Dossier coordonné par Nathalie Jas (MoISA, INRAE) et Tania Navarro Rodríguez (LSHS, IRSN)

En 1976, trois jeunes géographes, Phil O'Keefe, Ken Westgate et Ben Wisner, travaillant sur les catastrophes dans des pays en voie de développement, publiaient dans Nature un article qui fit date (O’Keefe et al., 1976). Mobilisant des recherches récentes montrant que les catastrophes affectaient avant tout les pays et les populations les plus pauvres, ils appelaient à « une remise en question radicale de la nature des catastrophes "naturelles" » et à leur retirer le caractère de « naturel ». Défendant l’idée que la « vulnérabilité est induite par des conditions socio-économiques qui peuvent être modifiées », ils proposaient de considérer les catastrophes comme résultant, non des seuls aléas, mais de « l'interface entre un phénomène physique extrême et une population humaine vulnérable ». À l’instar d’autres chercheurs en sciences humaines et sociales de cette période (Revet, 2011 ; Revet et al., 2024), ils adoptaient une démarche critique, académique mais aussi politique et opérationnelle, qui travaillait à un décentrement de l’aléa naturel dans l’étude des causes des catastrophes. Ce décentrement s’est révélé extrêmement fructueux et a débouché sur des décennies de travaux d’une grande richesse. Un des arguments centraux de l’article d’O’Keefe, Westgate et Wisner était la nécessité de développer des dispositifs permettant de caractériser, de mesurer et de représenter la vulnérabilité des populations marginalisées afin de produire des connaissances à partir desquelles pourraient être élaborées et mises en œuvre des politiques publiques efficaces – i.e. visant avant tout à prévenir les catastrophes en agissant sur la vulnérabilité des populations. Ils soulignaient déjà le fait que le développement d’approches des catastrophes par la vulnérabilité dans les politiques publiques est fortement associé à des enjeux de production et de mobilisation de connaissances.

Cinquante ans après ce moment fondateur, ce numéro spécial propose de remettre en chantier cette question de la vulnérabilité aux catastrophes. Il cherche à en interroger une dimension peu étudiée et pourtant structurante : celle des techno-politiques qui sous-tendent la production et la gestion des vulnérabilités aux catastrophes et aux crises. Il s’intéresse aux dispositifs, infrastructures, instruments qui équipent la production de connaissances sur les vulnérabilités, leur prévention et leur gestion. Il cherche ainsi à analyser comment la production et l’utilisation de ces infrastructures, instruments, et connaissances véhiculent, et s’inscrivent dans, des conflits, des choix et des arbitrages qui sont de nature politique. Il veut aussi éclairer les processus et les effets du déploiement et de l’appropriation de ces connaissances, instruments et infrastructures dans différents espaces et à différentes échelles où se jouent la prévention et la gestion des catastrophes et des crises associées.

Portée par des représentants de différentes disciplines en sciences humaines et sociales, la notion de vulnérabilité a été travaillée dans une multitude d’arènes académiques, d’expertise, politiques, de gestion des risques de catastrophes. Elle a pris corps dans différents champs de recherche et d’action : celui des études sur le développement et la pauvreté ; celui des études sur les catastrophes et la réduction des risques de catastrophes ; et plus récemment celui de l’adaptation au changement climatique (Birkmann 2013). Elle a fait l’objet d’une production foisonnante, extrêmement variée, parfois contradictoire voir conflictuelle, qui a cherché à la construire théoriquement, à l’outiller méthodologiquement et à l’opérationnaliser dans les dispositifs de réduction des risques de catastrophe (Cutter, 1996 ; Becerra & Peletier, 2009 ; Gilbert, 2009 ; Revet, 2011 ; Birkmann, 2013 ; Cabane & Revet, 2015 ; Reghezza-Zitt, 2016). Son succès se mesure à sa réappropriation autant par des réseaux de recherche engagés au plus près des populations les plus affectées par des catastrophes (Siena, 2014) – comme La Red en Amérique latine, Periperi U en Afrique ou Duryog Nivaran en Asie du Sud-Est – que par les organisations internationales développant des dispositifs de réduction des risques de catastrophes – tels que ceux coordonnés par le United Nations Office for Disaster Reduction (Revet, 2014). En France, si la question de la vulnérabilité apparaît déjà dans des travaux de géographes marxistes travaillant sur l’Afrique dans les années 1970, c’est à partir des années 1990 que cette notion est mobilisée, en particulier au sein de communautés d’anthropologues, de géographes et de sociologues qui se structurent alors autour de l’étude des catastrophes naturelles (Fabini & Theys, 1987 ; Becerra & Peletier, 2009 ; Revet et al., 2024).

Les manières d’approcher et d’étudier la vulnérabilité au sein des sciences humaines et sociales ont aussi varié considérablement (Cutter, 1996 ; Birkmann, 2013 ; Marino, 2015 ; Faas, 2016). La diversité des approches se reflète notamment dans les travaux visant à en systématiser l’analyse et le traitement. Ainsi, au début des années 2010, Jörn Birkmann (2013) recensait déjà « plus d’une trentaine de définitions, concepts et méthodes visant à systématiser la vulnérabilité ». Cet objectif récurrent de systématisation de la vulnérabilité répond à la volonté de nombre de chercheurs et de chercheuses de produire des instruments opérationnels pouvant contribuer à la définition et la mise en œuvre des cadres d’action, et au-delà de politiques publiques de réduction des risques de catastrophes intégrant la vulnérabilité (O’Keefe et al., 1976 ; Becerra & Peletier, 2009 ; Faas, 2016 ; Vaughan, 2022). Ces cadres d’action définissent des facteurs de vulnérabilité à prendre en compte, les manières de les caractériser, de les organiser, de les hiérarchiser, de les articuler, de modéliser leurs interactions et, in fine, des manières d’agir afin de réduire la vulnérabilité aux catastrophes. Le choix de manières d’agir, et donc des connaissances à produire et à mobiliser, n’est pas neutre. Il est profondément politique.

Le contexte actuel invite à reprendre à nouveaux frais la question des vulnérabilités aux catastrophes et aux crises et celle de la production et de la mobilisation de connaissances associées dans le travail politique et opérationnel. Les catastrophes - dites « naturelles » mais aussi technologiques, humanitaires, résultant de conflits armés… – se multiplient et s’intensifient au point de se chroniciser dans de nombreux territoires sous les effets de choix de développement économiques qui ont profondément modifié l’environnement. Le nombre de personnes victimes de catastrophes augmente à l’échelle planétaire (UNDRR, 2024) alors même que leurs effets délétères continuent de varier considérablement entre les populations d’un même territoire et entre territoires. L’urgence de saisir ces questions se manifeste à toutes les échelles et engendre, entre autres, de grands programmes de recherche et plus opérationnels qui ont besoin de renouveler leurs approches afin de faire face à des transformations inédites. Les approches par la vulnérabilité, bien qu’elles aient pu faire l’objet de critiques (Marino & Faas, 2020), apparaissent ainsi plus que jamais d’une grande pertinence, et la cinquantaine d’années de travaux académiques comme plus opérationnels, menés dans une grande variété d’espaces non nécessairement connectés entre eux, mérite des états des lieux et des bilans critiques qui ouvrent à de nouvelles manières d’étudier et d’opérationnaliser les approches par la vulnérabilité (Fortun et al., 2017 ; Marino & Faas, 2020).

C’est ce à quoi ce numéro cherche à contribuer en examinant les techno-politiques qui sous-tendent la production et la gestion des vulnérabilités aux catastrophes et aux crises. La notion de « techno-politique » a d’abord été forgée pour désigner des effets non anticipés des réagencements d’acteurs, de dispositifs, et du pouvoir engendrés par le déploiement d’artefacts et de systèmes technologiques (Mitchell, 2002). Elle a ensuite été employée pour qualifier les pratiques qui visent « à concevoir ou à utiliser des technologies afin d’atteindre des objectifs politiques » et qui ont des effets performatifs recherchés (Hecht, 2011) ou inattendus. Les techno-politiques peuvent ainsi être comprises comme des « hybrides » (Edwards & Hecht 2010) intégrant des systèmes techniques, mais aussi des artefacts, des instruments et, ou des infrastructures, et des pratiques politiques qui renforcent des formes de pouvoir, d’agencement et d’action ou, au contraire, en produisent de nouvelles.

Dans ce numéro, nous nous intéressons aux dispositifs, infrastructures, instruments, qui peuvent avoir des dimensions matérielles mais aussi immatérielles, qui structurent la production de connaissances sur les vulnérabilités aux catastrophes et, ou qui organisent la prévention et la gestion de ces vulnérabilités. Les articles de ce numéro auront ainsi pour objectif d’explorer les systèmes scientifiques, techniques, d’expertise, ou mis en place par les populations concernées, et destinés à caractériser, à mesurer, à représenter et à réduire les vulnérabilités aux catastrophes. Ils s’intéresseront ainsi aux systèmes de production et d’analyse de données qualitatives et quantitatives, aux indicateurs, aux indexes, aux cartes, aux modèles, aux scénarios, aux plans, aux infrastructures matérielles et informationnelles, aux ingénieries sociotechniques etc., qui instrumentent la prévention, la réduction et la gestion des vulnérabilités aux catastrophes et des crises associées. Ces articles mobiliseront des approches développées par les travaux en STS qui ont investi progressivement l’étude des catastrophes et des crises depuis une vingtaine d’années (Fortun et al., 2017). Ils les croiseront avec les apports de travaux en anthropologie, géographie, histoire, science politique qui éclairent les dimensions politiques de différentes manières d’appréhender et de traiter les vulnérabilités aux catastrophes et aux crises (Revet 2014 ; Vaughan 2022 ; Faas, 2023).

Les contributions attendues combineront des études empiriques et des analyses plus théoriques. Elles chercheront à rendre compte de la complexité, de la multi-dimensionnalité et du caractère dynamique des vulnérabilités mis au jour par différents pans de recherches en sciences sociales (Becerra, 2012). Elles s’intéresseront à des situations permettant de saisir l’intensification et l’intrication des problèmes environnementaux, technologiques mais aussi socio-économiques (dont les urgences humanitaires) ou (géo)politiques (incluant les conflits armés ou les migrations) actuellement à l’œuvre dans la production des catastrophes environnementales et/ou technologiques et des crises associées. Ces contributions pourront interroger les techno-politiques des vulnérabilités selon trois grands axes prioritairement, sans exclure d’autres perspectives.

Le premier axe est celui de la production des savoirs, instruments et dispositifs qui équipent l’action publique visant à la prévention des risques de catastrophes, à la réduction des vulnérabilités aux catastrophes et à la gestion des crises qu’elles engendrent. Les contributions porteront une attention particulière aux processus de production des savoir-faire et des connaissances. Elles pourront par exemple mettre en évidence comment les choix opérés entre des savoirs, des instruments ou des dispositifs ayant des caractéristiques scientifiques et techniques différentes s’insèrent dans des débats et des conflits sur les politiques des catastrophes et des crises. Comment certains savoirs, instruments ou dispositifs participent-ils à des processus de mise en invisibilité de certaines formes de vulnérabilité et des facteurs qui les déterminent ? Comment sont-ils au contraire développés et/ou promus afin de mettre en lumière, de caractériser et protéger des populations ou des infrastructures particulièrement vulnérables et peu prises en compte dans les dispositifs existants ?

Le second axe est celui des intermédiations scientifiques, techniques et politiques qui structurent les multiples dispositifs de prévention des risques, de réduction de la vulnérabilité et de gestion des crises associés aux catastrophes. Différentes organisations et institutions, des communautés de scientifiques, d’experts, d’opérationnels, de représentants politiques ou de citoyens engagés interviennent dans ces dispositifs qui peuvent se déployer à différentes échelles. Ils effectuent un travail d’intermédiation dans lequel sont négociés des données, des approches de la vulnérabilité, des instruments pour l’étudier, l’évaluer et la prendre en charge. Les contributions pourront ainsi s’attacher à caractériser ces acteurs (organisations, institutions, associations, réseaux de recherche…), les arènes dans lesquelles ils interviennent, leurs répertoires d’action. Comment ce travail d’intermédiation contribue-t-il à éclairer, ou au contraire, à renforcer des formes d’ignorance (entre des compétences, des pratiques, des intérêts, des connaissances développées dans différentes arènes), des inégalités ou des injustices sociales et environnementales ? Comment participe-t-il (ou non) du façonnement et du fonctionnement d’ingénieries de la vulnérabilité (Vaughan, 2022) au sein de dispositifs de prévention, de réduction des risques et de gestion des catastrophes et des crises ?

Le troisième et dernier axe vise à interroger la portée critique et analytique de la notion de vulnérabilité aujourd’hui. En 2004, les auteurs de At Risk (Wisner et al., 2004) constataient à regret qu’elle était devenue dans bien des cas une notion « attrape-tout », dont les portées analytique et critique s’amenuisaient au fur et à mesure de son institutionnalisation. Qu’en est-il aujourd’hui ? Sont ainsi attendues des contributions qui étudient des trajectoires de cette notion dans des travaux en sciences humaines et sociales qui continuent à en explorer et développer les dimensions critiques et analytiques (Marino & Faas 2020). Sont aussi attendues des contributions qui étudient des trajectoires de la notion dans des dispositifs de prévention et de réduction de la vulnérabilité et de gestion des crises associés aux catastrophes. Comment, au cours de processus d’institutionnalisation de la notion dans ces dispositifs, les capacités analytiques et, ou critiques de la notion sont-elles ou non érodées ? Comment les rapports de force, les conflits, les arbitrages autours de la définition de la vulnérabilité, du choix des instruments de son opérationnalisation, et des modalités de leurs mises en œuvre contribuent-ils à façonner les possibilités de la notion appropriée par l’action publique à effectivement limiter les risques pour les populations les plus vulnérables aux catastrophes ?

Modalités de soumission

Les textes complets des articles, au format de la Revue d’Anthropologie des Connaissances (maximum 65 000 signes) seront à soumettre en ligne sur le site de la revue - https://rac.inra-ifris.org/index.php/rac/index – avant le 1^er mars 2025.

Les auteur·es ne doivent pas hésiter à contacter les coordinateurs du dossier avant de soumettre leur proposition : Nathalie Jas (nathalie.jas@inrae.fr) et Tania Navarro Rodríguez (tania.navarrorodriguez@irsn.fr).