1La Grotte Chauvet-Pont d’Arc constitue assurément une des découvertes majeures de la fin du xx^e s. Pour rendre compte de son exceptionnelle portée patrimoniale et nous aider à mieux la comprendre, il fallait donc un ouvrage hors norme, à la mesure des efforts déployés depuis 1998 par l’équipe scientifique réunie sous la direction de J. Clottes, J.-M. Geneste puis C. Fritz. À cet égard, l’Atlas publié en 2020 par les Éditions de la Maison des sciences de l’homme, dans la collection des Documents d’archéologie française (DAf), répond pleinement à cette ambition. Le projet éditorial a nécessité six années de préparation et vient clore une lignée de deux décennies de travaux dans et au-dehors de la cavité. Sous la double direction d’un géomorphologue – J.-J. Delannoy – et d’un préhistorien – J.-M. Geneste –, il rassemble les contributions de 45 auteurs principaux, tous reconnus dans leur domaine, plaçant d’emblée la réflexion dans une perspective interdisciplinaire. Il en résulte une production d’une grande qualité scientifique, bénéficiant d’une écriture soignée et d’une abondante iconographie qui inscrivent dès l’abord ce beau livre au rang des références incontournables, appelées à être par la suite enrichies. Car si l’ouvrage que nous tenons entre nos mains est monumental, au sens propre comme au figuré, il ne forme toutefois que l’assise d’un édifice beaucoup plus grand, attendu que l’ensemble sera enrichi à l’avenir de trois volumes consacrés à l’art pariétal (vol. 2 et 3) et à la fréquentation pléistocène de la grotte, par les hommes comme par les animaux (vol. 4).

2En dépit de cette prise de rendez-vous, ces “ prolégomènes ” tentent d’ores et déjà de rassembler en un même lieu l’intégralité des données naturelles et culturelles relatives à l’histoire de la cavité. Restituer toutes les approches et thématiques que cela recouvre (géologie structurelle et géomorphologie, paléoenvironnement, archéologie des sols et des parois, etc.) tenait à première vue de la gageure. Ce pari fou est pourtant relevé avec brio par l’ensemble des spécialistes conviés, et nous reviendrons plus loin sur les principaux acquis de leurs études. Mais disons-le sans ambages, avant de poursuivre plus avant notre propos : l’Atlas de la Grotte Chauvet-Pont d’Arc n’est pas ouvrage qui se laisse apprivoiser facilement. Pour des questions éditoriales, tout d’abord. Car, si les choix opérés à la faveur de cette première livraison s’expliquent volontiers par des considérations documentaires – nous y reviendrons –, ils ne rendent pas pour autant cet atlas aisément accessible.

4Après plusieurs préfaces institutionnelles rappelant le rôle moteur du ministère de la Culture dans le déploiement de cette étude, l’ouvrage s’ouvre par un court avant-propos détaillant l’historique des recherches dans la Grotte Chauvet (p. 19-21). Après vingt années d’explorations, de découvertes, d’enregistrements et d’analyses, il ressort de ces campagnes une exceptionnelle somme d’informations dont la restitution synthétique ne pouvait s’envisager qu’à travers des cartes. Par leur dimension narrative, ces dernières permettent de visualiser une réalité – ou, plutôt, une combinaison de réalités – dont le texte seul ne peut rendre compte. En jouant avec les échelles de représentation, il devient ainsi possible d’appréhender les dimensions de la Grotte Chauvet, d’apprécier la morphologie des salles et des galeries qui la compartimentent, d’inscrire les panneaux ornés et les vestiges de présence humaine dans les paysages souterrains qui en déterminent le cadre. Comme cela est parfaitement énoncé en introduction (p. 23-29), les supports cartographiques permettent en définitive de rendre compte des dimensions physiques, archéologiques et symboliques de la grotte, pour mieux saisir l’espace vécu par l’homme préhistorique, à travers l’ensemble de ses contenus.

5Par un exposé solidement argumenté, fondé sur des représentations cartographiques rigoureusement commentées, les auteurs se proposent de faire état d’une variété d’informations où chaque lecteur pourra puiser des renseignements précis, en fonction de ses propres centres d’intérêt et de son champ de recherche spécifique. On pourrait alors se demander si une telle volonté d’exhaustivité ne nuirait pas à la lecture et à la compréhension de l’ouvrage. Ce serait sans compter sur l’aide de la première partie de l’ouvrage, intitulée “ La place des cartes dans l’étude de la grotte ” (p. 31-95) qui constitue un véritable essai d’épistémologie des cartes. Par son détour, le lecteur est initié, orienté, accompagné, pour que sa visite, libre, ne s’effectue jamais sans repère.

6Cette section d’ouverture est divisée en trois chapitres. Le premier d’entre eux (p. 33-44) livre une historiographie passionnante des travaux cartographiques menés dans la grotte, depuis les premiers levés des spéléologues jusqu’aux couvertures 3D par balayage lasergrammétrique. On mesure à sa lecture les immenses progrès qui ont été accomplis depuis 25 ans dans ce domaine, la cartographie bidimensionnelle ayant progressivement cédé la place à une restitution volumétrique de la cavité, par des mesures tachéométriques puis par le recours à des scanners à haute résolution. La révolution technologique a accompagné durant cette période la lente élaboration des problématiques des chercheurs : le vaste Système d’information géographique (SIG) qui condense désormais l’ensemble des ressources topographiques collectées est de ce point de vue le fruit d’une réflexion continue et approfondie autour des problèmes spatiaux que pose l’étude d’une grotte ornée.

7À cet égard, le deuxième chapitre est plus spécifiquement consacré à la cartographie intégrée des sols (p. 44-83) et à sa méthodologie. Nous sommes ici au cœur du propos et aux fondements mêmes de cette publication, au caractère si original. Les auteurs ne l’évoquent jamais directement et peut-être est-ce inconscient, mais l’Atlas de la Grotte Chauvet fait l’effet d’une profonde catharsis, soixante-dix ans après le traumatisme de Lascaux et la perte irrémédiable de ses sols archéologiques. Dès le jour de sa découverte, la préservation quasi intégrale des sols de la Grotte Chauvet a, compte tenu de cette expérience douloureuse et du caractère exceptionnel des vestiges mis au jour, représenté une priorité absolue pour les chercheurs et les acteurs de sa conservation. À juste raison : le projet collectif de recherche LasCO, placé sous la coordination de S. Ducasse et M. Langlais (2018-2020), a parfaitement montré – s’il en était besoin – à quel point l’aménagement du site pour son ouverture au public avait certes déstabilisé en profondeur l’équilibre de la cavité, mais aussi tronqué de manière irréversible notre connaissance de sa fréquentation. Désormais, les vestiges mobiliers extraits de leur contexte ne permettent plus qu’indirectement d’abonder la réflexion autour de sa fonction et de sa datation, alors même que la richesse des assemblages plaide en faveur d’une longue et dense présence humaine. Par contraste, le patient travail d’inventaire réalisé à Chauvet fournit une base de premier choix pour penser l’articulation et les interactions entre sols et parois ornées. Et il fait de cet ouvrage un hapax documentaire pour tout ce qui concerne l’art paléolithique et son contexte. De ce point de vue aussi, cet unicum marquera de toute évidence l’historiographie de la discipline.

8Car, dans la mise en image des données, tout ou presque a dû être inventé. Et au cours de ce chantier, colossal à bien des égards, les problèmes n’ont jamais manqué de survenir, contraignant les auteurs à s’adapter sans cesse et à s’atteler, pied à pied, à leur résolution. Le premier concerne la projection en plan de données tridimensionnelles qui a supposé l’élaboration d’une charte graphique précise pour rendre compte de la position, en élévation, de chaque élément repéré. Mais le point le plus crucial réside sans doute dans la problématique temporelle. Car “ mettre en cartes ” la Grotte Chauvet, c’est aussi – et peut-être avant tout – tenter de rendre compte de sa stratigraphie, verticale, quand un voile de calcite recouvre des ossements, par exemple, ou horizontale, lorsque planchers stalagmitiques et sols détritiques se côtoient ou se chevauchent au sein d’un même espace. Sous cet aspect, l’échelle plurimillénaire des fréquentations humaines et animales se surimpose à la très longue durée de l’histoire géologique de la cavité, obligeant à se familiariser avec cette originalité de l’espace clos qui est ici, en l’occurrence, un “ espace-temps ”. Il a fallu pour ce faire réfléchir à la hiérarchisation des informations puis à leur restitution graphique. Des arborescences complexes structurent la légende des cartes, comme en témoignent les diagrammes stratigraphiques et les tableaux synoptiques des fig. 1.17 à 1.20 (p. 52-53). Les codes proposés permettent de sérier efficacement les données, tandis que les nuances apportées par les aplats de couleur, souvent en superposition, rendent compte des différentes générations de dépôts visibles, sans jamais les phaser totalement et en portant une attention particulière à la distinction des sédiments contemporains de la fréquentation humaine. In fine le raffinement des conventions donne tout le loisir d’apprécier la profondeur temporelle de ces sols, pourtant jamais véritablement interrogée par l’archéologie sédimentaire.

9Les principes de la cartographie étant posés, les auteurs se livrent ensuite à un stimulant exercice de sémiologie (p. 54-79). Chaque composante de la légende est détaillée, défendue, justifiée, par des textes précis et le recours à une abondante iconographie qui permettent toujours de saisir de quoi nous parlons exactement. Rien n’est laissé au hasard, jusqu’aux aménagements les plus récents (passerelles, sondages archéologiques, etc.) qui font désormais partie intégrante du paysage de la grotte, au côté des modifications anthropiques plus anciennes.

10Sous cette masse d’informations, le lecteur pourrait se trouver quelque peu intimidé, voire désemparé. Pour le rassurer, les auteurs le guident une nouvelle fois à travers une mise en application concrète des connaissances qu’il vient d’acquérir. Pour consolider cet apprentissage, c’est par la lecture graduelle de la Carte 13 consacrée aux Galeries du Seuil et du Cierge qu’il est invité à entrer dans cet Atlas. Deux démarches lui sont alors proposées : la première consiste à extraire, d’un seul coup d’œil, les informations essentielles à sa curiosité ou à ses propres problématiques. Porter ce regard dissociatif – et déjà analytique – suppose une parfaite maîtrise de l’instrument de recherche préalablement élaboré, mais n’implique pas une très longue séquence d’observation. À cet égard, on regrettera l’absence d’un index thématique qui aurait rassemblé l’ensemble des sujets traités dans le volume et facilité la recherche des passages où ces thèmes apparaissent. L’usage d’un tel outil aurait permis d’embrasser rapidement l’ensemble des chapitres où ces points sont traités, par le recours à des mots-clés référencés, pour certains définis dans un glossaire. Si tel n’est pas le cas, c’est que la préférence des auteurs est allée à une découverte intégrée des espaces de la cavité. Par contraste, cette seconde approche passe par une immersion dans les détails de la carte afin de suivre le fil du raisonnement et de reconstituer, à la suite des auteurs, la succession des événements qui ont pris place dans les lieux. Cette lecture dynamique repose sur l’intégration des différentes temporalités que nous avons évoquées plus haut et qui s’expriment au travers des couleurs attribuées aux différents phénomènes géomorphologiques et dans l’intrication graphique des trames et des symboles. Dans un cas comme dans l’autre et quel que soit notre choix en dernière instance, on mesure à quel point ces cartes sont, pour les auteurs comme pour le lecteur, des images subjectives, construites et déjà interprétées.

11Le troisième chapitre (p. 84-95) est consacré à l’outil par excellence qui est à la source de chacune des représentations cartographiques que nous allons explorer par la suite : le SIG de la Grotte Chauvet. Il s’agit d’un outil évolutif, dont la présentation nous montre à quel point il vient dynamiser et fragiliser en même temps la cartographie statique, permettant son évolution indispensable mais la rendant quasi obsolète à mesure que l’enquête archéologique s’enrichit de nouveaux résultats. Pour qui connaît un peu le monde souterrain et ses contraintes, on ne peut que saluer le travail de patience qu’a constitué cette restitution, point par point et item par item, de la cavité : au total, ce sont 18 672 éléments qui sont ici géoréférencés, parmi lesquels 786 entités graphiques, 2 476 ossements et 4 136 concrétions. Condenser ces informations en 20 cartes relève d’un véritable tour de force, et fait apparaître en creux tous les efforts consentis en matière de gestion, d’archivage et de traitement des données depuis plus de vingt ans. Par-delà l’engouement actuel pour l’objet technologique – qui relève bien souvent d’un effet de mode –, on prend ici conscience de l’intérêt qu’il recouvre, lorsqu’il s’agit d’intégrer des informations spatiales de nature diverse, dans un cadre interdisciplinaire.

12Les choix de la publication étant clairement explicités, les auteurs s’attachent, dans une deuxième section, à poser les cadres de leur étude. Intitulée “ Les contextes de l’art et de l’archéologie ”, cette partie s’organise en trois chapitres visant à replacer la cavité dans son milieu. L’évolution géologique de la grotte est retranscrite, sous la plume de J. J. Delannoy et al. (Chap. 4 : p. 98-117), en miroir des spécificités de son environnement physique. Ses caractéristiques morphogéniques et l’analyse géoarchéologique des sols et des parois conduisent les auteurs à restituer une histoire en quatre temps principaux, renvoyant à travers les 23 derniers millions d’années, à des épisodes successifs de creusement et de comblement, avant sa fermeture définitive autour de 21.5 ka b2k. L’accent est mis par la suite sur la morphologie de la Grotte Chauvet au cours du Pléistocène supérieur, au moment précisément où cette dernière fréquentée par les hommes et les carnivores (MIS 3). Cet état de la géographie des sols au début du Paléolithique récent reste à consolider, notamment dans les secteurs où les vestiges de surface ont été puissamment perturbés par les phénomènes post-dépositionnels, de nature principalement hydrologique. Dans ce contexte, de nouveaux travaux non-invasifs, restent à mettre en œuvre (évaluations géophysiques, modélisation 3D, etc.) afin de restituer au plus près les paysages souterrains contemporains des grands épisodes d’occupation humaine.

13Pour tenter de calibrer ces incursions et de saisir les conditions de leur succession, la Grotte Chauvet a fait l’objet, depuis sa découverte, de nombreuses campagnes de datations physiques : si elles visaient à l’origine à déterminer prioritairement les périodes de réalisation des entités graphiques, elles ont investi au fil du temps l’ensemble du champ de la recherche, abordant tour à tour le problème des fréquentations animales de la cavité et, par conséquent, celui de leur synchronicité avec les présences humaines ou la question des rythmes de constitution de l’éboulis d’entrée. À cet égard, le Chapitre 5 (p. 118-141) fournit au lecteur de précieuses clés de compréhension de ces travaux visant à contraindre progressivement l’âge des ensembles géologiques et des sols archéologiques. Volontiers pédagogues, H. Valladas, A. Quilès et al. détaillent les méthodes sollicitées, en fonction des matériaux analysés, de leur champ d’application et de leurs marges d’incertitude (mesures radiocarbone (¹⁴C) pour les ossements et les charbons déposés au sol ou sur les parois ; thermoluminescence pour les roches rubéfiées ; datations par l’U/Th des spéléothèmes ; datations cosmogéniques au ³⁶Cl sur les blocs effondrés du paléo-porche). Dans le cadre de l’étude globale de la cavité, un effort particulier a été consenti à leur confrontation, compte tenu de leur interopérabilité, de leurs imprécisions et de leurs limites. Dans un contexte où les modalités d’acquisition des données demeurent souvent obscures et les résultats des mesures radiométriques assénés comme autant d’arguments d’autorité, cet exposé se révèle extrêmement utile pour comprendre que les datations ne forment finalement que des probabilités d’aide au raisonnement pour mieux saisir l’épaisseur temporelle des événements. Avançant avec prudence leurs arguments, les auteures mettent ensuite en lumière la nécessité d’une modélisation statistique des mesures d’âge visant à réduire progressivement le spectre des inconnues. Ce faisant, elles parviennent à établir une chronologie précise des épisodes liés aux activités des hommes et des animaux dans la cavité et à l’évolution du paléoenvironnement à ses abords immédiats.

14C’est justement les problématiques paléoenvironnementales qui sont au cœur du Chap. 6 (p. 143-153). L’analyse des phytorestes conservés dans la grotte (échantillons polliniques, charbons de bois, etc.) et de leurs traces indirectes (empreintes végétales conservées dans les salles profondes permettent de charpenter solidement les connaissances nécessaires à l’appréhension du contexte climatique et environnemental des occupations humaines et animales. Les données rendent compte d’un climat globalement froid et du caractère steppique du paysage, entrant en cela en cohérence avec les résultats des analyses sédimentologiques et géomorphologiques. En cela, elles prennent place dans la connaissance globale de la phase récente de la dernière période glaciaire, à la charnière des stades isotopiques 3 et 2 : dans le détail, cette dernière est toutefois caractérisée par des variations climatiques brutales marquées par une alternance d’épisodes tempérés et froids de courte durée (évènements de Dansgaard-Oeschger) qui reste difficilement perceptibles dans les enregistrements de la Grotte Chauvet. Ce constat peut être lié à la résolution des séquences étudiées, mais, dans le sud de l’Ardèche, au contact des reliefs pour partie englacés du Massif central, il n’est pas impossible que la couverture végétale soit restée extrêmement ouverte durant tout le Pléniglaciaire weichsélien, du fait même de sa composition, rendant la perception des stadiaires et interstadiaires délicate.

15Nous n’avons fait jusqu’ici que tourner autour de l’homme et de ses traces, mais le décor est planté. Parvenus à ce stade, nous voilà équipés conceptuellement et intellectuellement pour découvrir la Grotte Chauvet, dans toute sa diversité et sa complexité. Avant d’y entrer pleinement, il convient toutefois d’examiner le cadre naturel et archéologique dans lequel elle s’insère (p. 157-161). Les photographies, les cartes contextuelles et l’illustration de modelés du paysage abondent dans cette partie, documentant d’abord la géologie et la géomorphologie des falaises calcaires dans lesquelles les cavités s’étendent. Faisant varier la focale depuis le global vers le local, les auteurs jouent habilement avec les échelles d’observation pour éclairer le lecteur sur la position singulière de cette grotte ornée d’exception : au cœur des Gorges de l’Ardèche, à portée de regard du Pont-d’Arc, édifice prégnant dans le paysage calcaire, Chauvet fait partie d’un vaste ensemble de réseaux karstiques qui se développent en amont comme en aval de la Combe d’Arc. Il s’insère de surcroît au sein d’un important complexe de gisements paléolithiques et de cavités ornées qui confère à cette région le statut de véritable “ province préhistorique ” à l’échelle de toute l’Europe de l’ouest.

16Ses contours se confondent avec les parcours des groupes humains dont rend compte l’exploitation de certaines géoressources. De ce point de vue, on regrettera que les résultats de l’analyse pétrographique des rares témoins lithiques prélevés (18 en tout) ne soient pas présentés dans le détail, alors qu’ils sont riches d’enseignements sur la position de la Grotte Chauvet dans les “ réseaux de lieux ” du Paléolithique récent (Delvigne et al. 2014). Occupée depuis l’Aurignacien (Abri du Pêcheur, peut-être la Grotte du Figuier) jusqu’au Magdalénien, en passant par le Gravettien et le Solutréen/Salpêtrien, la vallée de l’Ardèche tisse en effet une trame chrono-culturelle remarquable qui donne toute leur profondeur paléohistorique aux deux principales phases d’occupation humaine de la cavité (vers 37-34 ka cal BP, au cours de l’Aurignacien, puis entre 31 et 29 ka cal BP, soit pendant le Gravettien). In fine, ces dernières font sens à la lumière de l’attribution des vestiges mis en lumière et de la composition des assemblages régionaux, mettant en exergue l’originalité de cette zone de contact.

17Cet exposé permet en dernière instance de saisir le caractère spectaculaire de l’inscription de la Grotte Chauvet dans le paysage préhistorique : répondant aux “ géosymboles ” de l’environnement – pour reprendre le terme de J. Bonnemaison (1981) –, elle ne peut être perçue qu’en relation avec le Pont-d’Arc et les multiples édifices karstiques qui jalonnent la vallée. À cet égard, la grotte elle-même ne devait pas constituer, au début du Paléolithique récent, le moindre de ces repères, comme en témoigne la restitution de son paléo-porche (p. 168-169). Pour des raisons religieuses, ethniques ou culturelles, cet ensemble monumental a très tôt pris une dimension symbolique aux yeux des groupes paléolithiques, confortant leur identité et leur sentiment d’appartenance territoriale. Son appropriation par l’art a sans doute marqué l’ultime étape de cette construction.

18Ces éclairages étant donnés, le visiteur – ou le lecteur, car la confusion est grande – pénètre enfin dans la cavité. Vingt cartes, le plus souvent à l’échelle 1/100, nous permettent de voyager dans les salles et les galeries, depuis l’éboulis d’entrée jusqu’à la Galerie de la Sacristie qui forme l’échancrure de la Salle du fond, si richement ornée. Tout au long de ce périple souterrain, nous cheminons sur près de 500 m sans obstacle majeur, la chatière de la découverte ayant été aménagée pour faciliter cette plongée vers l’inconnu. Les pages qui suivent nous font découvrir chaque secteur, selon une progression qui suit le cheminement naturel imposé par la topographie. Nous franchissons les espaces comme autant de seuils ou de paliers symboliques, descendant – si l’on se fie aux courbes de niveaux et aux profils transversaux systématiquement donnés en illustration – jusqu’au sanctuaire profond. Le spectacle qui s’offre à nos yeux oscille entre espaces immenses où lumière et bruit se perdent, espaces confinés dont l’accès, difficile, accentue la part de mystère et espaces encore inconnus, dont la connaissance est contingentée aux passerelles modernes qui empêchent d’en percer tous les secrets.

19Il serait vain de tenter de résumer l’ensemble des résultats, passionnants, obtenus par l’équipe scientifique de la Grotte Chauvet depuis près de vingt-cinq ans. Chaque chapitre ne retient d’ailleurs qu’un ou deux aspects signifiants, évitant les redondances d’une description trop systématique. En conséquence, nous chercherons nous aussi à donner quelques « coups de projecteur » sur les acquis les plus saillants, les données les plus inattendues et les hypothèses les plus stimulantes des recherches en cours sur l’histoire de la cavité et son décor. Devant la profusion de documents et le luxe de détail, le lecteur aura tout le loisir de s’égarer par la suite, sans jamais se perdre cependant : outre le solide bagage théorique transmis par les auteurs, il aura pour fil d’Ariane une planche mobile, discrètement encartée dans l’ouvrage. Cet instrument, qui précise le découpage cartographique de la grotte et en livre une légende simplifiée, se révèle essentiel pour toujours garder l’esprit en éveil et ne pas s’abandonner totalement à la contemplation ou à la rêverie. Cela viendra plus tard.

20Nous pouvons désormais y aller. La première carte (p. 162-169) nous fait franchir le talus externe : ce faisant, elle nous livre, sous le chaos des blocs, les premières clés de compréhension de la paléo-entrée de la grotte, élément majeur du paysage au cours de la Préhistoire, aujourd’hui totalement dérobé au regard du visiteur. Cet aspect nous conduit à nous interroger sur les processus d’écroulement et de fermeture de la cavité (Carte 2 : p. 170-177). Les études réalisées sur l’éboulis d’entrée ont permis de déterminer plusieurs épisodes majeurs dans la constitution de ses dépôts. Ils font suite à l’écroulement de la corniche du Rocher d’Abraham, tout proche, autour de 34.5 ka b2k, et correspondent à trois phases principales d’effondrement qui ont pu être respectivement datées par la méthode du ³⁶Cl à 29.4 ka b2k, 23.5 ka b2k et 21.5 ka b2k. Comme le restitue parfaitement la coupe théorique du cône gravitaire (fig. 12.4), les accumulations successives qui en résultent ont presque totalement obturé l’entrée de la grotte, interdisant définitivement son accès à partir du Dernier Maximum Glaciaire (jusqu’en 1994) et modifiant en profondeur la morphologie des espaces antérieurs.

21Passées la Galerie de l’Entrée et la Salle de l’Atelier, on accède à la Salle Morel par une étroiture de la paroi (Carte 3 : p. 178-185). Du haut du promontoire qui en fixe l’accès, il est possible d’y découvrir les premières traces humaines (traces charbonneuses, impacts sur une colonne stalagmitique) et animales (ossements épars, griffades d’ours). De rares ponctuations rouges viennent relier cet espace à part au reste de la cavité, dont le développement s’opère à l’opposé, en direction du nord. Sur le chemin du retour, la base de l’éboulis d’Entrée (Carte 4 : p. 186-191) livre les traces de phénomènes post-dépositionnels ou de manipulations anthropiques surprenants : à l’extrémité distale du talus, deux humérus d’ours apparaissent fichés verticalement dans les sédiments. Ils pourraient avoir été expulsés par le gel lors d’épisodes de forte cryoturbation ou plantés ici pour des raisons qui nous échappent – peut-être à caractère symbolique – par les hommes de la Préhistoire.

22Compte tenu de l’obturation presque complète de l’entrée, on a grand-peine aujourd’hui à imaginer que la lumière du jour devait entrer largement dans la grande Salle Brunel (Cartes 5 et 6 : p. 192-203) dont le fond est pourtant situé à près de 70 m du porche. Elle constitue, avec la Salle des Bauges située plus au nord, l’un des deux grands volumes accessibles depuis l’entrée paléolithique. Son sol présente de nombreuses anomalies, dont certaines sont connexes aux deux grands soutirages qui le recoupent. C’est sur l’un des anciens édifices stalagmitiques qui la sépare de la Salle des Bauges que nous trouvons le premier ensemble pariétal conséquent de la grotte : le grand panneau dit de l’Entrée porte de nombreux points-paumes réalisés à l’ocre rouge. Ce motif se retrouve en différents points de l’espace et donne à la Salle Brunel son thème principal. Plus loin, la Loge du Cervidé Rouge et le Diverticule des Ours livrent des figurations animales qui tirent profit du relief naturel. Les artistes qui ont dessiné au trait rouge deux bouquetins adultes, à côté des trois célèbres ours, ont alors utilisé des fissures de la roche clastique pour le tracé des cornes et certaines sections du corps. Le Panneau des Dominos, sur la paroi nord, combine pour sa part signes et représentations zoomorphes partielles, laissant l’impression d’un enchevêtrement complexe, dont l’organisation nous échappe. L’abside qui ferme la salle révèle enfin trois petites têtes de chevaux et une main positive.

23L’immense Salle des Bauges (Cartes 7 à 10 : p. 204-227) se présente comme un conservatoire éthologique exceptionnel de l’ours des cavernes. La diversité des témoins qu’il y a laissés permet d’approcher au plus près ses comportements d’hivernation et de pré-hivernation : ossements et crânes, griffades, empreintes isolées d’adultes et d’oursons, zones d’intenses piétinements, creusements circulaires accueillant les fameuses bauges qui ont donné leur nom à cet espace. Certains de ces vestiges se retrouvent parfois sous la forme d’accumulations remarquables, comme celle identifiée près de l’éboulis d’entrée et poétiquement appelée la “ Rivière d’Os ”. Quelques compositions pariétales prennent place, discrètement, sur les parois : c’est le cas à l’ouest où ont été repérés en 2015 et 2016 deux animaux cachées derrière un pendant de la voûte. Leur inventaire demeure toutefois précaire, du fait de la fragilité des sols dans ce secteur ; la faible densité d’éléments artistiques doit donc être vue ici comme l’effet provisoire d’une observation à distance. De fait, seuls quelques rares dessins et point-paumes sont signalés de loin en loin, jusqu’à l’exceptionnel Panneau de la Panthère qui offre l’une des représentations les plus originales de tout l’art paléolithique.

24La visite se poursuit au nord-est par l’étude des multiples massifs concrétionnés de la Galerie du Cactus (Carte 11 : p. 228-233). Ses pendants et les vastes surfaces lisses de ses parois accueillent plusieurs ensembles remarquables, hélas dégradés, dont le fameux “ Mammouth de la découverte ”. Les archives naturelles conservées dans cet espace permettent de retracer certains événements ayant pris place dans la cavité : c’est le cas de la “ coulée ” stalagmitique décrite en paroi ouest, près de l’entrée, et qui correspond à d’anciennes générations de spéléothèmes constituées entre différentes phases d’ennoiement et aujourd’hui fortement corrodées. La Galerie des Panneaux Rouges, située en contrehaut (Carte 12 : p. 234-239), engage la transition avec le secteur profond de la grotte. Dans cette partie, les sols archéologiques ont subi de multiples altérations du fait de l’activité hydrique qui fait converger à cet emplacement les écoulements en périodes de fortes précipitations. Sur l’une des rares “ plages ” préservées, près de la Galerie de la Bretelle, on observe malgré tout des empreintes d’ours et un ensemble de blocs redressés dont l’agencement a nécessité l’intervention de plusieurs individus. Après avoir dépassé le Panneau des Mains négatives, la Galerie Rouzaud (Carte 12 bis : p. 240-243) forme un témoin privilégié de l’évolution spéléogénique de la grotte : dans un diverticule qui se développe vers le nord-ouest, un abondant concrétionnement a enregistré les cinq générations répertoriées par ailleurs dans la cavité, en lien avec les différentes étapes de son façonnement.

25Les Galeries du Seuil et du Cierge (Carte 13 : p. 244-251) qui s’enfoncent en direction du nord-ouest marquent un net resserrement des conduits souterrains. Le parcours impose alors de se baisser, accentuant l’impression de passage d’un lieu à un autre. Ce basculement s’exprime également dans le changement qui intervient dans l’expression pariétale : à partir de la Galerie du Seuil, les dessins rouges qui dominaient depuis l’entrée cèdent désormais la place à d’autres techniques, d’autres modes de représentation, comme les tracés digitaux ou les dessins noirs. La quasi-absence de représentations graphiques sur les parois de ces deux galeries – seule une silhouette gravée de mammouth est présente sur la paroi gauche de la Galerie du Cierge, associée à des traces charbonneuses qui semblent constituer un marquage intentionnel le long du cheminement – rend plus perceptible encore la rupture entre des paysages souterrains, des univers différents. Par contraste, les sols de la Galerie du Cierge ont conservé d’importantes traces d’activités humaines : témoins d’extraction de pierres et d’argile, alignement de blocs, structure de petites dalles rapportées, plaquette calcaire logée dans une anfractuosité de la paroi et dépôt d’un bloc au pied de la banquette marquant l’entrée de la Salle Hillaire. Cette “ artificialisation ” des sols et l’appropriation de l’espace qu’elle traduit signent une volonté d’apprivoisement des espaces profonds par l’homme paléolithique, à distance de l’entrée de la grotte et de la lumière du jour. Ce faisant, elles préparent également un feu d’artifice pariétal.

26Au débouché de la Galerie du Cierge, la Salle Hillaire se caractérise par sa position centrale : véritable carrefour naturel, elle dessert l’ensemble des espaces formant la seconde partie de la cavité (Cartes 14 et 15 : p. 252-263). S’apparentant à un vaste hémicycle de 30 m de diamètre et de 19 m de hauteur sous voûte, elle est ceinturée, à l’est, par des banquettes limono-argileuses d’un mètre de hauteur. Les sols conservent les vestiges de plusieurs phases de fréquentation humaine : le sondage SH1 réalisé en contrebas de l’entrée a révélé deux niveaux anthropiques, marqués par des horizons charbonneux dont le plus ancien a été daté autour de 35 ka cal BP. Les œuvres d’art se concentrent sur des parois et des pendants recouverts d’un film argileux brun clair. Cette surface a permis de réaliser des tracés dans la matière molle, soit à l’aide d’outils, soit directement au doigt. Un pendant précédant le vaste soutirage central porte l’image d’un hibou, tandis que la paroi de gauche se trouve décorée dans toutes les zones où l’on peut circuler, depuis le Locus des Rhinocéros jusqu’au Panneau du Cheval gravé et ses grandes figures animales. Plus loin, trois dessins noirs sont visibles, dont celui d’un ours. Près de l’entrée de la Galerie des Mégacéros, se développe une succession de panneaux décorés qui comptent parmi les plus spectaculaires de Chauvet : Alcôve du Rhinocéros, Panneau des Rennes, Alcôve des Lions et Panneau des Chevaux. Rien de moins. Sur une dizaine de mètres, les dessins noirs reprennent et soulignent la morphologie complexe de la paroi. Visibles de loin, ces panneaux captent notre regard, que nous nous dirigions vers la Salle du Fond ou vers la Salle du Crâne.

28En revenant dans la Salle Hillaire, on accède à la Galerie des Mégacéros (Carte 18 : p. 278-285) par une étroiture qui s’ouvre en léger surplomb à droite de l’Alcôve du Rhinocéros. Trois paliers principaux séparés par des ressauts de hauteurs différentes, scandent la progression le long de cette galerie de 25 m de long et 7 m de dénivelé négatif qui constitue un passage obligé vers la Salle du Fond. Chaque palier accueille des ensembles graphiques qui se font face : Panneaux noirs du Rhinocéros et du Mégacéros au niveau de l’entrée, Panneaux gravés du Félin et des Vulves au centre et, de nouveau, deux ensembles au fusain à l’extrémité de la galerie (Panneaux des Mégacéros, du Petit Rhinocéros et du Bouquetin, ce dernier étant isolé sur un lobe rocheux). Outre ce dispositif pariétal, notre cheminement nous permet d’appréhender une des plus exceptionnelles concentrations de vestiges de la Grotte Chauvet. La présence humaine se manifeste en plusieurs phases : celle des dessins proprement dit, à la période aurignacienne, et celle des tracés charbonneux qui s’égrènent en paroi le long du couloir et dont certains correspondent à des mouchages de torches gravettiens. Sur le dernier palier se rencontre une impressionnante série de foyers, parfois associés à des empreintes de branchettes. Plus haut (§ 6.3.3, p. 149), nous avons appris qu’une seule essence de bois y avait été employée comme combustible, signant peut-être un choix technique pour la fabrication des fusains. À proximité, une pièce en ivoire de mammouth travaillé a été abandonnée au sol : mesurant une trentaine de centimètres, elle est amincie à ses deux extrémités, sans doute pour former une sagaie.

29Une fois ce palier franchi, l’étroit couloir de circulation laisse place à de plus grands volumes. La déclivité du sol s’accentue, forçant l’impression de descente vers un lieu soustrait au jour – et à la connaissance. Comme il y a 36 000 ans, elle réclame de la prudence dans le cheminement. Les ours qui ont parcouru la galerie ont eux-mêmes glissé, comme en témoignent de nombreuses traces au sol ! Mais l’effort en vaut la peine : nous touchons là au centre névralgique de la Grotte Chauvet. Car la Salle du Fond en constitue le sanctuaire profond. Doublée par la Galerie du Belvédère à droite, elle s’achève par la “ Sacristie ”, au droit du grand soutirage qui marque le terme de la cavité (Cartes 19 et 20 : p. 286-303). À côté des grandes compositions pariétales qui ont fait la renommée du site, la présence de gours étagés et de pendants effilés participe du choc visuel que l’on ressent en parvenant à cet endroit. Ce sentiment est renforcé si nous nous aventurons dans la Galerie du Belvédère : accidenté et sinueux, ce couloir aboutit à une sorte de lucarne dominant de près de 2 m. l’espace voisin et ouvre sur les grandes compositions de la paroi de gauche : Panneau des Bisons, spectaculaire Frise des Lions, Niche au Cheval et Panneau des Rhinocéros. De là, un éclairage adapté, soigneusement disposé au pied des parois, permettait sans doute de mettre en mouvement cet impressionnant bestiaire, que l’on croit à tort figé dans sa course folle. Le Pendant de la Femme demeure quant à lui partiellement soustrait au regard, filant la dialectique entre le visible et le caché ou, pour reprendre les termes des auteurs, la “ double logique du spectaculaire et du retiré ” (p. 297). Nous touchons là au plus près du mystère de cet art.

31Donner à ressentir plutôt qu’à voir : c’est tout l’enjeu de cet Atlas, et chaque lecteur cherchera dans ces cartes les termes de sa propre curiosité, par une lecture intuitive qui tient plus en réalité du parcours initiatique, pour ne pas dire de la quête ontologique. En cela, cet ouvrage est bien une œuvre scientifique “ totale ”, fruit d’une approche plurielle et intégrée qui ouvre sur une compréhension élargie d’une des plus exceptionnelles cavités ornées du Paléolithique.