1Depuis une vingtaine d’années, la multiplication des crises sanitaires causées par des maladies transmissibles des animaux aux humains (ou zoonoses) a conduit à une reformulation des normes de contrôle de la population animale. L’ESB ou « maladie de la vache folle » a réorganisé en Europe les formes d’enquête épidémiologique (Barbier, 2006 ; Granjou et Barbier, 2010). De nouveaux modes de suivi des produits d’origine animale, que l’on peut rassembler sous le terme de traçabilité (Torny, 1998 ; Granjou, 2003), ont permis de sécuriser la chaîne alimentaire par un ensemble de traces écrites. La « grippe aviaire » fut quant à elle l’occasion de mettre en place au niveau mondial un dispositif de suivi des mutations des virus Influenza sur les volailles domestiques et les oiseaux sauvages. Celui-ci repose notamment sur la définition de populations sentinelles permettant de lancer l’alerte en cas d’émergence de nouveaux pathogènes (Keck, 2010).

2Dans les recherches en sciences sociales, le concept de biosécurité (Collier, Lakoff et Rabinow, 2004) a permis de décrire cette transformation des techniques scientifiques et politiques en matière de gestion des « maladies infectieuses émergentes et ré-émergentes » (King, 2002). Apparu au croisement de logiques sanitaires et militaires, il désigne une nouvelle rationalité du risque dans la gestion du vivant. Alors que les formes antérieures de biopolitique reposaient sur des modèles statistiques permettant de prévoir et de mesurer les risques, la biosécurité implique de se préparer à une catastrophe dont la probabilité est incalculable et dont l’arrivée est perçue comme imminente (Lakoff et Collier, 2008). L’émergence d’un nouveau pathogène est ainsi vue comme un événement auquel les autorités sanitaires doivent se préparer en imaginant ses conséquences encore incertaines pour la population humaine.

3En outre, contrairement aux formes de gouvernement des risques tels que la vaccination, la quarantaine ou l’abattage, la biosécurité n’entend pas dresser des frontières étanches entre le sain et le malsain mais tend à déployer des modalités de contrôle du pathogène au cœur même du vivant (Hinchliffe et al., 2013 ; Hinchliffe et Ward, 2014), rejoignant en cela des formes de biopolitique telles que la traçabilité. Le corollaire de cette reconfiguration de la santé publique au prisme de la biosécurité est le développement de dispositifs de surveillance globale qui deviennent l’instrument central de ce nouveau « style » (Fearnley, 2008) de gestion des risques. Capter les différents signaux de la menace, quand bien même on ne peut la déterminer avec certitude, devient le principal outil d’une politique qui ne cherche plus tant à prévoir qu’à préparer la prochaine crise dont les conditions d’émergence sont, d’une façon ou d’une autre, déjà présentes.

4De nombreux travaux ont déjà porté sur la façon dont ce nouvel impératif de biosécurité a transformé les politiques de santé publique. Le stockage de médicaments et la construction de scénarios (Lakoff, 2008) ont introduit des logiques fictionnelles dans le champ de la santé publique (Zylberman, 2013). Ils ont aussi affecté les politiques de l’humanitaire, à travers les dispositifs de « triage » des populations en situations d’urgence (Lachenal, Lefève et Nguyen, 2014). Si ces nouvelles formes de préparation aux crises sanitaires ont bien été étudiées dans le domaine de la santé publique, en revanche, dans le domaine de la gestion des maladies animales, qui a pourtant constitué l’un des points de départ des réflexions sur la biosécurité et même son cas exemplaire avec la mobilisation internationale sur la grippe aviaire, peu de travaux ont pour l’instant cherché à mettre à l’épreuve le concept de biosécurité. Face à ce constat, ce numéro de la Revue d’Anthropologie des Connaissances propose une triple inflexion.

5La première est thématique et concerne cet instrument central des politiques biosécuritaires à l’heure de la menace zoonotique : la surveillance des maladies animales. Avec l’alerte mondiale sur une pandémie d’origine aviaire, la surveillance a été étudiée sous l’angle des recompositions qu’elle implique dans les réseaux de santé au niveau global, en particulier dans la coordination des données entre santé animale et santé humaine prescrite sous le mot d’ordre « Un monde, une santé » (One Health) (Hinchliffe et Craddock, 2015). L’épidémiologie de terrain prend ainsi un nouveau tournant lorsqu’elle passe d’une recherche rétrospective des causes à un suivi des maladies en temps réel, en particulier lorsque ces dispositifs se tournent principalement vers la détection des cas nouveaux. Cette attention constante à l’ « émergence » a été bien étudiée à travers la logique militaire de l’épidémiologie américaine, via le développement, par exemple, d’outils de veille qui dépassent désormais le traditionnel recensement médical des « cas » au profit d’une « surveillance syndromique » attentive à des signaux bien plus larges tels que les échanges sociaux sur les réseaux numériques (Fearnley, 2008 ; Caduff, 2014). Le rôle des organisations internationales, en particulier l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et l’Organisation Mondiale de la Santé animale (OIE), dans le développement de ces dispositifs de surveillance globale a également été bien documenté (Figuié, 2014 ; Chien, 2013) : favorisant le passage d’une « gestion internationale de la menace » à une « gouvernance globale des risques », elles ont su s’imposer comme des acteurs incontournables de la standardisation et de la coordination du gouvernement mondial des maladies infectieuses émergentes, dont la surveillance a constitué le pivot central de leur intervention et, partant, de la légitimation de leur action.

6Cependant, si ces travaux documentent les transformations mondiales de ces dispositifs de surveillance globale, ils tendent à ne les appréhender que du point de vue de la santé publique et interrogent peu leur spécificité lorsqu’ils concernent avant tout les populations animales. Or la surveillance des animaux introduit des enjeux particuliers, notamment agricoles et vétérinaires, ainsi que des savoirs, des techniques et des acteurs qui sont singuliers. Plus encore, comme d’autres formes de « hotspots » (Brown et Kelly, 2014), ces dispositifs de surveillance mettent en jeu les relations entre humains et animaux, dont ils sont à la fois un terrain d’expression et de transformation (Nading, 2013). La notion de « réservoir animal » notamment, qui s’est construite en lien avec le développement de la surveillance de la grippe et qui désigne ce lieu difficilement saisissable dans lequel s’opèrent les mutations de pathogènes interspécifiques (c’est-à-dire transmissibles entre humains et/ou animaux), implique ainsi toute une recomposition des continuités et discontinuités entre espèces, des frontières entre le sauvage et le domestique (Fearnley, 2013). La définition de populations ou d’espèces « sentinelles », qui seraient le terrain privilégié de ces mutations et constitueraient de ce fait un point nodal de la surveillance, suppose en effet des dispositifs sociotechniques dans lesquels les animaux sont enrôlés du fait de leur sensibilité à des menaces invisibles qui affectent les humains (Keck et Lakoff, 2013). On s’intéressera donc ici aux formes particulières de cet enrôlement, avec l’arsenal de techniques et de savoirs qui le rendent possible et les transformations des relations hommes-animal qu’il véhicule.

7La seconde inflexion, qui découle de la première, est méthodologique. Pour saisir ce que fait et ce qui fait la biosécurité, il s’agit d’étudier « par le bas » les pratiques de surveillance, au lieu de partir des injonctions ou des principes qui les orientent « par le haut ». Il existe en effet un certain nombre de travaux qui retracent les genèses de la surveillance épidémiologique (Fearnley, 2010 ; Youde, 2011 ; Buton et Pierru, 2012). Mais cette focale sur les processus de réforme ou d’élaboration des politiques publiques, si elle montre les configurations institutionnelles et les enjeux politico-administratifs qui président au développement de ces nouveaux instruments de l’action sanitaire, ne permet pas de saisir le fonctionnement ordinaire et les opérations concrètes qui font la surveillance au quotidien, notamment pour la population animale. D’autres travaux (Barbier, 2006 ; Prete, 2008 ; Law et Mol, 2011) ont ainsi montré l’intérêt de se pencher sur les pratiques de terrain et sur les formes de travail qui façonnent les dispositifs de surveillance et leur permettent finalement d’exister au sein d’univers sociaux complexes, qui ne sont pas nécessairement organisés (ou en tout cas principalement organisés) autour de cette activité qu’est la surveillance des animaux. À cet égard, il importe de s’intéresser aux acteurs que l’on peut considérer comme des « médiateurs de la surveillance » et qui « acceptent, dans une certaine mesure et non sans tension, d’ajuster les règles formelles de la surveillance sanitaire pour travailler à une solution de dépassement des blocages qu’elles induisent » (Prete, 2008, p. 501).

8Ce numéro donne donc à voir les pratiques ordinaires de surveillance, que celles-ci s’inscrivent dans des activités d’élevage domestique et de gestion de la faune sauvage ou encore dans des pratiques vétérinaires de gestion sanitaire des troupeaux. On se demande ainsi comment la surveillance est perçue, acceptée ou refusée par les acteurs qui la mettent en œuvre quasi quotidiennement, en regard d’autres modes de perception ou de gestion des risques. Par exemple, comment les dispositifs de surveillance déplacent-ils la frontière entre le sauvage et le domestique en conduisant à gérer une population sauvage comme un troupeau ? Comment contribuent-ils à la formation de nouvelles identités professionnelles ou de nouvelles formes d’investissement ? Comment redéfinissent-ils les liens entre les différents acteurs, humains comme non humains, qui participent de fait à l’activité de surveillance ?

9Toutefois, les pratiques de surveillance, prises à ce niveau, engendrent non seulement de nouvelles formes de savoirs et de connaissances sur les maladies animales mais favorisent aussi la production et/ou le maintien d’ignorances (Kleinman et Suryanarayanan, 2013 ; Jouzel et Dedieu, 2013). En effet, si les dispositifs de surveillance des animaux tendent à éclairer des zones parfois très controversées (comme le rôle de la faune sauvage dans l’émergence de nouvelles maladies, en particulier dans le cas de maladies vectorielles comme Lyme ou Chikungunya), ils éludent également certains aspects plus difficiles à documenter (comme l’impact des circulations de populations domestiques dans des filières intégrées, en particulier pour ce qui concerne les maladies dites « de production », souvent non létales). La surveillance focalise ainsi l’attention des pouvoirs publics sur des zoonoses à fort impact émotionnel (comme la grippe aviaire) au détriment d’autres maladies animales plus confidentielles, certes transmissibles aux humains mais affectant de manière invisible les animaux (comme la brucellose). Plutôt que de postuler a priori que les dispositifs de surveillance ne rendent visibles que les « grandes » maladies zoonotiques, qui font l’objet de traitements médiatiques et de prises en charge politiques, nous estimons au contraire que c’est en étant attentif aux savoirs et aux techniques mobilisés quotidiennement par les acteurs de la surveillance que l’on saisira au mieux les mécanismes de la production sociale des (mé)connaissances sur les maladies animales. En effet, l’observation des situations concrètes où ces acteurs doivent résoudre les dilemmes et les incertitudes pratiques auxquels ils sont régulièrement confrontés permet de décrypter les multiples agencements de la biosécurité : la surveillance doit-elle prendre le modèle d’une éradication post-infection ou bien peut-elle tolérer une certaine endémicité de la maladie ? Doit-elle détecter des signaux d’alerte précoces ou bien repérer des maladies circulant à bas bruit ? Chaque dispositif comporte ainsi ses propres spécificités en fonction de la diversité des activités sociales (donc pas seulement de surveillance) qui y ont cours.

10Ce parti pris méthodologique d’appréhender les dispositifs de surveillance « par le bas », c’est-à-dire par les manières de gérer, en pratique, les tensions et les incertitudes qui s’expriment en leur sein, se nourrit d’une troisième inflexion, théorique. Celle-ci consiste à sérieusement relativiser l’assertion selon laquelle la biosécurité en général et la surveillance en particulier constitueraient de nouvelles formes de gouvernement des risques. Souvent exprimé par l’idée d’une « rupture » ou d’une « transformation » profonde des dispositifs de gestion des menaces sanitaires et environnementales depuis les années 1990, le concept de biosécurité caractériserait un ensemble de savoirs, de techniques et de politiques fondamentalement nouveaux, dont la surveillance et la préparation seraient les deux piliers (Keck, 2013a), et qui tendraient à remplacer les anciennes formes de gouvernement des risques, comme la vaccination, l’abattage ou la quarantaine, classiquement mises en œuvre, en matière de gestion des maladies animales, dans les cas de la tuberculose bovine ou de la fièvre aphteuse (Berdah, 2010 ; Woods, 2004, 2011). En réalité, certaines formes de surveillance constituent depuis longtemps des instruments de la gestion des maladies animales, zoonotiques ou non, en particulier lorsqu’il s’agit de recourir à des outils statistiques pour étudier voire cartographier l’état de santé d’une population, comme dans le cas de la tuberculose bovine (Enticott, 2001 ; Jones 2004). Dès lors, ce n’est plus tant de la nouveauté qu’il faut rendre compte mais des formes d’agencements qui réinventent la gestion des maladies animales au nom de la biosécurité.

11Les travaux rassemblés dans ce numéro montrent ainsi que la surveillance des animaux consiste en un assemblage hétérogène de dispositifs, de savoirs et de techniques qui, certes, se réorganisent autour de la biosécurité, mais qui lui sont antérieurs. Nous rejoignons ainsi les travaux montrant que la mise en œuvre de la biosécurité reconfigure tout un ensemble de frontières, tant biologiques, géographiques que sociales et politiques (Enticott, 2008 ; Hinchliffe et al., 2013) : « The complexity of this disease ecology and the attendant knowledge practices makes scanning surveillance less a matter of detecting known enemies and more a procedure of piecing together evidence from a variety of tests, learning to respond with various epistemic objects » (Hinchliffe, 2015, p. 33). La biosécurité ne pourrait en effet pas s’ériger comme un mot d’ordre aussi performatif si elle n’agrégeait pas tout un ensemble de pratiques qui lui préexistent, et qui suivent leurs propres normativités et leurs propres temporalités. Dans le cas de la grippe aviaire, par exemple, la surveillance a permis de fédérer sous des financements communs des activités qui se produisaient jusque-là séparément (Scoones, 2010). La préparation de la catastrophe que marquerait le franchissement des barrières d’espèces doit ainsi s’articuler avec des horizons plus longs, comme la préservation des espèces ou la constitution de réseaux académiques. Il faut donc saisir les différentes facettes de la surveillance des animaux, depuis la perception de signaux à bas bruits jusqu’à la gestion de crises sanitaires, en passant par la constitution de collectifs assurant la prise en charge ordinaire des maladies animales. On se donne ainsi les moyens de comprendre comment la surveillance se cristallise autour de certains dispositifs métrologiques, comme les recensements, les signalements, la constitution de bases de données, etc., tout en déployant des outils techniques et cognitifs, ainsi que des modes d’organisation, de coopération et de concurrence entre les acteurs, très différents.

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12Nous avons proposé aux contributeurs de ce volume d’étudier les multiples agencements des dispositifs biosécuritaires afin de décrire les différentes modalités de la surveillance des animaux. Au-delà de cette finalité de surveillance à proprement parler, telle qu’elle est définie par les principes biosécuritaires de préparation à la menace globale, les travaux rassemblés dans ce numéro mettent en évidence au moins cinq types d’activités autour desquelles se greffent les dispositifs de surveillance,

13Tout d’abord, la surveillance des animaux à des fins biosécuritaires tend à s’articuler de multiples manières avec la gestion (ou le « monitoring ») de la biodiversité (Manceron, 2013 ; Granjou et Mauz, 2012). Entre la menace d’une crise sanitaire imminente et celle de la disparition d’une espèce, il existe en effet tout un gradient de mobilisations. Sans doute la conception de la nature comme une réserve de diversité est-elle tout autant normative que la protection de la santé humaine, mais la tension entre ces deux normes qui peuvent orienter les mêmes réseaux de surveillance permet de saisir une variété de pratiques à l’œuvre dans les dispositifs sociotechniques. La surveillance des animaux permet de faire tout autre chose que d’anticiper et se préparer à une maladie infectieuse émergente. Elle peut par exemple conduire à développer des dispositifs d’équipement de la faune sauvage visant à la protéger pour elle-même, et non seulement à en protéger l’espèce humaine (Benson, 2010, 2012). Ainsi les observateurs d’oiseaux ont-ils rejoint la surveillance de la grippe aviaire en investissant dans la préparation des pandémies leur connaissance des trajectoires migratrices, bénéficiant en retour de la médiatisation de l’alerte pour défendre la cause des oiseaux sauvages (Keck, 2013b). Dans ce numéro, Sandrine Dupé montre comment l’introduction de moustiques stérilisés pour maîtriser l’épidémie de Chikungunya à la Réunion s’effectue dans une tension entre protection des populations humaines et gestion de la diversité des vecteurs. Frédéric Vagneron étudie l’émergence d’une approche écologique des maladies infectieuses qui s’est développée corrélativement à la mise en place d’un dispositif de surveillance mondial de la grippe par l’OMS, décentrant ainsi l’homme des préoccupations sanitaires au profit d’une attention accrue à l’environnement (dont le « réservoir animal » est une composante essentielle) dans l’étiologie des maladies zoonotiques.

14Mais d’autres impératifs que ceux de la protection de la biodiversité peuvent également orienter la surveillance des animaux. En second lieu donc, sous prétexte de contrôler la santé des troupeaux, peuvent se déployer des formes de contrôle des populations humaines. Si cette opération est parfois directement articulée à des préoccupations de santé publique, en particulier lorsque les menaces émergeant du réservoir animal sont liées à des comportements humains à leur égard (Serna, 2014), elle relève aussi bien souvent, notamment dans les pays du Sud, d’une dimension postcoloniale de la gestion des maladies animales, voire de la biosécurité en général (King, 2002). En effet, si l’on sait que la médecine vétérinaire tropicale a historiquement constitué un territoire privilégié de la recherche sur les maladies infectieuses zoonotiques et qu’elle a pu, à cet égard, constituer un savoir « colonial » (Gilfoyle, 2006 ; Gradman, 2010), la surveillance épidémiologique des animaux reste toujours un moyen de domestiquer leurs propriétaires, en conformant leurs comportements (pratiques d’élevage ou de chasse notamment) aux normes biosécuritaires en vigueur. L’épidémiologie constitue ainsi un savoir permettant de disqualifier certaines formes de relations aux animaux, tels les « coolies » chasseurs de marmottes accusés d’être à l’origine de l’épidémie de peste en Mandchourie au début du XX^e siècle (Lynteris, 2013). La surveillance n’est alors plus seulement un dispositif de contrôle sanitaire mais un outil politique d’organisation des rapports sociaux, voire un instrument d’action publique au sens large, comme dans le cas de la lutte contre les moustiques vecteurs de la malaria en Tanzanie (Kelly et Lezaun, 2014). Les articles de Muriel Figuié, Aurélie Binot et Alexandre Caron d’une part, et de Sandrine Dupé d’autre part, montrent ainsi que la gestion des maladies animales s’accompagne, dans les relations entre la métropole et ses territoires d’outre-mer ou entre les pays occidentaux importateurs et les pays (du Sud) exportateurs de denrées alimentaires, d’une portée moralisatrice visant une domestication non seulement des animaux mais aussi des humains qui vivent à leur proximité.

15En troisième lieu, sous l’injonction de la surveillance peuvent également se développer des activités de recherche académique et/ou industrielle qui élargissent les réseaux scientifiques et les champs d’objets dont ils s’occupent. Antoine Doré et Marc Barbier montrent ainsi comment la recherche entomologique a constitué l’un des motifs principaux de la mise en place d’une surveillance des criquets pèlerins en Mauritanie. Nicolas Fortané décrit le dispositif de surveillance des bactéries résistantes d’origine animale comme un réseau de recherche microbiologique qui vise avant tout, ou tout du moins dans les premières années de son fonctionnement, à la circulation des souches bactériennes présentant un intérêt scientifique. Frédéric Vagneron montre quant à lui comment l’introduction de la notion de « réservoir animal » à l’OMS s’inscrit dans le contexte épistémologique de la montée en puissance d’une approche écologique des maladies infectieuses, qui reconfigure les rapports entre virologistes et épidémiologistes. Dans ce cas précis, il faut par ailleurs noter que la recherche industrielle n’est jamais loin car la surveillance des mutations du virus de la grippe constitue un enjeu pour la fabrication de vaccins à destination de la population humaine (Aranzazu, 2013). Le réservoir animal étant considéré comme le lieu où doit émerger la prochaine souche grippale, les laboratoires pharmaceutiques peuvent relayer les autorités publiques internationales dans la constitution de centres de surveillance, en favorisant notamment la standardisation des techniques et des dispositifs mis en œuvre.

16Mais les motifs économiques et commerciaux associés aux pratiques de surveillance ne concernent pas uniquement le marché pharmaceutique. En quatrième lieu, c’est plus largement toute la gestion des filières agroalimentaires et de la circulation mondiale des denrées alimentaires qui est liée au développement de ces dispositifs biosécuritaires. Muriel Figuié, Aurélie Binot et Alexandre Caron montrent ainsi que la surveillance des maladies animales au Zimbabwe est liée aux impératifs sanitaires du commerce international, notamment l’exportation des produits animaux vers les pays du Nord. Plus largement, on sait que le développement depuis les années 1950 des politiques de santé animale en Europe est lié à la mise en place du marché commun (Ollivier, 2013) ou encore que les mesures de gestion de la grippe aviaire en Asie du Sud-Est visent tout autant à maîtriser la transmission interspécifique de la maladie qu’à assurer la continuité de la production alimentaire dans des pays où la volaille est une ressource importante (Figuié et al., 2013 ; Porter, 2013 ; Forster et Charnoz, 2013). Par là, la surveillance se situe en affinité avec les logiques biosécuritaires de préparation et de résilience (Gilbert et al., 2010 ; Torny, 2012) en ce qu’elle entretient la permanence des rapports économiques et sociaux au milieu de risques, et parfois de crises, durables. Elle est ainsi liée au déploiement du paradigme néolibéral dans le domaine de la production et des échanges agroalimentaires, tel qu’il est notamment porté par l’Organisation Mondiale du Commerce, dans la mesure où elle tend à redéfinir les pratiques locales à lumière des enjeux économiques, sanitaires et sécuritaires globaux (Enticott, 2014).

17Cette dimension s’articule enfin avec un cinquième registre autour duquel se dessinent les variations et les accommodements des dispositifs de surveillance des animaux : les logiques d’encadrement technique des pratiques agricoles, notamment d’élevage. En effet, la construction historique des réseaux de surveillance épidémiologique en santé animale a largement reposé sur les activités d’éleveurs et de vétérinaires au contact quotidien des animaux (Fortané, 2017). Ce sont eux qui réalisent les infimes gestes dont l’agrégation et l’enchevêtrement permettent de produire les données de la surveillance. Par exemple, la « remontée » d’un cas de brucellose bovine ne saurait exister sans le regard soucieux d’un éleveur sur son troupeau, attentif au moindre signe suspicieux, ni sans le vétérinaire qui, une fois prévenu, vient ausculter cliniquement l’animal en question et décide éventuellement de réaliser un prélèvement biologique pour vérifier ses soupçons (Bronner et al., 2013). Ces deux professions sont ainsi au premier plan de la surveillance des animaux, comme le montrent les articles de Sandrine Ruhlmann et Nicolas Fortané. En Mongolie, l’alliance entre les éleveurs et les organisations non gouvernementales comme Agronomes et Vétérinaires Sans Frontières (AVSF) introduisent la figure des « éleveurs-sentinelles » dans un contexte de délitement des infrastructures de santé publique qui conduit le gouvernement à hésiter entre des politiques contradictoires de gestion des maladies animales (vaccination et abattage notamment). En France, la mobilisation sur les bactéries résistantes aux antibiotiques fédère les réseaux de surveillance de l’antibiorésistance chez les animaux et confère une place importante aux éleveurs et vétérinaires « de terrain » qui, via leurs pratiques ordinaires de la gestion de la santé des animaux, constituent le premier maillon de la surveillance épidémiologique.

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18C’est en effet un des enjeux de la surveillance que de faire entrer dans des dispositifs de préparation aux crises sanitaires des pratiques d’encadrement des productions agricoles, des pratiques commerciales, des pratiques académiques ou encore des pratiques de contrôle des populations humaines ou de préservation de la biodiversité. Celles-ci se voient ainsi requalifiées comme pratiques biosécuritaires visant à produire des données sur tout un ensemble de menaces sanitaires. C’est donc tout un ensemble de compétences et de perceptions qui se trouve remobilisé selon des modalités qui peuvent susciter des résistances et développer de nouvelles zones d’ignorance. La biosécurité étend ainsi au niveau mondial ce qui avait déjà été observé pour la traçabilité en Europe : les signes par lesquels sont perçues les maladies nouvelles n’auraient pas de sens s’ils ne s’inscrivaient pas dans des pratiques qui leur préexistent. La biosécurité n’existe donc que par les agencements qu’elle est capable d’organiser entre des savoirs, des techniques et des activités qui peuvent simultanément répondre à d’autres finalités, souvent complémentaires mais parfois aussi contradictoires.

19La surveillance des animaux trouve ainsi dans les formes les plus contemporaines et globalisées de la biosécurité une expression des relations variables entre humains et animaux. Peut-être toute surveillance implique-t-elle ce mélange ambigu de domination et de proximité qui rattache l’espèce humaine aux espèces qu’elle a domestiquées, en sorte que les pratiques de surveillance les plus équipées de savoirs et d’outils sociotechniques prolongeraient des formes de soin pastoral. L’idée selon laquelle de nouveaux pathogènes émergent du réservoir animal donne alors la mesure de l’éloignement de ces espèces domestiques avec lesquelles l’homme a co-évolué, et dont il a perdu l’immunité partagée (Digard, 1990 ; Gualde, 2006). Il revient alors aux sciences sociales de faire apparaître l’ensemble de ces pratiques par lesquelles les hommes se rendent attentifs aux signes que leur envoient les animaux de maux qui les affectent en commun.

Ce dossier a bénéficié du soutien financier des projets Axa « Représentations sociales des pathogènes aux frontières entre espèces » et ANR JCJC « PAN, le gouvernement des animaux ».