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Dossier thématique

La surveillance comme dispositif-frontière

La triple ontologie des bactéries résistantes d’origine animale
Surveillance as “boundary-device”. The triple ontology of resistant bacteria of animal origin
La vigilancia como «dispositivo-frontera». La triple ontología de las bacterias resistentes de origen animal
Nicolas Fortané

Résumés

Cet article étudie le fonctionnement d’un dispositif de surveillance des bactéries résistantes d’origine animale, le Résapath. Nous montrons, à partir d’une analyse à la fois historique et pragmatique de ce dispositif, comment trois catégories d’acteurs ont progressivement été amenées à coopérer dans le but de produire des connaissances sur les risques d’antibiorésistance liés à l’utilisation des antibiotiques en médecine vétérinaire. Mais les investissements des microbiologistes, des épidémiologistes et des vétérinaires praticiens au sein du dispositif ne reposent pas sur les mêmes pratiques et ne relèvent pas des mêmes finalités. Le Résapath tend donc à fabriquer trois référents ontologiques distincts de bactéries résistantes, dont l’incommensurabilité engendre des formes d’ignorances et rend incertaine la gouvernabilité des objets de (mé)connaissance ainsi produits.

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Texte intégral

Introduction

1La question de la résistance des bactéries aux antibiotiques se pose dès les années 1950 alors que ces médicaments commencent à être massivement utilisés en médecine humaine comme vétérinaire (Bud, 2007). Il faut pourtant attendre la fin des années 1990 pour que des politiques publiques visant à gérer globalement les risques d’antibiorésistance commencent à se mettre en place. La médecine vétérinaire est concernée au même titre que son homologue humaine puisque plus de la moitié des antibiotiques utilisés est administrée à des animaux, qui peuvent transmettre leurs bactéries résistantes par différentes voies (alimentation, environnement, contact) (Sanders, 2005).

  • 1 Réseau d’épidémiosurveillance de l’antibiorésistance des bactéries pathogènes animales.

2Parmi les mesures mises en œuvre ont été créés des dispositifs de surveillance des bactéries résistantes en élevage ou en abattoir ainsi que des dispositifs de suivi des ventes d’antibiotiques en médecine vétérinaire. L’épidémiologie, la microbiologie et la pharmacologie fournissent les savoirs et les instruments de ces dispositifs qui cherchent à tracer et à contrôler les flux de microbes et de médicaments au sein des diverses populations animales. Ces dispositifs s’inscrivent ainsi dans des formes de gouvernement du vivant basées sur une conception écologique des maladies infectieuses (Hinchliffe et al., 2013) : il s’agit non pas d’établir une frontière étanche entre les organismes (molécules antibiotiques, bactéries, animaux, humains) mais de maîtriser leurs interactions. Cet article propose d’analyser l’histoire et le fonctionnement de l’un de ces dispositifs de surveillance des bactéries résistantes d’origine animale : le Résapath1.

3L’histoire de la surveillance épidémiologique a fait l’objet de nombreux travaux ces dernières années. Ils montrent en quoi l’émergence de ces dispositifs est liée aux transformations profondes des politiques de gestion et d’évaluation des risques qui se sont opérées au tournant du XXIe siècle. Que ce soit sous l’angle de la biosécurité (Collier et Lakoff, 2008) ou de la veille sanitaire (Buton et Pierru, 2012), l’avènement de la surveillance épidémiologique serait marqué du sceau de la modernité : de nouveaux savoirs, de nouveaux acteurs, de nouvelles institutions, de nouveaux dispositifs et instruments de mesure tendraient à recomposer les processus de cadrage et de mise en risque de nombreux problèmes de santé publique. En s’appuyant sur ces réflexions, cet article voudrait toutefois leur apporter une double inflexion.

4En premier lieu, il s’agit de partir de l’idée qu’il n’y a pas de création ex nihilo de la surveillance épidémiologique et qu’elle ne constitue finalement pas tant une rupture qu’une nouvelle forme d’organisation de dispositifs préexistants. En effet, les réseaux de surveillance ne sont pas si nouveaux, a fortiori concernant les risques qui impliquent le monde animal : dès les années 1950, l’OMS met en place un système de surveillance de la grippe (Vagneron, 2013) et les politiques de gestion des maladies animales s’appuient localement sur ce type de dispositifs à partir des années 1960 et 1970, en alternative ou en complément d’instruments plus anciens comme l’abattage ou la vaccination (Woods, 2011). Si la fin des années 1990 a vu d’importantes réorganisations institutionnelles avec la création des agences sanitaires et de leurs réseaux de surveillance, cela ne dit donc pas dans quelles mesures on se trouve face à des réagencements de structures préexistantes et à une réorientation des activités qui y avaient cours. Les préoccupations biosécuritaires de la surveillance des animaux se sont en réalité greffées à des dispositifs qui avaient au départ d’autres finalités, comme la recherche académique et l’encadrement technique des pratiques agricoles et vétérinaires (dans le cas du Résapath), mais aussi la production de vaccins (Aranzazu, 2013) ou encore la préservation de la biodiversité (Manceron, 2013). En second lieu, pour comprendre comment s’articulent et/ou se concurrencent aujourd’hui ces différentes activités au sein des réseaux de surveillance, il faut également appréhender ces dispositifs « par le bas » (Barbier, 2006 ; Prete, 2008), c’est-à-dire en mettant en évidence la diversité des pratiques qui concourent à leur structuration et donnent corps au système de relations sociotechniques que tisse l’ensemble des acteurs. En somme, il ne faut pas seulement s’intéresser aux savoirs et instruments de gouvernement qui ont bâti ces dispositifs mais également aux activités pratiques qui assurent la fabrique ordinaire des données : les réseaux de surveillance doivent aussi être appréhendés comme des dispositifs de production de connaissances.

5On peut dès lors suivre certains travaux récents, qui prolongent cette perspective pragmatique à travers le « tournant ontologique » en anthropologie des sciences et/ou de la médecine (Woolgar et Lezaun, 2013), pour approfondir la question des conditions matérielles de production ontologique des objets surveillés et gouvernés. Ces travaux mettent en évidence les différentes étapes de la construction d’un objet de connaissance, comme la population de loup (Doré, 2013) ou la maladie de la fièvre aphteuse (Law et Mol, 2011), qui devient aussi, par ces opérations successives, un objet de politique publique, c’est-à-dire un objet gouvernable (bien que cette gouvernabilité puisse en partie demeurer incertaine). Pour rendre compte des différentes facettes de l’activité de surveillance, nous proposons de mobiliser la notion de « dispositif-frontière », qui vise à articuler les concepts de « dispositif sociotechnique » (Callon, 1986) et d’ « objet-frontière » (Star et Griesemer, 1989). Les réseaux de surveillance sont des dispositifs-frontières dans la mesure où leur fonctionnement repose sur l’articulation de différents types d’investissement des acteurs, c’est-à-dire des manières de s’impliquer dans la fabrication d’un objet de connaissance et d’y embarquer ses propres motivations, finalités, savoir-faire, etc. La notion de dispositif-frontière vise ainsi à saisir la « coexistence » de ces investissements multiples (au sens où l’un ne saurait exister sans la présence de l’autre) et le (ou les) référent(s) ontologique(s) qu’ils produisent.

Figure 1. Cartographie de Résapath

Figure 1. Cartographie de Résapath
  • 2 Agence nationale de sécurité sanitaire.

Le Résapath est coordonné par deux laboratoires-animateurs (Anses2 Lyon, dans le Rhône, et Anses Ploufragan, dans les Côtes d’Armor) et compte 67 laboratoires départementaux adhérents, principalement concentrés dans le Grand Ouest. En 2013, il a collecté plus de 33 000 résultats d’antibiogrammes, qui est l’outil permettant de mesurer la résistance bactérienne aux antibiotiques (voir infra). Depuis une dizaine d’années, son développement est important : le nombre de laboratoires adhérents a augmenté de près de 40 % et le nombre d’antibiogrammes collecté de plus de 30 %. Enfin, d’un réseau de surveillance exclusivement consacré aux bactéries d’origine bovine à sa création en 1982, le Résapath s’est élargi aux filières porcines et aviaires en 2001, puis aux chats, chiens et chevaux en 2007.

Source : https://www.resapath.anses.fr (consulté le 27 février 2015).

  • 3 Cet article est basé sur deux types de matériau empirique. D’une part, on s’appuie sur une dizaine (...)

6À travers le cas du Réspath, on montrera ainsi que la population de bactéries résistantes que cherchent à mesurer et construire les épidémiologistes en tant qu’objet « gouvernable » n’est pas le seul objet de connaissance, autrement dit le seul référent ontologique, que fabrique le dispositif. D’autres acteurs, dont l’investissement est également essentiel au fonctionnement du dispositif, produisent également « leur » bactérie, à d’autres fins. Or ces multiples bactéries ainsi produites ne sont pas seulement complémentaires, elles comportent aussi des contradictions qui altèrent la gouvernabilité des risques d’antibiorésistance. Celles-ci ne résultent pas tant de biais ou de dysfonctionnements du réseau de surveillance mais constituent au contraire des ignorances (ou méconnaissances) inhérentes au fonctionnement du dispositif. On discutera en cela quelques travaux sur la « production sociale de l’ignorance » (Frickel et Vincent, 2007), en soulignant que si des systèmes complexes d’informations comme les réseaux de surveillance tendent effectivement à produire des ignorances, ce n’est pas seulement en raison de l’opacité technique de leurs savoirs et de leurs dispositifs métrologiques, mais également parce qu’ils reposent sur la « coexistence » de plusieurs formes d’activités et la construction de plusieurs référents ontologiques qui ne répondent pas aux mêmes objectifs et sont parfois difficilement compatibles. En somme, on montrera quelles formes de (mé)connaissances sont produites par le Résapath. On s’efforcera pour ce faire d’articuler approches historiques et pragmatiques afin d’analyser la construction progressive de ce dispositif et son fonctionnement3.

Les années 1970 et 1980 : les bactéries résistantes, une affaire de microbiologistes

Faire de l’antibiorésistance un objet de recherche

7Les premiers individus à se pencher sur les bactéries résistantes d’origine animale sont des microbiologistes vétérinaires. Mais, si dans le courant des années 1970 les antibiotiques constituent un centre d’intérêt pour la recherche en santé animale, la question de l’antibiorésistance n’y occupe pas encore une place autonome et reste éclatée entre plusieurs thématiques : les spécialistes de pathologie animale s’intéressent surtout à la thérapeutique, les nutritionnistes et les zootechniciens se penchent sur les effets des antibiotiques comme additifs alimentaires, enfin les spécialistes de l’hygiène alimentaire mènent des travaux autour des limites maximales de résidus. Toutes ces recherches qui mettent en scène des bactéries et des antibiotiques finiront par se découvrir un point commun, l’antibiorésistance, grâce au travail d’une poignée de microbiologistes qui décident de se pencher sur ce phénomène de la résistance.

  • 4 Institut national de la recherche agronomique.

8Les chercheurs qui vont porter cette thématique (Élisabeth Chaslus-Dancla, Jean-Pierre Lafont et Jean-François Guillot) dans l’espace académique de la microbiologie vétérinaire ont la particularité d’avoir été formés dans les espaces centraux de la microbiologie française des années 1970 : l’équipe du professeur Chabbert de l’Institut Pasteur et celle des professeurs Raibaud et Ducluzeau du centre Inra4 de Jouy-en-Josas. Le premier de ces espaces est justement celui où la recherche sur les bactéries résistantes va principalement se développer en France, mais en médecine humaine. Le second est davantage connu pour sa spécialisation sur le concept d’ « écologie microbienne » et les techniques d’analyse qu’il va développer au cours de la décennie 1970, qui constitueront un outil essentiel pour les spécialistes de l’antibiorésistance.

9Leur passage à Pasteur et Jouy est extrêmement important pour les microbiologistes vétérinaires qui vont se saisir de l’antibiorésistance. Ils s’installent dans un laboratoire de la station expérimentale Inra de Nouzilly (près de Tours). Celle-ci présente une particularité décisive qui lui permettra de devenir l’un des maillages essentiels du dispositif voué à la production des connaissances sur les bactéries résistantes d’origine animale : Nouzilly dispose d’un élevage expérimental de poulets, permettant aux chercheurs de travailler sur la base de modèles animaux qui ne sont pas exclusivement tournés vers des enjeux de santé humaine (comme les modèles rats ou souris) mais orientent également, voire principalement, les études vers des questions de santé animale. Les recherches sur l’utilisation des antibiotiques en médecine vétérinaire y bénéficient ainsi d’un terrain particulièrement favorable.

L’équipe de Jouy c’était La Mecque, si vous voulez, ou le Vatican, c’était les grands penseurs, les théoriciens sur souris et rats. Ils travaillaient sur mammifères, avec des visées sur l’homme, en écologie microbienne. Et nous à Nouzilly, on était plus proche des animaux d’élevage. Et le poulet, il avait à la fois l’avantage d’être animal d’expérience et animal d’élevage. (Un microbiologiste de l’Inra)

10Néanmoins, cet accès à des animaux qui sont à la fois des animaux expérimentaux et des animaux d’élevage ne fait pas tout. C’est parce qu’ils sont capables d’articuler à ce matériau la thématique alors émergente de l’antibiorésistance (entr’aperçue lors de leur passage à Pasteur) et les techniques d’écologie microbienne héritées de Jouy, que les microbiologistes vétérinaires de Nouzilly parviennent progressivement à ériger les bactéries résistantes d’origine animale en objet de recherche hautement légitime, autour duquel va se construire un dispositif qui permettra d’enrôler une multitude d’acteurs (humains ou non) dans le travail de production de connaissances. D’un côté, l’antibiorésistance est un sujet de recherche académique commençant à devenir porteur grâce au développement de la biologie moléculaire, qui permet de se pencher sur les gènes de résistances. De l’autre, les techniques des modèles animaux dits « germ-free » (Kirk, 2012), importées et développées en France par Raibaud et Ducluzeau, permettent de travailler sur des animaux expérimentaux totalement stérilisés, c’est-à-dire entièrement dépourvus de microbes (y compris, et c’est le plus important, au niveau de la flore intestinale). En inoculant à ces animaux des bactéries aux caractéristiques prédéterminées (par exemple, des bactéries résistantes), on peut observer la façon dont celles-ci se comportent entre elles ou au contact d’une modification de leur environnement (par exemple, l’introduction d’une molécule antibiotique), sans que l’expérience soit biaisée par une quelconque flore préexistante et non maîtrisée. Si les chercheurs de Nouzilly sont les premiers à utiliser ces techniques en les associant à la question des gènes de résistance sur des modèles poulets, les mêmes travaux se développent également à l’École Vétérinaire de Toulouse sur des modèles cochons via un chercheur qui est lui aussi passé par Pasteur et Jouy :

On va faire des souris qui sont axéniques, c’est-à-dire stériles, tout simplement dans un isolateur, on va faire se reproduire des rats ou des souris ou des cochons.
Tu as appris ça à Jouy ?
Oui, donc le mot anglais c’est germ free, sans germe. Et le mot savant qui a été inventé par Raibaud et Ducluzeau, c’est axénique, a alpha privatif, xenos l’étranger, donc qui ne porte pas d’étranger. […] Mais eux, ce qu’ils commencent à faire, c’est comparer germ free et normaux. Eux, ils commencent à faire du gnotoxénique, c’est-à-dire de mettre dans des souris axéniques, une, deux, trois, cinq ou dix souches pour les faire se battre entre elles, voir à quoi elles servent. […] Donc, ça, c’est de l’écologie et moi j’applique ces concepts aux bactéries résistantes, donc voir les bactéries résistantes, est-ce qu’elles sont désavantagées dans l’intestin, qu’est-ce qui fait que les plasmides vont se transférer ou pas… (Un microbiologiste de l’École Vétérinaire de Toulouse)

La création d’un dispositif de production des connaissances

  • 5 Base de données composée d’une collection de microbes. Sur la constitution de collections biologiqu (...)

11Au début des années 1980, les travaux des chercheurs de Nouzilly vont se développer grâce à la création d’un dispositif qui permet l’alimentation de leur « paillasse ». En effet, les microbiologistes ont besoin d’acquérir des souches bactériennes présentant des profils (dans leur cas, de résistance) intéressants d’un point de vue académique. Bien qu’ils soient peu concurrencés par leurs collègues de Pasteur qui ne s’intéressent pas aux bactéries d’origine animale, les microbiologistes vétérinaires ont eux aussi besoin d’un renouvellement régulier de leur souchothèque5 pour garantir un certain rythme de publication. D’autant plus qu’à cette époque leurs techniques d’analyse ne permettent pas de creuser le cœur du génome des bactéries résistantes et qu’il faut donc à chaque fois (ou presque) disposer d’une nouvelle souche pour documenter un nouveau mécanisme de résistance.

  • 6 Centre national d’études vétérinaires et alimentaires.
  • 7 Agence française de sécurité sanitaire des aliments.
  • 8 Réseau d’épidémiosurveillance de l’antibiorésistance des bactéries pathogènes d’origine bovine.

12En 1982, Jean-Louis Martel, un vétérinaire du laboratoire national de Lyon, futur laboratoire du Cneva6 et de l’Afssa7 (Besançon, 2010), et désormais de l’Anses, met en place le Résabo8. Mais à l’origine, celui-ci est en réalité tout sauf un dispositif de surveillance. Il regroupe en effet à peine une dizaine de laboratoires vétérinaires départementaux, inégalement répartis sur le territoire national, qui font parvenir des résultats d’antibiogramme, alors faiblement standardisés, au laboratoire de Lyon. Martel peut alors demander que lui soient envoyées les souches bactériennes présentant un profil de résistance atypique afin de les étudier plus précisément. On comprend ainsi que, bien que le Résabo affiche l’objectif de produire des données permettant de mesurer l’évolution des résistances bactériennes chez les bovins, la configuration du réseau le limite bien plutôt à n’être qu’un dispositif de circulation de quelques souches bactériennes, à des fins de recherche microbiologique et non de surveillance épidémiologique.

13En effet, le laboratoire de Martel ne disposant pas vraiment des compétences et des outils nécessaires pour réaliser des travaux approfondis sur l’antibiorésistance, il se lie à l’équipe de Nouzilly, à qui il envoie les souches les plus intéressantes pour qu’elle procède à l’analyse microbiologique des mécanismes de résistance. À partir des années 1980, Martel est ainsi régulièrement associé aux publications des chercheurs de l’Inra. Ces derniers dispenseront également des cours à la faculté des sciences et à l’École Vétérinaire de Lyon (diplôme d’écologie microbienne notamment) où Martel recrutait bon nombre de ses stagiaires et techniciens. Une division du travail scientifique s’installe alors et contribue à la structuration du dispositif, qui s’organise à l’époque à travers le lien entre Lyon et Nouzilly.

Et un truc qu’on a fait avec Gérard [un doctorant au milieu des années 1980] par exemple, que maintenant tout le monde admet, c’est à propos des diarrhées néonatales. […] J’ai dit que ça devait être la vache le porteur, mais il fallait le démontrer et on a réussi à travers les premières résistances aux quinolones, je me souviens d’un troupeau de vaches suivi par un bon praticien, qui a eu des cas de diarrhées, il a réussi à prélever les mères et les veaux et à envoyer les prélèvements à Martel, qui a isolé les souches et on a eu une traçabilité qui a pu prouver ça. D’ailleurs, on a publié et c’est resté un peu dans les annales. (Un microbiologiste de l’Inra)

La transformation du dispositif-frontière dans les années 1990 et 2000

14À partir de la première moitié des années 1990 s’opère un tournant qui va permettre aux travaux sur les bactéries résistantes de connaître un profond renouveau. Celui-ci est à la fois favorisé par l’essor de la biologie moléculaire (via le développement du clonage et du séquençage génétique) et la mise à l’agenda politique européen du problème de l’antibiorésistance qui va encourager la création de réseaux de surveillance épidémiologique des bactéries d’origine animale.

L’académisation de la microbiologie à l’Inra et au laboratoire de Lyon

15Si l’on peut dire que la structure du dispositif de production des connaissances sur les bactéries résistantes se transforme à partir du milieu de la décennie 1990, c’est notamment parce qu’elle modifie l’investissement des acteurs, humains comme non humains, qui l’animent. L’équipe de microbiologistes vétérinaires de Nouzilly connaît tout d’abord de profonds changements, relevant d’un processus d’académisation. D’une part, ce mouvement est dû à un rehaussement de l’intérêt et la légitimité scientifique de leur objet de recherche, auquel la politisation du problème de l’antibiorésistance n’est pas innocente. D’autre part, les transformations institutionnelles et la politique scientifique de l’Inra encouragent également cette académisation de la recherche en microbiologie (Tétart et Torny, 2009).

16L’investissement des microbiologistes sur les bactéries résistantes (autrement dit, la façon dont ils les appréhendent et s’en saisissent) se modifie avec l’arrivée d’un nouveau chercheur. Celui-ci était déjà présent sur la station expérimentale de Nouzilly mais au sein d’une autre équipe, qui travaillait sur la question de la brucellose, une maladie zoonotique qu’on trouve principalement chez les bovins et les ovins et dont l’agent pathogène est justement une bactérie. Il est microbiologiste mais non vétérinaire, ce profil préfigurant la recomposition à venir des membres de l’équipe. Ce chercheur, qui prendra d’ailleurs la direction du laboratoire quelques années plus tard, importe une nouvelle façon de travailler, beaucoup plus orientée vers la recherche fondamentale que finalisée (notamment un retour au modèle expérimental souris), qu’il hérite en partie de son précédent objet de recherche. Il avait en effet contribué, à partir du cas de la brucellose, à l’introduction de techniques et de problématiques issues de la génétique au sein de la bactériologie vétérinaire. Progressivement, l’équipe se réorganise autour de travaux beaucoup plus ciblés et orientés vers des publications de haut niveau. Le nombre de bactéries étudiées se réduit mais les recherches vont beaucoup loin dans la caractérisation génétique des mécanismes de résistance.

17Cette modification de l’investissement des microbiologistes sur les bactéries résistantes est également liée à une modification du dispositif de production des connaissances. Le nouveau chercheur dispose d’autres réseaux que le Résabo lui permettant d’obtenir des souches bactériennes. Il renoue notamment les liens historiques avec Pasteur et amorce des collaborations avec des équipes internationales (en particulier canadiennes). C’est d’ailleurs par ce biais qu’il obtiendra une souche particulière de salmonelle (Salmonella DT104, dite « Kentucky ») qui va permettre à l’équipe de Nouzilly de mettre en évidence un mécanisme de résistance qui connaîtra un énorme succès en termes de publication scientifique. Dès lors, c’est presque exclusivement autour de ce mécanisme singulier (SGI1 : Salmonella Genomic Island 1) que les travaux des microbiologistes de Nouzilly s’organisent, renforçant la position centrale de ces chercheurs au sein du dispositif de production des connaissances sur l’antibiorésistance en santé animale. L’investissement proprement académique des microbiologistes dans le dispositif de surveillance produit ainsi un référent ontologique singulier de bactérie résistante : celle-ci est une « bactérie-souche », appréhendée individuellement dans une perspective moléculaire et génétique. Nous verrons plus loin que ce référent ontologique, comme ce type d’investissement, est très différent de celui qu’apporteront les épidémiologistes lorsqu’ils surgiront (enfin) dans le fonctionnement du dispositif.

En fait, SGI1 a été découvert de façon un peu fortuite. À l’époque d’Élisabeth, lorsque j’ai débuté ma thèse, on travaillait plutôt par rapport à la résistance à une molécule en particulier ou à une famille de molécules. […] J’ai notamment identifié un gène de résistance au Florfenicol chez des salmonelles. Mais lorsqu’on a regardé un petit peu à côté de l’environnement génétique de ce gène, on s’est aperçu que c’était tout un îlot génomique qui portait d’autres gènes de résistance. On a fini par l’appeler SGI1 pour Salmonella Genomic Island One. Mais tout ça est parti de la résistance au Florfenicol dont on s’est aperçu qu’elle était associée à d’autres au sein d’un même îlot génétique.
SGI1, c’est pas uniquement cette famille d’antibiotique ?
Non. Du coup, quand on a réalisé l’importance de la chose, ça a complètement restructuré la thématique globale de l’équipe de recherche puisque c’est devenu le modèle d’étude principal, puisqu’on s’est aperçu que c’était un très bon modèle pour étudier la diffusion des gènes d’antibiorésistance. […] En plus, c’était très rentable, et ça l’est encore, parce qu’on a identifié plein de variants de SGI1. Donc, à chaque nouveau variant identifié chez une nouvelle salmonelle ou même chez d’autres espèces bactériennes, en gros, on pouvait publier. (Un microbiologiste de l’Inra)

  • 9 Encéphalite spongiforme bovine, communément appelée « maladie de la vache folle ».

18Quelque temps après l’Inra, dans la première moitié des années 2000, c’est au tour du second membre « historique » du Résabo de connaître une forme d’académisation. Lorsque Jean-Louis Martel prend sa retraite en 2003, il est remplacé par un autre microbiologiste vétérinaire, mais d’un profil relativement différent. La rupture est en effet comparable au passage de relais qu’a connu l’équipe de Nouzilly avec le retrait d’Élisabeth Chaslus-Dancla au profit de son successeur. Le nouveau directeur de l’unité de bactériologie de l’Afssa-Lyon (puisque le laboratoire national vétérinaire est désormais intégré à l’Agence), qui a préalablement fait ses armes sur l’ESB9, ambitionne de rehausser le niveau académique de l’équipe et de la repositionner au sein du dispositif de production des connaissances sur les bactéries résistantes. L’objectif affiché est de ne plus être une simple courroie de transmission des souches bactériennes vers les chercheurs de l’Inra. Une telle modification de l’ « investissement » des microbiologistes lyonnais requiert bien évidemment un certain temps (appropriation des savoirs et des techniques de la biologie moléculaire, acquisition de matériel, politique de recrutement ciblé, etc.) mais ces derniers parviennent à réaliser progressivement cette académisation, que l’on peut entre autres objectiver par leurs publications. Quoi qu’il en soit, si le couple Lyon-Nouzilly constitue toujours le cœur du dispositif, leur relation, la division du travail qui en découle et surtout, les formes d’investissement de ses acteurs (humains comme non-humains), ont profondément évolué (voir notamment infra la cartographie des publications scientifiques sur les bactéries résistantes d’origine animale).

Jean-Louis Martel, il récupérait les souches bactériennes vétérinaires et il les envoyait à l’Inra. Ce n’était pas une vraie collaboration. C’était une espèce de deal, de couple qui marchait bien comme ça. Donc, Jean-Louis Martel était sur les publications de l’Inra, jamais en dernier, toujours un peu au milieu. Mais il n’avait pas vraiment développé la même compétence miroir chez lui. C’est ça qui manquait. […] Donc, quand je suis arrivé, mon premier objectif a été de rendre l’équipe autonome pour qu’elle puisse avoir cette technique-là, produire par elle-même et devenir une équipe de recherche qui puisse dialoguer avec les autres. Pas d’égal à égal, mais dans l’idée c’est ça, d’être de plus en plus… de savoir faire par elle-même et d’avoir une offre qui soit équilibrée et non pas simplement faire la poste pour envoyer des souches. Ça, ça ne m’intéressait pas du tout. (Un microbiologiste de l’Anses-Lyon)

Restructuration du dispositif et surgissement des épidémiologistes

19Le repositionnement du laboratoire national de Lyon à une place plus centrale du dispositif de production des connaissances sur les bactéries résistantes n’est toutefois pas uniquement dû à cette académisation de l’équipe de microbiologie. Le Résabo s’est en effet profondément restructuré entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, sous l’impulsion des premières politiques publiques de lutte contre l’antibiorésistance.

  • 10 Observatoire national de l’épidémiologie de la résistance bactérienne aux antibiotiques.

20Le Résabo intègre tout d’abord l’Onerba10 en 1997. Il s’insère ainsi dans un vaste système de surveillance de l’antibiorésistance qui comprenait alors exclusivement des réseaux dédiés aux bactéries d’origine humaine, principalement prélevées en milieux hospitaliers. Aujourd’hui encore, il est le seul réseau de l’Onerba qui produit des données sur les bactéries d’origine animale. Si cette intégration n’élargit pas au départ le nombre de laboratoires participants au dispositif (c’est-à-dire son maillage territorial), elle a néanmoins un impact important sur son fonctionnement. L’enjeu central est l’harmonisation des modes de production des données sur les bactéries résistantes, ce qui permet d’en assurer une meilleure fiabilité. En effet, la technique utilisée pour mesurer la résistance d’une bactérie à un antibiotique est celle de l’antibiogramme. Si cette technique est relativement rudimentaire pour un laboratoire de recherche en microbiologie, ce n’est pas vraiment le cas pour les laboratoires vétérinaires départementaux qui réalisent en premier lieu ces antibiogrammes. Un travail de standardisation des techniques d’analyse est donc réalisé lorsque le Résabo intègre l’Onerba. Celui-ci passe notamment par la signature d’une Charte d’engagement de tous les laboratoires membres du dispositif, par une accréditation « antibiogramme » obligatoire de ces laboratoires, par un système unique de codification des données, et par des sessions de formation régulièrement organisées par l’équipe de bactériologie de Lyon. En outre, l’intégration du laboratoire de Lyon, avec tous les autres laboratoires vétérinaires nationaux, au sein du Cneva dès le début des années 1990 a également renforcé ce travail de standardisation des différents réseaux de surveillance épidémiologique en santé animale, dont le Résabo (Dufour, 1993).

21En 2001, celui-ci devient le Résapath. Cela signifie qu’il n’est plus limité aux bactéries d’origine bovine, mais collecte et produit également des données à partir de bactéries d’origine aviaire et porcine. Pour cela, de nouveaux laboratoires départementaux sont progressivement intégrés au réseau, tandis qu’un second laboratoire vétérinaire national (l’Afssa-Ploufragan), spécialisé dans les filières porc et volaille, participe au pilotage du dispositif. Enfin sont créés deux nouveaux dispositifs de surveillance des bactéries résistantes d’origine animale, le réseau « Salmonella » piloté par l’Afssa-Alfort et le plan de surveillance en abattoirs mis en place par le ministère de l’Agriculture.

22Cette restructuration a des conséquences importantes sur les formes d’investissement qui ont cours au sein du dispositif. Une nouvelle catégorie d’acteurs surgit notamment à cette occasion : les épidémiologistes. Quelques chercheurs sont déjà présents au laboratoire de Ploufragan qui vient de rejoindre le comité de pilotage du Résapath mais, surtout, une unité d’épidémiologie est créée au laboratoire de Lyon. Celle-ci va assez rapidement faire de l’antibiorésistance l’un de ses sujets de prédilection et s’impliquer fortement dans le dispositif de production des connaissances. Grâce à ses savoirs et ses méthodes singuliers, et compte tenu du développement du réseau qui produit désormais un nombre de données beaucoup plus important que lors les décennies précédentes, le dispositif va petit à petit parvenir à satisfaire sa vocation initiale, ou en tout cas initialement affichée. En effet, tant que l’antibiorésistance restait une affaire exclusive de microbiologistes, la finalité du dispositif était avant tout orientée, via l’investissement de ses membres, vers des objectifs de recherche académique. Depuis que des épidémiologistes ont surgi et que le dispositif a été profondément restructuré, l’activité de surveillance des bactéries résistantes se développe enfin. L’investissement des épidémiologistes prend d’autres formes que celui des microbiologistes et, surtout, il construit une autre ontologie de la bactérie résistante : à côté de la « bactérie-souche », le dispositif produit désormais également une « bactérie-population ». Comme les essais cliniques de la recherche sur le virus et la maladie du Sida (Brives, 2013), le dispositif de production de connaissances qu’est le Résapath fabrique ainsi plusieurs référents ontologiques.

23En effet, si les épidémiologistes ont eux aussi une activité académique disciplinaire, ils visent avant tout à produire un objet de connaissance en mesure de rendre gouvernable le problème de l’antibiorésistance. Ils cherchent à appréhender les différentes populations de bactéries résistantes et leur évolution. Pour cela, ils ne s’intéressent pas à une souche en particulier mais agrègent l’ensemble des données disponibles afin de disposer d’une représentation statistique du niveau de résistance de chaque famille bactérienne par rapport à chaque molécule antibiotique (ce qu’ils nomment « prévalence »). Ils visent ainsi à produire une connaissance du type : 30 % des Salmonelles sont résistants aux fluoroquinolones au temps T contre 25 % en T-1 ; ou 40 % des Campylobacter sont résistants à l’amoxicilline en T contre 50 % en T-1. La caractérisation biologique et génétique de ces mécanismes de résistance ne les concerne pas directement. Leur investissement au sein du dispositif, qu’on peut qualifier d’expert au regard des missions dévolues à l’institution qui les emploie (c’est-à-dire aujourd’hui l’Anses), vise à constituer l’objet de connaissance « bactéries résistantes » à travers un référent ontologique populationnel. Lui seul est en effet adapté aux finalités de l’activité d’expertise que représente la surveillance épidémiologique, en ce qu’il permet aux gestionnaires du risque d’apprécier, de façon continue, l’état des antibiorésistances sur un territoire donné.

Quand l’ESB a diminué, il y avait un virage à prendre, le virage s’est pris quand même avant que l’antibiorésistance soit sous les feux de la rampe. Donc en se disant : dans les réseaux, il faut qu’il y ait de l’épidémiologie, traiter les grosses bases de données, arriver à sortir des choses populationnelles. Et donc le virage de l’unité s’est pris sur ça quand l’ESB a diminué et que l’antibiorésistance s’est mise à augmenter. Donc, on travaille encore un peu avec les prions, mais on s’est beaucoup mis sur l’antibiorésistance. (Un épidémiologiste de l’Anses-Lyon)

Les microbiologistes, sauf ceux qui sont un peu éclairés à l’épidémiologie, en général parlent mal de l’épidémiologie et veulent donner des prévalences là où il y a juste pas ce qu’il faut pour pouvoir en parler et donc les épidémiologistes sont là aussi pour recadrer un petit peu les envolées lyriques des microbiologistes qui ont trouvé une souche dans un coin. Du coup, quand l’antibiorésistance a été dans leur giron d’intérêt… Enfin, ils fournissent énormément de force dans le Résapath, les épidémio. (Un microbiologiste de l’Anses-Lyon)

24Au total, on voit dans quelle mesure, à partir du début des années 2000, deux finalités, certes hétérogènes mais a priori complémentaires, sont parvenues à émerger et à structurer le dispositif : d’un côté la recherche microbiologique, de l’autre la surveillance épidémiologique. On parle ainsi de « dispositif-frontière » dans la mesure où son fonctionnement repose sur la façon dont s’articulent (ou non) les différentes pratiques qui se développent en son sein. Cette pluralité d’investissements tend à produire différents objets de connaissance, c’est-à-dire différents référents ontologiques de bactérie résistante : les microbiologistes fabriquent une « bactérie-souche », tandis que les épidémiologistes construisent une « bactérie-population ». Il faut désormais plus finement comprendre les diverses opérations pratiques via lesquelles sont fabriqués ces objets de connaissance, autrement dit leurs conditions matérielles de production ontologique (Doré, 2013). On verra ainsi qu’émane du dispositif(-frontière) un troisième investissement et donc un troisième référent ontologique de bactérie résistante, difficilement conciliable avec les deux autres mais pourtant au fondement de leur possibilité d’existence.

Figure 2 : carte représente l’espace des publications scientifiques françaises sur les bactéries résistantes d’origine animale entre 1975 et 2013

Figure 2 : carte représente l’espace des publications scientifiques françaises sur les bactéries résistantes d’origine animale entre 1975 et 2013

De part et d’autre du trait rouge, les liens en vert et bleu représentent les co-publications des années 1970 et 1980, tandis que les liens en jaune et rouge figurent celles des années 1990 et 2000. La zone entourée en bleu correspond aux travaux des microbiologistes de Nouzilly, dont on voit qu’ils dominent très largement l’espace des connaissances produites sur l’antibiorésistance lors des deux premières décennies. Les chercheurs de Lyon sont présents dans les zones en jaune : un déplacement significatif s’est opéré à partir des années 2000, qui correspond à leur repositionnement au cœur du dispositif-frontière, via notamment le processus d’académisation de leurs savoirs et de leurs pratiques de recherche. Ce déplacement est aussi repérable pour les chercheurs de Nouzilly avec l’arrivée du nouveau microbiologiste au début des années 1990 qui occupe désormais la position centrale du dispositif. La zone en vert désigne ainsi le cœur des activités académiques contemporaines sur l’antibiorésistance : le couple Nouzilly-Lyon y prédomine, preuve que la production des connaissances est liée à un dispositif permettant d’alimenter les chercheurs en matière/données brutes. La zone en gris est composée de microbiologistes de l’Anses-Ploufragan et Alfort qui se sont investis sur les bactéries résistantes à partir des années 2000, soit via l’extension du Résabo/Résapath, soit via la création d’autres dispositifs de production des connaissances (le réseau Salmonella en particulier). Enfin, on constate la quasi-absence d’épidémiologistes dans cette cartographie qui, s’il faut relativiser le phénomène par le caractère récent de leur surgissement au sein du dispositif, s’explique aussi par le type d’investissement que ces acteurs développent : un investissement expert plutôt que proprement académique est moins visible dans une cartographie des co-publications recensées sur le WoS, dans la mesure où les écrits des épidémiologistes fondés sur les données de surveillance sont plutôt publiés dans de la littérature grise (bilans annuels du Résapath notamment) et des revues de transfert (Bulletin épidémiologique de l’Anses par exemple)

Source : Carte réalisée avec le logiciel CiteSpace à partir d’un corpus de plus de mille références issues de la base de données Web of Science (WoS).

Comment fonctionne un dispositif de production de (me)connaissances ?

25Nous avons vu dans quelles mesures les microbiologistes et les épidémiologistes orientent les connaissances produites sur l’antibiorésistance. La façon dont ils s’investissent dans le dispositif contribue à construire deux ontologies distinctes des bactéries résistantes d’origine animale. Les conditions sociales et matérielles de cette production ontologique reposent en grande partie sur des savoirs et instruments spécifiques qui tendent à sélectionner les données, c’est-à-dire les bactéries, qui représentent un intérêt à leurs yeux. Mais cet effet de sélection reste en réalité lui-même soumis à un tri qui s’effectue encore en amont. En effet, ne sont susceptibles d’arriver jusqu’aux microbiologistes et aux épidémiologistes que les bactéries que le Résapath est préalablement parvenu à « capter ». Ce premier enrôlement des acteurs non humains dans le dispositif est quant à lui dépendant d’une autre forme d’investissement, celle des vétérinaires praticiens qui effectuent les prélèvements bactériens afin de réaliser les fameux « antibiogrammes », fournissant les données nécessaires aux deux autres catégories acteurs. Après avoir montré en quoi l’activité ordinaire des vétérinaires « de terrain », au contact quasi quotidien des éleveurs et en charge de la santé de leurs animaux, constitue l’investissement princeps du dispositif-frontière, nous verrons comment les non plus deux mais trois ontologies de bactéries résistantes qui émanent du Résapath contribuent en réalité à produire des formes de méconnaissances.

Les vétérinaires praticiens comme source (biaisée ?) des données sur l’antibiorésistance

Figure 3 : un antibiogramme

Figure 3 : un antibiogramme

L’antibiogramme est l’outil technique permettant de caractériser le profil d’antibiorésistance d’une bactérie. Il est constitué d’une boîte de Pétri qui a été colonisée par une bactérie. À partir du prélèvement effectué par le vétérinaire sur un animal, on isole la bactérie recherchée des autres cellules et/ou molécules présentes. Une fois la bactérie isolée, on la laisse coloniser la boîte de Pétri (généralement pas plus de 24 heures dans un environnement optimal). C’est ensuite que l’antibiogramme, à proprement parler, est effectué. Il s’agit de placer dans la boîte une série de disques (ici, les points blancs) chargés en antibiotiques. On observe alors la réaction de la colonie bactérienne à chaque antibiotique. En fonction d.e la taille du « diamètre d’inhibition », on déduit si la bactérie est sensible ou résistante à l’antibiotique : plus le diamètre est grand, plus la bactérie est sensible car cela veut dire que toutes les bactéries de cette zone ont été éliminées par la présence d’antibiotiques. Lorsqu’il n’y a aucun diamètre d’inhibition, cela signifie que la bactérie est totalement résistante.

Source : Nicolas Fortané

26Le Résapath est un réseau de surveillance dite « passive », c’est-à-dire que son existence ne repose sur aucune obligation réglementaire et, en conséquence, que ses données sont avant tout produites via l’activité pratique de ses acteurs de terrain et non pas directement collectées à des fins premières de surveillance (Dufour et Hendrickx, 2011). La façon dont travaillent les vétérinaires praticiens et plus particulièrement la manière dont ils ont recours (ou non) à des antibiogrammes dans le cadre de leur activité professionnelle ordinaire est ainsi essentielle au fonctionnement du Résapath : les résultats de ces antibiogrammes constituent en effet la donnée de base du dispositif, celle qui peut ensuite être utilisée par les microbiologistes, les épidémiologistes, ou même les vétérinaires, en fonction de leurs objectifs propres.

27Lorsqu’un vétérinaire réalise un prélèvement sur un animal malade afin de connaître la nature de son infection, il envoie l’échantillon à un laboratoire local qui procède à une analyse par antibiogramme, permettant de caractériser le type de bactérie impliquée dans l’infection et de déterminer par la même occasion le niveau de résistance qu’elle présente face à un certain nombre de molécules antibiotiques (c’est habituellement le vétérinaire qui choisit quels antibiotiques il veut « tester », même si des kits antibiogramme standardisés sont aussi utilisés). Le laboratoire retourne les résultats au vétérinaire qui va pouvoir choisir le traitement adapté pour soigner l’animal et une copie de ces résultats est également envoyée à l’un des deux laboratoires nationaux qui pilotent le Résapath (si, bien sûr, le laboratoire départemental en question est membre du dispositif). Ces laboratoires nationaux (Anses-Lyon ou Ploufragan) réalisent ensuite deux choses, que nous avons vues précédemment : les épidémiologistes agrègent toutes les données produites afin de calculer l’évolution globale des taux de résistances de chaque bactérie(-population) par rapport à chaque antibiotique (un rapport annuel est produit depuis 2001 pour chaque couple bactérie/antibiotique pour lesquels des données sont disponibles) ; les microbiologistes peuvent quant à eux demander l’envoi des bactéries(-souche), c’est-à-dire le prélèvement réalisé par le vétérinaire mais conservé par le laboratoire d’analyse, dont le profil de résistance présente un intérêt à leurs yeux. Ces deux objets de connaissances, ou référents ontologiques, sont donc en réalité dépendants de l’investissement des vétérinaires praticiens sans lequel le dispositif, et donc les données, n’existeraient pas. Mais cet investissement est avant tout mû par la finalité clinique de l’activité vétérinaire, c’est-à-dire l’objectif de soigner les animaux malades. Or celui-ci tend à enrôler les bactéries au sein du dispositif-frontière en fonction de nécessités pratiques qui ne correspondent pas nécessairement aux exigences épistémologiques des deux autres formes d’investissement. De nombreuses tensions et contradictions surgissent ainsi dans la production des connaissances sur les bactéries résistantes.

28En effet, l’activité des vétérinaires est avant tout un travail médical, visant à la gestion sanitaire des troupeaux. Ce sont donc les animaux malades qui les intéressent au premier chef et, conséquemment, leurs bactéries pathogènes plutôt que commensales. Un premier tri des données susceptibles d’être enrôlées par le dispositif a ainsi lieu via les raisons pratiques qui fondent l’investissement des vétérinaires, que nous qualifions ici de clinique. Le référent ontologique du vétérinaire est une bactérie-maladie, sensiblement différente de la bactérie-souche des microbiologistes ou de la bactérie-population des épidémiologistes, qui n’ont pas besoin d’être nécessairement pathogènes pour que leur profil d’antibiorésistance présente un intérêt à leurs yeux. Par ailleurs, cet effet de sélection lié à l’investissement clinique des vétérinaires se double du fait que ces derniers ne demandent pas un antibiogramme à chaque fois qu’ils réalisent un prélèvement. En effet, les vétérinaires ne souhaitent parfois obtenir qu’un « isolement » de la part du laboratoire, c’est-à-dire la caractérisation de la bactérie impliquée dans l’infection de l’animal mais pas de son profil de résistance. C’est le cas pour des infections assez courantes pour lesquelles on sait qu’il y a, en général, très peu de résistances. Dans ce cas, aucune donnée n’est produite pour le Résapath.

Il y a des vétérinaires qui sont plus favorables au prélèvement que d’autres. Ensuite il y a la politique du labo d’analyse, il y a des vétos qui vont demander que l’isolement. Il y a plein de labos maintenant qui font pas que l’isolement, c’est : isolement plus antibiogramme, un seul tarif et c’est comme ça. Mais ceux qui font que l’isolement, nous, on n’a rien derrière, on récolte pas les antibiogrammes.
Comment ça ?
Sur une mammite, [les vétérinaires] peuvent très bien dire : « moi je veux adapter le traitement mais il y a peu de résistance sur les mammites, je veux juste savoir quel germe c’est pour savoir si c’est un gram+ ou un gram-, pour mettre l’antibiotique correct. J’ai pas besoin de faire un antibiogramme parce que les germes de mammites c’est assez sensible, mais par contre je veux savoir si c’est un Coli ou un Strepto ou un Staph. Du coup, ils demandent juste un isolement. Et s’il n’y a pas d’antibiogramme, on ne récolte pas. (Un épidémiologiste de l’Anses-Lyon)

29En outre, ce raisonnement clinique n’est pas le seul motif de la décision d’un vétérinaire d’avoir recours (ou non) à un antibiogramme. Ce choix repose aussi sur un ensemble de conditions socio-économiques dans lesquelles s’inscrit son activité médicale. Même si nous ne nous attardons pas sur ce point ici, il faut noter que la réalisation d’un prélèvement et d’un antibiogramme est habituellement un acte payant pour l’éleveur, ce qui peut inciter le vétérinaire à s’en passer face aux réticences de son client. Par ailleurs, l’antibiogramme est un objet technique qui peut être mobilisé pour des raisons qui dépassent le strict cadre de la gestion sanitaire des troupeaux, notamment comme un outil de gestion de la concurrence professionnelle sur le marché des soins vétérinaires. Certains praticiens utilisent en effet parfois l’antibiogramme afin de convaincre un client convoité du bien-fondé de leur diagnostic par rapport à celui de leurs concurrents.

Du coup, tu peux utiliser l’antibiogramme pour convaincre l’éleveur ?
Ah oui, oui. Ou face à un conseil concurrent avec lequel on n’est pas d’accord, qui avance une hypothèse qu’on estime pas la bonne, que le conseil n’est pas pertinent pour l’éleveur, les analyses peuvent aussi être un moyen de lui montrer : « tu vois que c’est pas ça, il te dit que c’est ça, il te dit d’utiliser ça, mais tu vois, on a eu le souci, t’as appliqué ce qu’il t’a dit, t’as quand même tes problèmes et regarde ce qu’on isole, c’est pas du tout ce qu’il t’a dit que c’était. »
Qui paie l’antibiogramme ?
Ça dépend des cas. Nous ici, c’est l’éleveur qui paie. […]
Combien c’est un antibiogramme ?
Disons une cinquantaine d’euros. Mais souvent, c’est le pack complet : autopsie, bactério et antibiogramme. Donc, on va arriver quand même à une centaine d’euros pour le pack complet. (Un vétérinaire praticien en production porcine, Bretagne)

  • 11 Il faut néanmoins préciser que lorsqu’un vétérinaire envoie un prélèvement à un laboratoire d’analy (...)

30Un dernier élément est essentiel dans les tensions que génère la triple ontologie des bactéries résistantes d’origine animale et, plus particulièrement, dans les contradictions entre l’investissement (clinique) princeps des vétérinaires, qui préside à l’enrôlement des bactéries dans le dispositif, et les investissements académique et expert des microbiologistes et des épidémiologistes. En effet, les vétérinaires praticiens n’ont recours à la méthode de l’antibiogramme que lorsqu’ils n’arrivent pas à soigner les animaux malades, c’est-à-dire lorsqu’ils sont en situation d’échec thérapeutique. Ils n’ont en effet aucun intérêt à utiliser ce protocole relativement lourd et coûteux pour des infections qu’ils parviennent à traiter facilement. Or échec thérapeutique veut dire en réalité échec d’une (voire plusieurs) antibiothérapie(s). Cela signifie que les animaux malades sur lesquels on réalise les prélèvements ont déjà reçu un traitement antibiotique, donc qu’un effet de sélection des bactéries les plus résistantes (celles qui résistent à l’antibiothérapie) a été opéré avant même tout « enrôlement » au sein du dispositif11. Pour les épidémiologistes qui agrègent ensuite les résultats d’antibiogramme, il y a évidemment un gros risque de surreprésentation des bactéries résistantes par rapport aux bactéries sensibles, même s’ils considèrent que les biais sont constants et n’entravent pas le traitement statistique des données, notamment leur mise en série pluriannuelle (Botrel et al., 2006).

31Ce que les épidémiologistes et, dans une moindre mesure, les microbiologistes considèrent ici comme des biais résulte en réalité du fonctionnement « normal » du dispositif (Prete, 2008), c’est simplement que l’enrôlement des bactéries au sein du dispositif est lié à l’investissement princeps des vétérinaires praticiens, qui construisent ainsi un référent ontologique qui ne coïncide pas parfaitement avec celui des autres acteurs. La « bactérie-maladie » est un microbe singulier, qui a infecté un animal, et dont la résistance ne constitue qu’un paramètre parmi d’autres à prendre en compte dans la perspective de soigner cet animal. À l’inverse, les bactéries « souche » et « population », bien que fondamentalement différentes sur certains aspects que nous verrons ci-après, s’intéressent d’abord aux caractéristiques d’antibiorésistance et non de pathogénicité ni, pour les épidémiologistes du moins, de curabilité.

32Au total, on voit dans quelle mesure l’investissement clinique des vétérinaires praticiens est déterminant dans la structuration du dispositif et la spécification des connaissances sur les bactéries résistantes qui sont susceptibles d’être produites. Le Résapath est bien un dispositif-frontière au sens où, non seulement il « enrôle » une grande variété d’acteurs humains et non-humains, mais il est le produit de formes hétérogènes d’investissements qui, s’ils ont une fonction de complémentarité, peuvent aussi se révéler contradictoires. L’incommensurabilité des ontologies produites par le dispositif-frontière peut ainsi également engendrer une production d’ignorances.

Trois ontologies incommensurables pour un dispositif producteur d’ignorances

33Si les trois types d’investissement évoqués entretiennent une forme de complémentarité qui permet le fonctionnement du dispositif-frontière, elles favorisent également ce que les acteurs considèrent comme des biais. Autrement dit, les trois ontologies restent en partie incommensurables et favorisent le maintien de zones d’ombre dans les (mé)connaissances ainsi produites. Cette situation repose en grande partie sur le fait que, au-delà des trois ontologies et investissements identifiés, deux définitions concurrentes de l’antibiorésistance coexistent : d’une part, une définition dite « clinique », que partagent microbiologistes et vétérinaires praticiens, et qui appréhende chaque bactérie dans sa singularité ; d’autre part, une définition « épidémiologique » qui renvoie à une approche populationnelle de l’antibiorésistance.

  • 12 Concentration minimale inhibitrice.
  • 13 Comité Antibiogramme de la Société Française de Microbiologie.

34Les microbiologistes basent leur définition sur le résultat d’un antibiogramme. Elle consiste à dire qu’une bactérie(-souche) est résistante dès qu’elle a franchi un certain seuil (mesuré par le diamètre d’inhibition ou, parfois, par d’autres indicateurs comme la CMI12) en deçà duquel un antibiotique n’est plus efficace : le breakpoint clinique. La définition de l’antibiorésistance varie donc en fonction de chaque situation et les seuils sont réévalués chaque année depuis la création, en 2007, d’une section vétérinaire au CA-SFM13. Cette conception se situe donc en affinité avec l’investissement clinique des praticiens pour qui seule compte l’efficacité thérapeutique d’un antibiotique à un moment donné (c’est ce que mesurent les microbiologistes, même si, ensuite, dans leur activité académique, ils cherchent à caractériser le mécanisme de résistance).

35De leur côté, les épidémiologistes agrègent les résultats de tous les antibiogrammes disponibles pour chaque couple bactérie(-population) / antibiotique, afin de mettre en évidence la distribution statistique entre la population de bactéries sensibles et de bactéries résistantes (les épidémiologistes parlent de populations sauvages et non sauvages). Ils estiment qu’une bactérie est résistante lorsque 30 % des antibiogrammes présentent une sensibilité inférieure à la bactérie d’origine (celle de la population sauvage) : il s’agit du cut-off épidémiologique. C’est évidemment cette définition qui fait sens du point de vue de l’action publique afin de gouverner les risques d’antibiorésistance, mais elle n’est pas en mesure de prédire l’efficacité thérapeutique d’un antibiotique à un moment donné (ce qui ne satisfait donc pas le praticien qui a besoin de savoir si « sa » bactérie – celle qui a infecté l’animal qu’il doit soigner – fait partie des 30 % résistants ou non). Le schéma ci-dessous montre clairement que les deux définitions ne se superposent pas. On peut même ajouter qu’elles tendent à s’écarter avec le temps puisque le référent « population sauvage » qui fixe le seuil du cut-off épidémiologique est immuable, alors que les breakpoints cliniques sont réactualisés régulièrement.

Figure 4. Les seuils de résistance pour le couple « E. Coli/ Ciprofloxacine »

Figure 4. Les seuils de résistance pour le couple « E. Coli/ Ciprofloxacine »
  • 14 Clinical and laboratory standards institute. Il s’agit de l’instance américaine chargée d’actualise (...)
  • 15 European committee on antimicrobial susceptibility testing. Il s’agit de l’homologue européen du Cl (...)

Ce schéma montre que le cut-off épidémiologique (Ecoff) et les breakpoints cliniques de sensibilité (S) et de résistance (R) fixés par deux instances internationales (le Clsi14 et l’Eucast15) ne définissent pas l’antibiorésistance de la même manière. En effet, dans l’exemple ci-contre, le cut-off considère que les E. Coli sont résistants à la ciprofloxacine dès que la CMI atteint 0,064 (la population sauvage est ainsi représentée en bleu, et la population non sauvage en rouge). À l’inverse, le breakpoint de l’Eucast est fixé à 1,5 environ et celui du Clsi à 2 (les seuils cliniques diffèrent de part et d’autre de l’Atlantique puisqu’ils sont fixés sur la base de résultats d’antibiogramme propres à chaque région).

Source : www.eucast.org

36En plus de cette contradiction entre les définitions cliniques et épidémiologiques de l’antibiorésistance, il existe également une tension au sein de la première conception, que partagent microbiologistes et vétérinaires de terrain. En effet, le CA-SFM, qui adresse chaque année ses recommandations aux praticiens par la fixation des breakpoints (indiquant donc quel antibiotique utiliser, et selon quelle posologie, pour traiter telle infection d’origine bactérienne) ne disposent évidemment pas des résultats d’antibiogramme en temps réel. Autrement dit, les microbiologistes ne se situent pas sur la même temporalité que les vétérinaires en situation d’échec thérapeutique. Ils sont donc obligés d’ajuster leurs recommandations par rapport à la définition épidémiologique qui est issue des données agrégées antérieures et permet d’apprécier l’évolution de l’antibiorésistance sur le temps long. Or, en faisant cela, ils perdent de vue l’objectif curatif des praticiens et ne sont pas en mesure d’assurer avec certitude que les breakpoints sont effectivement des seuils d’efficacité thérapeutique. Cette situation est renforcée par le fait que le dispositif ne prévoit aucun feed-back des vétérinaires praticiens, c’est-à-dire que les microbiologistes ne savent pas si, au final, les animaux traités en fonction de leurs recommandations ont été guéris ou non. Il existe ainsi une forme d’incommensurabilité entre les référents ontologiques, non seulement des épidémiologistes d’un côté et des microbiologistes et des vétérinaires de l’autre, mais également entre ces deux derniers. On voit à quel point le dispositif de production des connaissances qu’est le Résapath, par les multiples contradictions des formes d’investissement qui le structurent, et donc des ontologies qu’il produit, est aussi, et peut-être avant tout, producteur d’ignorances.

Donc on est sur une espèce de truc mixte, d’ailleurs c’est écrit sur le CA-SFM vétérinaire, en haut il y a marqué : « les données sont de nature épidémiologique », parce que vraiment on regarde si c’est résistant ou pas résistant sur des courbes de distribution de diamètre. On n’a évidemment aucun recul sur l’efficacité clinique en véto, parce qu’on sait déjà même pas si ça marche ou pas, c’est-à-dire au final si la vache est vivante ou si elle est morte. Enfin, on n’a aucun recul là-dessus. Donc, on est dans un référentiel clinique mais sur des données épidémiologiques. […] Donc, c’est un peu cette ambiguïté-là qui fait que la surveillance se greffe quand même sur un dispositif qui, au départ, doit servir au praticien. Du coup, c’est un entre-deux. (Un microbiologiste du CA-SFM)

37On perçoit dès lors toute l’ambiguïté d’un dispositif visant, a priori, à surveiller l’antibiorésistance. En mettant aux prises une diversité d’acteurs humains et non humains dont les investissements ne répondent pas aux mêmes finalités mais qui sont néanmoins nécessaires à la production de connaissances (qu’elles soient cliniques, académiques ou expertes), le dispositif-frontière repose sur un ensemble de conditions sociales et matérielles qui façonnent en réalité trois ontologies de la bactérie résistante. Ce flou inhérent au fonctionnement du dispositif et entretenu par deux définitions concurrentes de l’antibiorésistance (breakpoint clinique vs cut-off épidémiologique) ne permet en définitive d’assumer pleinement aucune finalité, si ce n’est celle de recherche académique des microbiologistes qui parviennent à entretenir leur souchothèque : les praticiens ne peuvent totalement se fier aux antibiogrammes qui ne prédisent pas avec certitude l’efficacité thérapeutique des antibiotiques (même si, de fait, les écarts restent extrêmement rares) ; les épidémiologistes agrègent et modélisent des données qui restent dépendantes des pratiques des vétérinaires de terrain, elles-mêmes déterminées par les conditions d’exercice de leur activité professionnelle. Ainsi, si les ignorances qu’engendrent les dispositifs de veille ou de surveillance résultent en partie de l’opacité technique des savoirs et des instruments de mesure mis en œuvre (Frickel et Edwards, 2007), ou encore de leurs implications morales sous-jacentes (Jouzel et Dedieu, 2013), elles reposent aussi sur « l’incommensurabilité politique » (Woolgar et Lezaun, 2013) des référents ontologiques que ces dispositifs(-frontières) fabriquent.

38Au total, cette triple ontologie des bactéries résistantes rend incertaine la gouvernabilité du problème de l’antibiorésistance car aussi bien les vétérinaires qui doivent ajuster et maîtriser le traitement antibiotique des maladies animales, les microbiologistes qui doivent fixer les seuils thérapeutiques adéquats pour chaque souche résistante et les épidémiologistes qui doivent surveiller l’état de la population bactérienne ne sont en mesure de produire les connaissances pleinement nécessaires à l’accomplissement de leurs objectifs. Leurs investissements pratiques, dont la coexistence est pourtant au fondement de l’activité de production de connaissances, tendent également à fabriquer des formes d’ignorance, via l’incommensurabilité de leurs référents ontologiques spécifiques.

Conclusion

39D’un petit réseau d’une dizaine de laboratoires vétérinaires départementaux en 1982 à un dispositif qui en fédère aujourd’hui une soixantaine et produit plus de 30 000 antibiogrammes par an (contre dix à vingt fois moins il y a trente ans), l’organisation sociotechnique du Résapath s’est considérablement modifiée. L’activité de surveillance des animaux (ou plus exactement des bactéries d’origine animale) repose désormais sur l’imbrication de plusieurs formes d’investissements : celui de vétérinaires qui collectent, et donc sélectionnent, les données en fonction de leurs motivations professionnelles (gérer la santé des animaux notamment) ; celui de microbiologistes qui cherchent avant tout à alimenter leur « paillasse » par de nouvelles souches microbiennes (même si leur activité peut déboucher sur la mise au point de nouvelles solutions thérapeutiques) ; celui d’épidémiologistes qui visent à modéliser l’évolution des différentes populations de bactéries résistantes aux antibiotiques. C’est principalement sur cette dernière activité que se fonde une biopolitique de (lutte contre) l’antibiorésistance visant à maîtriser les interactions des microbes, des médicaments, des animaux et des humains. Mais si la surveillance n’est bien sûr pas exempte de préoccupations biosécuritaires dont les savoirs et les instruments de l’épidémiologie constituent le prisme principal, elle est en réalité bien plus que ça. En se greffant sur des dispositifs(-frontières) qui préexistaient à l’investissement des épidémiologistes, le Résapath tend à produire trois ontologies des bactéries résistantes d’origine animale, dont l’imbrication est nécessaire mais favorise des formes de méconnaissances dans la définition de l’objet surveillé.

40Au final, on espère que cet article aura démontré deux choses. D’une part, qu’il ne faut pas seulement s’intéresser aux dispositifs de surveillance épidémiologique « par le haut », mais qu’il faut aussi se pencher sur les conditions sociales et matérielles de production des connaissances (conditions sur lesquelles repose le fonctionnement du dispositif). Une approche à la fois historique et pragmatique permet de tenir cette exigence, même si nous nous sommes ici davantage concentré sur la seconde partie de cette équation et qu’une genèse complète de la surveillance des maladies animales, ne serait-ce qu’en France, reste à faire. D’autre part, que l’analyse des mécanismes de production sociale de l’ignorance peut aussi se pencher sur les différentes formes ontologiques des objets de connaissances que produisent les dispositifs de surveillance et autres systèmes d’information. Ce sont en effet souvent leurs distorsions et leur caractère partiellement incommensurable qui sont au fondement de cette production sociale (et matérielle) d’ignorances et, partant, de leur gouvernabilité incertaine.

Je remercie les membres des séminaires PAN, où ce texte a été présenté une première fois, pour leurs nombreuses remarques et commentaires.

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Notes

1 Réseau d’épidémiosurveillance de l’antibiorésistance des bactéries pathogènes animales.

2 Agence nationale de sécurité sanitaire.

3 Cet article est basé sur deux types de matériau empirique. D’une part, on s’appuie sur une dizaine d’entretiens avec des experts de l’Inra et de l’Anses qui sont ou ont été en charge du Résapath et une dizaine d’entretiens avec des vétérinaires qui participent à la collecte des données de surveillance. Ces entretiens ont été conduits et analysés de manière à comprendre la variété des pratiques qui s’articulent autour de l’activité de surveillance. D’autre part, on mobilise un corpus de littérature grise (rapports d’activité, recommandations techniques, bilans annuels) et scientifique (publications en épidémiologie et microbiologie vétérinaires notamment, et publications de transfert) produite par ces acteurs, qui permet de retracer l’évolution des savoirs et des techniques mobilisés au sein du Résapath, depuis sa création voire quelques années avant.

4 Institut national de la recherche agronomique.

5 Base de données composée d’une collection de microbes. Sur la constitution de collections biologiques et la mise en banque du vivant, voir par exemple Pontille et al. (2007).

6 Centre national d’études vétérinaires et alimentaires.

7 Agence française de sécurité sanitaire des aliments.

8 Réseau d’épidémiosurveillance de l’antibiorésistance des bactéries pathogènes d’origine bovine.

9 Encéphalite spongiforme bovine, communément appelée « maladie de la vache folle ».

10 Observatoire national de l’épidémiologie de la résistance bactérienne aux antibiotiques.

11 Il faut néanmoins préciser que lorsqu’un vétérinaire envoie un prélèvement à un laboratoire d’analyse pour que celui-ci réalise un antibiogramme, il transmet par la même occasion un « commémoratif », c’est-à-dire un document qui synthétise un certain nombre d’informations sur les conditions de prélèvement (date, caractéristiques de l’animal, organe prélevé, etc.). Mais aucun détail sur d’éventuelles antibiothérapies préalables n’est précisé !

12 Concentration minimale inhibitrice.

13 Comité Antibiogramme de la Société Française de Microbiologie.

14 Clinical and laboratory standards institute. Il s’agit de l’instance américaine chargée d’actualiser régulièrement les breakpoints cliniques à partir des données recueillies aux États-Unis.

15 European committee on antimicrobial susceptibility testing. Il s’agit de l’homologue européen du Clsi, qui travaille à partir des données des différents États membres (dont celles du Résapath pour la France).

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Cartographie de Résapath
Légende Le Résapath est coordonné par deux laboratoires-animateurs (Anses2 Lyon, dans le Rhône, et Anses Ploufragan, dans les Côtes d’Armor) et compte 67 laboratoires départementaux adhérents, principalement concentrés dans le Grand Ouest. En 2013, il a collecté plus de 33 000 résultats d’antibiogrammes, qui est l’outil permettant de mesurer la résistance bactérienne aux antibiotiques (voir infra). Depuis une dizaine d’années, son développement est important : le nombre de laboratoires adhérents a augmenté de près de 40 % et le nombre d’antibiogrammes collecté de plus de 30 %. Enfin, d’un réseau de surveillance exclusivement consacré aux bactéries d’origine bovine à sa création en 1982, le Résapath s’est élargi aux filières porcines et aviaires en 2001, puis aux chats, chiens et chevaux en 2007.
URL http://journals.openedition.org/rac/docannexe/image/3355/img-1.jpg
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Titre Figure 2 : carte représente l’espace des publications scientifiques françaises sur les bactéries résistantes d’origine animale entre 1975 et 2013
Légende De part et d’autre du trait rouge, les liens en vert et bleu représentent les co-publications des années 1970 et 1980, tandis que les liens en jaune et rouge figurent celles des années 1990 et 2000. La zone entourée en bleu correspond aux travaux des microbiologistes de Nouzilly, dont on voit qu’ils dominent très largement l’espace des connaissances produites sur l’antibiorésistance lors des deux premières décennies. Les chercheurs de Lyon sont présents dans les zones en jaune : un déplacement significatif s’est opéré à partir des années 2000, qui correspond à leur repositionnement au cœur du dispositif-frontière, via notamment le processus d’académisation de leurs savoirs et de leurs pratiques de recherche. Ce déplacement est aussi repérable pour les chercheurs de Nouzilly avec l’arrivée du nouveau microbiologiste au début des années 1990 qui occupe désormais la position centrale du dispositif. La zone en vert désigne ainsi le cœur des activités académiques contemporaines sur l’antibiorésistance : le couple Nouzilly-Lyon y prédomine, preuve que la production des connaissances est liée à un dispositif permettant d’alimenter les chercheurs en matière/données brutes. La zone en gris est composée de microbiologistes de l’Anses-Ploufragan et Alfort qui se sont investis sur les bactéries résistantes à partir des années 2000, soit via l’extension du Résabo/Résapath, soit via la création d’autres dispositifs de production des connaissances (le réseau Salmonella en particulier). Enfin, on constate la quasi-absence d’épidémiologistes dans cette cartographie qui, s’il faut relativiser le phénomène par le caractère récent de leur surgissement au sein du dispositif, s’explique aussi par le type d’investissement que ces acteurs développent : un investissement expert plutôt que proprement académique est moins visible dans une cartographie des co-publications recensées sur le WoS, dans la mesure où les écrits des épidémiologistes fondés sur les données de surveillance sont plutôt publiés dans de la littérature grise (bilans annuels du Résapath notamment) et des revues de transfert (Bulletin épidémiologique de l’Anses par exemple)
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Titre Figure 3 : un antibiogramme
Légende L’antibiogramme est l’outil technique permettant de caractériser le profil d’antibiorésistance d’une bactérie. Il est constitué d’une boîte de Pétri qui a été colonisée par une bactérie. À partir du prélèvement effectué par le vétérinaire sur un animal, on isole la bactérie recherchée des autres cellules et/ou molécules présentes. Une fois la bactérie isolée, on la laisse coloniser la boîte de Pétri (généralement pas plus de 24 heures dans un environnement optimal). C’est ensuite que l’antibiogramme, à proprement parler, est effectué. Il s’agit de placer dans la boîte une série de disques (ici, les points blancs) chargés en antibiotiques. On observe alors la réaction de la colonie bactérienne à chaque antibiotique. En fonction d.e la taille du « diamètre d’inhibition », on déduit si la bactérie est sensible ou résistante à l’antibiotique : plus le diamètre est grand, plus la bactérie est sensible car cela veut dire que toutes les bactéries de cette zone ont été éliminées par la présence d’antibiotiques. Lorsqu’il n’y a aucun diamètre d’inhibition, cela signifie que la bactérie est totalement résistante.
Crédits Source : Nicolas Fortané
URL http://journals.openedition.org/rac/docannexe/image/3355/img-3.jpg
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Titre Figure 4. Les seuils de résistance pour le couple « E. Coli/ Ciprofloxacine »
Légende Ce schéma montre que le cut-off épidémiologique (Ecoff) et les breakpoints cliniques de sensibilité (S) et de résistance (R) fixés par deux instances internationales (le Clsi14 et l’Eucast15) ne définissent pas l’antibiorésistance de la même manière. En effet, dans l’exemple ci-contre, le cut-off considère que les E. Coli sont résistants à la ciprofloxacine dès que la CMI atteint 0,064 (la population sauvage est ainsi représentée en bleu, et la population non sauvage en rouge). À l’inverse, le breakpoint de l’Eucast est fixé à 1,5 environ et celui du Clsi à 2 (les seuils cliniques diffèrent de part et d’autre de l’Atlantique puisqu’ils sont fixés sur la base de résultats d’antibiogramme propres à chaque région).
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Pour citer cet article

Référence électronique

Nicolas Fortané, « La surveillance comme dispositif-frontière »Revue d’anthropologie des connaissances [En ligne], 9-2 | 2015, mis en ligne le 01 juin 2015, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/rac/3355 ; DOI : https://doi.org/10.3917/rac.027.0265

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Auteur

Nicolas Fortané

Chargé de recherche en sociologie au sein de l’unité RiTME (Risques, Travail, Marchés, État) de l’INRA (Institut national de recherche agronomique), il travaille sur les politiques de santé animale et de santé publique vétérinaire. Il s’intéresse en particulier à la régulation et aux usages du médicament vétérinaire, en étudiant les enjeux politiques, professionnels, économiques et techniques qui cadrent les pratiques de prescription, de délivrance et d’utilisation des antibiotiques en élevage. Sur le développement de la surveillance épidémiologique en santé animale et des approches préventives en médecine vétérinaire, il a notamment publié « Naissance et déclin de l’écopathologie : l’essor contrarié d’une médecine vétérinaire alternative », Regards sociologiques, 2015, à paraître.
https://orcid.org/0000-0001-6479-5808

Adresse : INRA – RiTME, 65 boulevard de Brandebourg, FR-94205 Ivry-sur-Seine (France).
Courriel : nicolas.fortane[at]ivry.inra.fr

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