- 1 Bien qu’il existe des initiatives plus anciennes au sujet des sols, telles que la Convention des Na (...)
- 2 Ce mouvement, amorcé notamment avec les travaux de Bruno Latour (1995), semble s’amplifier aujourd’ (...)
1Depuis quelques années, les sols font l’objet d’un processus de mise à l’agenda et d’institutionnalisation progressive (Fournil et al., 2018) qui vient contraster avec la relative invisibilité dont ils ont pu souffrir jusqu’à présent (Puig de la Bellacasa, 2014 ; 2015)1. Le regain d’intérêt qu’ils suscitent est motivé par une inquiétude croissante face à l’amenuisement de cette ressource et par la reconnaissance des diverses fonctions écosystémiques qu’ils assurent. De multiples initiatives émergent, comme en témoignent la création du Partenariat mondial pour les sols en 2011 ou encore le lancement par la France de l’initiative internationale « 4 pour 1000 » en 2015. Ces projets participent à reporter l’attention sur les sciences du sol, dans l’idée qu’il est impératif de mieux connaître les sols pour les gérer durablement. Cependant, cette discipline reste relativement peu étudiée, hormis par ses propres praticiens (voir par exemple Krupenikov, 1993 ; Yaalon et Berkowicz, 1997 ; Brevik et Verheye, 2005), selon une approche essentiellement internaliste qu’il convient d’enrichir (Puig de la Bellacasa, 2015)2.
- 3 Voir par exemple Miller et Schaetzl (2014) ou Brevik et al. (2016).
2Le sol est une entité variable à travers l’espace : mieux le connaître implique d’en comprendre le fonctionnement mais aussi sa diversité et sa distribution, ces derniers aspects influençant le premier. C’est l’objectif de la cartographie des sols, en grande partie constitutive de la pédologie. Loin d’être évidente, cette pratique ambitionne de rendre visible un élément majoritairement masqué sous la surface de la terre, et a longtemps été considérée comme coûteuse et inefficace à cause de l’important travail de terrain qu’elle requiert. Pourtant, les cartographes des sols connaissent des injonctions croissantes à fournir des cartes plus précises et « prêtes à l’emploi », capables d’appuyer les décisions politiques (Hartemink et McBratney, 2008). La cartographie des sols suscite également un intérêt ravivé du fait d’innovations technologiques qui alimentent de nouveaux espoirs à son égard. Les développements de la télédétection, des Systèmes d’Information Géographique (SIG) ou de la modélisation transforment les pratiques et produits cartographiques et traduisent, selon certains cartographes des sols, l’avènement d’une « révolution » numérique3. Il ne s’agit plus seulement de produire des cartes mais, plus généralement, des données pédologiques géoréférencées permettant d’analyser les sols et d’orienter les pratiques de gestion, traduisant une extension verticale des préoccupations d’inventaire, de conservation et de contrôle. La cartographie numérique transforme la façon de produire des connaissances sur les sols et donne lieu à des configurations sociotechniques originales qui participent d’un renouvellement des communautés épistémiques et des lieux de production des connaissances sur les sols, ranimant ou suscitant ainsi des débats quant aux méthodologies, épistémologies et ontologies jugées légitimes pour rendre compte des sols.
- 4 Ce champ de recherche en développement est principalement porté par des géographes entendant renouv (...)
3A notre connaissance, seul l’historien Perrin Selcer (2015) s’est intéressé à la cartographie des sols, en retraçant la constitution de la carte mondiale des sols de l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO) et de l’Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture (UNESCO) au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Du fait de la numérisation des pratiques cartographiques, il paraît pertinent de prolonger cette étude. Croisant les apports des Critical Data Studies4 (Noucher, 2017) à ceux des Science and Technology Studies (STS), l’article interroge les transformations des régimes de fabrique cartographique dans le cas du sol, en s’intéressant aux changements professionnels et épistémiques associés. Il s’agit donc d’investir le « dessous des cartes » des sols pour mettre en exergue les communautés d’experts, les pratiques et les techniques mobilisées afin de rendre les sols pensables et gouvernables.
4La production de cartes découle d’un ensemble de négociations et d’arbitrages qui façonnent les savoirs capables d’émerger et, à travers eux, les actions, notamment de gestion, pouvant être entreprises (Harley, 1989 ; Turnbull, 1989). Les cartes peuvent être appréhendées comme des infrastructures de connaissance qui véhiculent un ensemble de conventions et normes établies par une communauté de connaissance spécifique et souvent invisibilisées (Star et Griesemer, 1999). Ces infrastructures sont sujettes à – et reflètent – des rapports de pouvoir et des compromis sociaux, éthiques et politiques qu’il importe de décrypter (Star et Bowker, 2007). L’analyse des identités et débats entre les praticiens impliqués dans cette production permet donc d’interroger qui parle des sols et pour les sols. L’article entend documenter la façon dont la « révolution cartographique des sols » reconfigure la relation entre les cartographes et leur objet d’étude, ainsi que la manière dont elle participe au réagencement de différentes communautés épistémiques entre elles. Ce questionnement permettra d’analyser la pluralité des formes de savoir sur les sols, leur évolution et, à travers elles, les modes d’attachement de ces acteurs au sol.
- 5 Certains de ces entretiens sont issus du projet de recherche « AlpSols : Approche interdisciplinair (...)
5L’article s’appuie sur une étude empirique de l’organisme français en charge de la gestion des données sols depuis les années 1960. Initialement baptisé Service pour l’Etude des Sols et la Cartographie de la France (SESCPF), ce service est devenu en 2000 l’unité opérationnelle InfoSol de l’Institut National de la Recherche Agronomique (INRA). Cette analyse repose sur l’étude de documents (institutionnels, opérationnels et scientifiques) produits par les deux institutions, ainsi que sur une enquête ethnographique réalisée dans les locaux d’InfoSol en 2018, incluant une quinzaine d’entretiens semi-directifs avec des membres d’InfoSol, du SESCPF, et associée à d’autres entretiens réalisés avec certains utilisateurs des données sols5. Un corpus de publications scientifiques internationales sur la cartographie des sols vient contextualiser ces données.
6L’article retrace l’histoire de la cartographie des sols et de la pédologie en France des années 1960 à 2018. Il décrit la formalisation de la pédologie, véritable « histoire naturelle du sol », faisant de ce dernier un objet d’étude en soi et pour soi. Puis il rend compte des transformations liées à la numérisation des pratiques avec l’émergence des bases de données et la pluridisciplinarité que cela engendre. Enfin, il s’intéresse à la montée de la cartographie numérique et aux débats entre cartographes « conventionnels », essentiellement pédologues, et cartographes « numériques », plutôt tournés vers la modélisation. L’articulation de ces communautés aboutit à une segmentation de la chaîne de production cartographique et à une redistribution des rapports de force : les pédologues de terrain perdent leur monopole et sont de plus en plus chargés de collecter des données en fonction des besoins des modélisateurs, qui transforment l’infrastructure de connaissance qu’est la carte pédologique. Sous l’influence des modélisateurs, la carte des sols ne représente plus des unités pédologiques rattachées à une classification taxonomique intégrative mais des propriétés de sol isolées et quantifiées. La standardisation et l’interopérabilité des données sol favorisent une diversification des communautés engagées dans la production et l’utilisation de cartes des sols mais implique aussi, paradoxalement, une réduction dans la diversité des façons de connaître et de se lier aux sols.
7Les chercheurs en sciences du sol situent habituellement les débuts de la cartographie pédologique au XVIIIe siècle en Russie et aux États-Unis (Hartemink, 2016), mais c’est au siècle suivant que les études pédologiques se font plus systématiques (Brevik et Verheye, 2005). Progressivement, les réflexions sur l’identification et la classification des sols qui s’y accolent permettent l’émergence d’un nouveau champ de connaissance focalisé sur l’étude de la répartition, de la formation et de l’évolution des sols : la pédologie. En France, cependant, son développement est plus tardif. Bien que les apports du pédologue russe Vassili Dokuchaev, considéré comme le père fondateur de la discipline, ont déjà pénétré le pays au début du XXe siècle, ceux-ci ne sont guère appropriés et la discipline peine à s’implanter au sein du territoire. Selon le pédologue George Pédro, dans un rapport commandité par les pouvoirs publics en 1986 sur l’état de la science des sols en France, l’étude des sols est, au début du siècle, partagée entre de nombreuses disciplines, au rang desquelles figurent la chimie, la géologie, la physique ou encore la biologie. Ces disciplines s’intéressent diversement aux propriétés chimiques des sols, à leur structure ou à leur comportement en fonction des techniques culturales, selon des approches réductionnistes qui l’amènent à conclure qu’il s’agit plus de sciences sur le sol que de science du sol. Une grande part des études sur les sols consiste ainsi en l’analyse en laboratoire d’échantillons de terre à des fins de fertilisation, le sol étant alors principalement approché comme un agrégat de divers composés chimiques (Pédro, 1986). George Pédro évoque le contexte du début du XXe siècle :
On estimait, en France, qu’on cultivait depuis 2000 ans et qu’on n’avait nullement besoin d’une carte des sols. Avec le temps, n’avait-on pas accumulé déjà suffisamment de données sur les terres de Champagne ou celles de la Beauce ? La pédologie n’étant pas encore une discipline très assurée, on percevait mal ce qu’elle pourrait apporter et la nécessité de réaliser une carte pédologique. (Pédro et al., 2004, p. 76)
8En 1934, sous l’impulsion de l’agronome Albert Demolon, la science des sols tente de se formaliser au niveau national avec la création de l’Association Française pour l’Étude des Sols (AFES) et du premier Laboratoire des Sols à l’INRA. Composé de quatre sections (chimie des sols, physique des sols, microbiologie et pédologie), ce dernier conforte notamment l’introduction de la pédologie en France. Cependant, celle-ci se développe « lentement » en comparaison des deux premières sections qui maintiennent une « ambiance fortement agrochimique » (Pédro et al., 2004, p. 139).
- 6 Cette classification s’appuie sur une « proto-classification » développée par les pédologues Pierre (...)
9La cartographie est pratiquée de façon décentralisée, aussi bien géographiquement que méthodologiquement, selon une vocation finalisée servant essentiellement la mise en valeur des terrains agricoles ou la gestion de leur irrigation. Il faut attendre les années 1950, marquées par les politiques d’aménagement du territoire, le retour en métropole de nombreux pédologues suite aux mouvements de décolonisation et le projet de cartographie mondiale des sols de la FAO et de l’UNESCO, pour que les institutions françaises reportent leur attention sur la pédologie et la cartographie des sols. Le pédologue et inspecteur général de l’INRA Gustave Drouineau souhaite alors la création d’un service national de cartographie des sols et décide à cet effet de rationaliser les pratiques des cartographes, pour en asseoir la légitimité scientifique et obtenir les financements nécessaires à son projet. Il met sur pied la Commission de Pédologie et de Cartographie des Sols afin de définir un langage commun et normalisé sur les sols, étape perçue comme essentielle à tout projet d’inventaire national. En 1967 paraît ainsi la première Classification française des sols6. Reprenant l’approche de Dokuchaev, ces travaux mettent l’accent sur la pédogenèse pour expliquer la distribution géographique des sols en fonction de divers facteurs environnementaux. La classification ouvre la voie à « une normalisation de la présentation des cartes pédologiques » (Wilbert, 1979, p. 288) et favorise, l’année suivante, la création du SESCPF pour cartographier les sols de France au 100 000ème. Ce service et son programme formalisé de cartographie pédologique permettent à la pédologie de se constituer en discipline scientifique et de faire du sol un objet d’étude à part entière, approché comme une entité prédéfinie, évolutive et représentative d’un paysage, donc intrinsèquement située. Marie, une physicienne des sols ayant assisté à la création du service, se souvient de la transformation que cela a opéré pour les cartes des sols :
- 7 Entretien réalisé le 11.04.2018 à Orléans (enregistrement audio)
C’était vraiment une connaissance exhaustive, et pour le coup, générique. […] Disons que le SESCPF avait vocation à produire des cartes dans une nomenclature où on localisait un néoluvisol, un podzol, etc. C’était un peu différent que de dire : « Dans cette parcelle, il y a de l’engorgement et donc il va falloir drainer. » […] Ce service, c’était vraiment la création d’une structure destinée à la connaissance et à la répartition spatiale. Et, du coup, des processus de la pédogenèse. […] Les pédologues ont fait de la pédologie, au sens de la science de la connaissance du fonctionnement du milieu et de sa genèse.7
- 8 Si la classification des sols est vue comme un préalable à leur cartographie, les relations entre c (...)
10Ce contexte amorce une première période durant laquelle les pédologues tentent d’harmoniser leurs pratiques et d’opérer un travail de démarcation scientifique (Gieryn, 1995). A l’instar de la géologie (Rudwick, 1976), les recherches sur la classification et la cartographie des sols deviennent une part constitutive de leurs efforts pour légitimer le caractère scientifique de leurs recherches8. La carte pédologique opère comme un outil heuristique pour aider à alimenter les réflexions taxonomiques et ainsi appréhender les liens entre pédogenèse, nature et répartition des sols dans l’espace et le temps (fig.1). Ce faisant, la pédologie délaisse rapidement l’étude des propriétés et du fonctionnement des sols sur le court terme, qui reste la préoccupation dominante notamment des chimistes et des physiciens, comme en témoigne Marie lorsqu’elle explicite la démarcation qu’elle opère entre sa discipline et la pédologie :
En tant que physicienne du sol, mon boulot, c’est de comprendre comment les sols fonctionnent. […] Une fois que le pédologue m’a dit : « Alors là, tu as un calcosol, bidule. », ça m’informe partiellement sur comment il s’est formé, quelle est son histoire, mais ce n’est pas mon propos. Mon propos, c’est comment ça fonctionne aujourd’hui, comment je vais recharger les nappes phréatiques.
11Ce « rétrécissement » de la pédologie explique, selon George Pédro, la réticence de certains chercheurs à s’engager dans cette approche (Pédro, 1984, p. 33). Contrairement à ce qu’envisageait Demolon dans son projet initial, la pédologie ne parvient pas à fédérer la recherche sur les sols en France et s’établit plutôt en sous-discipline des sciences des sols.
Figure 1 : Carte pédologique de la France à l’échelle 1/1 000 000
Source : GIS Sol. 2011 : 41. L’état des sols de France.
- 9 Propos tirés du carnet d’observation – échange avec Raphaël, pédologue en charge du RMQS au cours d (...)
- 10 Voir également la description de Meulemans (2018) pour avoir un récit plus détaillé des méthodes d’ (...)
12Le travail de terrain est considéré comme essentiel pour caractériser les sols et nourrir les réflexions de la pédologie (Pédro, 2005). Les développements de la cartographie pédologique amènent ses praticiens à le réinvestir, là où la chimie ou la physique du sol privilégient plutôt l’expérimentation en laboratoire. L’identification des sols se fait principalement in situ, à dire d’expert, en s’appuyant sur l’expérience et les facultés sensorielles : la vue permet d’apprécier la présence d’agrégats ou encore de délimiter les horizons du sol ; le toucher d’en qualifier la texture. Ces observations servent à déterminer les processus de formation du sol et à le rattacher à une catégorie de la classification. Bien que laborieuse, cette activité, qui implique d’accéder à des endroits parfois difficiles, de creuser des fosses de plusieurs mètres cubes, de faire des prélèvements à la tarière, éventuellement d’acheminer en laboratoire de lourds échantillons pour procéder à des analyses physico-chimiques complémentaires, constitue « un véritable plaisir9 » pour les pédologues interrogés et une étape majeure dans la compréhension des sols10.
13A ce travail d’interprétation verticale de la fosse se conjugue une interprétation du paysage (topographie, végétation, climat, géologie, etc.) permettant de spatialiser les observations sur l’ensemble du territoire, en fonction de l’échelle ciblée. La démarche se veut hypothético-déductive, pour éviter de creuser des fosses pédologiques inutilement, comme l’explique Raphaël, pédologue à InfoSol :
Tout est dirigé, à partir d’un schéma conceptuel du pédologue, qui imagine comment les sols sont organisés dans l’espace [et] qu’il va vérifier en plaçant ses points.
- 11 Entretien réalisé le 11.04.2018 à Orléans (enregistrement audio)
14Selon Marie, physicienne des sols, les pédologues se « sont spécialisés vers de plus en plus de connaissance et de compréhension de l’organisation des milieux », soulignant ainsi le caractère intrinsèquement intégré de cette pratique et son rapport privilégié au territoire. En ce sens, la cartographie pédologique présente de nombreuses similitudes avec l’inventaire naturaliste : Arpin et al. (2015) montrent bien comment cette activité, et la connaissance qui en résulte, sont façonnées par son auteur, ses intérêts ou encore ses outils et requièrent une « éducation de l’attention ». Cet apprentissage influence la façon de voir ou ne pas voir le sol, et donc de le connaître. D’après Sylvain, pédologue à InfoSol, il est habituel que « deux pédologues dans une même fosse n’[aient] pas la même interprétation du profil »11. Ces désaccords semblent en partie alimentés par la diversité des praticiens impliqués initialement dans l’étude des sols en France :
Au départ, dans les années 60, je pense que les gens qui sont arrivés à la pédologie avaient quand même des origines assez variées : des chimistes, des agronomes, des géologues… D’ailleurs, pédologue, ce n’est pas très défini. [Pierre]
15La différence entre agronomes et géologues est souvent soulignée, notamment par rapport à leur désaccord sur la profondeur du sol qui doit être prise en compte dans les analyses. Pierre, pédologue issu de la géologie, illustre ce positionnement :
Les agronomes, en général, […] ils faisaient un gratouillis, puis ils s’arrêtaient à trente centimètres. Le pédologue, il ne peut pas faire ça, il faut qu’il aille plus loin. […] [Avec la tarière] l’observation est quand même extrêmement limitée et il y a des éléments comme la structure qu’on ne peut pas du tout étudier. […] Personnellement, je pense que l’entrée structure est fondamentale parce que la structure des horizons de sol a un impact sur la vie biologique, sur la dynamique de l’eau. »
16Ces propos laissent transparaître l’existence de plusieurs « styles de pensée » qui reflètent la faible structuration de la discipline (Fleck, 1935) ainsi que les efforts de démarcation des pédologues vis-à-vis de la domination agronomique qui règne en France. Ils mettent en exergue les différences épistémiques et ontologiques qui divisent les cartographes : à quelle profondeur s’arrête le sol ? la classification doit-elle discriminer des types de sol en fonction de leur évolution pédologique, de leur morphologie ou de leurs propriétés intrinsèques ? Ces controverses alimentent des visions plurielles du sol qui se retrouvent « encastrées » (Polanyi, 2009) dans la classification et les cartes pédologiques.
- 12 Se référer à Kon Kam King et Granjou (sous presse) pour une analyse plus approfondie de la classifi (...)
17Ces divergences complexifient les tentatives d’uniformisation des pratiques du SESCPF. Les praticiens trouvent rapidement que la Classification française des sols est un outil trop rigide, ce qui motive par la suite sa révision12. D’autre part, le côté « subjectif » et « expert » de la carte pédologique, associé à la lenteur de l’inventaire du SESCPF, continue de repousser cette communauté aux marges de la science des sols. Les autres disciplines trouvent les cartes trop dépendantes de leurs auteurs, remettant ainsi en cause leur capacité à produire un savoir scientifique universel. Nombreux estiment aussi que seuls les pédologues sont capables de lire leurs cartes et de manier la classification des sols pour les décliner en informations pratiques :
Toutes les taxonomies sont extrêmement expertes. […] En tant que chercheur, je ne sais toujours pas la manipuler, c’est quand même un outil de haute technicité. […] La taxonomie est fortement basée sur l’évolution passée. Bien sûr, on va te décrire s’il y a énormément d’activité biologique, de porosité, si ça va s’infiltrer plus facilement, mais ce n‘est pas très quantifié et surtout, ce n’est pas imprimé dans le nom de l’horizon ou dans le nom du sol. Je ne peux rien faire avec ça, quiconque n’est pas pédologue ne peut rien faire avec ça. [Marie, physicienne des sols]
18La carte pédologique ne parvient pas à circuler auprès d’autres communautés. Retombant en désuétude, la cartographie des sols doit se réinventer.
19La montée parallèle des préoccupations écologiques et des systèmes d’information environnementaux amène une diversification des demandes de connaissance sur les sols, dépassant le prisme agricole pour s’ouvrir aux problématiques hydrologiques, climatiques, de pollution ou de conservation de la biodiversité (Bornand, 1997). Ce contexte pousse le Ministère de l’Agriculture et l’INRA à lancer à la fin des années 90 le programme « Inventaire, Gestion et Conservation des Sols » (IGCS). Cet élan est motivé par l’utilisation émergente des technologies informatiques et analytiques, amenant la mise en place du système d’information DoneSol. En complément de ce programme, le Ministère de l’Environnement et l’INRA constituent le Réseau de Mesure de la Qualité des Sols (RMQS). L’objectif n’est plus seulement d’inventorier les sols mais aussi de suivre l’évolution de leurs propriétés et d’éventuels contaminants (pH, taux de matière organique, densité, teneur en éléments traces métalliques, etc.) au cours du temps. DoneSol et le RMQS renouvellent l’intérêt pour la cartographie des sols mais participent aussi de sa redéfinition, en transformant les façons de représenter, stocker et gérer les données sols, et donc les façons de travailler des cartographes.
20Le lancement des deux programmes motive une refonte institutionnelle. Le SESCPF est scindé en une unité de recherche et une unité de gestion des données sols. Cette dernière, baptisée InfoSol, est placée sous la tutelle d’un GIS Sol créé en 2001 pour appuyer les politiques publiques. Cette réorganisation est justifiée par l’ampleur des activités du service ainsi que par l’incorporation de nouveaux métiers et l’important travail de maintenance que requiert le système d’information. DoneSol « nécessite une gestion et une organisation beaucoup plus proches de celles employées dans une société de service en informatique que de celles d’une unité de recherche », explique le premier directeur historique de la structure (Arrouays, 2010, p .105). Ce phénomène reflète une progression plus générale des sciences de l’information, où la base de données ne vient plus seulement sous-tendre des activités de recherche mais devient aussi une fin en soi (Bowker, 2000). Le RMQS contribue également à amoindrir le statut « scientifique » des activités des pédologues, la mise en place et la maintenance de ce dispositif de suivi environnemental étant plutôt considérées par les institutions comme relevant de l’ingénierie. Le rôle de coordination, centralisation et vérification des informations pédologiques dévolu à InfoSol en fait un véritable « centre de calcul » (Latour, 1987). Les activités bureaucratiques prennent de l’ampleur pour les pédologues de l’unité, marquant un premier éloignement vis-à-vis du terrain. En parallèle, la politique de recrutement évolue au profit d’ingénieurs et de techniciens – témoignant par là-même de la tension entre recherche et ingénierie qui anime InfoSol.
- 13 Propos issus de notes du carnet d’observation durant une réunion organisée le 12.04.2018 à Orléans
21L’évolution est également disciplinaire. Les pédologues ne sont plus les seuls impliqués dans la cartographie des sols : informaticiens et géomaticiens sont de plus en plus mobilisés. Tant et si bien que conserver la compétence pédologique (et la connaissance du terrain qui va de pair) au sein de l’unité devient compliqué : il est « plus facile de justifier l’emploi d’un chargé de base de données que d’un pédologue », selon Raphaël, pédologue à InfoSol. La production des données pédologiques se fait plus collective et amène une co-construction des connaissances (Lardon et Capitaine, 2008) entre le pédologue sur le terrain et les pédologues et informaticiens d’InfoSol, ce qui traduit un allongement de la chaîne de production de l’information. Ce phénomène amorce une « invisibilisation du travail » de collecte de données (Shapin, 1985). Un débat lors d’une réunion d’InfoSol sur les droits d’auteur des données RMQS reflète le faible degré de reconnaissance attribué aux activités de terrain. L’équipe s’interroge : faut-il inclure les gens qui sont sur le terrain, y compris celui « qui tient le seau »13 ? Cette invisibilisation est d’autant plus forte qu’elle s’inscrit dans un régime où la notion de propriété intellectuelle repose sur la vision d’un auteur unique (Posey, 1997 cité dans Bowker, 2000).
- 14 Entretien réalisé le 13.04.2018 à Orléans (enregistrement audio)
22Ces nouveaux rapports de force influencent les façons de connaître et de rendre compte des sols et affectent les communautés de connaissance impliquées dans la cartographie. Le passage de la carte pédologique à la base de données impose de nouveaux standards sur le format des données sur les sols et met en tension différentes visions de ce que celles-ci doivent être. À l’approche intégrée et descriptive du pédologue sont privilégiées la généricité et l’interopérabilité de l’information, ce qui implique un travail de négociations, traductions, réductions et codages pour assurer des « conventions d’équivalence » entre les données (Desrosières, 2014). Ces informations doivent respecter un langage formalisé par le « Dictionnaire DoneSol », qui explique sur plus de 500 pages comment chaque champ de la base doit être complété ; une charte assortie d’un nuancier permet de déterminer la couleur du sol ; des menus déroulants sont constitués avec des codes préformatés pour renseigner sa texture. Si le pédologue peut toujours « mettre du texte » pour « avoir la synthèse [qu’il] a rédigée, parce que c’est sa vision et qu’on ne peut pas la reconstruire à partir de données disparates » (Raphaël, pédologue à InfoSol), il lui est surtout demandé de « décortiquer » son analyse et d’en extraire des informations pouvant être mobilisées ultérieurement à diverses fins (fig. 2). Cela transforme le savoir sensible et vécu du pédologue en une donnée objectivée, ce qui peut être source de frustration : « On est obligé d’entrer dans une case alors que ce n’est ni noir, ni blanc, mais gris. Des fois, ce n’est pas facile. » (Sylvain, pédologue à InfoSol). DoneSol devient une technologie de contrainte, qui limite la liberté et donc l’expression de la diversité des pratiques des pédologues. Cette tendance marque une évolution des « archives », axées sur une vision holistique des liens entre un objet et son environnement, vers des « données » décontextualisées et juxtaposées, capables de circuler plus facilement (Devictor et Bensaude-Vincent, 2016). Cependant, cette transformation masque plus qu’elle n’éradique le monde social des inventaires incorporé dans ces données. Elle vient ainsi superposer une nouvelle « couche d’infrastructure » (Bowker, 2000) aux cartes des sols. Certaines formes de connaissance sont exclues par DoneSol, par exemple sur la biodiversité ou les sols urbains qui sont invisibilisés « parce qu’ils utilisent des termes qui ne sont pas ceux habituels des sols [et qu’il] manque des options dans le menu déroulant » (Michel, géomaticien à InfoSol)14. Les choix qui structurent la base de données limitent autant qu’ils rendent possibles certaines formes de connaissance.
Figure 2 : Schéma conceptuel général et simplifié du modèle de données DoneSol (sans les tables consacrées au programme RMQS)
Source : Dictionnaire DoneSol 2019, p. 38
23Les standards ne changent pas seulement avec l’informatisation des supports de connaissance. La structuration du RMQS (localisation des sites de suivi selon une maille systématique de 16 x 16 km, prélèvement d’échantillons de sol à des profondeurs fixes et non plus en fonction des horizons de sol, etc.) témoigne de l’influence grandissante des statisticiens sur les méthodes de collecte de données :
J’ai mon mot [à dire] sur comment sont récoltées les données […] Comme je suis statisticien, c’est moi qui fournis les informations pour dire où et quand. […] J’interviens sur la définition des protocoles d’échantillonnage. [C’est basé] sur des modèles statistiques, des modèles classiques. Par contre, ça se fait vraiment en interaction avec le RMQS parce qu’il y a pas mal de contraintes donc on a été obligés d’adapter [à la réalité du terrain]. [Michel, géomaticien-statisticien à InfoSol]
24Là encore, la collaboration requiert un apprentissage. Les protocoles théoriques des statisticiens doivent s’adapter aux contraintes de terrain tandis que les pratiques des pédologues ne sont plus guidées par leur interprétation in situ mais selon un protocole prédéfini. L’argumentaire statistique semble constituer une « boîte noire » qui remplace celle du dire d’expert :
Derrière, il y a des modèles géostatistiques qui permettent de faire ces cartographies-là, et d’utiliser des grilles avec des stratégies aléatoires stratifiées. Enfin les statisticiens disent que c’est la solution ! [Rires] Nous, on fait le point là parce que la statistique dit que c’est là qu’il faut le faire. [Raphaël, pédologue à InfoSol en charge du RMQS]
- 15 Dominique Arrouays a notamment été à la tête d’une étude sur la séquestration du carbone dans les s (...)
25Pensé également comme infrastructure pouvant servir les besoins de la recherche, le RMQS permet un rapprochement important avec le milieu académique, notamment les climatologues. Le réseau a d’ailleurs été conçu par Dominique Arrouays, ingénieur cartographe du SESPCPF précurseur dans les développements de la cartographie numérique des sols et spécialisé sur le carbone des sols et les enjeux climatiques15. Ses intérêts de recherche se retrouvent encastrés dans le RMQS, qui permet d’amorcer une « climatisation » de la problématique sol (Aykut, Foyer et Morena, 2017) :
- 16 Entretien téléphonique réalisé le 19.04.2018 (enregistrement audio)
A l’origine, le RMQS a été prévu dans une optique carbone. […] De façon globale, la deuxième campagne est assez orientée, au niveau des mesures, émissions de gaz à effet de serre. [Antoine, modélisateur à InfoSol]16
26Le réseau est également construit de façon à apporter à la cartographie des sols l’objectivité dont l’absence lui était reprochée. L’étude des sols ne s’adapte plus aux sols eux-mêmes et aux paysages dans lesquels ils s’inscrivent mais est normée pour paraître plus neutre :
- 17 Entretien réalisé le 12.06.2018 à Paris (enregistrement audio)
Avec cette grille systématique, on cherchait une robustesse statistique de l’échantillonnage. Parce qu’un point par type de sol… Pff ! Comment on définit le type de sol ? [Camille, ancien responsable d’InfoSol]17
27Ce type d’approche statistique ne satisfait pas tous les pédologues, comme l’illustre Pierre :
Personnellement, il y a x années, au moment où on a commencé à [mettre au point] tout ça, j’optais plutôt pour caractériser des types de sols. Au lieu de faire 2 400 points de prélèvements, on en aurait fait 300, en sélectionnant les types de sols. Mais ça n’a pas été retenu. […] Evidemment, ils avaient l’idée que grâce à cette grille pixelloïde, […] on pouvait faire des tas de traitement de type purement géostatistique. Je trouve ça dommage. Il y aurait eu 20 000 points, déjà, la géostatistique sur 20 000 points, c’est plus fin que sur 2 400, mais bon, ils ont choisi ça.
28Ces deux visions amènent à questionner la représentativité du réseau RMQS par rapport à la diversité des sols et soulignent la tension inhérente associée aux statistiques comme outil de gouvernement de l’Etat : pour faire sens d’une situation, il faut la réduire et donc renier ses particularités locales (Desrosière, 1995).
29DoneSol est utilisée pour héberger les données de plus en plus diverses issues des études pédologiques : les éléments cartographiques stricto sensu (polygones et noms des sols identifiés par le cartographe) mais aussi des informations sur l’emplacement des sondages, la description des profils et des horizons (profondeur, couleur, texture…), ou encore les résultats des analyses physico-chimiques réalisées sur les échantillons de sol (teneur en carbone, granulométrie, pH, etc.) qui ont appuyé la réalisation de la carte (fig. 2). La base de données permet de décomposer en variables la connaissance intégrée du cartographe. Celle-ci devient saisissable par un plus grand nombre d’acteurs, certains moins intéressés par le sol en tant qu’entité que par quelques-unes de ses propriétés. Alors que la pédologie souhaitait faire du sol un objet d’étude en lui-même et pour lui-même, la décomposition du savoir pédologique permet de s’en éloigner pour se concentrer sur l’un ou l’autre de ses aspects. Couplée aux SIG, DoneSol rend la réalisation des cartes plus dynamique et personnalisable.
30Accumulant toujours plus de données, DoneSol devient multidimensionnelle, plus complexe et difficile à interroger. Un ancien responsable rapporte ainsi qu’« InfoSol est énormément sollicité pour être partenaire de projets, pour apporter des données mais aussi l’expertise qui va avec pour traiter les données », confortant son rôle d’ « unité de service ». Les utilisations semblent d’ailleurs le plus souvent viser l’inclusion des sols dans d’autres thématiques (agriculture, gestion de l’eau, etc.) plutôt que les sols eux-mêmes. Une étude d’InfoSol sur l’utilisation des données IGCS remarque ainsi que « dans de nombreuses études, les données sol ne sont qu’une partie d’un ensemble plus vaste de données » (Le Bas et Schnebelen, 2006, p. 245). Les sols et les données qui les décrivent opèrent comme des objet-frontières qui, en circulant, permettent l’articulation de diverses communautés entre elles. Ce phénomène conforte également le statut des sols comme « bio-infrastructure », à savoir un support – écologique et scientifique – essentiel quoiqu’invisibilisé (Puig de la Bellacasa, 2013). Une partie de ces données est d’ailleurs pensée au service des modélisateurs, notamment dans le cas du RMQS. La décontextualisation et la réduction du savoir pédologique contenu dans les données sol, ainsi que l’enfouissement de ces dernières dans d’autres modèles, amènent à une superposition, plus invisible et irréversible, des infrastructures de connaissance – et donc des visions, normes et valeurs que véhiculent cartes et modèles (Bowker, 2000).
31L’évolution des pratiques cartographiques qui a été évoquée – allongement dans la chaîne de production de l’information pédologique, pluralisation des communautés de praticiens et montée d’approches quantitatives, standardisées, répondant aux besoins des modélisateurs – culmine avec l’émergence de la cartographie numérique des sols. La progression des approches mathématiques pour étudier les sols n’est pas présente seulement au sein d’InfoSol mais se structure plus largement à la fin du XXe siècle avec la constitution d’un nouveau domaine de recherche : la pédométrie. Il s’agit de mobiliser les géostatistiques pour s’intéresser aux corrélations spatiales des propriétés de sol et inférer des informations pédologiques à partir de larges jeux de données (sur les sols mais aussi sur des co-variables climatiques ou topologiques par exemple). Les publications de ce domaine, dont certaines sont écrites par des membres d’InfoSol et s’appuient notamment sur des travaux précurseurs de Dominique Arrouays, promeuvent une carte traduisant « des faits qui ne soient pas entachés par de quelconques présuppositions théoriques » (McBratney et Minasny, 2003), et à laquelle on a ôté son « facteur humain » (Brevik et al., 2014, p. 264). Ces propos rappellent la logique qui animait la structuration du RMQS, montrant des liens de filiation évidents entre les deux entreprises – ainsi que de rupture avec les cartes pédologiques du SESCPF.
32L’essor des méthodes numériques promet d’attirer une nouvelle génération de chercheurs intéressés par la cartographie des sols et de financements additionnels (Minasny et McBratney, 2016). Cette stratégie se confirme au niveau d’InfoSol :
On est arrivés à une phase où on allait devoir renouveler la convention du GIS Sol, où la cartographie au 250 000ème se terminait et où on ne pouvait décemment pas dire : « Maintenant qu’on a fini le 250 000, on passe au 100 000. » C’est là que certains ont commencé à dire : « De toute façon, l’avenir, c’est la cartographie numérique. » [Camille, ancien responsable d’InfoSol]
- 18 Grinand, C., Arrouays, D., Laroche, B. and Martin, M.P., 2008. Extrapolating regional soil landscap (...)
33Ce nouveau domaine ravive la dimension scientifique de la cartographie des sols. InfoSol contribue à de nombreuses publications scientifiques et se voit décerner le prix international « Best Paper of Pedometrics » en 2008 et 201018, témoignant de la reconnaissance académique que suscitent ses travaux. La cartographie, en devenant numérique, transforme les carrières professionnelles. Un modélisateur confirme le rapprochement de l’unité de service avec le monde académique :
Même si nous avons des missions d’unité auxquelles il faut répondre, au niveau individuel et collectif, InfoSol faisant partie d’un institut de recherche, le fait d’avoir une activité scientifique satisfaisante, par le biais de publications scientifiques par exemple, est un plus. Nous avons donc une certaine liberté pour être entre l’ingénierie et la recherche.
34Cependant, cette activité de recherche concerne surtout les modélisateurs et statisticiens de l’unité. Le regain d’intérêt pour la cartographie des sols ne jouissent pas à tout le monde de façon égale : si la carte et les modélisateurs qui la produisent sont revalorisés, les pédologues ne bénéficient pas de la même mise en lumière.
35Ce rapprochement d’Infosol avec le monde académique semble favorisé par un ethos et des compétences scientifiques quelque peu différents de ceux qui caractérisent les cartographes « conventionnels ». La cartographie numérique est plutôt portée par des data scientists « qui maîtrisent l’outil R, les SIG, l’outil informatique » (Michel, géomaticien-statisticien) et qui ne sont d’ailleurs pas toujours issus des sciences du sol. InfoSol recourt ainsi plus souvent à des personnes détachées de ce domaine de connaissance au profit d’un rapprochement avec le monde des mathématiques. La pédométrie promeut des valeurs plus proches des géosciences, axées sur la modélisation à l’échelle planétaire (Edwards, 2010), que des sciences naturelles, axées sur l’inventaire d’une diversité localisée. Pourtant, si le savoir des pédométriciens se veut transparent, reproductible et facilement corrigeable grâce aux approches quantitatives pour répondre aux critères d’objectivité de la science moderne et assurer une « vue de nulle part », leurs cartes n’en véhiculent pas moins une « vue de quelque part » (Selcer, 2015). Au contraire même, ce désir de transparence s’arrime en fait à un ensemble de modèles et algorithmes toujours plus opaques et camouflés, qui sous-tendent les cartes numériques des sols.
- 19 Il est ainsi expert à la FAO ou encore au Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du C (...)
36Ces développements cartographiques s’articulent entre autres autour du programme international GlobalSoilMap, qui structure fortement la communauté des pédométriciens. Ce programme, mis en place en 2006 et dont la coordination scientifique internationale est assurée depuis 2012 par Dominique Arrouays (depuis longtemps impliqué dans diverses arènes internationales19) projette de cartographier les sols du globe selon une maille de 90 x 90 m en renseignant non plus des types de sols mais des propriétés pédologiques, comme la teneur du carbone (fig. 3). Les sols du GlobalSoilMap sont ainsi approchés de façon homogène, selon des propriétés calculées, chiffrées, commensurables.
Figure 3 : Carte numérique des stocks de carbone des sols de France
Source : Manuel Martin, 2019, « La carte nationale des stocks de carbone des sols intégrée dans la carte mondiale de la FAO », https://doi.org/10.15454/JCONRJ, Portail Data Inra, V1.
- 20 Entretien réalisé le 09.04.2018 à Orléans (enregistrement audio)
37Les progrès de la cartographie numérique et le recours aux algorithmes de fouille de données pour prédire les propriétés des sols cristallisent les espoirs autant que les appréhensions. Le numérique octroie aux modélisateurs un fort degré de liberté, pouvant conduire à la découverte de « schémas relationnels fortuits » mais présentant aussi le risque de parvenir à des « résultats insensés », « indépendants de toute connaissance pédologique » (Rossiter, 2018. p. 135). C’est surtout la reconfiguration du rapport au travail de terrain qui inquiète les pédologues. S’appuyant beaucoup sur des données déjà existantes, les pédométriciens passent plus de temps derrière un ordinateur qu’au fond d’une fosse pédologique, s’alarme Philippe, responsable d’InfoSol20 :
Certains ont un peu tendance à se passer des pédologues et à faire des cartes qui n’ont pas de sens : on peut croiser une donnée avec l’âge du capitaine et peut-être que ça marche, même si ça ne veut rien dire. Il faut quand même arriver à mettre des co-variables qui ont un sens.
38Les pédologues de l’unité rappellent le caractère pourtant indispensable du travail de terrain et d’une prise directe avec le sol pour s’assurer « qu’on parle bien de la même chose, qu’ils gardent les pieds sur terre ! » (Raphaël, pédologue en charge du RMQS). Cette critique résulte aussi du fait que la cartographie numérique est encore loin de pouvoir rendre compte de tous les aspects du sol, notamment morphologiques et structurels. La prédiction indépendante de propriétés de sol peut ainsi aboutir à une combinaison de ces propriétés en un même point qui n’existe pas dans la nature, parce que les interactions entre ces différents constituants n’ont pas été prises en compte. La vision des pédologues qui, justement, intègre ces interactions est abandonnée au profit d’une focale réductionniste, axée sur les cycles biogéochimiques et hydrologiques (Yaalon, 2012). Cette approche conforte un tournant fonctionnaliste dans l’orientation des sciences des sols (Granjou et Philipps, 2018).
39La cartographie numérique gagne en généricité, favorisant une prise en compte du sol dans son ensemble : le GlobalSoilMap représente une couverture pédologique globale, continue et quantifiée au lieu de sols diversifiés, délimités et qualifiés par des noms. Cela favorise la prise en compte d’un environnement global remettant en cause l’attachement au territoire de la carte pédologique « classique » :
- 21 Entretien réalisé par un collègue sociologue dans le cadre du projet AlpSols, en 2017, à Paris (enr (...)
C’est toujours un peu caricatural, mais disons que les gens du sol s’intéressent beaucoup aux curiosités scientifiques […] Ça a peut-être été une des difficultés, effectivement, les gens cherchaient à trouver une spécificité à leur sol, à leur site, etc. […] Une des choses qui a beaucoup aidé, c’est l’émergence de bases de données larges, qui permettent justement de faire des analyses qui s’affranchissent des spécificités locales. [Fabrice, chercheur en microbiologie et géochimie]21
40Si ce chercheur, à l’interface entre sciences du sol et sciences du climat, se réjouit de ce tournant, d’autres s’inquiètent de la disparition des cartes pédologiques naturalistes :
- 22 Entretien réalisé par un collègue sociologue dans le cadre du projet AlpSols le 7.04.2017 à Montpel (...)
Autant quand j’étais jeune chercheur dans la communauté des sciences du sol, les pédologues nous gonflaient un peu parce qu’ils se prenaient la tête avec leurs histoires de classification […] mais d’un autre côté, c’est des gens qui avaient une vision naturaliste et globale du coup de l’objet sol. […] Alors on continue à faire de la cartographie, on fait des choses très chouettes, avec des outils de télédétection, des bases de données spatialisées, mais ce n’est pas la même chose que la connaissance experte du cartographe qui va être capable de définir les contours d’unités de sol sur le papier en ayant intégré la pente, le matériau parental, le couvert végétal, enfin plein de choses qu’il intègre dans son raisonnement. La cartographie numérique, c’est très bien mais ce qui est dommage c’est que cette expertise-là, elle ne soit plus très présente. Et ça, je pense que c’est essentiel pour comprendre le sol. [Pascal, biogéochimiste]22
41Les approches réductionnistes et quantitatives des modélisateurs laissent de côté ceux qui privilégient d’autres modes de connaissance et de communication, entraînant une perte dans la diversité des connaissances pédologiques possibles et donc dans la diversité des sols et des rapports entretenus avec eux. Comme le montrent nombre de travaux sur la quantification (Porter, 1992 ; Whitney et Kiechle, 2016 ; Braverman, 2014), les nombres ne font émerger que certains aspects de l’environnement et participent à l’aliénation d’autres formes d’expérience (et d’expertise) de la nature (Höhler et Ziegler, 2010).
42La cartographie numérique ne bénéficie pas seulement des avancées mathématiques mais aussi de l’explosion des données pédologiques obtenues par télédétection ou détection proximale, qui produisent désormais de multiples mesures sur les sols, à une échelle et avec une fréquence bien plus importantes que ne le peuvent les pédologues sur le terrain. A cet égard, les pédométriciens embrassent pleinement les critères de l’objectivité mécanique moderne décrite par les historiens Daston et Galison (2007) : il s’agit de remplacer la « part de l’humain » qui intervient dans les opérations d’observation et de mesure par des machines pour dépersonnaliser le savoir. Ces mesures marquent un double éloignement par rapport au sol : spatial avec les satellites ou les drones et physique puisque l’humain n’est plus en prise directe avec le sol. L’éloignement est aussi interprétatif : il faut désormais mobiliser d’autres communautés capables de décrypter des données hétérogènes affectées par des facteurs non pédologiques (comme les nuages dans le cas des données de télédétection). Cette organisation conforte paradoxalement une vision « a-terrestre », surplombante et détachée des sols (Arènes et al., 2018 ; Latour, 2017). Cependant, plutôt que d’assurer un effacement de l’intervention humaine, ces méthodes d’observation viennent surtout reconfigurer les acteurs et formes d’expertise impliqués.
43L’affirmation de la cartographie numérique amène à redéfinir le positionnement des pédologues. De nombreux pédométriciens, au niveau international, n’hésitent pas à présenter la cartographie numérique comme une véritable révolution, alimentant un discours de rupture avec une cartographie pédologique qualifiée de « traditionnelle » et donc presque obsolète. Les formations suivies au sein d’InfoSol illustrent très clairement le nouveau rapport de force qui s’instaure : les initiations aux géostatistiques ou à la manipulation des « Big Data » sont croissantes tandis que celles en pédologie se raréfient. Cette tendance met les deux communautés en tension par rapport à leur légitimité et capacité à produire des cartes des sols :
Certains opposent cartographie classique et cartographie numérique en disant : « La cartographie numérique, c’est l’avenir, parce qu’il y a besoin de faire moins d’observations pour faire des prédictions. » […] Ce qui a fait très peur aux pédologues de terrain, en disant : « Nos financeurs, ils vont dire qu’il n’y a plus besoin de faire du terrain. […] » C’est un peu la recherche qui secouait [rires] les pédologues plus classiques, en leur disant : « Il faut sûrement inventer d’autres manières de faire. » Et les pédologues, eux, craignant pour leur légitimité, leur activité, etc. étaient plutôt réticents. » [Camille, ancien responsable d’InfoSol]
44Afin de conforter leur légitimité, les pédologues interviewés mettent en avant le caractère complémentaire plus que révolutionnaire de la cartographie numérique :
On arrive à deux produits finalement. […] Mais il n’y a pas d’opposition, les deux informations sont bien complémentaires. [Sylvain, pédologue à InfoSol en charge du programme IGCS]
45Cependant, du côté des modélisateurs, le discours diffère :
Notre travail, en cartographie numérique, quand on s’appuie sur ces données, c’est de remplacer un petit peu le pédologue pour cette partie de production de cartes. [Antoine, modélisateur à InfoSol]
46Bien qu’InfoSol, en mêlant les deux communautés au sein d’un même lieu, favorise les échanges, le dialogue n’est pourtant pas toujours aussi poussé qu’il le devrait, selon l’aveu d’Antoine : « On pourrait le faire plus. […] On ne va peut-être pas solliciter suffisamment les personnes qui acquièrent de la donnée ou les personnes compétentes en pédologie. »
47Ces débats ont poussé le comité scientifique du programme IGCS à produire un rapport sur la cartographie des sols en France. Impliquant des modélisateurs et des pédologues, cette évaluation privilégie un discours continuiste, pour maintenir de la cohésion dans ses programmes. Une évaluation du GIS Sol réalisée en 2017 semble indiquer que cette « logique de continuité » (Voltz et al., 2017) nécessite toutefois la transformation du métier de pédologue :
On peut assister à un renversement de la position du pédologue par rapport à la production de carte : la détermination du type de sol, d’une part ne sera plus nécessaire puisqu’on aura déterminé auparavant l’estimation de la variable attendue, d’autre part résultera d’un calcul probabiliste à partir de caractéristiques mesurées et non d’une approche experte. Quelle sera sa place dans la nouvelle façon de travailler ? Fournir des clés de compréhension de l’intérêt de telles ou telles caractéristiques du sol ? Synthétiser des observations acquises par différentes voies ? Recouper les cartes produites avec les cartes typologiques ? […] La CNS [cartographie numérique] n’entraînera pas une relance de la pédologie telle qu’elle a été pratiquée jusqu’à présent ; elle induira un changement de pratique de la pédologie. […] Le travail de pédologue s’en trouve transformé […] [Guitton et al., 2017, pp. 74-75]
48Cette situation rappelle celle à laquelle se sont confrontés les géomorphologues dans les années 80. L’historien Etienne Benson (2018) évoque les négociations internes de cette discipline pour (re)définir les rapports entre le travail de terrain et les données de télédétection – ainsi que les approches planétaires qu’elles favorisent. Si certains géomorphologues élargissent la définition du concept de « travail de terrain » pour rendre les deux approches compatibles, les cartographes des sols semblent opérer différemment. Le travail de terrain n’est pas redéfini en tant que tel, mais se voit plutôt conférer un nouveau statut, pour confirmer la validité des modèles ou améliorer leur précision dans les zones de forte incertitude.
- 23 Ce phénomène de division du travail a également été mis en évidence dans d’autres branches scientif (...)
- 24 Voir aussi l’argumentaire de Meulemans (2018) sur cette question.
49La cartographie des sols cesse d’être l’ « apanage d’un pédologue, qui assure l’essentiel des opérations ». Au contraire, « plus d’acteurs seraient impliqués » dans le processus cartographique (Voltz et al., 2018, p. 17). Les pédologues collectent les données sur le terrain, tandis que les modélisateurs les traitent et réalisent les cartes. Bien que leur statut soit encore en cours de renégociation, les pédologues peuvent donc se voir repoussés à la périphérie du processus pour devenir de simples « fournisseurs de données »23. Plus qu’une division du travail, cette reconfiguration amène aussi une division des perceptions, comme le montre l’anthropologue Stefan Helmreich (2009) dans le cas des sciences marines : une partie croissante des acteurs impliqués dans la recherche sur l’océan – et dans le cas présenté ici, sur les sols – n’entretient plus aucun contact physique avec l’objet étudié. Or le travail de terrain ne véhicule pas que des données, mais aussi une rencontre avec l’objet étudié, qui vient nourrir des imaginaires culturels et permettre une certaine forme d’attention et d’attachement à ce dernier24.
50Cependant, Jessica Lehman (2018), en écho aux travaux d’Helmreich puisqu’elle s’intéresse aussi au cas de l’océanographie, montre que ces méthodes numériques n’impliquent pas tant un retrait de l’humain par rapport à la matérialité du milieu étudié qu’un réarrangement des relations et une nouvelle façon d’approcher ce dernier. La télédétection et la prolifération de données environnementales suscitent une certaine distanciation mais permettent aussi d’impliquer plus de personnes dans le processus de production de connaissance (pas seulement les personnes sur le terrain, mais aussi celles derrière les capteurs, les ordinateurs, etc.) et donc de créer de nouvelles formes d’accessibilité pour d’autres communautés de recherche précédemment déconnectées des océans – ou des sols.
51L’approche des sols par leurs propriétés permet à d’autres groupes scientifiques de s’emparer de ces informations pédologiques, confirmant la capacité de diffusion des approches quantitatives mise en avant par Porter (1992). Les données sur les sols circulent mieux et débordent plus facilement la communauté des pédologues, au prix toutefois d’une dissociation des savoirs pédologiques qui leur étaient initialement adjoints. Cette évolution bénéficie surtout à certaines communautés scientifiques, notamment celles impliquées dans les modèles climatiques et agronomiques, tout particulièrement visées par le GlobalSoilMap. Les connaissances produites par ce dernier confirment la prégnance des relations sol-agriculture mais aussi la montée, plus récente, des liens sols-climat (Kon Kam King et al., 2018). La cartographie numérique répond aux exigences des modélisateurs climatiques, comme le confirme Fabrice, chercheur en sciences du sol intégré dans un laboratoire en science du climat :
Je leur ai dit [aux membres du GlobalSoilMap] que pour nous [le Laboratoire des Sciences du Climat et de l’Environnement], c’était une superbe opportunité parce que ça nous permettait d’avoir accès à des paramètres qui nous ouvraient des portes pour mettre de nouvelles équations dans les modèles. […] Une des choses qui a été dite par un des responsables du projet à cette conférence-là, et qui a fait peur à l’audience, mais je pense qu’en plus il a raison, c’est : « Nous, communauté des sciences du sol, on se doit de fournir des cartes qui soient de la meilleure qualité possible parce que notamment les gens qui font des sciences du climat ont besoin de ces cartes, et à la vitesse où ils avancent, ils utiliseront les cartes qu’il y a, qu’elles soient de bonne ou de mauvaise qualité. »
52À la différence des pédologues qui tentaient d’établir leur discipline en science indépendante, la cartographie numérique se pense explicitement au service d’autres communautés scientifiques plus influentes. Ses promoteurs préfèrent s’aligner sur les critères de ces dernières plutôt que de voir la thématique du sol être prise en main par d’autres disciplines :
- 25 Entretien réalisé par un collègue sociologue dans le cadre du projet AlpSols à Paris en 2017 (enreg (...)
Avec tous les programmes du GIEC [Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat] et les modèles climatiques, on s’est rendu compte que les sols, enfin le compartiment sols-plantes est un compartiment important […]. Maintenant, à chaque fois, dans les modèles du GIEC, il y a la représentation des surfaces continentales. C’était assez amusant, les gens des sols ont dit aux modélisateurs : « C’est n’importe quoi, nous on sait depuis 50 ans que ça se passe comme ça ! » C’était intéressant de voir ce dépit des gens du sol, parce que le GIEC, ça donne aussi des articles à fort facteur d’impact, etc. Les gens du sol se sont rendus compte que le sol était devenu quelque chose de très chaud scientifiquement parlant, mais traité par les climatologues ! […] [Thomas, chercheur en biogéochimie]25
53La cartographie numérique fait le choix de se plier aux demandes des utilisateurs et se retrouve ainsi dans une position de « subordination » par rapport à d’autres disciplines (Abbott, 1988), tout en bénéficiant de la plus grande visibilité de ces champs de recherche. Ce faisant, elle contribue à inféoder le sol à d’autres thématiques agro-environnementales. Sa diffusion et son incorporation dans de multiples modèles conforte en même temps qu’elle invisibilise de façon irréversible sous une couche de calculs et de cartes additionnelles la vision du sol qu’elle matérialise (Bowker, 2000). Celle-ci n’est plus la même que celle développée initialement par les pédologues cartographes : l’objet sol en tant qu’entité naturelle et système complexe, constitué de types de sol délimités et caractérisés par leur histoire, est remplacé par une couverture continue, globale, réduite à une compilation de propriétés essentiellement physico-chimiques.
54En devenant numérique, la cartographie transforme l’agencement et la composition des communautés de connaissance impliquées dans la production de données sur les sols, les savoirs produits et les relations aux sols qui découlent de ces pratiques et visions. Alors que la cartographie « conventionnelle » permettait aux pédologues de faire des sols un objet d’étude en soi, privilégiant une approche localisée et holistique par le biais du travail de terrain, la cartographie numérique, portée par des modélisateurs présentant d’autres expertises, cultures et valeurs épistémiques, privilégie une approche plus réductionniste et globale. La confrontation de ces deux projets de connaissance aboutit à une réorganisation des acteurs impliqués dans la cartographie des sols, qui se traduit par une segmentation de la chaîne de production des données sur les sols. Cette évolution fait écho à ce qu’ont pu connaître d’autres disciplines en lien avec la numérisation des pratiques de recherche, la montée des « Big Data » environnementales et le recours aux nouvelles techniques de mesure comme la télédétection, et semble donc s’inscrire dans une évolution plus générale des régimes de production de connaissances environnementales dont l’analyse mériterait d’être poursuivie.
55La cartographie numérique, en homogénéisant les données produites et en s’intéressant à des propriétés isolées plutôt qu’à des entités taxonomiques intégratives, facilite leur circulation et permet à une plus grande diversité d’utilisateurs de se saisir de la thématique du sol – au risque d’invisibiliser les formes de connaissance initialement élaborées par la pédologie. Ces cartes des sols se retrouvent incorporées dans d’autres applications et modèles, renforçant ainsi leur infrastructuration au sein d’autres outils de connaissance. Cela contribue à inféoder le sol à de nombreuses autres thématiques, confortant son statut d’objet frontière et de « bioinfrastructure » (Puig de la Bellacasa, 2013). Notamment, la « subordination » de la cartographie numérique des sols aux besoins des climatologues semble traduire une « climatisation » croissante du sol qui reste à étudier.
56Cependant, la cartographie numérique risque également de susciter une forme de détachement par rapport aux sols. En s’éloignant du travail de terrain, elle amoindrit la possibilité d’un rapport sensible, direct et matériel aux sols. La normalisation des données sur les sols et de leur format par le biais d’approches quantitative participe d’une homogénéisation des formes de savoirs et de visions possibles vis-à-vis des sols et donc de la diversité des sols pouvant exister en société. Or pour reprendre la recommandation faite par Geoffrey Bowker (2000, p. 677) au sujet de la biodiversité, il semble important de souligner que « dans un monde biodivers, il nous faut pouvoir manipuler des données ontologiquement diverses ».
57Les cartes pédologiques naturalistes n’ont pas disparu pour autant et continuent d’être produites et utilisées. Plus qu’un remplacement, il semble pour le moment y avoir une ramification des communautés et des produits de connaissance mobilisés pour rendre compte des sols. Le secteur privé, notamment en association avec l’émergence de l’agriculture de précision, se mobilise également sur la question et représente un terreau fertile pour poursuivre ces réflexions sur la cartographie des sols au-delà de cette étude focalisée sur une institution étatique dans un contexte français. Les travaux amorcés par Arènes et al. (2018) sur la « zone critique » sont un autre exemple participant de cette diversification des régimes de fabrication cartographique : ces recherches réfléchissent à une autre manière de cartographier, et donc de représenter et penser, la terre et les sols, privilégiant une approche « terrestre » plutôt que « planétaire ». Ces initiatives participent ainsi à dessiner un nouvel horizon, aussi bien pour les cartes que pour les cartographes et les sols.
L’auteur remercie vivement l’équipe d’InfoSol pour son accueil, l’ensemble des personnes interrogées ainsi que Céline Granjou, Pierre-Benoît Joly, Germain Meulemans, Céline Pessis et les deux relecteurs anonymes pour leurs commentaires sur ce travail.