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Varia

L’adoption des essais contrôlés randomisés entre norme institutionnelle, domination médicale et espoir de valorisation de la kinésithérapie

Le cas de la remise en question du drainage bronchique en cas de bronchiolite
The adoption of Randomised Controlled Trials between institutional norm, medical domination and hope of promoting physiotherapy. The case of the downgrading of bronchial drainage in cases of bronchiolitis
La utilzación de ensayos controlados aleatorios entre norma institucional, dominación médica y esperanza de valorización de la fisioterapia. Rechazo del drenaje bronquial en casos de bronquiolitis
Jérémy Rollin

Résumés

Dans une perspective à la fois bourdieusienne et de nouvelle sociologie politique des sciences, cette recherche s’intéresse aux relations de domination au sein de l’espace de la recherche médicale. Le cas empirique s’intéresse à la disqualification du drainage bronchique en cas de bronchiolite du nourrisson. La controverse met en jeu des acteurs aux positions sociales asymétriques, des kinésithérapeutes et des médecins pédiatres, et une institution soutenant un processus d’expertise, la HAS (Haute Autorité en Santé). Des oppositions se mettent en place pour tenter de légitimer des résultats scientifiques contradictoires, dans un contexte plus général d’évolution des modalités d’affirmation de la preuve sous l’influence de l’idéologie de l’Evidenced Based Practice. Malgré ces changements, au final, les hospitalo-universitaires médecins réaffirment leur domination sur l’espace de la recherche biomédicale et leur prétention à contrôler le travail de leurs auxiliaires.

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Texte intégral

Introduction

1Le drainage bronchique est une technique de kinésithérapie respiratoire proposée en France depuis les années 1970 d’abord en milieu hospitalier puis en libéral. Bien que des variantes existent (vibrations associées ou non, position du nourrisson), une unité existe autour d’un principe général : il s’agit d’une succession d’appuis manuels sur le thorax des patients, notamment des nourrissons, pour tenter d’augmenter l’intensité et la durée du flux d’air lors de l’expiration (Audag et al., 2022). Ainsi, les praticiens espèrent favoriser la mise en circulation et l’excrétion du mucus produit lors des épisodes d’infections respiratoires et ainsi améliorer momentanément la ventilation. Ces manœuvres sont parfois couplées aussi bien à des déclenchements de toux qu’à des pleurs des jeunes enfants devant ces mouvements contrariant leur rythme respiratoire (Postiaux & Paupe, 2003, pp. 153‑262). Pratiquée régulièrement en France depuis les années 1980-1990 chez les bébés atteints de bronchiolites, la technique privilégiée en France pour les enfants de moins de trois ans, l’AFE (Accélération du Flux Expiratoire (Audag et al., 2022)), est validée en 2000 par une conférence de consensus (Agence Nationale d’Accréditation et d’Evaluation en Santé, 2000). Elle se voit pourtant dé-recommandée en 2019 par la HAS, Haute Autorité en Santé (HAS, 2019a). Comment cette technique thérapeutique, développée au sein des CHU, pratiquée un temps de manière presque routinière, a ensuite été désavouée par des experts ?

2Pour répondre à cette question, l’enquête, qui s’est déroulée de 2018 à 2022, s’est intéressée à la littérature indigène : à partir des bibliographies d’articles utilisés par la HAS dans sa recommandation de 2019, je suis remonté dans le temps en essayant de retrouver les strates successives d’articles ayant supporté la pratique (au final 56 textes retenus). Elle a été complétée par des entretiens semi-directifs auprès d’acteurs impliqués dans la recommandation (n=5), dans la recherche scientifique autour de la kinésithérapie respiratoire (acteurs ayant produit des thèses ou articles, n=5) et de kinésithérapeutes pratiquant ces techniques, en ville ou en réanimation néonatale (n=10). Ces entretiens ont porté sur les parcours professionnels et scientifiques et les positionnements vis-à-vis du drainage bronchique avec une attention particulière aux modes de justification. Il est à noter que j’ai une position indigène dans cette enquête, étant kinésithérapeute, ce qui a pu faciliter l’accès à la littérature professionnelle (connaissance des manuels lus et des dénominations des techniques pratiquées usuellement), même si j’ai cherché à systématiser la recherche bibliographique en repartant de la recommandation HAS. Cela n’a pas modifié l’accès aux acteurs car je ne connaissais au préalable aucun d’entre eux et les demandes d’entretien ont indiqué mes attaches académiques et le cadre doctoral de la recherche sans préciser ce statut professionnel. Ce dernier a été mentionné lors des entretiens, lorsque les enquêtés en ont fait la demande (tous l’ont fait, montrant qu’une forme d’indigénat était perceptible ou que l’intérêt pour un sujet si délimité était attribué d’emblée à un acteur de la santé). Cela a sans doute facilité l’échange avec les kinésithérapeutes et certains sont anonymisés par un prénom, marquant le tutoiement lors des échanges, à l’initiative des enquêtés, à l’inverse des enquêtés ayant choisi le vouvoiement et dont les pseudonymes seront du type « M. X » ou « Mme Y ». Derrière cet aspect détendu des échanges, il est toutefois difficile de savoir si j’ai été classé comme un allié à qui se confier plus que de raison. Quant aux médecins, les entretiens ne montrent pas de changements de discours notables une fois précisé la possession de ce titre professionnel (qui est intervenue à une occasion dans le dernier tiers de l’entretien). Cela s’explique par une position parfois « surplombante », cherchant à expliquer à un non-pair les réalités ayant trait aux bronchiolites, à la recherche médicale et à l’organisation du système de soin. Le terrain a été partiellement fermé avec une partie des médecins experts à la HAS contactés (n=5) et la directrice du projet qui n’ont pas donné suite aux demandes d’entretien. Cette fermeture semble liée à un déni des contingences de la recommandation : l’un des refus a été argumenté en me renvoyant auprès d’une pédiatre impliquée dans la société savante de pédiatrie et susceptible de me répondre au nom de celle-ci. Il m’a semblé que ces acteurs n’ont pas trouvé d’intérêt à évoquer des choix jugés conformes à la parole officielle des universitaires de la spécialité médicale. J’ai une position personnelle partagée quant à l’efficacité de la technique : l’ayant pratiqué, j’ai pu constater empiriquement des réelles expectorations de mucus, sans me penser pour autant apte à juger des effets à plus long terme. Aussi je me suis limité à l’analyse de la logique de la preuve et aux concurrences autour de son affirmation.

3Cette contribution se veut un apport sur les interrelations entre production scientifique et expertise et sur le rôle prépondérant des positions sociales des acteurs. En ce sens, l’analyse sociologique proposée a une dimension critique, liée à la mobilisation du concept de domination et à la discussion de ce qui est énoncé comme factuel (Horkheimer & Adorno, 1974), tout en adoptant une position distanciée du combat militant. Cette démarche a nécessité de pointer quelques éléments de faiblesse dans le « gold standard » biomédical actuel, l’Épreuve Randomisée Contrôlée (ECR), dans son application aux thérapies kinésithérapiques. Cela n’a pas pour objet de nier la mise à jour d’éléments du réel possible grâce à ce cadre de recherche, mais de montrer que le discours de supériorité de la méthode, tenu par les acteurs sociaux dominants de l’espace, est insuffisant pour expliquer le transfert des ECR de l’évaluation du médicament aux recherches en rééducation françaises.

4Les recherches scientifiques et la situation d’expertise HAS ont, dans ce cas d’espèce, la particularité de mettre en discussion deux groupes professionnels asymétriques, les kinésithérapeutes et les médecins pédiatres. Ces acteurs partagent une culture commune autour d’une approche soignante faisant la part belle aux explications biologiques et admettent des hiérarchies matérialisées explicitement par la relation de prescription médicale mais aussi plus implicitement par des valorisations symboliques différentes des tâches de travail (Hardy, 2013). D’un côté, la production de connaissances et le diagnostic sont associés aux positions de travail les plus valorisées (Pinell, 2012) tandis que, de l’autre, l’exécution de thérapeutiques, notamment manuelles, répétitives et peu invasives, fait partie des tâches les moins prestigieuses (Monet, 2004). Autrement dit, il est possible de parler de relation de domination, dans son acceptation bourdieusienne, c’est-à-dire d’une dissymétrie dans les rapports sociaux considérée comme légitime par les dominés. Les capitaux scolaires sont inégalement valorisés, le doctorat d’exercice en médecine est plus long à obtenir que le diplôme d’État de kinésithérapie ce qui participe à la hiérarchisation des métiers, parmi d’autres critères tels que l’intégration universitaire (Aïach & Fassin, 1994). Dans ce contexte, l’accès récent (mais souvent sous tutelle médicale) à des doctorats de science pour les kinésithérapeutes permet une valorisation sensible des acteurs concernés, tout en ouvrant un nouvel espace, scientifique, de contact entre les deux métiers. Plutôt que de reprendre la notion de champ scientifique (Ragouet, 2014), il a semblé préférable de concilier les notions liées à cette approche (relations de domination, accès à des capitaux) avec une analyse plus externaliste de la controverse au sein d’une communauté scientifique ici dépendante des relations dans le travail soignant, ce qui a conduit à préférer la notion plus souple d’espace. Dans ce projet, l’approche bourdieusienne a été articulée avec une approche de nouvelle sociologie politique des sciences (Frickel & Moore, 2006). Cette dernière insiste sur trois notions centrales dans l’activité scientifique, les relations de pouvoir, le rôle des institutions et l’organisation en réseaux. Ici le concept de pouvoir (pensé comme la situation d’autorité permettant d’obtenir obéissance, y compris contre les acteurs impliqués) n’est pas retenu en tant que tel, notamment pour mettre l’accent sur une forme d’acceptation des cadres légitimes de la part de tous les acteurs, plus sensible dans la notion de domination. En revanche, les institutions et leurs rôles de stabilisation des configurations d’acteurs seront au centre de l’analyse (ici le rôle de la HAS), tout comme les liens d’interdépendance et de cooptation pour l’accès, inégal, aux ressources pour faire preuve.

5La controverse sur le drainage bronchique en cas de bronchiolite qui se crée entre kinésithérapeutes et pédiatres, dans le sens de dispute « qui performe le monde dans lequel elle s’inscrit » (Méadel, 2018), s’impose au cours de la décennie 2010 pour trouver son point de cristallisation lors de l’édiction de la recommandation HAS entre 2018 et 2019. Elle trouve son origine au sein de deux changements sociaux contemporains dont elle permet de montrer les interrelations.

6D’une part, elle est à relier à une autonomisation de la kinésithérapie de la tutelle médicale. Les kinésithérapeutes, historiquement auxiliaires des médecins (Monet, 2004), ont récemment obtenu des avancées institutionnelles reconnaissant une production scientifique, avec l’instauration, en 2019, d’une sous-section (n° 91) du Conseil National des Universités (CNU) visant à couvrir les « sciences de la rééducation et de la réadaptation ». Cela interroge l’organisation même de l’espace médical, dans le sens où il est jusqu’à présent hiérarchisé en fonction de la possession de capitaux scolaires, dont le double doctorat (d’exercice en médecine et de science) permet l’accès aux postes les plus valorisés (le modèle du Professeur d’Université Praticien Hospitalier, PU-PH, de médecine). Sans toutefois posséder le premier doctorat (de médecine), des kinésithérapeutes titulaires de thèses de science sont alors en quête d’une place dans un espace très stable. Les porteurs administratifs et ministériels de la réforme d’universitarisation (Richard & Le Bouler, 2019) l’ont pensé comme découplant production de recherche (accessible aux paramédicaux) et travail effectif (conservant les territoires professionnels de chacun). Pourtant, la production scientifique est pensée par les représentants des kinésithérapeutes comme un mode de valorisation et de revendication particulièrement puissant (Mathieu, 2015 ; Vaillant, 2015). Si l’utilisation de la recherche au sein de la profession médicale est régulièrement analysée comme un moyen pour certains segments médicaux de rehausser leur prestige (Bergeron et al., 2015 ; Castel & Friedberg, 2010), son usage est moins étudié dans le cas des rapports entre paramédicaux et médecins. Alors que les kinésithérapeutes espèrent que la recherche scientifique sera un outil pour améliorer la position de leur groupe professionnel et le rapprocher du modèle médical, la controverse autour de la bronchiolite, qui se solde par une disqualification d’une pratique kinésithérapique, interroge sur les formes actuelles de la domination médicale et du regard des médecins sur les activités des kinésithérapeutes.

7De l’autre, cette controverse intervient à la suite d’un changement dans les modalités de l’affirmation de la preuve en médecine : l’affirmation de l’Evidenced Based Practice (EBP) comme « gold standard » (Timmermans & Berg, 2010) au détriment de l’accumulation de constats cliniques ou biologiques (radios, tests de volumes respiratoires) expliqués par des processus physiopathologiques (les propriétés des bronches des nouveau-nés soumises à une infection virale). Bien que les premiers ECR en médecine remontent en réalité à l’après seconde guerre mondiale (Keel, 2011 ; Marks & Bouillot, 1999), c’est au tournant des années 1990-2000 qu’ils s’imposent plus nettement grâce à l’action de groupes réformateurs (EBM Working Group, 1992 ; Sackett et al., 1996). Ce phénomène a nourri des analyses nombreuses, proposant qu’il découle d’une conformation à un cadre contemporain valorisant « l’objectivité mécanique » (Porter, 1995), d’une demande de visibilité des patients ou des administrations sur le travail médical (Epstein, 1995 ; Meldrum, 2000), ou de dynamiques internes aux professions, que cela soit pour se défendre face à l’industrie pharmaceutique (Marks, 2000) ou le résultat de mouvements de subversion d’acteurs dominés (Berg et al., 2000 ; Porter, 1991). Par-delà les causalités, il est possible de relier la montée en puissance de l’EBP, et de son instrument de preuve privilégié l’ECR, et le processus d’expertise des preuves scientifiques disponibles (Boussageon, 2011 ; Roqueplo, 1997) qui peut constituer une part importante du travail scientifique (Castel, 2009 ; Granjou et al., 2013). Il s’agit d’utiliser la production de connaissance pour informer l’action publique et modifier un espace social, ici la pratique médicale. Cette montée en puissance a entraîné des critiques, sous un angle interne, remettant en cause la supériorité du régime de preuve basé sur le grand nombre, l’aveugle et le hasard (Abel & Koch, 1999 ; Cartwright, 2007 ; Concato et al., 2000) ainsi que son improductivité (Klein, 2008). Ces remises en cause du statut de « gold standard » se font d’autant plus incisives et argumentées que cette logique de la preuve est réutilisée dans d’autres domaines que l’effet du médicament (Boussageon, 2010), comme l’évolution des politiques économiques et ses incertitudes liées aux instabilités et adaptations humaines (Bardet & Cussó, 2012 ; Jatteau, 2017). Sous un angle externe, d’autres critiques pointent le risque de soumission de la médecine à des logiques de standardisation et rationalisation administratives (Kerleau, 1998 ; Rolland & Sicot, 2012), en pointant l’inadaptation du transfert mécanique des connaissances produites sur des groupes aux cas singuliers (Bachimont et al., 2006). Pour les médecins, ces menaces ont eu tendance à être relativisées, par le constat d’une discordance entre les recommandations et les pratiques réelles (Castel & Robelet, 2009 ; Hardy, 2013) ou de par le contrôle de l’édiction des recommandations par des acteurs des professions (Keating & Cambrosio , 2012; Ponet, 2007). Pour autant, la double question de la capacité de l’approche ECR à s’imposer comme crédible, au sens d’acceptée par toutes les parties-prenantes comme moyen légitime de faire preuve, dans des thérapies kinésithérapiques humaines et physiques plutôt que médicamenteuses ou l’effet de cette nouvelle façon de faire science sur les groupes professionnels dominés, comme les kinésithérapeutes, reste posée.

8Cet article vise donc à comprendre comment l’innovation en matière d’administration de la preuve qu’est l’ECR s’impose dans l’espace de la kinésithérapie malgré le fait que, d’une part, l’objet ne soit pas aussi stable (notamment dans sa mise en œuvre matérielle) qu’un médicament, et que, d’autre part, cela réaffirme la domination médicale ?

9En premier lieu, il sera montré comment l’expertise proposée par l’institution HAS, impose les normes dominantes aux acteurs non seulement du travail en santé, mais aussi de la production de connaissance. Si le tournant des ECR a précédé la montée en puissance de la HAS, celle-ci contribue à faire de cette méthode un gold standard incontournable. Cela tient à l’effet stabilisant de l’expertise sur l’espace de la recherche et de l’action publique qu’elle relie (Henry, 2011). L’ « idéologie » contemporaine sous-jacente, au sens d’Adorno (Moutot, 2004, p. 9), c’est-à-dire la prescription d’un ordre social sous couvert de factualité, favorise de la part des experts, mais aussi des chercheurs, l’adoption d’un régime de preuve quantitatif jugé comme tableau descriptif du réel le plus crédible (Porter, 1994). Le lien entre recherche scientifique et action publique plus ou moins explicite explique alors l’adoption des ECR, et leur prétention à être dépourvus de jugements subjectifs, comme juges de paix. Les médecins hospitalo-universitaires peuvent organiser des réseaux spécialisés de recherche incluant, à une place d’exécutant, des kinésithérapeutes pour juger d’actes qui les intéressent moins par l’aspect clinique et pratique que par leurs résultats en termes d’efficience du soin, dont ils cherchent à rester les garants (Aust et al., 2022).

10En second lieu, il sera montré comment les ECR s’imposent aussi grâce à une euphémisation des relations de domination. Les kinésithérapeutes participent d’autant plus à ce mouvement que les portes des universités s’entrouvrent pour eux et qu’il leur semble que tout résultat contradictoire peut être pris en compte (Peretti-Watel, 2004). Autrement dit, les ECR contiennent une promesse de subversion possible des hiérarchies, tout en contribuant en réalité à les stabiliser. Les chercheurs de la kinésithérapie accordent ainsi un crédit à ces méthodologies qui fondent leurs pratiques de recherche et qu’ils ont acquises auprès de médecins, ce qui les place dans une position dominée. Ils peuvent alors éviter de s’opposer frontalement aux hospitalo-universitaires en axant leurs recherches sur d’autres domaines moins polémiques ou s’y opposer avec des moyens matériels et humains plus faibles, dus à leur position, diminuant leurs chances de produire des données contradictoires jugées aussi robustes. Une forme de souplesse des ECR, constituant un cadre normatif plus qu’un protocole préétabli (Cambrosio et al., 2014), permet ainsi leur adoption par des acteurs aux intérêts contradictoires.

Expertiser à la HAS la question du drainage bronchique en cas de bronchiolite : niveaux de preuve et positions sociales des experts

Niveaux de preuve formels et règles informelles de classement des articles

  • 1 À noter qu’un « groupe de lecture » ici composé de 64 membres a aussi été consulté (questionnaire p (...)

11En 2019, la HAS propose une recommandation disqualifiant la kinésithérapie respiratoire en cas de bronchiolite basée sur 21 articles (HAS, 2019b). Une lecture détachée de la méthodologie d’affirmation de la preuve et s’intéressant uniquement aux conclusions montre alors que sept des articles proposés aux experts concluent à l’inutilité de la kinésithérapie respiratoire (Bailleux et al., 2011 ; Gajdos et al., 2010 ; Human & Mostert-Wentzel, 2011 ; Remondini et al., 2014 ; Rochat, 2011 ; Rochat et al., 2012 ; Roqué i Figuls et al., 2016), tandis que sept articles plaident en faveur de ces techniques (André-Vert et al., 2006 ; Bernard-Narbonne et al., 2003 ; Evenou et al., 2017 ; Postiaux et al., 2011 ; Sarhan, 2013 ; Sebban et al., 2017 ; Van Ginderdeuren et al., 2017). Sept autres articles ne proposent pas de résultats clairs quant aux effets ou s’intéressent à d’autres paramètres (Detaille & Coppens, 2009 ; Dethy & Reychler, 2007 ; Evenou, 2007 ; Gomes & Donadio, 2018 ; Postiaux et al., 2018 ; Sanchez Bayle et al., 2012 ; Tayabaly, 2011). Ces résultats, qui peuvent sembler contradictoires, sont arbitrés à la HAS par un groupe d’expert (« groupe de travail ») composé de dix pédiatres (dont quatre PU-PH – professeur des universités-praticien hospitalier), quatre kinésithérapeutes (dont un titulaire d’un doctorat), deux médecins généralistes et un médecin urgentiste. Ce comité conclura en 2019 à l’inefficacité de la kinésithérapie respiratoire de désencombrement en cas de bronchiolite et dé-recommandera sa pratique contre l’avis de deux kinésithérapeutes (un était absent lors de la délibération) et un médecin généraliste (la seconde étant absente)1.

12Les résultats des études ne sont pas pris en compte à la HAS selon une simple lecture des conclusions. Au contraire, ils peuvent être jugés plus ou moins crédibles en fonction de « l’ économie » en vigueur au sein de l’institution concernée (Shapin, 1995). Ici, la preuve repose sur une hiérarchisation et une agrégation des résultats publiés dans des articles. Elle repose sur deux logiques, perceptibles à la lecture de l’argumentaire de la HAS : une logique formelle, basée sur la logique du grand nombre, de l’expérimentation sur plusieurs lieux (le multicentrisme), de l’aveugle et de la randomisation. Plus ces critères sont respectés, plus les résultats sont jugés crédibles, ce qui favorise les articles réalisant des synthèses de littérature qui, justement, additionnent des constats d’origines multiples. Une logique plus informelle en découle, celle de favoriser les publications anglophones, qui sont réputées respecter ces critères de hiérarchies et qui sont, de ce fait, elles-mêmes privilégiées et jugées plus valorisantes par les producteurs de savoirs biomédicaux.

13La revue de littérature donne lieu à une analyse, rédigée par les chargés de projet de la HAS assistés par un documentaliste, en amont des réunions d’experts. En l’occurrence les chargés de projet étaient trois pédiatres (dont l’un d’entre eux, ayant rang de « chef de projet », est PU-PH) et une salariée de la HAS (doctorat en biologie-santé et master en « Business Management »). Ils segmentent leur argumentaire en trois sections, qui peuvent se lire comme trois sous-conclusions : la première est une analyse des recommandations existantes dans les autres pays, qui, dans le cas d’espèce, « ne recommandent pas l’utilisation de la kinésithérapie respiratoire » (HAS, 2019b, p. 65). Cela montre l’importance d’une pensée mondialisée uniformisante dans l’expertise, qui écrase les différences de métiers (aux USA les « respiratory therapists » et les « physioterapists » forment deux métiers distincts) ou de techniques mobilisées. Une deuxième section propose une synthèse des revues de littérature publiées, avec ici des résultats assez variables. Leur traitement par la HAS montre l’importance des institutions qui proposent la preuve : l’étude (défavorable à la kinésithérapie) menée par Marta Roqué i Figuls (biostatisticienne spécialisée en santé publique) est présentée comme accréditée par un organisme international de confiance (c’est une « revue Cochrane ») ce qui explique que les résultats soient présentés, malgré « un manque relatif de rigueur dans la synthèse, avec des études citées ne correspondant pas à l’analyse » (HAS, 2019b, p. 65). À l’inverse, la seconde revue de littérature retenue, non accréditée « Cochrane », est citée plus succinctement comme concluant à un possible bénéfice de la kinésithérapie respiratoire. Une troisième section présente, pour finir, les articles rapportant des études originales (HAS, 2019b, p. 67). Les résultats sont décrits comme contradictoires, ce qui justifie une première mise en ordre matérialisée par un tableau récapitulatif de l’argumentaire, avec l’attribution d’un « niveau de preuve » : une seule étude est classée de niveau 1 (résultats jugés les plus crédibles), celle effectuée en France par le pédiatre Vincent Gajdos, contrôlée randomisée dans plusieurs centres hospitaliers, défavorable à la kinésithérapie et publiée dans une revue anglophone internationale (Gajdos et al., 2010). Quatre études sont classées de niveau de preuve 2, toutes caractérisées par des nombres de patient assez importants (entre 99 et 236 bébés concernés) et publiées dans des revues anglophones à l’exception d’une étude française publiée dans une revue de kinésithérapie francophone. Les résultats sont encore plus contradictoires, avec un article clairement défavorable à la technique (Rochat et al., 2012), deux articles plutôt favorables (Evenou et al., 2017 ; Van Ginderdeuren et al., 2017) et un article nuancé (Sanchez Bayle et al., 2012). Enfin quatre articles (dont trois francophones favorables à la technique et un résultat d’une étude brésilienne publiée en revue anglophone défavorable) sont présentés comme de niveau de preuve 4 (petits effectifs, monocentriques, absence de randomisation). Les autres articles ne sont pas repris dans ce tableau récapitulatif (HAS, 2019b, pp. 69‑71), sans que la raison n’en soit clairement explicitée (il est possible que les méthodologies soient jugées trop peu fiables pour classer ces résultats). Les conclusions des articles ne sont pas regardées de la même manière en fonction de cette hiérarchisation de la preuve :

  • 2 Les acteurs sont anonymisés. Seuls les acteurs pour qui l’analyse s’est faite uniquement par le rec (...)

Il y avait [l’exemple des recommandations de] l’Angleterre, il y a eu les Etats-Unis, il y a eu le Canada, il y a eu l’Australie et pour lesquels il n’était pas question du tout de kinésithérapie. […] Il y avait une revue de littérature qui avait été faite au préalable avec un niveau de preuve qui permettait de classer chaque document et chaque article disponible dans la littérature. Et très vite il a fallu se rendre à l’évidence on ne parlait pas de la même chose. Les kinés disaient : « nous on en voit tous les jours dans nos cabinets et je peux vous assurer qu’on rend service à la population sinon vos hôpitaux seraient pleins de malades ». « Quel niveau de preuve ? ». « On peut pas vous dire ». Et puis la littérature qui s’accumule en face pour dire qu’on a jamais montré qu’on améliorait un enfant porteur de bronchiolite avec de la kiné, puisque c’est une technique qui est essentiellement française et qu’en France il n’y a pas eu de travaux menés sur le sujet. (Entretien avec Mme P2, PU-PH de pédiatrie, experte auprès de la HAS en faveur de la (non) recommandation 2019, 08/02/2022).

14Les recommandations ou les articles internationaux (ou français publiés dans des revues internationales) prennent alors une importance supérieure aux résultats en langue française. La logique de valorisation de l’expertise mondialisée est à rapprocher de la primeur donnée aux effets moyens constatés sur des groupes aussi grands que possible et où l’appréciation humaine est réduite à son minimum, c’est-à-dire à un soin pensé comme standardisé. Ces principes de hiérarchisation, annoncés et qui se veulent eux-mêmes standardisés et justifiés par l’exemple international (HAS, 2013), sont connus et normatifs vis-à-vis des acteurs de la recherche : s’ils veulent que leurs résultats soient pris en compte, il convient de se conformer à ce modèle.

15Cela n’a pourtant pas toujours été le cas. En 2000, une première recommandation (Agence Nationale d’Accréditation et d’Evaluation en Santé, 2000) avait conclu à l’intérêt du drainage bronchique. Les treize pédiatres, les deux autres médecins et le kinésithérapeute (un seul) avaient d’abord pris en considération leurs constats cliniques (« L'évaluation de leur efficacité et de leur tolérance au cours de la séance repose sur l'état clinique, l'auscultation et un score d'encombrement » (Agence Nationale d’Accréditation et d’Evaluation en Santé, 2000, p. 17)) et mis en doute la littérature internationale en raison des différences entre pratiques françaises et internationales. Autrement dit, l’expertise s’est formalisée en 19 ans, avec un effet normatif sur les scientifiques recrutés et leurs analyses, ce qui ne doit pas laisser oublier que ces derniers, par leurs positions sociales, contribuent à forger l’institution.

Les positions sociales des acteurs et leurs rapports aux normes institutionnelles

16Les questions posées lors des situations d’expertise n’apparaissent pas ex-nihilo, elles sont liées à des acteurs aux positions et intérêts situés. D’une part, la formulation de la question, imposée en 2019 par le Collège National Professionnel de Pédiatrie (CNPP), de l’efficacité de la kinésithérapie, est révélatrice des relations de domination sous-jacentes (Bourdieu, 2018, p. 16) : à ce jour, la question inverse de l’efficacité de la consultation pédiatrique en cas de bronchiolite n’a pas été posée par les kinésithérapeutes. D’autre part, la façon d’administrer la preuve en réponse à une question et d’en déduire une recommandation pratique est temporellement située : parmi les treize pédiatres impliqués dans la première conférence de consensus de 2000 favorable au drainage bronchique, huit sont retraités ou décédés au moment de l’enquête. Ils laissent la place à une nouvelle génération de pédiatres universitaires qui tirent leur légitimité de la bonne maîtrise des ECR, contribuant à alimenter le cadre normatif de la HAS.

17Entre 1970 et 1990, les articles français soutenant les techniques de désencombrement sont régulièrement co-signés par des médecins et des kinésithérapeutes. Initialement pratiqué auprès d’enfants atteints de mucoviscidose (Hennequet, 1977), le drainage bronchique est progressivement étendu à d’autres pathologies respiratoires (Barthe, Binoche et al., 1988). La publication scientifique est alors un moyen de faire connaître ces constats, de proposer des explications et d’étendre la pratique qui en découle : certains articles s’appuient sur l’explication biomécanique et la mesure des volumes d’air (Ruff et al., 1979), tandis que d’autres rajoutent des éléments de preuve en montrant des clichés radiologiques des poumons avant et après drainage (Sbihi et al., 1979). Ces données, par la multiplicité des informations qu’elles véhiculent, objectivent des évolutions cliniques sur seulement quelques patients, sans comparaison entre groupes et corrélation (fig. 1).

Figure 1 : Images tirées de l’article « Place de la radiologie dans le diagnostic et la surveillance des bronchopathies chroniques de l'enfant avant et après kinésithérapie » de Sbihi et al.

Figure 1 : Images tirées de l’article « Place de la radiologie dans le diagnostic et la surveillance des bronchopathies chroniques de l'enfant avant et après kinésithérapie » de Sbihi et al.

Effet du drainage bronchique objectivé par la radiographie dans un article de 1979.

Source : avec l'aimable autorisation de reproduction de Kinésithérapie Scientifique. Sbihi et al., 1979.

18Ces premiers articles étayent le drainage bronchique en le pensant comme une technique proposée en réponse à des symptômes (d’encombrement) dépassant les diverses étiquettes pathologiques ou la distinction aigue/chronique. C’est cette attention aux résultats symptomatiques qui justifie l’élargissement des usages, notamment auprès des bébés atteints de bronchiolites. Sur cette dernière pathologie elle-même, ce n’est qu’en 1988 qu’est publiée une étude montrant une efficacité du drainage (Barthe, Catalano, et al., 1988). Les auteurs s’appuient sur les signes cliniques et les évolutions constatées sur trois cohortes de bébés (suivis en libéral ou en hôpital) : « elle améliore momentanément les paramètres gazométriques et volumétriques des patients en réanimation ». La force de la preuve ne repose pas sur la comparaison de groupes, mais sur l’addition (413 enfants, 2128 séances) de constats positifs, explicables par le raisonnement à partir de la physiologie.

19La conférence de consensus de 2000, qui rassemble des pédiatres incontournables dans leur discipline (neuf d’entre eux, sur treize experts, sont ou seront PU-PH), fait alors figure d’espace de discussion pour échanger sur les différents jugements cliniques, éventuellement soutenus par la littérature. La réponse à la question portant sur la kinésithérapie respiratoire laisse une grande place à la description des techniques et de leurs effets, avant de conclure à leur intérêt, en dépit des exemples internationaux, jugés trop différents. Pourtant, cette première conférence de 2000 marque déjà le tournant de hiérarchisation des preuves et indique le rôle prescriptif de l’expertise en matière de production de connaissance : la kinésithérapie respiratoire est reconnue mais « des travaux de validation de cette pratique dans les bronchiolites aiguës du nourrisson doivent être poursuivis et encouragés afin d’obtenir une base scientifique solide » (Agence Nationale d’Accréditation et d’Evaluation en Santé, 2000, p. 16).

20Cette nécessité à venir de « base scientifique solide », c’est-à-dire d’études suivant les canons de l’EBP, fournit des pistes à de nouveaux acteurs pour se distinguer et justifier, par la production scientifique, une prétention à devenir eux-mêmes PU-PH. Cela est visible dans le cas de Vincent Gajdos, un pédiatre hospitalier parisien qui soutient en 2010 une thèse universitaire en santé publique (Gajdos, 2010). Le but de sa recherche est de mesurer une efficience de la kinésithérapie respiratoire : « La bronchiolite aiguë du nourrisson est une maladie fréquente, avec un impact médico-économique important et pour laquelle subsistent de nombreuses questions » (Gajdos, 2010, p. 37). Les études précédentes, basées sur le constat et l’explication physiologique, sont balayées « les seules études existantes sur les techniques d’augmentation du flux sont des études « avant/après » réalisation d’une séance de kinésithérapie et ne permettent pas de répondre à la question de l’efficacité de ce traitement » (Gajdos, 2010, p. 30). Par ces mots, Vincent Gajdos s’impose comme un réformateur par rapport à ses prédécesseurs hospitalo-universitaires qui ont prêté foi à des constats cliniques ou radiologiques sans respecter l’idéal de neutralité. Il convient alors de dévoiler la réalité grâce à une étude, « Bronkinou », multicentrique, randomisée, en double aveugle (parents comme évaluateurs ignorent si le bébé a reçu un drainage bronchique), qui inclura, dans son cas, 496 bébés. L’innovation est donc bien la recherche d’une neutralité mécanique par le recours au hasard, renforcée par la pratique du double aveugle (Keel, 2011) et celle-ci entre en résonnance avec le processus d’expertise contemporain : l’enjeu est l’action publique consistant à évaluer le traitement et non de comprendre la physiologie.

21Le choix méthodologique de l’ECR ne va pourtant pas de soi : il repose sur l’hypothèse que la kinésithérapie respiratoire est suffisamment stable selon les praticiens ou les bébés (Love, 1975), que les historicités n’ont pas d’influence sur les états (la pathologie partagée est jugée déterminante par rapport aux parcours de vie singuliers des bébés jusqu’alors), que la « bronchiolite » a une identité suffisamment distincte et biologiquement établie pour que la comparaison à un placebo ait un sens (Boussageon, 2010 ; Friesen, 2019) et que les « substitutions » (Jatteau, 2017, pp. 188‑190), tels que des soins infirmiers (drainages rhino-pharyngés, aspirations), sont négligeables. De plus, dans cette façon de créer la preuve, le choix de la question et la catégorisation des populations choisies sont décisifs dans l’analyse des résultats (Cartwright, 2007) : ici « le critère de jugement principal était le délai entre la randomisation et la guérison » (Gajdos, 2010, p. 72), ce qui est justifié par l’approche économétrique (y a-t-il une baisse du temps et du coût d’hospitalisation ?). L’hypothèse retenue est que le drainage bronchique joue sur la guérison (et non seulement le soin au sens du care, par amélioration respiratoire transitoire) et cela avec suffisamment d’effet pour être visible au milieu de toute la prise en charge hospitalière. D’autre part, la catégorisation (et l’incorporation de patients à l’étude) sur laquelle repose le précepte ceteris paribus, se fait grâce au diagnostic médical de « bronchiolite » selon des « signes cliniques » (signes d’infection et de détresse respiratoire avec bruits à l’auscultation évoquant une inflammation des bronches (Gajdos, 2010, p. 67)). Ces derniers sont donc distincts de l’« encombrement », qui est l’objet de l’attention des kinésithérapeutes qui « désencombrent » les bébés, catégorisation alternative qui n’est pas retenue. Au regard de ces choix préalables, la mécanique scientifique rend son verdict : le drainage bronchique n’améliore pas le temps de guérison des nourrissons hospitalisés étudiés.

22Vincent Gajdos, en opérant ces choix et en choisissant un jury fortement tourné vers l’épidémiologie (présidente épidémiologiste à l’INSERM, deux rapporteurs PU-PH de pédiatrie et deux membres du jury tournés vers l’épidémiologie et l’approche statistique de la santé publique) se présente ainsi comme un pédiatre susceptible d’apporter à la spécialité une production scientifique respectant les canons de l’EBP, ce qui s’avère payant : il obtient un poste de PU-PH parisien en 2012. Cette trajectoire est permise à la fois par la distance temporelle qui le sépare des PU-PH de pédiatrie ayant favorisé le développement de la kinésithérapie respiratoire : les professeurs de pédiatrie comme André Hennequet ne sont plus en poste et il est possible de critiquer les thérapeutiques qu’ils ont soutenu. Dans le même temps, les auxiliaires kinésithérapeutes eux-mêmes sont quantité négligeable et le travail scientifique qu’ils ont pu fournir durant la décennie 2000-2010 ne respecte pas les canons des ECR (André-Vert et al., 2006), gold standard d’évaluation des traitements pharmaceutiques et dont le principe de hiérarchisation de la preuve est réutilisé par la HAS. Ni les uns ni les autres ne sont cités dans le travail de Vincent Gajdos et il peut se proposer comme importateur des ECR pour évaluer les thérapies physiques françaises en pédiatrie. En accord avec les approches bourdieusiennes (Bourdieu, 2001, pp. 67‑77), c’est bien sa position dans le temps et dans l’espace médical qui lui permet de s’imposer sur une page qu’il revendique à la fois comme blanche et comme dorénavant en adéquation avec les canons de la preuve biomédicale. Ce sont ces différents aspects qui lui permettent d’être, en France, seul tenant de la preuve la plus solide, opérant sans contestation une réutilisation des méthodologies d’évaluation d’efficacité pharmaceutique pour évaluer un travail humain.

23Son travail aura des répercussions, avec une reprise dans la revue « Prescrire » à destination des médecins de ville (« Brochiolite des nourrissons : essai négatif pour la kinésithérapie respiratoire », 2010 ; « Bronchiolites : pas de place pour la kinésithérapie respiratoire », 2012) et avec une première mise à distance de la kinésithérapie dans certains services hospitaliers :

[Nous avions] évolué dans nos pratiques hospitalières, suite à une étude qui a été menée à Clamart par le professeur Gajdos et qui montrait qu’en ce qui concerne les enfants hospitalisés, en fait de leur proposer ou non de la kinésithérapie respiratoire ne diminuait pas leur durée de séjour et la vitesse à laquelle ils s’améliorent. (Entretien avec Mme P, PU-PH de pédiatrie, experte auprès de la HAS en faveur de la (non) recommandation 2019, 08/02/2022).

24Malgré des premiers effets à la suite de la publicisation de sa thèse, la profession médicale est désunie sur la question et la kinésithérapie respiratoire reste pratiquée, d’autant qu’elle est souvent prescrite en ville par des médecins généralistes. Cela explique sans doute la demande du CNPP d’une mise à jour des recommandations HAS en 2019, à laquelle Vincent Gajdos participe.

Des dérives se sont mises en place. La kinésithérapie [qui] pouvait être éventuellement utile et surtout une façon de surveiller les enfants, et bien, c’est devenu « Le » traitement de la bronchiolite. Et on a quand même quelques années où les parents sortaient systématiquement avec une ordonnance de kiné pour leurs enfants avec bronchiolite […] [du coup, il a fallu] actualiser nos « recos » et cette fois ci de manière « Evidenced Based » et ça a été ça toute la discussion autour de la table à la HAS […] Et puis là où on tombe des nues c’est qu’on se rend compte qu’il y a 4 kinés dans le groupe [de travail]. Et 4 kinés c’était effectivement inattendu […] ça illustre bien la place [que la kinésithérapie] avait prise dans la bronchiolite, qui est une place qui est probablement un peu trop importante […] [Là il y avait] 4 kinés pour une intervention qui n’était pas majeure dans le traitement de la bronchiolite […] [les kinés,] on a besoin d’eux pour plein d’autres choses et pas sur la bronchio (Entretien avec Mme P, PU-PH de pédiatrie, experte auprès de la HAS en faveur de la (non) recommandation 2019, 08/02/2022).

On a vu arriver une dizaine de médecins, comme dans un procès, vous savez, c’est déjà à charge. Là on sentait déjà que tous ne voulaient pas recommander [le drainage bronchique]. (Entretien avec M. L, kinésithérapeute libéral, expert auprès de la HAS opposé à la (non) recommandation 2019, 02/09/2022).

25La production scientifique dans l’espace médical ne peut être pensée séparément des travailleurs concernés par ses assertions et de son apport aux situations d’expertises. Après avoir suivi, lors de son travail de thèse, l’usage scientifique consistant à reconnaître l’impossibilité d’extrapoler ses résultats hospitaliers à la pratique de la kinésithérapie de ville (Gajdos, 2010, p. 119), cet auteur se prononcera, comme l’ensemble des pédiatres experts à la HAS en 2019, pour la dé-recommandation générale du drainage bronchique en cas de bronchiolite. C’est la situation d’expertise qui lui permet d’aller au-delà des éléments de preuve qu’il a fourni pour imposer ses vues plus largement. Il réaffirme, à cette occasion, d’une part, que la pédiatrie maintient fermement son contrôle sur les auxiliaires qui soignent des bébés le plus souvent en l’absence physique de médecins, et, d’autre part, que la pédiatrie est capable d’établir des faits scientifiques robustes sur des soins majoritairement de ville, où peut exister une concurrence avec la médecine générale (qui pose les diagnostics de manière routinière) :

Il y avait deux poids, deux mesures hein. Il y avait une façon d’attribuer de l’importance à ce qu’on… Tirer l’information qui nous intéresse comme si la conclusion était déjà dans leur tête avant même qu’on fasse le groupe de travail. J’ai eu l’impression qu’on savait où… Non moi je savais pas parce que j’y croyais [au débat], mais c’est comme s’ils savaient [les pédiatres] où ils voulaient aller. De toute façon il fallait que ça saute, la kiné respiratoire.  (Mme G, médecin généraliste, engagée syndicalement, experte HAS opposée à la (non) recommandation, 22/03/2022).

26Plus nombreux, à l’origine de la formulation de la question et comptant parmi eux des universitaires à la fois utilisateurs et juges des méthodes scientifiques les plus légitimes au sein de l’institution, les experts pédiatres forment, à l’occasion de la recommandation 2019, un groupe uni qui ne laisse que peu de marges de manœuvre aux autres experts qui peuvent se sentir quantité négligeable. La position sociale des hospitalo-universitaires de pédiatrie est donc le fruit d’une bonne adéquation aux normes de la crédibilité scientifique telle que pensée par les institutions comme la HAS tout en leur permettant de s’ériger en juge des propositions scientifiques concurrentes.

27L’institution d’expertise et les scientifiques qui y prennent part participent à l’imposition des cadres scientifiques contemporains : l’ECR qu’ils pratiquent est le seul horizon possible et les autres preuves ou acteurs dominés qui les portent sont disqualifiés. Pour autant, le choix de recourir au contrôle par la quantification et à l’expertise à propos d’un traitement historique routinier n’est pas anodin dans les sciences médicales, surtout en l’absence d’effets secondaires indésirables détectables épidémiologiquement. Il s’agit d’une réaffirmation institutionnelle d’une domination médicale sur un réseau de soin éclaté, où certains acteurs, comme les kinésithérapeutes, réalisent dans leurs cabinets des actes de plus en plus physiquement invisibles pour les médecins.

Pour les kinésithérapeutes, adopter les ECR, entre quête de légitimité et acceptation de la position dominée

Adopter les ECR, défendre la technique kinésithérapique

28Du côté des kinésithérapeutes, les années 2000 marquent un tournant universitaire. Au sein de ce groupe professionnel, la production de connaissance est d’abord le fait de cadres hospitaliers qui sont formés dans 3 écoles des cadres réservées aux kinésithérapeutes jusqu’en 1995, tandis que la filière universitaire leur est fermée. Ces cadres hospitaliers servent alors de traducteurs entre kinésithérapeutes et médecins hospitaliers, tout en participant à la justification scientifique des actes.

[Dans les années 1980, je vais voir mon chef de service et je luis dis] il y a une technique qui s’appelle augmentation du flux, il connaissait, ben je souhaiterais pouvoir l’explorer et l’exploiter chez vous. Ben il m’a dit c’est très simple, moi je suis de garde ce soir, tu vas me montrer et puis je vais te dire ce que j’en pense et comment on peut avancer par rapport à cette pratique. C’était une pratique sur une approche empirique, avec une logique d’utiliser les flux pour jouer sur l’encombrement. (Entretien avec M. C, cadre de santé à la retraite, expert à la HAS, opposé à la (non) recommandation, 02/03/22).

  • 3 Bien que non traité ici, le délaissement de la filière cadre a été établi par une enquête auprès d’ (...)

29En 1995 ces écoles ferment, le diplôme de cadre de santé devient pluridisciplinaire et destine à une fonction managériale d’encadrement des services (Feroni & Kober-Smith, 2005). Dans les nouvelles écoles qui les remplacent, les infirmières sont hégémoniques et marginalisent les rares kinésithérapeutes3. Dans le même temps, les universités entre-ouvrent leurs portes, en partie contraintes par l’injonction à répondre aux attentes du marché du travail (Borras & Bosse, 2017 ; Dormoy-Rajramanan, 2015). Les réformateurs de la kinésithérapie ne passent alors plus par les écoles des cadres mais par l’Université où ils acquièrent des masters et des doctorats, souvent en lien avec des facultés de médecine.

30Pourtant, les publications des kinésithérapeutes sur la bronchiolite sont, entre 2000 et 2020, d’abord le fait de cadres de santé hospitaliers. Ce sont en effet ceux-ci qui tentent de défendre une pratique qu’ils ont enseignée et encadrée dans les services. L’étude de Vincent Gajdos fait alors figure de déflagration parmi eux, d’abord par son innovation méthodologique consistant à importer les ECR et, ensuite, par ses résultats menaçant leur domaine d’activité.

Gadjos, à l‘époque, on a construit le protocole avec lui au titre de la kinésithérapie. C’est-à-dire qu’on lui a donné les informations : comment on faisait la kinésithérapie, qu’est ce qui nous semblait important à rechercher comme critère de jugement, comme objectif […] Là où on s’est beaucoup battu avec lui, c’est lui qui a dit tout de suite « moi c’est la durée d’hospitalisation que je veux voir » […] « Est-ce qu’on réduit la durée d’hospitalisation ? » Et c’est pas ça qui signe la qualité de la kinésithérapie respiratoire. En tout cas je pense pas. (Entretien avec Jacques, cadre de santé kinésithérapeute proche de la retraite et impliqué dans les études « Bronkinou » puis « Bronkilib 1 et 2 », 25/09/2021).

31Ces cadres hospitaliers vont alors tenter de défendre leur spécialité : faute d’avoir su convaincre Vincent Gajdos de modifier son étude selon des critères symptomatiques (l’encombrement plutôt que la bronchiolite), ils vont s’atteler à la production de preuves scientifiques. Ils vont ainsi mobiliser l’expérience acquise au sein des hôpitaux (voire directement auprès du Dr Gajdos) mais en la réutilisant en soins de ville : à l’hôpital les PU-PH de pédiatrie ne leur semblent plus être des alliés. A titre de coup d’essai, ils réalisent une première étude, « Bronkilib 1 », dont les résultats publiés en 2017 dans une revue francophone (Evenou et al., 2017) seront retenus comme de faible niveau de preuve par la HAS à cause de l’absence de groupe témoin et de randomisation. Les 163 bébés inclus ont simplement été évalués (par un score mesurant leur état respiratoire) avant et après la séance, ce qui fait que l’amélioration constatée n’est pas jugée respecter l’exigence de neutralité mécanique et de mise en évidence d’un « effet spécifique » nécessaire dans la hiérarchie de l’EBP (Boussageon, 2010, pp. 65‑68).

32Comprenant que le non-respect des préconisations des ECR ne leur permettra pas de justifier efficacement leur technique, mais aussi aguerris par cette première expérience de recherche autonome des PU-PH, les mêmes cadres hospitaliers (avec le concours de médecins généralistes) lancent alors, durant l’hiver 2016-2017, « en ambulatoire une étude contrôlée, randomisée, multicentrique en simple insu sur des nourrissons de moins de 12 mois » (Sebban et al., 2019), appelée « Bronkilib 2 ». Cette étude, qui se rallie aux préconisations ECR, montre l’étendue de la contrainte qui pèse sur les kinésithérapeutes : les médecins universitaires ont montré que l’ECR est possible, les normes institutionnelles hiérarchisent les résultats en leur faveur et enfin la position dominée des kinésithérapeutes les conduit à ne pas questionner ces deux préalables au prisme de la question épistémologique d’un tel transfert de méthodologie pour évaluer leur travail. Ils tentent alors de réutiliser la méthodologie à leur avantage. « Bronkilib 2 » pointera (contre groupe témoin) des effets positifs du drainage bronchique sur le confort respiratoire (immédiatement après la séance). Cette étude sera pourtant disqualifiée sur la forme lors de sa publication, à la fois critiquée pour son opportunisme temporel (concomitance avec l’expertise HAS) et par les choix de journaux, d’abord prédateurs, puis francophones.

[M. C] il arrivait pas à s’en sortir, notamment, notamment la prof de pédiatrie de [province, experte HAS] qui était très, très agressive sur la kinésithérapie. Bon on s’est dit « il faut absolument qu’on publie bronkilib 2 et qu’on le publie en anglais ». D’accord, mais comme on s’était ramassé pas mal avec les revues style « european journal of respiratory care machin » etc, c’était pas mal [difficile]… […] On l’a publié dans une revue qui s’appelle JCRM [Journal of Clinical Reserch and Medicine], une revue open qui a été publiée. On l’a largement diffusé, on l’a présenté au groupe de travail et là on a eu une controverse […] ils ont dit « ah c’est une revue prédatrice ». (Entretien avec Jacques, cadre de santé kinésithérapeute proche de la retraite et impliqué dans les études « Bronkinou » puis « Bronkilib 1 et 2 », 25/09/2021).

33Se sentant menacés par la procédure en cours à la HAS, les cadres de santé à la tête de « Bronkilib 2 » tentent d’accélérer la publication des résultats pour qu’ils soient pris en compte. Ce faisant, ils contreviennent aux règles tacites de l’expertise, consistant non pas à fournir de nouvelles preuves mais à évaluer le stock de preuve préexistant au moment où est posée la question (Roqueplo, 1997, pp. 35‑49).

Le [chef de projet HAS] a présenté « bronkilib 2 » à la deuxième séance [du groupe de travail élaborant la recommandation]. Quelles ont été les réactions des « patrons » [PU-PH hospitaliers] qui étaient là ? [Une PU-PH de pédiatrie] elle me dit [de façon sarcastique] : « finalement, si je comprends bien, cette étude arrive à point nommé pour valider un effet observable de la kinésithérapie avec technique de flux » […] [elle] a dit si « c’est comme ça je quitte la salle ». (Entretien avec M. C, kinésithérapeute expert à la HAS, opposé à la (non) recommandation, 02/03/2022.)

34La production de nouvelles preuves parallèlement à une procédure d’expertise est discréditée au motif que cet opportunisme temporel serait révélateur de leur partialité. Dans le même temps, le choix de publication dans une revue dite prédatrice, c’est-à-dire proposant des publications sans relectures par les pairs et moyennant participation financière, en empruntant un nom proche des codes du légitime (ici Journal of clinical research and medicine) montre bien la moindre acculturation de ces cadres hospitaliers aux règles informelles de la recherche académique et finit de disqualifier leurs éléments de preuve. La publication ultérieure dans une revue francophone de kinésithérapie (Sebban et al., 2019), bien que relue par les pairs, ne suffira pas alors à modifier la perception de ces résultats.

35Les kinésithérapeutes impliqués dans la recherche clinique en faveur du drainage bronchique ne remettent pas en cause la méthodologie ECR. Au contraire, ils la réutilisent mais avec retard, en dehors des hôpitaux, et avec une maîtrise des règles tacites imparfaite. La matérialité des ECR est alors parfaitement adaptée à l’idéologie en vigueur dans l’espace médical au-delà même de la recherche : une possibilité de subversion reste promise si les faits prouvés démentent les précédents (Peretti-Watel, 2004), ce qui donne à chacun un sentiment de liberté dans la promotion de ses propres vues. Pourtant, par-dessus tout, il s’agit d’un espace marqué par les relations de domination que les capitaux sociaux (accès aux patients et aux personnels hospitaliers), économiques (financement de la recherche) et culturels (connaissance des modalités d’administration de la preuve) inégalement répartis contribuent à stabiliser, y compris, au besoin, par le recours explicite aux institutions (édicter une recommandation HAS). Finalement, dans cet espace, les réformateurs qu’auraient pu être les docteurs d’université kinésithérapeutes ont été non seulement invisibles mais, plus encore, lorsqu’ils se sont exprimés c’est en faveur des PU-PH de pédiatrie et contre les cadres de santé kinésithérapeutes. Leur participation à la disqualification du drainage bronchique tient alors autant à leur adhésion aux règles scientifiques en vigueur dans l’EBP, qu’à la défense de leur légitimité académique, entièrement dépendante des hospitalo-universitaires.

Se légitimer par la maîtrise des codes contemporains de la science médicale, être dominé par les médecins, dominer la recherche en kinésithérapie

36À compter des années 2000, des réformateurs de la kinésithérapie accèdent aux universités. Formés à la recherche le plus souvent dans un paradigme positiviste, ils apparaissent moins liés au ressenti clinique que leurs aînés et adhèrent plus volontiers aux règles de l’EBP :

Est-ce que le désencombrement bronchique c’est efficace ou pas ? [Pour le vérifier] on va se décider à mettre en place une étude pour répondre à la question [...] Par exemple la bronchiolite. La kinésithérapie dans la bronchiolite. Il y a plein de mauvaises études qui sont sorties parce que tu avais une évaluation de la gravité de l’enfant avant la séance, tu as la séance de kiné, et après du coup le kiné évalue la sévérité de la pathologie après [et donc pas de comparaison à un groupe témoin]. (Entretien avec Sylvain, kinésithérapeute hospitalier titulaire d’un doctorat, chercheur hospitalier en faveur de la (non) recommandation HAS, 14/04/2021).

37L’idéal de vérité passe, pour eux, par le respect des canons de la science médicale apprise et, à l’inverse, les recherches qui ne respectent pas le principe des ECR sont rassemblées dans l’ensemble flou du « plein de mauvaises études » évoqué par Sylvain. Parmi celles-ci, l’étude « Bronkilib 1 » est ainsi disqualifiée sans ménagement dans un article suivant sa publication :

Cette lettre a pour objectif de proposer un avis critique, utile aux cliniciens en recherche de repères scientifiques […] En l’absence de groupe contrôle, il n’est pas possible d’établir un lien de causalité entre une intervention et une observation. Pour répondre à l’objectif énoncé, un essai prospectif contrôlé était indispensable. (Extrait d’un article discutant « Bronkilib1 » co-signé par de jeunes docteurs en kinésithérapie (Lebret & Le Neindre, 2017)).

38À l’inverse des nouveaux PU-PH de pédiatrie, protégés des controverses avec leurs prédécesseurs par le décalage temporel, ces docteurs kinésithérapeutes n’hésitent pas à critiquer ouvertement les cadres de santé qui ont, parfois, participé à leur formation professionnelle. Cela montre l’importance de la légitimité académique dans cet espace, d’autant plus si elle est associée aux idéologies des hospitalo-universitaires : la démonstration scientifique gagne à se tenir à distance du constat clinique subjectif et faillible. Cette pensée rationnelle jusqu’à en être mécaniste va délégitimer un résultat en fonction de la conformité ou non de son format de production. Elle est dans le même temps portée par des acteurs qui tentent des subversions, finalement plus au sein de leur propre groupe professionnel que dans l’espace médical dans son sens le plus large.

39C’est ce qui explique que le kinésithérapeute expert titulaire d’un doctorat lors de l’expertise HAS 2019 se range bien au côté des PU-PH :

On arrive à la conclusion que, dès qu’on arrive à des études à grande échelle avec des méthodologies un peu plus robustes, on ne trouve plus de résultats quoi, plus de résultats positifs [en faveur du drainage bronchique]. Si on fait une synthèse, les études qui sont les plus robustes montrent une absence de résultats et on peut difficilement être sûr que les résultats positifs qui sont retrouvés sur des plus petits contingents ne sont pas liés à des gros biais dans les études. Et donc on peut difficilement formuler une recommandation positive. (Entretien avec Erwan, kinésithérapeute hospitalier et doctorant, expert à la HAS en faveur de la (non) recommandation, 25/11/2021).

40La bonne incorporation de la hiérarchie de la preuve justifie le vote en défaveur du drainage bronchique lors de l’expertise. Dans le même temps, ces jeunes docteurs d’université n’ont ni participé aux études des cadres de santé, ni mis en place d’études à leur main sur le même sujet. Cela s’explique par leur réseau de recherche : leur légitimité tient à leur doctorat acquis soit auprès de médecins soit auprès de docteurs en kinésithérapie (essentiellement étrangers) eux-mêmes ayant repris les préceptes biomédicaux et travaillant en collaboration avec des PU-PH. Leur travail quotidien, en CHU ou sur les quelques postes d’enseignant-chercheur de la CNU 91 ouverts en facultés de médecine, consiste principalement à réaliser des recherches en collaboration avec des PU-PH, ce qui crée un lien de dépendance, ne serait-ce que pour obtenir leur accord pour toute étude impliquant les patients de leurs services. Cela rend difficile la proposition de projets de recherche visant à discuter des faits considérés comme établis par les hospitalo-universitaires.

Il y a une blague qui est souvent faite, qui est de dire « on a pas besoin d’études cliniques pour montrer qu’il y a plus de survie quand on tombe d’un avion avec un parachute que sans parachute ». Et il y a des choses tellement évidentes que c’est peut-être pas la peine d’aller se lancer dans des travaux longs et compliqués si nulle part dans le monde on le fait et qu’à l’hôpital on le fait plus et que tout se passe bien, est-ce qu’on a vraiment besoin ? […] De notre point de vue, quand on s’est quitté en 2019 on avait fait le tour de la question et pour nous la question est réglée hein. Il n’est pas prévu d’y revenir. (Entretien avec Mme P, PU-PH de pédiatrie, experte auprès de la HAS en faveur de la (non) recommandation 2019, 08/02/2022).

41Le témoignage de Mme P montre que les PU-PH se posent comme juges des sujets de recherche à mener ou non, ce qui rend la production de preuves contradictoires difficile pour des kinésithérapeutes, y compris docteurs d’université.

42Les docteurs en kinésithérapies adhèrent à la logique de la preuve affirmée par le cadre EBP, car ils ont été formés à celui-ci dès leur cursus universitaire en recherche biomédicale et qu’ils l’ont réutilisé pour leurs propres recherches sous le regard des médecins hospitalo-universitaires, leur permettant d’accumuler des capitaux symboliques et sociaux. Ils ne sont ainsi ni en position de discuter les fondements épistémologiques de pratiques dont ils tirent leur légitimité, ni de s’opposer frontalement aux médecins universitaires sur les sujets controversés. Si leur adhésion aux ECR leur permet de s’imposer comme des réformateurs de la kinésithérapie proposant une mise à distance des pratiques empiriques de leurs prédécesseurs, cela les place dans une position dominée vis-à-vis des PU-PH maîtres des institutions hospitalières ou académiques dont ils dépendent.

Conclusion

43L’utilisation de la méthodologie des ECR pour évaluer les thérapies physiques ne va pas de soi tant elle a été conçue en lien avec la mise à l’épreuve des substances pharmacologiques (Boussageon, 2010, p. 122). Pourtant elle s’impose sans réelle remise en cause, et malgré la disqualification de certaines pratiques qui en découle. Cela s’explique par la force des normes portées par les institutions. L’adoption et l’élargissement à bas bruit de la logique de hiérarchisation de la preuve inhérente aux ECR portés par la HAS s’imposent de fait aux acteurs des groupes professionnels dominés comme les kinésithérapeutes. Ceci est d’autant plus efficace que les ECR parviennent à concilier une proposition de rationalité améliorée (notion de progrès par rapport aux modalités de la preuve antérieures), un contrôle à distance (les résultats prennent le pas sur l’explication au contact du malade et du praticien, le réseau d’interlocuteurs susceptibles d’intervenir dans l’étude prend de l’importance au vu du poids du nombre dans l’affirmation de la preuve) et une promesse d’ouverture à la contradiction (les études peuvent amener des résultats susceptibles de changer les constats précédents). Ainsi tous les acteurs trouvent leur compte dans cette nouvelle approche justificatrice des pratiques pour, au final, contribuer à maintenir l’ordre établi : les médecins ont toujours leur mot à dire sur les pratiques kinésithérapiques. Pourtant, dans les soins concrets, il n’est pas sûr que cette réaffirmation des places de chacun, explicitée par l’expertise, parvienne à faire disparaître à court terme une technique de soin répandue chez des acteurs certes dominés mais en grande partie autonomes dans leurs choix thérapeutiques quotidiens. A plus long terme, cependant, la technicisation et la procédurisation inhérentes à ce mode d’évaluation scientifique posent la question du maintien et de la justification de la part d’humanité dans le soin (Corteel, 2019). En effet, le primat accordé aux statistiques implique de considérer d’abord les similitudes espérées (Desrosières, 1989), c’est-à-dire, dans une société naturaliste (Descola, 2001), la composante biologique, et de passer sous silence les différences, notamment les interactions sociales. Or, tout comme l’écriture a changé le langage oral (Goody, 1979), il est envisageable que le procédé ECR change le soin ainsi évalué, réduisant l’invisible (pour ces méthodes) des relations humaines à un inexistant. Pour reprendre Adorno, ce n’est pas parce que la raison instrumentale s’impose qu’elle ne contient pas sa part de mythe.

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Notes

1 À noter qu’un « groupe de lecture » ici composé de 64 membres a aussi été consulté (questionnaire par voie électronique, une pharmacienne, vingt kinésithérapeutes et 43 médecins dont 32 pédiatres) et que les avis, consultatifs, de ces membres ont été remis aux experts du « groupe de travail » en charge de la rédaction de la recommandation. Le « groupe de lecture » semble cependant avoir un rôle marginal (ils ne sont jamais évoqués en entretien par les experts rencontrés) et leurs commentaires rendus publics dans le document HAS semblent marquer des positions professionnelles similaires à celles des experts du « groupe de travail ».

2 Les acteurs sont anonymisés. Seuls les acteurs pour qui l’analyse s’est faite uniquement par le recours à des données publiques ne sont pas anonymisés, ce qui permet un accès à leurs publications.

3 Bien que non traité ici, le délaissement de la filière cadre a été établi par une enquête auprès d’une école des cadres « de santé » ayant remplacé les deux écoles des cadres, infirmières d’une part et kinésithérapeutes d’autre part, d’une ville de province. À titre d’indicateur, de 2014 à 2020 les trois places attribuées à des kinésithérapeutes n’ont jamais été intégralement pourvues, tandis que les 35 places réservées à des infirmières l’ont systématiquement été, avec une liste d’attente comptant entre 30 et 40 personnes.

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Table des illustrations

Titre Figure 1 : Images tirées de l’article « Place de la radiologie dans le diagnostic et la surveillance des bronchopathies chroniques de l'enfant avant et après kinésithérapie » de Sbihi et al.
Légende Effet du drainage bronchique objectivé par la radiographie dans un article de 1979.
Crédits Source : avec l'aimable autorisation de reproduction de Kinésithérapie Scientifique. Sbihi et al., 1979.
URL http://journals.openedition.org/rac/docannexe/image/30579/img-1.png
Fichier image/png, 988k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Jérémy Rollin, « L’adoption des essais contrôlés randomisés entre norme institutionnelle, domination médicale et espoir de valorisation de la kinésithérapie »Revue d’anthropologie des connaissances [En ligne], 17-3 | 2023, mis en ligne le 01 septembre 2023, consulté le 29 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/rac/30579 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rac.30579

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Auteur

Jérémy Rollin

Docteur en science politique (associé laboratoire Triangle). ATER en sociologie à la faculté de médecine Montpellier-Nîmes – CEPEL.
ORCID :

Adresse : Faculté de médecine, bâtiment historique, 2 rue de l’école de médecine, FR-34000 Montpellier (France)
Courriel : Jeremy.rollin[at] yahoo.com

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