hacking était un penseur singulier en raison du sens aigu et érudit avec lequel il a analysé les conceptions des sciences et technologies à différentes époques, en définissant clairement leur portée et leurs limites, dans un langage direct et sans prétention, et à partir d'une attitude critique générale, qui pourrait être jugée iconoclaste ; en raison de son effort pour étudier de manière interdisciplinaire les différents domaines d'études des sciences et technologies, en s’écartant des canons philosophiques traditionnels ; pour sa capacité à ouvrir de nouvelles perspectives d'analyse des sciences et technologies ; et, surtout, pour le fil conducteur de son œuvre, qui étudie la manière dont les phénomènes et leurs concepts ont été historiquement constitués, façonnant à leur tour les formes de vie et les types d'interaction.

4Bien que sa conception des sciences ait été initialement structurée par les travaux de Thomas Kuhn, par le néo-pragmatisme et par la philosophie analytique américaine, les influences les plus déterminantes dans l'ensemble de sa pensée proviennent de Michel Foucault et de Ludwig Wittgenstein, comme il l'a lui-même reconnu (Hacking, 2002b, p. 11). Il se présente comme un philosophe formé dans la tradition de la philosophie analytique, mais avec une pensée unique issue de l'influence des deux auteurs mentionnés ci-dessus :

• 1 https://archive.ph/20130125172125/http://www.ianhacking.com/

I am not a historian, although I would not wholly reject the label of "historian of the present". I am an analytic philosopher who makes use of the past.

Second, I am a philosopher who thinks about the sciences in detail, which is not very common among analytic philosophers. In my opinion and practice, you can't think about anything without "taking a look".

[…] Finally, I am often described as inter-disciplinary. […] I am not interdisciplinary in the sense of trying to break down disciplinary boundaries, but rather a philosopher who tries to be disciplined enough to pick up what is going on in other disciplines.¹

5Lors d'un entretien avec Álvarez en 2002, Hacking a expliqué comment l'expression « jeter un coup d'œil » résume la manière foucaldienne et wittgensteinienne qui a orienté la plupart de ses recherches. À la question : « Voyez-vous un ou des fils conducteurs dans votre travail ? », Hacking répondait :

Pour conclure cette réponse à la question, ma façon d'y répondre peut illustrer ma façon de faire de la philosophie – en jetant un coup d'œil. Je pense qu'il faut comprendre un grand nombre de cadres interconnectés et examiner les détails de près. Et surtout, c'est une façon wittgensteinienne de faire de la philosophie. (Hacking, 2002b, p. 10)

6En d'autres termes, le fil conducteur de l'argumentation suivie par Ian Hacking tout au long de son œuvre, au sein des études sur les sciences et les technologies, a été, d'une part, sa manière particulière d'examiner les concepts dans les contextes dans lesquels ils sont apparus et selon les manières dont ils ont été employés, à la suite de Wittgenstein ; d'autre part, sa compréhension du processus historique qui les a conduits à exister et à acquérir le sens et les fonctions qu'ils ont dans le présent, en cohérence avec l'histoire du présent proposée par Foucault.

7Suivant ce fil conducteur, mais sans chercher une unification qu'il n'a jamais voulue pour son travail, il a identifié plusieurs réseaux de connexions, autour des thèmes suivants (Hacking, 2002b, p. 10) :

• Un premier réseau constitué par des études logiques et historiques, la plupart portant sur les probabilités et l'induction, avec les ouvrages suivants : The Emergence of Probability (1975a), The Taming of Chance (1990), Logic of Statistical Inference (1965), An Introduction to Probability and Inductive Logic (2001) et Why Is There Philosophy of Mathematics At All? (2014).

• Un deuxième réseau est constitué par les travaux plus explicitement foucaldiens, tels que les texte signalés dans The Emergence of Probability (1975a) et The Taming of Chance (1990), l’ouvrage Why Does Language Matter to Philosophy? (1975b) et une partie de Historical Ontology (2002).

• Un troisième réseau peut être identifié autour de l'idée d'« Inventer / construire les personnes », avec les deux livres portant sur la maladie mentale, Rewriting the Soul (1995) et Mad Travelers (1998), et l’ouvrage de synthèse The Social Construction of WHAT? (1999).

• Et un quatrième réseau pourrait être constitué des contributions portant sur la philosophie de l'expérimentation et de l’instrumentation scientifique, et les styles de pensée scientifique, avec ses ouvrages Representing and Intervening (1983) et Scientific Reason (2009), ainsi qu’un grand nombre d'articles.

8Hacking a apporté des contributions originales dans chacun de ces réseaux thématiques. Dans le premier et le deuxième réseau de connexions, il s'est approprié les méthodes archéologiques et généalogiques de Foucault pour l'étude de la probabilité, du hasard et de l'induction, et il a fait une proposition préliminaire pour une épistémologie historique de ces concepts. Dans le troisième réseau, il a expliqué historiquement l'émergence de certaines catégories fondamentales en psychologie et dans les sciences humaines et de la nature. Enfin, dans le quatrième réseau, il a été l'un des premiers philosophes à structurer une philosophie de l'expérimentation et à procéder à une analyse philosophique des styles de la pensée scientifique.

9Ses contributions trouvent leur équivalent dans la vie publique très active que Hacking a assumée avec des conférences, des discussions et des communications dans des journaux et des revues. Sa gentillesse et son amabilité lui ont permis d'avoir de riches conversations avec de nombreux chercheurs d'aujourd'hui dans les domaines de la philosophie des sciences et des études sur les sciences. Par ailleurs, sa curiosité scientifique et l'importance qu'il accordait à l'analyse des pratiques scientifiques l'ont amené à participer fréquemment à d'importantes recherches scientifiques dans des domaines aussi différents que la physique ou la psychiatrie.

10Le travail de Ian Hacking continuera d'avoir un impact durable sur la communauté élargie des chercheurs qui se penchent sur les sciences et les technologies du monde entier. Celles et ceux d'entre nous qui ont été profondément influencé·e·s par sa pensée se joignent à sa famille et à ses ami·e·s pour leur présenter leurs sincères condoléances.