2Pour ce faire, Piron entend faire feu de tout bois et assume une approche fondamentalement éclectique (I, p. 20), formulant même un authentique plaidoyer pour l’interdisciplinarité en actes (I, p. 190). Pour le citer, il souhaite faire « voler en éclats » les « certitudes disciplinaires » et les « interrogations bien cloisonnées » (II, p. 351). Ainsi, il mobilise aussi bien la philologie que l’analyse sémantique, l’histoire des sciences économiques, l’histoire sociale des idées, ou encore l’histoire des religions et de l’exégèse biblique. Sans négliger pour autant le contexte social de la construction des savoirs économiques qu’il analyse (I, p. 17), il déroule une grande fresque d’histoire intellectuelle, essentiellement sur une période allant du XI^e au XX^e siècle, même s’il s’aventure aussi parfois dans l’Antiquité grecque ou hébraïque. Précisément, il présente une histoire longue du discours économique (I, p. 176) afin de « reconstruire l’architecture conceptuelle d’une pensée chrétienne de l’économie » (I, p. 23), ou encore de dégager « une histoire de longue durée des mythes occidentaux qui sous-tendent la domination de la morale économique » (II, p. 27). L’articulation entre ses deux ouvrages est clairement énoncée : le premier livre est une introduction à la problématique de l’ensemble (I, p. 20), une sorte de préambule au second (I, p. 188), qui propose, quant à lui, une dizaine d’illustrations historiques détaillées de la thèse défendue tout au long des deux livres (I, p. 20). Quelle est donc cette thèse princeps, qui coiffe l’ensemble des thèses particulières défendues dans ce diptyque ? Lisons-la directement sous la plume de son auteur : « En dépit des formes hypermodernes sous lesquelles il se présente, [la] charpente [du capitalisme] est médiévale et ses traits les plus fondamentaux trahissent une origine chrétienne » (I, p. 78). En d’autres termes, notre capitalisme est « le résidu tardif d’une mythologie fondamentale de l’Occident », et « découle d’un programme explicitement formulé au début du second millénaire » (I, p. 79).

3Piron estime que la construction doctrinale chrétienne des XII^e et XIII^e siècles, relative aux relations monétaires et marchandes, a « façonné en profondeur les catégories de la culture occidentale » (II, p. 331). Il ajoute d’ailleurs que les termes « Orient » et « Occident » apparaissent précisément au XII^e siècle (I, p. 109). Cependant, pour notre auteur, le recours à la très longue durée n’a pas qu’une portée analytique : elle a également deux vertus heuristiques. D’une part, le décentrement par le passé (I, p. 8) et l’attention à la très longue durée (II, p. 352) permettent d’échapper à l’enfermement idéologique présentiste (I, p. 12). D’autre part, la mise en évidence de l’historicité des savoirs économiques contemporains permet d’interroger nos impensés en exhibant leur profondeur temporelle (II, p. 33). Surtout, pour Piron, une histoire longue des notions de travail, de valeur, de monnaie, de risque ou encore de capital (II, p. 34), fournit des armes intellectuelles pour engager, dans une perspective normative ouvertement assumée, une « critique de la mythologie économique » (II, p. 352). Sa démarche consiste à identifier des impensés d’origine religieuse et à exhumer des ressources intellectuelles anciennes qui ne sont plus mobilisées aujourd’hui (II, p. 36).

4Entrons désormais dans le détail de certaines thèses particulières développées par l’auteur. Il s’attache à mettre en évidence le caractère illusoire de deux ruptures communément admises dans les réflexions sur la genèse conceptuelle du savoir économique : la prétendue rupture moderne (I, p. 42), et, de façon intimement liée à la précédente, la supposée césure protestante (I, p. 156). Très critique envers cette idée d’une rupture moderne, il identifie en revanche un mouvement profond enclenché au début du XI^e siècle par la conjonction d’une augmentation des rendements agricoles et par un accroissement démographique concomitant (I, p. 117), et dont les bouleversements sociaux associés sont à l’origine de la réforme grégorienne de la seconde moitié du XI^e siècle (I, pp. 122-123). Cette réforme de l’Église chrétienne déclenche, selon lui, une « dynamique intellectuelle d’investigation rationnelle qui a porté l’essor de l’université médiévale, avant de se déplacer dans d’autres secteurs de la société » (I, p. 125). Tout en reconnaissant la profondeur de ses analyses et en s’inspirant de sa démarche, Piron s’inscrit donc également en faux contre certaines assertions de Max Weber, en particulier lorsque celui-ci, dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (Weber, 1964), se focalise sur le calvinisme pour expliquer la promotion historique de l’agir rationnel (I, p. 131). Pour Piron, le protestantisme n’est que la forme singulière d’une dynamique chrétienne de plus longue durée (I, p. 139), qui se déploie au sein du christianisme de l’Occident médiéval (I, pp. 146-147). Ainsi, pour lui, la Réforme protestante ne constitue pas une rupture, et doit plutôt être décrite comme une intériorisation des normes du christianisme médiéval (I, p. 156).

5La condition de possibilité d’existence d’un champ économique séparé des autres activités sociales, nous dit Piron, repose fondamentalement sur la distinction opérée par Thomas d’Aquin en 1270 entre morale et droit (II, p. 349). Et c’est précisément dans la sphère des savoirs juridiques que les théologiens des universités médiévales développent des réflexions sur ce que nous qualifierions aujourd’hui d’économie, en se penchant sur la question de l’équité des contrats d’échanges de biens et de services marchands (I, p. 157). Piron insiste : « Il n'y a d’économie concevable que dans un monde déjà balisé par le droit » (I, p. 160). Il se penche alors sur les savoirs relatifs au droit des contrats, construits par une des figures majeures de son travail, le franciscain Pierre de Jean Olivi, né en 1248 et mort en 1298. Piron analyse en particulier son Traité des contrats de 1293 (Olivi, 2012), consacré à la question des échanges et du crédit (I, p. 161), et qui a connu une postérité remarquable au cours des siècles suivants (I, p. 175). Dans ce traité, Olivi, bien que théologien, inscrit ses réflexions savantes sur la rationalité des contrats dans le cadre du droit civil, et non du droit canon (I, p. 162). L’équité des contrats relève, pour lui, de considérations juridiques et non morales, car un contrat concerne « deux volontés libres et responsables » (I, p. 163). La décision de vendre ou d’acheter un bien ou un service relève de la liberté humaine, voulue par Dieu (I, p. 165). L’objet du traité d’Olivi est donc la coordination des actions d’individus libres (I, p. 176) au sein des marchés médiévaux, qui sont réglementés par les autorités civiles (I, p. 167). Là encore, on comprend que l’émergence du capitalisme et des savoirs relatifs à son fonctionnement résulte d’une transformation de logiques religieuses chrétiennes de longue durée, la conception de la liberté chrétienne de Luther ne faisant en la matière guère office de rupture (II, p. 202).

6L’un des autres nombreux dossiers qu’ouvre Piron à l’appui de sa thèse concerne l’évolution de longue durée de la place du travail dans les sociétés chrétiennes occidentales. Il montre ainsi que la promotion du travail comme axe central de l’existence humaine se met en place en Occident du XI^e au XIII^e siècle (II, p. 49). Désigné alors comme « labeur », il représente un devoir pour le chrétien, en vue de son salut, et ce bien avant la réforme protestante (II, p. 62). Notre auteur montre que cette valorisation du travail par le savoir théologique repose sur l’exégèse médiévale du récit de la Genèse (II, p. 64). De ce point de vue, Luther s’inscrit dans une longue tradition exégétique chrétienne (II, pp. 106-107). Nous trouvons là une tendance majeure commune au christianisme et au capitalisme : la valorisation de l’effort en vue d’une récompense à venir – le salut pour le christianisme, la consommation et la jouissance de biens matériels pour le capitalisme (II, p. 64). La centralité du travail dans l’existence humaine n’est donc aucunement une invention moderne. La singularité de nos sociétés contemporaines tient au fait que ce qui est sacralisé est désormais l’effort pour l’effort, sans plus aucune relation à un éventuel salut comme objectif ultime. Le travail est ainsi progressivement devenu une fin en soi (II, p. 112).

7Parmi les nombreuses notions cardinales des sciences économiques contemporaines qu’il analyse, Piron propose également une histoire longue des notions de monnaie et de capital. Il mentionne notamment le fait qu’Olivi s’attache à élaborer le concept d’argent en tant que capital en le distinguant de « l’argent en tant que tel » (I, p. 173). Pour lui, l’argent en tant que capital est destiné « à être investi en marchandises et à produire un profit au terme d’un cycle commercial » (I, p. 173). La notion de capital inclut donc la probabilité d’un profit commercial futur (I, p. 174). Lecteur d’Olivi, un autre franciscain, Guiral Ot (1285-1349), poursuit ses réflexions et écrit son propre Traité des contrats en 1315. Il y généralise la conceptualisation de la monnaie en tant que capital, formulant ainsi, selon les termes de Piron, « l’horizon d’une société capitaliste monétarisée » (II, p. 326). De fait, aujourd’hui, selon notre médiéviste, « ce dont Guiral Ot entrevoyait la possibilité est devenu la règle commune : toute monnaie est porteuse d’un intérêt. Émise par des banques sous la forme d’un crédit, sa définition même comporte la nécessité d’un accroissement » (II, p. 328). L’auteur poursuit cette réflexion par un constat relatif à notre époque : « Tant que le système monétaire et bancaire restera ce qu’il est, tous les appels à la décroissance resteront vains » (II, p. 328).

8La dernière notion savante analysée dans la longue durée est celle de valeur. Après une plongée historique et sémantique dans l’Antiquité grecque et le Moyen Âge occidental, Piron retrouve Olivi et son Traité des contrats de 1293. Olivi y opère une véritable synthèse à propos de la notion de valeur et en « parachève la construction conceptuelle » (II, p. 253). Pour le franciscain, on peut estimer la valeur d’une chose de trois façons : 1) en fonction de l’utilité qu’elle procure ; 2) comme mesure de sa rareté, phénomène social qui traduit la difficulté pour l’obtenir ; 3) selon le plaisir associé à sa possession, qui relève des goûts individuels (II, pp. 254-255). Et Piron de conclure : « Il n’est pas exagéré de dire qu’en faisant ainsi le tour de la question, Olivi a distribué l’ensemble des cartes qui n’ont cessé d’être rebattues par l’histoire de la réflexion économique » (II, p. 255). Notre auteur affirme ainsi que, sur ce plan également, l’économie politique, qui émerge au XVIII^e siècle, se formule en continuité avec les savoirs théologiques médiévaux (II, p. 257). Au début des années 1870, les fondateurs de l’économie néoclassique, souvent désignés comme « marginalistes », reviennent aux conceptions, antérieures à la synthèse d’Olivi, de la valeur comme utilité, en les raffinant légèrement via la notion d’« utilité marginale » (II, p. 265). C’est alors le début du mouvement général de mathématisation de la discipline économique, qui assure à cette dernière une forme de scientificité, mais provoque, selon Piron, une perte d’intelligibilité des processus sociaux (II, p. 265). Il ajoute que cette science économique, qui est encore la nôtre aujourd’hui, bénéficie certes de la légitimité scientifique que confère le formalisme mathématique, mais qu’elle n’a ni portée descriptive ni vertu prédictive (II, p. 266).

9Après ces quelques illustrations, revenons à la thèse majeure de Piron, pour qui les savoirs économiques qui régissent le fonctionnement du capitalisme contemporain témoignent d’un héritage chrétien millénaire. Selon lui, les deux traits essentiels de cet héritage sont la responsabilité de l’individu – considéré comme rationnel (l’homo œconomicus des économistes contemporains) –, qui doit chercher son salut, et le travail comme moyen privilégié d’obtenir ce salut. Certes, nos activités économiques concrètes se sont détachées de cette finalité spirituelle ultime, mais, pour notre auteur, le système de savoirs et de croyances sous-jacent a persisté (II, p. 353). S’inspirant explicitement de Walter Benjamin (Benjamin, 2019), Piron ajoute que la « structure religieuse du capitalisme » continue à exercer ses effets sur l’homme contemporain et à lui « inspirer la répétition sans fin des mêmes opérations : travailler, épargner, consommer, investir » (II, p. 204). Commentant l’essai de Weber sur le calvinisme (Weber, 1964), Benjamin souligne, selon les termes de Piron, « la séparation des individus que produit la religion capitaliste, qui pousse à ne s’intéresser qu’à son propre salut dans un monde de relations intéressées » (II, p. 204). Malgré ses affirmations répétées d’une profonde continuité du protestantisme avec la religion chrétienne antérieure, Piron reconnaît ici que le protestantisme (dans sa version calviniste) a opéré une réelle transformation, dans la mesure où, dans les traditions antérieures, comme chez le franciscain Olivi, la volonté du sujet économique revêtait toujours une forte dimension communautaire (II, p. 204).

10Évoquons, pour finir, quelques réflexions historiennes de Piron sur l’usure. À la fin du XII^e et au début du XIII^e siècle, plusieurs théologiens spécialistes du droit canon précisent la conception chrétienne de l’interdiction de l’usure : si le prêteur ne doit espérer aucun profit, et si le débiteur « n’est tenu par aucune obligation de droit positif de rendre davantage qu’il a reçu », ce dernier a néanmoins un « devoir de gratitude à l’égard du prêteur qui lui a rendu un service bénévole » (II, p. 335). Il s’agit bien d’un devoir moral, et pas d’une obligation juridique. Le prêteur est donc fondé à attendre une telle gratification (ou gratitude), sans pour autant risquer d’être accusé de pratiquer l’usure. Les théologiens de la seconde moitié du XIII^e siècle n’auront de cesse, nous dit Piron, d’affiner cette distinction entre droit et morale (II, pp. 344-345). Par exemple, dans la Somme de théologie (1270), Thomas d’Aquin écrit :

• 2 Traduction de Piron de Thomas d’Aquin, Summa theologiae, iia iiae, q. 78, a. 2, ad 2.

La récompense d’un bienfait peut avoir lieu de deux façons. Sous un mode, par une dette de justice, selon lequel quelqu’un peut être obligé par un pacte certain […] Sous un autre mode, quelqu’un peut être tenu de récompenser un bienfait par un devoir d’amitié, dans lequel il faut davantage tenir compte de l’affection par laquelle quelqu’un a prodigué un bienfait que de la quantité de ce qu’il a offert2 (II, p. 344).

11Finalement, notre médiéviste estime que le savoir économique contemporain, focalisé sur les seuls intérêts individuels, résulte de l’occultation d’une gamme bien plus riche de sentiments humains tels que l’amitié et la gratitude, qui étaient pourtant centrales dans les réflexions des théologiens médiévaux sur l’usure (II, pp. 333-335) : « une véritable généalogie de la pensée économique impose de restituer la place centrale aux thèmes de l’amitié et de la gratitude » (II, p. 350).

12À la toute fin de son second ouvrage, dans un court chapitre conclusif intitulé « Puissance de la poésie » (II, pp. 351-356), Piron adopte une position ouvertement normative, et s’éloigne de l’histoire croisée des religions et de la pensée économique, qui a occupé l’intégralité de ses deux volumes. Il nous enjoint alors à accorder de « l’attention à tout ce qui n’a pas d’utilité » (II, p. 355). Nous conclurons donc le compte rendu de ces deux ouvrages importants – à la fois pour l’histoire de la religion chrétienne et pour celle des savoirs économiques – en nous éloignant, nous aussi, de l’histoire des savoirs, et en suggérant un parallèle entre ces réflexions conclusives de Sylvain Piron et celles d’Eugène Ionesco sur l’utilité de l’inutile, écrites en 1961 (Ionesco, 1991, pp. 210-211) :

L’homme moderne, universel, c’est l’homme pressé, il n’a pas le temps, il est prisonnier de la nécessité, il ne comprend pas qu’une chose puisse ne pas être utile ; il ne comprend pas non plus que, dans le fond, c’est l’utile qui peut être un poids inutile, accablant. Si on ne comprend pas l’utilité de l’inutile, l’inutilité de l’utile, on ne comprend pas l’art.