Introduction

2Dans cet article, je propose de focaliser le regard sur l’un de ces médicaments hors-AMM : le misoprostol commercialisé sous le nom de Cytotec. Il s’agit d’une prostaglandine synthétique à bas coût, mis sur le marché par la firme nord-américaine Searle (futur Pfizer) à partir de 1985 en tant que médicament anti-ulcéreux. Toutefois, c’est dans le domaine de la santé reproductive que le Cytotec va poursuivre une carrière à la fois foisonnante et controversée. En tant que médicament abortif d’abord ; pour le déclenchement artificiel des accouchements ensuite ; pour la prévention puis le traitement des hémorragies postpartum (HPP) enfin. En fonction des lieux où il est utilisé, de qui l’utilise et comment, des contextes politiques et économiques qui contraignent ou favorisent son utilisation, et de l’état des savoirs relatifs à ses risques et bénéfices, le Cytotec cumule au cours des années une kyrielle d’identités. Certains pays d’Amérique latine le décrètent médicament illégal/illicite et interdisent sa vente, afin de prévenir les avortements clandestins. Dans les principaux pays occidentaux, le Cytotec poursuit au contraire une carrière de médicament légal bien que hors-AMM. Le Cytotec multiplie aussi à partir de 2010 ses entrées dans la liste des médicaments essentiels (essential medicines list) de l’OMS pour une partie de ses usages (en 2010 pour le traitement de l’avortement ou de fausse couche incomplets, en 2012 pour la prévention des HPP, et en 2015 pour le traitement des HPP).

3Les alertes relatives aux risques d’accident pouvant être provoqués par le Cytotec en matière d’avortement et d’accouchement sont lancées à la fin des années 1990, par son fabricant en premier lieu, puis par une partie de la communauté scientifique internationale. Ces alertes voient le jour suite à une série d’accidents graves survenus aux États-Unis, pays où le recours au Cytotec en salle de travail se trouve alors généralisé. Son bas coût, sa facilité de stockage (à température ambiante), et son efficacité (il raccourcit de façon considérable la durée des accouchements, permettant ainsi de les gérer dans la journée) expliquent l’engouement qu’il suscite, du moins au début, chez les obstétricien·ne·s états-unien·ne·s.

6Dans l’analyse de la controverse suscitée par le Cytotec et ses usages en salle de travail, l’un de mes constats de départ concerne la place centrale qu’occupe la question des savoirs/ignorances dans les discours des parties prenantes du débat. Ceci peut être vu comme la conséquence directe du statut hors-AMM du médicament en question, puisque ce statut aura ouvert la voie à la fabrique d’autant de savoirs que d’ignorances au cours du temps. Les théorisations issues du domaine des ignorance studies abordent l’ignorance non pas en tant qu’un déficit de savoirs mais plutôt en tant que résultat des processus de non-production ou de production partielle ou partiale des savoirs, ces processus étant eux-mêmes déterminés par des configurations sociales, politiques, économiques ou idéologiques spécifiques (Gross & McGoey, 2015). Il est important de préciser que les différentes parties prenantes impliquées dans la controverse ici analysée problématisent ou interprètent elles-mêmes de la même manière (c’est-à-dire depuis une perspective constructiviste) l’univers des savoirs/ignorances relatifs au Cytotec, tantôt pour le dénoncer tantôt pour le vanter. Et ce en fonction de la représentation qu’elles se font des bénéfices et risques du médicament, ainsi qu’en fonction de la forme de régulation (auto-régulation par les praticiens, précaution, interdiction…) à laquelle elles s’attachent concernant ses usages. Dit autrement, le fait que le statut hors-AMM du médicament a favorisé la fabrique de multiples ignorances concernant ses effets iatrogènes (puisque des essais cliniques n’ont pas été menés par son fabricant) n’est contesté par aucune des parties prenantes de la controverse. Cependant, l’interprétation des causes et effets (Girel, 2017 ; Kessel, 2021) de ces ignorances varient selon qu’on appartient au monde des patientes, des médecins ou des expert·e·s/régulateur·rice·s. En tant qu’analyste, je ne ferai que décrire la manière dont les différents acteur.ice.s se réfèrent à, interprètent et mobilisent, souvent de façon stratégique, ces dynamiques.

7De nombreux travaux ont éclairé les usages stratégiques de l’ignorance, à l’instar de la mobilisation performative des incertitudes par les accusé·e·s lors des procès contre Vioxx (McGoey, 2009), des doutes activement fabriqués par l’industrie du tabac à propos des effets cancérigènes de la cigarette (Proctor, 2011), des recherches longtemps écartées autour du clitoris et du plaisir sexuel féminin par les anatomistes mâles (Tuana, 2004), du maintien des territoires dits de « undone science », ou de science non-faite en ce qui concerne par exemple la pollution environnementale (Frickel et al., 2010), ou encore des stratégies dites de « wilful ignorance » (Tuana, 2006), ou d’ignorance intentionnelle, qui consistent à ignorer les « savoirs inconfortables » (Rayner, 2012) ou les « savoirs négatifs » (Gross, 2007). Ces derniers renvoient à des savoirs considérés nuisibles aux bonnes décisions – comme dans le domaine de l’obstétrique lorsque les informations transmises par les appareils de monitoring mènent à l’erreur (Owens, 2017) –, ou au bon maintien d’activités industrielles ou routinières (Dedieu et al., 2015), ou encore à des savoirs qui renforcent les discriminations par exemple raciales (Tuana, 2006). Je m’intéresserai pour ma part aux trois formes d’ignorances telles que problématisées par les acteur·rice·s : les « ignorances genrées » que j’entends ici en tant qu’ignorances produites sur le corps (reproductif) des femmes au nom de la rationalité et/ou des formes de rationalisation médicales, à travers par exemple une surmédicalisation qui perturbe la physiologie de l’accouchement et fait perdre des repères aux parturientes ; les « ignorances structurelles » telles qu’imposées par le statut hors-AMM d’un médicament par exemple ; et les « ignorances productives », c’est-à-dire celles ouvrant la voie à des possibilités de produire des connaissances autrement. Ces trois types d’ignorances ne sont pas des catégories d’acteur.ices mais des catégories analytiques visant à saisir la variété des régimes de savoirs et d’ignorances questionnés ou défendus par les différentes parties prenantes de la controverse. Ces régimes sont indissociables des rapports au risque, à la douleur et à la régulation également distincts des acteur.ice.s faisant l’objet de l’analyse. Elles influent ainsi directement sur les représentations du médicament et plus généralement sur la définition de ce qu’est ou doit être un risque acceptable et une souffrance légitime. À titre d’illustration, le Cytotec, dont la mission est précisément de provoquer des contractions donc des douleurs, sera décrié par les militantes en tant que molécule de torture alors que les médecins le défendent en tant que molécule de souffrance bénéfique, parce qu’il initie ou accélère le travail d’accouchement. Qu’est-ce que la confrontation de ces différentes constructions donne à voir, ou au contraire rend invisible, en ce qui concerne le gouvernement du corps maternel à l’époque contemporaine ? Telle est in fine la question à laquelle je cherche à répondre en partant du cas spécifique du Cytotec.

Le Cytotec en salle de travail : un bref aperçu historique

9Les travaux issus des drug studies l’ont abondamment montré : d’un contexte national à l’autre, les modes de régulation des médicaments varient grandement. À l’intérieur d’un pays donné aussi, ils sont souvent sujets à non pas une mais de multiples formes de régulation, opérées par une myriade d’acteur·rice·s en interaction (États, industries pharmaceutiques, praticien·ne·s, usager·e·s, tribunaux, mouvements de patient·e·s ou de victimes…) (Daemmrich, 2004 ; Gaudillière & Hess, 2013). Le statut des médicaments ou les frontières qui les définissent (licite/illicite, légal/illégal, autorisé/hors-AMM) semblent jouer dans ce cadre un rôle important. En ce qui concerne les médicaments hors-AMM, c’est la régulation par la pratique, basée sur l’autonomie des praticiens, qui domine. Leur usage hors AMM peut cependant être remise en cause en cas de survenue d’accidents graves, sous l’impulsion des mouvements de patient·e·s qui peuvent revendiquer l’application stricte des règles ou le retour à des formes de régulation moins libérales.

12En août 2000, le fabriquant du Cytotec, Searle envoie à 200 000 médecins américains un courrier afin de les alerter sur les dangers du médicament pour les femmes enceintes. Ils sont, d’après la firme, nombreux :

• 7 Searle (2000). Important drug warning concerning unapproved use of intravaginal or oral misoprostol (...)

Les effets indésirables graves signalés à la suite d'une utilisation hors AMM du Cytotec comprennent la mort maternelle ou fœtale; l'hyperstimulation utérine, la rupture ou la perforation nécessitant une réparation chirurgicale de l'utérus, une hystérectomie ou une salpingo-ovariectomie; l'embolie du liquide amniotique; les saignements vaginaux graves, la rétention du placenta; l'état de choc, la bradycardie fœtale et les douleurs pelviennes7.

14C’est dans un tel contexte marqué par des pratiques autonomes, des accidents graves, et des alertes institutionnelles que le Cytotec fait son entrée dans quelques grosses maternités françaises à partir du milieu des années 1990 (Hôpital de Poissy, CHU de Strasbourg, CHU de Toulouse…). L’initiative est prise par une poignée de chefs de service, convaincus de son efficacité et sa sécurité au vu de son usage répandu notamment aux États-Unis. Ceux-ci agissent alors aussi suivant une logique de pragmatisme médico-économique certain (Decamps-Mini et al., 2015) étant donné le coût négligeable du médicament. L’un des chefs de service ayant contribué à la diffusion du Cytotec dans les maternités françaises explique :

• 10 Entretien avec Dr. I., 03.01.2022.

[On l’a utilisé] d’abord pour les IVG puis on s’est aperçu que cette molécule était formidable, ne se conservait pas au frigo, qu’elle ne se dégradait pas, que ça coûtait moins d’un euro le comprimé alors que les autres moyens c’était 80-90 euros le comprimé. Si vous faites 1000 déclenchements par an ça fait une sacrée différence10.

15Quelques études randomisées sont mises en place dans les hôpitaux concernés, avant de passer à une utilisation systématique. Les maternités de petite ou moyenne taille s’abstiennent quant à elles globalement de se lancer dans l’aventure Cytotec pour les déclenchements d’accouchement, quand bien même certaines l’utilisent depuis que le ministère de la Santé a recommandé (en 1992) son usage pour des avortements.

[Nous nous sommes abstenues] en particulier par crainte de procès, que les gros hôpitaux pouvaient se permettre mais pas nous (…). Pour nous il était évident, car nous savions déjà, que des accidents étaient survenus aux États-Unis ou ailleurs, que le Cytotec était très dangereux comme déclencheur d’accouchements

Se mobiliser contre un médicament « explosif » : la controverse française

18À l’origine de la médiatisation française des risques du Cytotec en salle de travail se trouvent deux accouchements catastrophiques : l’un intervenu en 2007, l’autre trois ans plus tard. Cette section porte le projecteur sur les mobilisations collectives issues de ces accidents et les controverses et débats associés.

Déclenchées sans consentement

19En 2007, Madame L., professeure de collège, donne naissance à son premier bébé dans un grand hôpital de l’Ouest parisien, accouchement déclenché par Cytotec trois jours après le dépassement du terme. Elle a alors 37 ans et attend son premier enfant. Elle reçoit par voie vaginale une dose de 50 µg à 5h du matin, puis une deuxième le midi, sans être informée des risques du médicament. À la suite de la deuxième dose, les contractions deviennent très fortes – « insupportables » d’après elle – parce qu’elles interviennent sans espacement, alors que le col cesse de se dilater et le travail se prolonge. Son bébé entre en souffrance vers 5h du matin le lendemain, il n’est plus oxygéné, une césarienne d’urgence est décidée. La péridurale n’aura fonctionné que d’un côté, Madame L. souffre donc beaucoup pendant l’opération, crie, hurle, perd presque connaissance. Elle subit ensuite une forte hémorragie, prise en charge dans l’urgence. Son bébé, « né en très mauvais état », est pris en réanimation, il ne gardera pas de séquelles graves. Mme L. explique :

• 16 Entretien avec Mme L., 07.05.2020.

Quand je suis sortie de la maternité, j'ai dit à mon mari quelque chose du genre : « ils ont juste réparé les catastrophes qu'ils ont eux-mêmes commis ». J'avais cette intuition je dirais, que ce qu'ils avaient fait, c'était une succession d'erreurs, et après, effectivement, il y avait eu une intervention technique qui certes était tout à fait réussie, mais qui servait juste à réparer leurs propres bêtises16.

20C’est en 2001 que les déclenchements d’accouchement par Cytotec ont été introduits dans cet établissement hospitalier. Par suite des deux études randomisées réalisées sur une centaine de femmes, le recours au Cytotec y devient systématique. Le protocole retenu est l’administration d’une dose de 50 µg, répétée deux ou trois fois toutes les six heures. De 2001 à 2015, plus de 10 000 accouchements seront déclenchés par Cytotec dans cet hôpital. Le fait que le médicament soit très bon marché (0,31 € le comprimé contre des prix allant de 10 à 80 € pour ses concurrents tels que le Propess, le Prostin, la Pristine) et qu’il accélère les accouchements davantage que ses alternatives sont deux raisons pour lesquelles la direction de la maternité préconise alors ce médicament. En 2015, son chef de service explique pourquoi le Cytotec leur a paru attractif au début des années 2000 :

• 17 Anonymisé (2015). Misoprostol et maturation cervicale. 43^èmes Assises nationales des Sages-femmes, (...)

Les patientes accouchent plus vite sous Cytotec que sous gel. Les sages-femmes avaient d’ailleurs trouvé une bonne expression, elles disaient « aussitôt-dit, aussitôt...tec ». Avant même la fin de l’essai randomisé [qui a été conduit en 2001 à l’hôpital], elles avaient bien perçu que ça allait plus vite. Et vous voyez c’est vrai sur l’ensemble des patientes. (…) Il y a une analyse médico-économique qui avait été faite [dans le British Medical Journal], qui montrait il y a 10 ans, vous voyez, c’est en 2005, c’est l’équivalent de, si on utilisait le Cytotec uniquement, si on supprimait la prostaglandine E2 pour faire des déclenchements, y’a 10 ans on économisait 5,4 millions d’euros par an. Alors je sais pas combien ça fait 10 ans plus tard, mais vous voyez, il y a de sérieuses économies à faire et j’vois très bien comment on pourrait les faire17.

• 20 Idem.

Il a fallu aller le chercher [chercher Timéo] à la ventouse du coup parce qu’il n’y avait rien à faire, c’était plusieurs minutes d’acharnement à pousser sur mon ventre, à s’en prendre à moi donc il a fallu l’aider, le sortir et là c’est vraiment l’image de la catastrophe. (…) Ils le sortent et je vois un tout petit être, qui est tout blanc, qui est tout recroquevillé sur lui-même et qui ne bouge pas. Tout ce que je vois c’est qu’il a des cheveux noirs, et voilà qui est tout blanc, qui bouge pas, et tout de suite on l’emmène, je ne peux même pas voir si c’est une fille ou un garçon [elle n’avait pas souhaité connaître son sexe avant] et on l’emmène à côté dans une autre pièce, pour le réanimer, pour l’intuber etc. Donc premier choc déjà20.

23Madame J. est victime d’une rupture utérine et Timéo est frappé par une paralysie cérébrale résultant en un retard psychomoteur sévère. Il faudra attendre près d’un an pour que ses parents découvrent l’étendue de son handicap. C’est alors que Mme J. décide de mener l’enquête sur ce qui lui est arrivé, elle qui n’avait même pas entendu parler du nom de Cytotec. Mme L. fait de même de son côté au même moment. Elle attend son deuxième bébé, et voudrait savoir ce qui s’est passé pendant son premier accouchement. Par le biais des associations actives dans l’amélioration des conditions d’accouchement, les deux mères font connaissance. Convaincues d’être victimes d’un système d’accouchement à la chaîne, elles décident d’agir en fondant l’ONG Timeo et les autres. Madame J. explique :

• 21 Entretien avec Mme J., 03.12.2020.

Et ben naturellement on s’est dit : « On ne peut pas laisser faire ça, on ne peut pas laisser les femmes aller donner la vie et mourir. C’est pas normal.  » C’est une phrase qui est très dure mais en même temps qui résume très bien ce que j’ai ressenti, j’ai été à l’hôpital pour donner la vie et malheureusement j’ai donné la mort. Alors oui, mon fils est en vie, mais il est en vie grâce à des médecins qui l’ont réanimé et surtout il est en vie parce qu’il s’est battu pour rester en vie. Moi la première image que j’ai de mon fils, c’est un enfant mort. C’est terrible et cette image va me hanter jusqu’à la fin de mes jours. (…) Il n’y a rien de plus beau au monde que de donner la vie et tout ça peut être gâché à cause d’un médicament ? C’est pas normal. On ne peut pas faire du jour le plus heureux de notre vie un cauchemar. Moi, bizarrement quand j’ai commencé à écrire les quelques lignes dont je vous parlais tout à l’heure du déroulé de l’accouchement, j’avais appelé ça « mon merveilleux cauchemar », donc je trouve que ça résume très, très bien21.

Un double travail d’enquête

24La mobilisation de ces deux usagères-victimes et d’une dizaine d’autres qui les rejoignent débouchent en l’espace de quelques mois sur plusieurs types d’action collective: communiqués et pétitions pour alerter l’opinion publique, interrogations faites auprès des pouvoirs publics, et action juridique, notamment pour Timéo. Un double travail d’enquête est également entamé : l’un sur les vécus des femmes, moyennant un appel aux témoignages ; l’autre sur le « monde » à la fois médical et politico-réglementaire du Cytotec.

27Il convient de préciser ici que toutes les (potentielles) victimes repérées par l’ONG n’optent pas pour l’enclenchement d’une procédure. Certaines qui témoignent auprès de ses militantes précisent qu’elles ne souhaitent pas en savoir plus sur les raisons de décès de leurs bébés. Madame J. explique :

• 25 Entretien avec Mme J., 03.12.2020.

C’est vrai qu’à force de témoignages on s’est aperçu que le Cytotec était absolument scandaleux, il n’y a pas d’autre mot, c’est catastrophique et voilà on a fait des courriers à l’ANSM, à la HAS, à la ministre de la santé pour essayer de faire bouger les choses. (…) Pour nous tous les témoignages étaient très importants pour faire valoir que le Cytotec était dangereux, donc on voulait absolument le maximum de témoignages, mais après beaucoup nous disaient : « Je veux bien témoigner, vous raconter mon histoire, mais par contre après je ne veux pas partir en procédure, je ne veux pas les attaquer ou quoique ce soit, j’en suis incapable, je vous le raconte mais je veux passer à autre chose »25.  

28Grâce aux témoignages des femmes, Timéo et les autres parvient également à dresser une première cartographie des maternités faisant ou ayant fait recours au Cytotec, information indisponible jusqu’alors. Il en ressort que son usage en France n’est pas majoritaire mais est suffisamment important. Au moment où les femmes mènent l’enquête, environ 5 % des maternités, toutes grosses, ont recours à ce médicament-accélérateur. Les témoignages révèlent aussi que dans la grande majorité des cas, les patientes n’ont été informées ni de ses effets secondaires, ni du fait qu’il s’agissait d’un médicament hors AMM.

29Enfin, concernant les vécus des parturientes mises sous Cytotec pendant la phase du travail, les récits convergent : les douleurs sous Cytotec sont « très violentes », « atroces », les contractions sont continues, certaines personnes vomissent régulièrement pendant le travail, pour d’autres la péridurale ne fait pas d’effet. Madame N. qui témoigne alors auprès de l’ONG, et que j’ai également interviewée, explique :

• 26 Entretien avec Mme N., 21.02.2021.

Oui, on peut comparer [les contractions par rapport à celles de mon 1^er accouchement non déclenché]. C’était très, très violent, c’était j’en pouvais plus, j’allais jusqu’à la salle d’accouchement à quatre pattes, c’était pas possible, j’avais trop mal, c’était atroce, j’ai jamais vu ça. (…) Après la péridurale j’ai commencé à être un peu apaisée et tout ça. Mais je sentais des fourmillements, je sentais des fourmillements au niveau des jambes, c’est comme si j’avais plus de force. (…) Après j’ai commencé à vomir, j’étais pas bien, je ne savais pas ce qui se passait (…) Par période c’était des gros vomissements26.

30Pour Timéo et les autres, au vu des témoignages des femmes, il n’est nul doute : le Cytotec est un médicament « explosif », source de risques exceptionnels et de souffrances extrêmes. Les documents d’information illustrés, produits par l’ONG, comparent ainsi le médicament à une bombe.

32Le cas de Timéo, principale victime visible, sera très médiatisé, néanmoins, pour faire valoir ses revendications (interdiction du Cytotec en premier lieu), l’ONG ne fait pas recours aux formes de dénonciation médiatiques ou aux actions spectaculaires. L’ONG ne définit pas non plus son action en tant qu’une action féministe mais en tant qu’une action d’usagères porteuses d’une critique et des revendications argumentées sur un plan scientifique et législatif. L’une de ses militantes explique :

• 29 Entretien avec Mme L., 07.05.2020.

On a recueilli des témoignages très très douloureux, mais notre angle d'attaque c'était surtout les études cliniques, la loi – on s'est basé sur des textes de lois qui existaient, qui nous permettaient d'avoir des arguments. (…) à partir du moment où on lutte sur le terrain des médecins et qu'on lutte avec leurs propres armes qui sont les essais cliniques, et qu'on peut démontrer que leurs essais cliniques sont faux, on est beaucoup plus efficaces29.

Contre la « science non-faite » et les « ignorances genrées »

33Selon les militantes de Timéo et les autres, si le Cytotec a provoqué des « massacres », c’est en premier lieu à cause de son statut hors-AMM qui a favorisé un univers de savoirs et ignorances bien spécifique. Les personnes mobilisées prennent pour cible, dans ce cadre, ce que je nomme les « ignorances genrées », et mènent un laborieux travail de récension de la littérature médicale pour les pointer. Soucieuse de légitimer son action en la rendant conforme aux « normes discursives » (Latté, 2012) médicales et administratives, Timéo et les autres ne formule pas une critique ouvertement centrée sur les formes de domination genrées liées aux savoirs et politiques du Cytotec. Cependant, sa mise en évidence des décalages entre vérités scientifiques existantes et expériences corporelles des femmes, qui se rapproche des démonstrations effectuées par les études féministes d’ignorance (Tuana, 2004), justifie que nous mettions l’accent sur la dimension genrée du médicament auquel elles s’attaquent.

34Sur le plan de la critique de la « science du Cytotec », les ignorances identifiées par l’ONG sont de deux ordres. Il s’agit tout d’abord de dévoiler ce que Frickel et ses collègues ont appelé « undone science », ou science non-faite, c’est-à-dire :

• 30 La version originale de la citation est la suivante : « areas of research identified by social move (...)

les domaines de recherche identifiés par les mouvements sociaux et d'autres organisations de la société civile comme pouvant avoir des retombées sociales importantes, mais qui ne sont pas financés, sont incomplets ou généralement ignorés30 (Frickel et al., 2010, p. 445).

35Concernant le Cytotec, l’absence d’essais cliniques conformes aux exigences d’AMM (« science non-faite ») et la « mauvaise qualité » de ceux existants est dénoncée par les militantes de Timéo et les autres comme une forme d’ignorance activement maintenue (wilful ignorance) avec laquelle les obstétricien·ne·s composeraient dans le but de parvenir à des accouchements plus rapides et moins coûteux.

36Les militantes de Timéo et les autres dévoilent ensuite les victimes cachées du médicament. Pour cela, elles se plongent dans les publications scientifiques promouvant le Cytotec et y pointent les « mensonges », non-dits voire conflits d’intérêt. Les échanges entamés avec l’American Tatia Oden French Foundation (du nom de la victime, Tatia Oden, dont l’accouchement sous Cytotec en novembre 2001 conduit au décès du bébé et de la mère) nourrissent leur critique du Cytotec, parce que cette fondation dispose alors d’une abondante revue de la littérature médicale à propos de ce produit.

• 34 Entretien avec Mme L., 07.05.2020.

J’ai compris que quand ils [les auteur.ice.s des articles scientifiques] utilisent le terme ‘efficace’, en fait, il faut comprendre ‘dangereux’. Ce qu'ils appellent ‘efficace’, c'est ‘contractions puissantes’. Et à chaque fois que dans une étude ils écrivent que ‘les données de sécurité doivent être davantage explorées’, ça veut dire qu'ils ont eu des problèmes. Enfin voilà, ils ont leur petit langage et ça passe ! Quand on lit l'article [scientifique], ils arrivent à transmettre ce qu'ils veulent dire. Mais quand on lit l'étude complète, elle va mentionner effectivement un décès. Sauf qu’eux ils décident [lorsqu’ils publient] que ce décès n'est pas lié au Cytotec34.

39Enfin, pointant les protocoles d’administration du médicament, Timéo et les autres dénonce la « science approximative », « la science amateure », ou la « pseudoscience » du Cytotec en salle de travail. En effet, au moment de la naissance de Timéo, ce médicament n’existait que sous forme de comprimé de 200 µg. Les maternités avaient ainsi le choix entre deux options pour les doser (à 50 ou 25 µg selon les lieux). Soit le pharmacien de l’établissement les préparait en avance, soit la sage-femme (ou le médecin) en salle de travail coupait manuellement le comprimé. Il fallait les couper en quatre ou en huit selon la posologie souhaitée, ce qui selon l’association et selon des médecins ayant refusé de recourir au Cytotec, ne pouvait qu’être un geste imprécis (chaque comprimé mesurant 1 cm environ), avec risque élevé de surdosage. Madame J. se souvient :

• 35 Entretien avec Mme J., 03.12.2020.

Le Cytotec, je ne sais pas si vous avez déjà vu comment c’est, donc pour avoir du 25 je crois qu’il faut le couper en 8. Eux ont voulu me donner du 50 µg,…(mais) dans la dose que moi j’ai eue, dans le reconditionnement [fait par la pharmacie de l’hôpital], il n’y avait peut-être pas du 50 précisément, mais peut-être du 50 ou 70, voilà que ça avait peut-être été mal dosé et qu’il y avait peut-être deux lots qui étaient mal dosés et qui ont fait des conséquences qu’on connait35.

40Par le biais de ces multiples formes de retour à et de réévaluations de leurs propres vécus, et après révision de la littérature médicale existante, les usagères-militantes non seulement redéfinissent le Cytotec en tant que médicament dangereux et illégal, mais elles mettent également en cause la pratique médicale (pseudo-science) et les multiples ignorances ayant ouvert la voie à une domination et une mise en danger du corps maternel.

Le Cytotec : un « n^ème » scandale ?

Réponses institutionnelles

Figure 1 : Présentation schématique des différentes représentations des univers de savoirs/ignorances/risques/régulation relatifs au Cytotec

	Régime de savoirs/ignorances	Représentation des risques	Forme de régulation
Militantes, usagères, victimes	Ignorances genrées (undone science, wilful ignorance)	Risques exceptionnels/ inacceptables	Régulation étatique/interdiction
Pouvoirs publics	Ignorances structurelles	Risques non-autorisés ou à surveiller	Régime de précaution (alerte, surveillance, standardisation)
Corps médical	Ignorances productives	Risques normaux ou acceptables	Auto-régulation (autonomie des médecins, recommandations de pratiques cliniques)

Pouvoirs publics : alerter sur les ignorances structurelles

43Au moment où éclate la controverse publique et médiatique autour du Cytotec, les pouvoirs publics sont sous le feu des critiques pour des manquements dans le contrôle et la régulation des médicaments et pour des conflits d’intérêt avec les industries pharmaceutiques. Le scandale de Médiator notamment aura conduit à une forte remise en cause de l’Afsaaps (Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé), dissoute en 2011 pour être remplacée par l’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé). Mi-mars 2013, c’est-à-dire au même moment où monte l’affaire Cytotec, l’ANSM est mise en examen (à la place de l’Afsaaps) pour homicides et blessures involontaires à cause des fautes de négligence commises entre 1995 et 2009 dans le dossier Mediator. Dans l’affaire Cytotec, l’ANSM prend ainsi de l’avant, en adoptant une posture de lanceur d’alerte. Elle pointe les ignorances structurelles du médicament sur deux plans (science non-faite, et ignorance des dégâts avérés) sur lesquels Timéo et les autres place également, on l’a vu, sa critique. À travers un communiqué de presse daté du 25 février 2013, l’Agence avertit :

• 38 ANSM (2013). Mise en garde contre les risques potentiels liés à l’utilisation hors AMM du Cytotec d (...)

L’ANSM a pris connaissance d’un usage hors AMM du Cytotec en obstétrique pour déclencher l’accouchement à partir de 37 semaines d’aménorrhée. Or, à ce jour il n’y a pas de données de sécurité d’emploi qui présagent d’un rapport bénéfice/risque favorable du Cytotec dans cette indication (déclenchement de l’accouchement), quelle que soit la voie d’administration. Cette utilisation hors AMM peut entraîner des effets indésirables graves pour la mère et l’enfant38.

45En 2013, l’ANSM suit la ligne définie par la HAS en 2008 en insistant sur les risques non-autorisés et les savoirs interdits (c’est-à-dire les ignorances imposées) du médicament. Son alerte se transforme rapidement en une critique des praticien·ne·s lorsque les responsables de l’Agence affirment dans leurs interventions médiatiques que, parce que des alternatives existent, l’utilisation du Cytotec n’est pas justifiée. Selon le « gendarme » du médicament, les praticien·ne·s ayant utilisé le Cytotec auraient donc commis une faute, en ne respectant pas les règles et en ignorant les risques et les alertes. L’ANSM fait ainsi circuler le Cytotec entre différents univers de régulation qui ont prévalu en matière de médicaments à partir du début du XX^e siècle. Gaudillière & Bonah (2007) ont schématiquement distingué ceux-ci en trois catégories. Le premier est ce que ces auteurs appellent le « régime de la faute », qui fut dominant pendant la première moitié du XX^e siècle, et où les événements indésirables étaient attribués à la « faute » des praticien·e·s ou des pharmacien·e·s, à leur incompétence ou non-respect des règles dans l’exercice. Le deuxième est le « régime de l’accident » qui prévalut dans l’après 2^ème Guerre Mondiale, et où le médicament était considéré comme producteur potentiel d’effets secondaires négatifs qu’il fallait encadrer par essais précliniques et cliniques, AMM et réglementation étatique. Enfin, le troisième est le « régime du risque » répandu à partir des années 1980, où l’événement indésirable lié à un médicament est vu comme inévitable parce qu’intrinsèque aux interventions complexes et aux incertitudes associées, et où la régulation par une puissance publique moyennant des systèmes de précaution, de traçabilité, de surveillance et de normalisation des pratiques est préconisée. Pour l’ANSM en 2013, la pratique des accouchements sous Cytotec relève d’une pratique dépassée, d’un (ancien) « régime de la faute ». Selon l’Agence, conformément aux exigences de la loi de 2011, il faut revenir au « régime de l’accident » où les outils de régulation du type AMM prévalent. Le corps médical réagit de son côté pour inciter l’ANSM à basculer du régime de l’accident vers le régime du risque. Il rappelle ainsi à l’Agence que le risque zéro n’existe pas, que les incertitudes sont inhérentes à toutes pratiques médicales, et qu’il reviendrait à l’ANSM, en tant que puissance publique, de contrôler et surveiller ces pratiques (d’usages hors AMM) légales (comme l’exige le « régime du risque »), plutôt que de les incriminer ou les interdire.

Monde médical : réparateurs de la science non-faite

46Devenu cible directe des critiques, y compris de la part des pouvoirs publics, le corps médical, et en premier lieu le Collège national des gynécologues-obstétriciens français (CNGOF) mobilise à partir de février 2013 plusieurs registres argumentatifs pour réfuter d’un côté les accusations des ONG autour de l’illégalité du Cytotec, et d’un autre côté celles relatives à l’insuffisance des connaissances sur ses bénéfices/risques, telles que formulées par l’ANSM. Il ne s’agit pas pour le Collège de nier en bloc la dangerosité du médicament, mais plutôt d’insister sur le fait que ses risques n’ont rien d’exceptionnel, que tous les médicaments destinés à déclencher les accouchements sont risqués, et que les praticien·ne·s ont, depuis de longues années, cherché à trouver le moyen de rendre le Cytotec le moins nocif possible. Dans un communiqué publié en réponse à celui de l’ANSM, le CNGOF réagit :

• 42 CNGOF (2013). Billet d’humeur. Principe de précaution contre concertation : le match inacceptable. (...)

Quel est le médicament qui, provoquant des contractions utérines dans le but de déclencher un accouchement n’augmente pas les risques de rupture utérine, d’hémorragies ou d’anomalies du rythme cardiaque fœtal ? Les professionnels le savent et sont eux-mêmes à l’origine de très nombreux travaux pour en analyser les raisons et améliorer les procédures afin de diminuer le risque qui n’est pas propre au misoprostol42. 

47D’après le Collège, les risques et accidents du Cytotec seraient donc « normaux », au sens de Perrow (1984), parce qu’inhérents à l’activité médicale et aux accouchements « high-tech ». Dans le même communiqué, le Collège critique ainsi ouvertement l’ANSM de prétendre à l’existence du risque zéro et de faire un usage abusif du principe de précaution. Il lui reproche de se désolidariser ainsi du milieu médical. Ce serait selon le Collège une stratégie pour se protéger en plein scandale :

• 43 Idem.

L’ANSM ignorait-elle et a-t-elle découvert soudain que le laboratoire ne lui avait pas déposé de dossier d’AMM sur cette indication ? Il n’y a pas d’autre explication que celle de vouloir se couvrir de tout risque de mise en accusation comme cela avait été le cas à propos des pilules. Mais face à cette médecine de ‘parapluie’, où est l’intérêt de la patiente ?43.

48Quelques semaines plus tard, c’est le tour de cinq obstétriciens (dont un directement concerné par la plainte déposée pour Timéo) de tacler l’ANSM dans une tribune au Monde :

• 44 Ville Y., Rozenberg P., Salomon L., Vayssière C., Nizard J. (2013). La ‘non-affaire’ du Cytotec. Le (...)

Dans la non-affaire du Cytotec (…) c’est la pusillanimité de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) qui nous semble devoir être soulignée. L’utilisation d’un médicament serait inappropriée et dangereuse en l’absence d’autorisation de mise sur le marché (AMM), et les praticiens coupables de mise en garde ! C’est ignorer les nombreuses études publiées, ainsi que les recommandations nationales de la profession en France, en Suisse et aux États-Unis, ainsi que celles de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) attestant de l’efficacité et de la sécurité de cette substance comparée à ses alternatives pour induire l’accouchement44.

Le marché : rendre le misoprostol acceptable

• 52 Entretien avec Mme L., 07.05.2020.

Le laboratoire Ferring a réussi à faire valider en Europe du Cytotec qui s'appelle autrement, qui est donné sous forme de gel au lieu de tablettes, avec les mêmes dangers qu'on avait vus depuis des années, et même avec des dangers supérieurs parce qu’il contient des doses encore plus fortes (…) en 24 heures, le tampon diffuse 200 µg (…) Mais l’ANSM, à partir du moment où un médicament avait l'autorisation de mise sur le marché, elle était contente. Elle ne s'occupait pas de savoir si c'était plus dangereux, il avait son autorisation, il n’y avait plus de responsabilité donc elle [l’Agence] n’a pas cherché plus loin52.

Conclusion

55L’affaire du Cytotec en France ne s’est pas transformée en un scandale aussi important qu’avec le Distilbène, le Médiator ou la pilule Diane-35, entre autres à cause du nombre plus réduit de ses victimes, avec une dizaine d’accidents graves soupçonnés (dont un seul reconnu). Néanmoins, la mobilisation des usagères-victimes contre le Cytotec a permis de forger d’autres discours, d’autres récits que ceux le promouvant comme un médicament efficace et sûr. Le Cytotec a ainsi été redéfini en tant que symbole d’une médecine dangereuse, pro-profit et doloriste. La controverse autour du Cytotec a en outre offert la possibilité de décrypter la production genrée des savoirs et ignorances sur le corps et la santé des femmes depuis une entrée jusqu’alors peu investie par les collectifs œuvrant à l’amélioration des conditions de l’accouchement: les médicaments hors-AMM.

56En matière d’accouchement, la douleur technologiquement induite crée une expérience de souffrance féminine très particulière. Une pléthore de sens culturel, politique, moral est ainsi attribué aux molécules destinées à cette fin. Dans le cas ici étudié, au-delà des désaccords sur les questions de sécurité, la raison d'être du Cytotec était en soi une source de conflit. Utilisé par les médecins comme générateur de douleur, il était condamné par les militantes et les victimes comme un instrument de torture et une bombe à retardement. Les praticien·ne·s ne pouvaient que tenter d'objectiver la douleur dans leurs discours publics en mettant en avant son caractère bénéfique (en ce qu’il permet d’initier l’accouchement) et le fait que tous les médicaments destinés à déclencher le travail sont par définition douloureux et risqués. Les personnes concernées quant à elles n’avaient pas à adhérer aux souffrances fabriquées par la technique et objectivées par les médecins, surtout si elles avaient un potentiel catastrophique. Elles se sont mobilisées en réaction aux risques et dégâts avérés et graves du Cytotec ; elles ont mis en cause le régime de savoirs et régulations en place ; elles ont dénoncé les ignorances genrées en pointant à la fois leur caractère structurel et volontaire.

57En dépliant la controverse autour du Cytotec, nous avons vu que de multiples régimes de savoirs, ignorances, risques et régulations, non nécessairement formalisés, peuvent co-exister en matière de médicaments. Dans le cas des médicaments hors-AMM, les praticien·ne·s peuvent agir de manière autonome et en tant que réparateur·rice·s d’une science non-faite, sans que la frontière entre pratiques expérimentales et non-expérimentales ne soit clairement dessinée. Les pouvoirs publics peuvent implicitement acquiescer à ces pratiques autonomes en ne les surveillant pas de près. Les fabricant·e·s des médicaments peuvent s’opposer aux ou au contraire promouvoir les usages hors-AMM tout en se mettant à l’écart des obligations AMM. C’est souvent la survenue d’accidents, controverses et scandales, et la constitution progressive du médicament contesté en un problème public, qui permettent de mettre à plat ces régimes pluriels et d’en faire le « tri ». En parallèle, des aspects des savoirs expérientiels ou corporels (Bell, 2009) des usagères et des victimes (à l’instar de la sensation de douleurs extrêmes mise en avant dans le cas étudié) sont publicisés, engendrant par là de nouvelles controverses.

58Force est de constater que le tri effectué parmi les régimes pluriels du Cytotec lors de la controverse dont il a fait l’objet s’est traduit, dans le contexte français, par la victoire de l’approche « légaliste » défendue par les militantes et les pouvoirs publics. Ces derniers ont mis l’accent sur les risques non-autorisés et les savoirs interdits du médicament tout en jetant la faute sur les praticien·e·s. Le médicament a été retiré du marché non pas à l’initiative de l’État mais à l’initiative de son fabricant. Le cadrage légaliste du débat aura néanmoins permis de dédouaner l’État de ses responsabilités de contrôle et de surveillance. La législation entrée en vigueur en 2011 semble avoir servi dans ce cadre de bouée de sauvetage pour les institutions.

60Si les usages hors-AMM des médicaments semblent ainsi être un phénomène nécessitant davantage de régulation, particulièrement en France, le basculement pur et simple vers un « régime AMM » ne suffirait pas pour autant à remédier à l’ensemble des zones grises autour des risques médicamenteux. Le débat relatif aux substituts du Cytotec, abordé dans la dernière section de l’article, montre que la seule focalisation sur l’existence ou non d’une AMM empêche de saisir, dans toute leur complexité, les enjeux qui caractérisent la régulation des médicaments. La réglementation étatique visant à accroître la sécurité des médicaments et à assurer un rapport risque/bénéfice favorable ne signifie pas l'absence de risques et d'inconnus (Chauveau, 2002). Les études cliniques menées en amont de l'AMM ont leurs propres limites, notamment celles dictées par les intérêts des entreprises plutôt que par ceux des patient·e·s (Abraham, 1995). De plus, les incertitudes relatives aux effets iatrogènes à court, moyen et long terme des médicaments peuvent ne pas être résolues même après avoir procédé à des essais cliniques les plus poussés et équilibrés (Carpenter, 2004). Timéo et les autres dénonçait ainsi les ignorances sur les risques qui se perpétueraient si le problème était réduit à la seule présence ou absence d'AMM sans une analyse plus approfondie de la molécule (le misoprostol) elle-même. Si ce type de craintes (d’alors) s’est avéré justifié depuis, de nouvelles études sont nécessaires pour rendre compte des enjeux de savoirs et de régulation de nouveaux médicaments à base de misoprostol utilisés en gynécologie-obstétrique. D’un côté, la molécule (misoprostol) poursuit sa carrière dans de multiples directions. D’un autre côté, les mobilisations et controverses autour de ses risques semblent s’être estompées. Il s’agit donc là d’un important chantier de recherche auquel cet article espère en partie avoir contribué.

Je remercie Nils Kessel ainsi que les quatre évaluateur.ice.s anonymes pour leurs lectures attentives, critiques pertinentes et suggestions précieuses. Je remercie également Salim Al-Gailani et Jesse Olszynko-Gryn pour des conseils bibliographiques.