Dossier coordonné par Marc-Olivier Déplaude (INRAE, MoISA) et Nicolas Fortané (INRAE, IRISSO)

L’agriculture a connu au XX^e et XXI^e siècles des transformations majeures, permettant à un nombre toujours plus réduit de personnes de produire toujours davantage de matières premières agricoles (denrées pour l’alimentation humaine ou animale, fibres pour l’industrie textile, cultures pour la production de biocarburants ou de biogaz, etc.). Dans de très nombreux pays, ces évolutions se sont accompagnées d’une concentration importante des exploitations agricoles, de l’usage de machines et de technologies de plus en plus sophistiquées, d’un accroissement sans précédent du recours aux intrants chimiques, de la mobilisation de capitaux toujours plus importants, d’une intensification de l’exploitation des sols et du vivant et, aussi, de conséquences délétères à de multiples niveaux : pollutions des eaux, effondrement de la biodiversité, détérioration des conditions de vie des animaux, atteintes à la santé humaine, etc.

Ces transformations ont été analysées et discutées dans plusieurs littératures de sciences sociales. En histoire et sociologie rurale, en économie politique, et plus largement dans le champ des agrarian studies, de nombreux travaux se sont intéressés aux transformations des exploitations agricoles, et notamment à la manière dont celles-ci s’inscrivent de plus en plus dans des filières structurées par des acteurs d’amont et d’aval, à des échelles régionales, nationales et internationales. Des chercheurs et chercheuses ont ainsi décrit, y compris dans les pays ou les régions où les exploitations familiales étaient prédominantes, l’avènement d’une « agriculture de firme », d’un « capitalisme agraire » ou encore d’un « corporate food regime » (McMichael, 2013 ; Barral, 2015 ; Purseigle et al., 2017 ; Bernstein, 2019). Ces travaux se sont également intéressés aux politiques agricoles qui ont soutenu ces évolutions, et à leur co-production par les États et les organisations agricoles dominantes.

D’autres travaux se sont davantage penchés sur la promotion et la mise en place de nouveaux modèles productifs, associant spécialisation, rationalisation technique et économique, emploi croissant de machines et d’intrants, et commercialisation de produits agricoles de plus en plus normés et standardisés. Cette agriculture, qualifiée suivant les auteurs, les pays ou les filières, de « conventionnelle », d’« intensive », de « productiviste » ou d’« industrielle », a notamment été caractérisée par l’adoption croissante des produits, des innovations, des méthodes et des idéaux de la grande industrie (Goodman et al., 1987 ; Fitzgerald, 2003 ; Bonneuil & Hochereau, 2008). Globalement, ces travaux ont cherché à appréhender les processus d’industrialisation de l’agriculture au moyen d’enquêtes centrées sur les savoirs et les techniques, en élargissant le regard vers les grandes organisations qui structurent la production agricole (coopératives, firmes d’agrofourniture, grande distribution, organismes certificateurs, institutions de recherche, etc.). Dans divers champs ou spécialisations disciplinaires, tels que la géographie humaine, l’histoire environnementale, l’anthropologie, les STS, la sociologie du travail et la sociologie économique, ces travaux ont ouvert de nombreux chantiers, de l’industrialisation de l’élevage (Boyd & Watts, 1997 ; Blanchette, 2020) à celle des productions fruitières et végétales (Bernard de Raymond & Goulet, 2014), de l’essor du machinisme (Brunier & Pinaud, 2023) au développement des biotechnologies (Kloppenburg, 1988 ; Schrepfer & Scranton, 2003), ou encore du déploiement des standards privés (Bush, 2000) à celui de l’agriculture numérique (Aguiton et al., 2022).

Une dernière série de travaux (qui se recoupe parfois avec les précédents) ont enfin étudié les conséquences délétères provoquées par la généralisation de ces modèles productifs et les types de réponses qui leur sont apportées, tant au niveau des exploitations et des organisations agricoles que des pouvoirs publics. En STS, sociologie des risques, histoire environnementale, géographie et science politique, de nombreuses recherches ont documenté les multiples débordements de l’agriculture industrielle et leurs inscriptions dans les corps (humains et animaux), les paysages et les écosystèmes (Worster, 2004[1979] ; Stoll, 1998 ; Jouzel & Prete, 2024). D’autres ont analysé les efforts déployés en tous sens pour minimiser ces dégâts ou les attribuer à d’autres facteurs, ou encore pour les gérer ou les « réparer » lorsqu’ils menacent la conduite même des exploitations industrialisées (Guthman, 2019 ; Hinchliffe et al., 2016).

Malgré leur richesse et leurs apports, ces travaux n’offrent pas de définition unifiée des processus d’industrialisation en agriculture. Appréhendée tantôt par ses savoirs, ses dispositifs et ses outils techniques, tantôt par ses formes économiques et organisationnelles, tantôt par ses conséquences sanitaires et environnementales, l’industrialisation renvoie dans ces recherches à une diversité de processus (intensification, rationalisation, standardisation, intégration, contractualisation…) et d’acteurs (États, firmes, institutions scientifiques, organisations agricoles…). Or, ces processus et acteurs ne sont pas présents dans tous les cas étudiés, et apparaissent également dans des formes d’agriculture habituellement opposées à l’agriculture dite « industrielle ». Par exemple, le développement de l’agroécologie s’appuie sur la production et la circulation de nouvelles connaissances génériques, auxquelles contribuent non seulement des agriculteurs mais aussi des chercheurs, des enseignants, des techniciens de coopératives et des agents de l’administration (Compagnone et al., 2018 ; Girard & Magda, 2018). L’agriculture biologique connaît des formes de standardisation et de rationalisation des modes de production qui la rapprochent de l’agriculture conventionnelle (Guthman, 2004 ; Fouilleux & Loconto, 2017). Plus largement, dans de nombreuses régions du monde, des exploitations revendiquant leur dimension « familiale » sont prises dans des formes de contractualisation qui favorisent la mise en place de méthodes d’élevage intensives (sélection génétique, confinement des animaux, aliments supplémentés, etc.) et la commercialisation de la production sur des marchés élargis (Goodman & Watts, 1997).

Dans une réflexion plus générale sur la notion d’industrie, les historiens Lisa Caliste et Guillaume Carnino (2022) ont également remarqué que parmi les nombreux critères couramment employés pour la spécifier (transformation de matières premières, mécanisation des tâches, spécialisation et division du travail, standardisation des biens produits, etc.), aucun ne permet une classification solide des activités techniques et économiques. En s’appuyant sur leur réflexion, ainsi que sur celle de l’anthropologue Anna Tsing (2012) sur la « scalabilité », nous proposons dans ce dossier d’analyser les processus d’industrialisation en agriculture à travers la question de la montée en échelle de la production agricole, c’est-à-dire du développement d’entités économiques (exploitations, firmes, coopératives) produisant et commercialisant des volumes toujours plus importants de matières premières agricoles, brutes ou transformées.

À partir du cas des plantations de canne à sucre émergeant au XV^e siècle, Anna Tsing s’est intéressée à la fois aux problèmes pratiques qu’il faut résoudre pour monter en échelle, aux formes d’organisation que cela implique (du modèle de la plantation réplicable et close sur elle-même, supposant un contrôle très poussé de l’environnement et de la main d’œuvre, à la gestion de flux commerciaux internationaux) et aux problèmes inévitables qui se produisent et qu’il faut résoudre (aucune organisation ou aucun système n’est totalement étanche). Elle nomme « scalabilité » la capacité supposée d’un système productif à s’étendre sans altérer ses caractéristiques fondamentales. En réalité, dans le cas des plantations, le changement d’échelle se fait au prix de formes de simplification, de contrôle et d’exploitation du vivant, allant des esclaves employés par les planteurs jusqu’aux variétés de canne à sucre qu’ils utilisent. Il implique le façonnement de connaissances, d’organisations et de pratiques nouvelles, et génère aussi des pollutions et des altérations durables des écosystèmes. Cette réflexion a conduit Lisa Caliste et Guillaume Carnino à estimer que c’est au moment précis où l’augmentation quantitative d’une activité technique et économique induit un changement qualitatif (du bien produit, des facteurs de production ou du système productif) que l’on entre dans un processus d’industrialisation, dont le seul critère distinctif d’autres dynamiques productives réside dans la montée en échelle. Pour eux, l’industrie est une échelle de production ; l’industrialisation, l’ensemble des processus techniques, scientifiques, économiques ou encore politiques qui permettent le passage à la production à grande échelle.

Certains travaux classiques d’histoire industrielle et d’histoire des technologies ont abordé la question de la montée en échelle à propos des grandes firmes intégrées et des grands systèmes techniques (Chandler 1990 ; Hughes, 1983). À partir du cas des réseaux de distribution électrique aux États-Unis et en Europe, Thomas P. Hughes a ainsi montré que développer un système technique à grande échelle suppose de résoudre de multiples problèmes locaux susceptibles de bloquer l’expansion du système dans son ensemble. La résolution de ces problèmes ne se situe jamais sur un plan purement technique, mais nécessite d’articuler à fois des éléments, techniques, économiques, sociaux ou politiques. La modernisation de l’agriculture elle-même a rarement été analysée en termes de montée en échelle, comme l’a fait l’anthropologue Marianne Elisabeth Lien (2015) à propos de l’élevage du saumon en Norvège. Bien que n’employant pas expressément la notion de montée en échelle, certains travaux aident néanmoins à appréhender ce type de processus, comme ceux ayant étudié les modes de production des savoirs agronomiques et les tentatives de répliquer dans les champs les conditions contrôlées des stations expérimentales (Bonneuil et al., 2008), le développement des grands élevages en bâtiment fermé et le déploiement des savoirs et des protocoles biosécuritaires qui permettent le contrôle des menaces biologiques à grande échelle (Blanchette, 2015), ou encore le travail sans fin des chercheurs et des techniciens des coopératives pour « réparer » les problèmes que génère l’agriculture industrielle et les réponses successives qui leur sont apportées (Henke, 2008).

Tout en soulignant l’importance d’étudier la production et la circulation des connaissances scientifiques et techniques pour comprendre l’industrialisation de l’agriculture, ce dossier revendique de porter une attention soutenue aux multiples matérialités de la montée en échelle. Autrement dit de saisir les savoirs, les techniques et les dispositifs de la montée en échelle sur les sites variés où elle s’opère (des exploitations agricoles aux usines où sont fabriqués les pesticides ou les aliments pour le bétail, ou encore des services techniques des coopératives agricoles à ceux du ministère de l’agriculture). Nous défendons l’idée que l’industrialisation de l’agriculture est fondamentalement une « affaire d’invention », « aux prises avec un espace de production donné et avec la singularité des produits, des mains d’œuvre locales et des situations » (Cohen, 1998, p. 924). Le dossier propose ainsi d’analyser la façon dont les changements d’échelle ont été concrètement réalisés au sein du monde agricole, ainsi que la manière dont ils ont été promus et débattus, y compris à propos des formes d’agriculture opposées au modèle productiviste dominant (Demeulenaere et al., 2017).

Les changements d’échelle sont considérés à trois niveaux interdépendants. D’abord au niveau des exploitations agricoles, où se jouent d’innombrables enjeux sur le plan de la transformation des savoirs, des outils, des infrastructures et des formes de travail que nécessite l’adaptation des systèmes productifs aux exigences de l’échelle industrielle. Au niveau des organisations économiques (firmes privées et coopératives) ensuite, où les changements d’échelle impliquent des réagencements des modes de coordination entre les multiples acteurs impliqués, de l’amont à l’aval des filières, et prennent, dans certains cas, les formes de l’intégration industrielle. Au niveau des circuits marchands enfin, où la gestion des flux commerciaux (incluant aussi bien la vente des produits finis que l’approvisionnement en intrants ou en matières premières), dans des espaces toujours plus grands et des délais toujours plus courts, nécessite l’appui de systèmes logistiques eux aussi conçus à une échelle industrielle. Un intérêt particulier sera ainsi porté aux questions suivantes, mais la liste n’est pas exhaustive :

• Quels sont les outils, les dispositifs et les infrastructures, ainsi que les savoirs scientifiques et techniques qui les irriguent, qui permettent les changements d’échelle en agriculture ? Quelles nouvelles formes organisationnelles, au niveau des exploitations comme des filières, ces changements ont-ils nécessité et, là encore, quels savoirs (économiques, gestionnaires, managériaux) les nourrissent ? Quelles évolutions des cadres juridiques et des instruments d’action publique (droit de l’environnement, droit fiscal, etc.), et plus généralement quelles politiques publiques, favorisent-elles le passage à l’échelle industrielle en agriculture ?

• Comme se font concrètement les changements d’échelle ? Qu’est-ce qui résiste à ces changements (d’un point de vue technique, biologique ou social) ? Quels problèmes nouveaux (économiques, juridiques, organisationnels, sanitaires, environnementaux, éthiques...) génèrent-ils ? En quoi sont-ils source de nouveaux risques, débordements et vulnérabilités ? Quelles stratégies les acteurs développent-ils pour les gérer ou les contourner, tant au niveau des fermes que des filières ? En quoi le passage à l’échelle industrielle conduit-il à des changements non simplement quantitatifs mais aussi qualitatifs, c’est-à-dire à l’émergence de nouveaux régimes de production agricole ?

• Comment les changements d’échelle reconfigurent-ils les pouvoirs au sein des mondes agricoles ? Quels sont les acteurs (agriculteurs, organisations professionnelles, firmes d’agrofourniture, banques, organismes de recherche, autorités publiques...) qui promeuvent la montée en échelle ? Quelles nouvelles formes d’expertise et de services les changements d’échelle alimentent-ils et rendent-ils de plus en plus indispensables aux agriculteurs (institutions de recherche agricole, conseillers techniques des firmes privées, conseillers financiers, vétérinaires...) ? En quoi les changements d’échelle contribuent-ils à renforcer l’emprise de certains types d’acteurs (semenciers, fabricants de pesticides ou d’aliments pour le bétail, abatteurs, coopératives...) sur les agriculteurs ? Quels ont été les gagnants et les perdants de ces transformations ?

• Quels conflits et quelles controverses les processus d’industrialisation de l’agriculture suscitent-ils, que ce soit sur la nécessité ou non de changer d’échelle, ou sur l’ampleur, les modalités ou le rythme du changement d’échelle ? Quelles promesses et visions du futur véhiculent ces débats ? Quelles réponses (ou non-réponses) sont-elles apportées aux critiques sur les conséquences de l’industrialisation (pour les agriculteurs, leurs salariés, les riverains, les consommateurs ou encore les animaux) ? Sous quelles formes (production de contre-expertises, fabrique du doute, lobbying, mobilisations collectives, intimidation des opposants, etc.) ? Et comment les autorités publiques se positionnent-elles dans ces conflits, aux échelles locales, nationales ou internationales ?

Modalités de soumission

Les articles complets (65 000 signes) sont à soumettre en ligne sur le site de la revue (https://rac.inra-ifris.org/index.php/rac/index) avant le 1^er mars 2025. N’hésitez pas à contacter les coordinateurs en amont : Marc-Olivier Déplaude (marc-olivier.deplaude@inrae.fr) et Nicolas Fortané (nicolas.fortane@inrae.fr).