1Cet ouvrage est le quatrième volume d’une collection dirigée par Elisabeth Anstett et Jean-Marc Dreyfus (Université de Manchester) intitulée : Les cadavres dans les génocides et les violences de masse. Il rend compte des travaux menés au cours de deux journées d’étude associant archéologues, anthropologues biologiques et anthropologues sociaux et rassemble douze contributions.

2La thématique traitée fait un pas de côté par rapport à l’objet principal de la collection puisqu’il est peu (voire pas) question de violence de masse dans ce volume mais plutôt de dégradation symbolique, supposée ou réelle, infligée à certains corps associés à des espaces détritiques.

3Les douze chapitres couvrent, évidemment de manière discontinue, un spectre chronologique très large : du Paléolithique supérieur à nos jours, et une grande diversité de contextes géographiques en Afrique, Europe et Amérique du Sud.

4Chapitre 1 – E. Trinkaus, S. Sázelová et J. Svoboda - Restes d’humains en contexte pavlovien : sépultures, parties de corps et ossements isolés au Paléolithique supérieur ancien. Contexte chronoculturel : Paléolithique supérieur, Moravie (Rep. Tchèque). Les auteurs discutent de la relation que pourraient entretenir, ou pas, des corps, des parties de corps, et des fragments humains dispersés avec les rejets détritiques des chasseurs-cueilleurs des sites de Dolní Věstonice I et II et de Pavlov I entre 32 000 et 30 000 avant notre ère. Il ressort de l’analyse que l’association entre déchets des activités et restes humains est très difficile à déterminer et que donc le statut détritique de ces derniers n’est pas assuré. Cette difficulté à conclure est évidemment imputable aux nombreux filtres occultants qui se dressent entre les “ producteurs d’artefacts ” du Paléolithique et les archéologues qui se sont donné pour objectifs de les comprendre : éloignement chronologique, culturel, perturbations taphonomiques n’en sont pas les moindres.

5Chapitre 2 – P. Lefranc et F. Chenal - Les dépôts de corps en fosses de plan circulaire au Néolithique (milieu du V^e – milieu du IV^e millénaire av. J.-C.) : dépôts, rejets ou résidus du rituel ? Contexte chronoculturel : Néolithique Michelsberg, Alsace (France). Les auteurs abordent la question de dépôt de corps dans de grandes fosses circulaires aux 5^e et 4^e millénaires avant notre ère dans le sud de la plaine du Rhin. Le point de départ de la réflexion est fondé sur l’observation d’une “ déviance ” par rapport à la norme funéraire dans la position de certains corps déposés dans ces fosses (ceux déposés dans une position qualifiée donc par défaut de “ normale ” sont intégrés sans autre forme de procès dans la catégorie des sépultures). Après avoir évacué rapidement les hypothèses de la relégation de corps et des morts d’accompagnement, les auteurs s’appesantissent sur l’hypothèse de pratiques sacrificielles pour expliquer ces dépôts anormaux. On peine toutefois à adhérer à cette explication tant les nombreux exemples ethnographiques invoqués pour l’étayer sont éloignés géographiquement et chronologiquement de ces défunts. Il semble que ce soit également donner une force excessive au postulat de départ : tout dépôt dans une position “ anormale ” signalerait une intentionnalité “ négative ” des Néolithiques, privant le défunt d’un accès à une sépulture comme ses contemporains.

6Chapitre 3 – M. Daugey - Des têtes d’ennemis pour nourrir un fumier symbolique en pays kabyè (Togo). Contexte chronoculturel : époque contemporaine, région de Kara (Togo). Cet article aborde, sous l’angle de l’anthropologie sociale, la question des buttes de terre “ hude ” mot signifiant fumiers dans la langue Kabyè. Ces buttes sont des espaces détritiques symboliques au sein desquelles, les Kabyè ont enterré, jusqu’au début du 20^e s., les têtes coupées de leurs ennemis. Cette pratique a progressivement cessé suite à l’arrivée des colonisateurs allemands en 1898, et bien que la présence de crânes soit maintenant ignorée par la plupart des Kabyè, les buttes jouent encore un rôle dans l’initiation masculine. Au terme d’un parcours symbolique, les jeunes hommes doivent gravir la butte et y faire résonner une cloche selon une gestuelle codifiée pour réussir leur entrée dans le dernier des quatre grades de leur initiation. Plusieurs connotations symboliques sont attachées à la butte fumier : guerrière, génésique, mise en contact avec la sauvagerie du monde extérieur à la communauté. La conception de cet espace détritique symbolique n’a donc pas à proprement parler de connotation négative ou dégradante. La butte recèle ainsi un potentiel à la fois destructeur et créateur et l’initiation vise à construire des hommes capables de surmonter les dangers qu’elle symbolise.

7Chapitre 4 – R. Wouassi Ladjinou - Des kwopo’oh aux tombes : les mutations dans les formes d’inhumation chez les Bamikélé (Ouest-Cameroun), xvi^e-xxi^e siècle. Contexte chronoculturel : Époques moderne et contemporaine, région Ouest du Cameroun. Il est question ici de “ mauvaise mort ” qui a pour conséquence la dépréciation radicale du cadavre par ses contemporains qui le considèrent alors comme un déchet qui doit être rejeté loin des habitations, en marge des lieux d’activités agro-pastorales : au kwopo’oh. La catégorisation des mauvais morts s’est progressivement estompée sous l’influence du christianisme et l’auteur ne la documente principalement qu’à partir d’entretiens avec des anciens (notables) et quelques références et comparaisons bibliographiques parfois assez éloignées de son contexte (Égypte ancienne). À ce titre, seule la dernière partie de l’emprise chronologique annoncée par l’auteur dans son titre est réellement abordée dans le cadre de cette présentation et on se prend à souhaiter la mise en place d’une approche complémentaire à ce travail par l’archéologie pour explorer ces kwopo’oh qui ne sont plus présents que dans les mémoires aujourd’hui.

8Chapitre 5 – A. Thomann, F. Carré et Y.-M. Adrian - Des cadavres jetés dans un puits abandonné au Moyen Âge. Analyse comparative de deux cas Normands. Contexte chronoculturel : viii^e-x^e s., département de l’Eure (Normandie, France). Les auteurs présentent les cas de deux découvertes de squelettes dans des puits comblés suite à leur abandon à la fin du haut Moyen Âge. Sur le site du Val de Reuil, le squelette incomplet d’un homme a été découvert, mêlé à de nombreux autres ossements d’animaux dans le comblement d’abandon du puits. Sur le site de Tournedos-Portejoie, le squelette d’une femme a été retrouvé sous celui d’un chien. Dans le premier cas, une grande partie des ossements manquent, dans l’autre, seuls les pieds sont absents de l’inventaire. Les autres puits des deux sites ont souvent livré les restes d’animaux dans leur comblement. Ainsi, ces structures semblent être considérées comme un endroit dans lequel on peut se débarrasser de cadavres encombrants. Les auteurs se gardent, avec raison, de conclure sur les motivations qui ont conduit à jeter dans ces puits ces cadavres ou portions de cadavres même s’ils soulèvent quelques pistes de réflexion. En revanche, la question de la représentation partielle des corps n’est pas franchement discutée dans le cadre de cette communication, ce que l’on peut regretter.

9Chapitre 6 – M. Perelman - Cadavres et morts politisées dans la décharge publique de Buenos Aires. Contexte chronoculturel : début du xxi^e s., Buenos Aires (Argentine). La présence de cadavres dans les décharges d’Argentine n’est pas exceptionnelle car elles sont le théâtre d’assassinats mais également des lieux de dépôt de corps mort depuis de nombreuses années. L’auteur revient sur deux cas de découverte de cadavre dans la décharge de La Quema au sud de la ville. Dans le premier, il s’agit d’un jeune homme de 15 ans issu des milieux populaires pauvres enseveli sous un camion d’ordure alors qu’il tentait d’échapper à la police. Dans le deuxième, il s’agit d’une jeune fille de classe moyenne assassinée et dont le meurtrier a voulu dissimuler le corps. Dans le premier cas, la dépréciation sociale du corps du défunt précède sa mort, dans le second la mort est considérée comme injuste et c’est le meurtrier qui fait l’objet d’une condamnation par la société. La présentation de ces deux cas, sous-tendus par deux motivations très différentes, mais produisant des matérialités identiques, ne peut que nous inciter à la prudence quand, en archéologie, nous avançons des interprétations quant à la motivation des dépôts que nous découvrons.

10Chapitre 7 – C. Laforest et I. Selsvold - Des corps byzantins dans des dépotoirs romains : trois dépôts mortuaires non conventionnels dans le sanctuaire de Pluton à Hiérapolis de Phrygie (Turquie). Contexte chronoculturel : xi^e s., Hiérapolis (Turquie). Trois squelettes ont été découverts dans, ou à proximité, des ruines du Plutonium du sanctuaire de Hiérapolis. Datés par radiocarbone des xi^e-xii^e s., ils sont plus certainement attribuables au xi^e s. d’après l’analyse de la stratigraphie de ce secteur de la cité. Ces trois défunts ont donc été inhumés dans une zone ruinée de la cité antique qui, à l’époque, est utilisée pour partie comme zone de dépotoir et pour diverses activités profanes. L’intentionnalité du dépôt ne fait cependant pas de doute et les auteures classent ces dépôts dans la catégorie des sépultures. Elles sont toutefois aménagées dans un espace déprécié par rapport à la norme funéraire de l’époque, c’est-à-dire l’inhumation dans un cimetière consacré. Toutefois ces sépultures ayant fait l’objet d’un certain soin, les défunts ne semblent pas traités par leurs contemporains comme des déchets. Les raisons de leur exclusion de l’espace consacré ne sont pas déterminables précisément en l’état mais les auteures proposent plusieurs pistes d’explications.

11Chapitre 8 – M. T. Ferreira et al. - Allongés à la poubelle : inhumations d’esclaves au Valle da Gafaria Lagos (Portugal), xv^e – xviii^e siècles. Contexte chronoculturel : xv^e-xvii^e s., Lagos (Portugal). Près de 160 squelettes ont été découverts lors de l’exploration archéologie d’une décharge utilisée entre le xv^e et le xvii^e s. Les défunts présentent un état sanitaire assez dégradé, une faible espérance de vie et des modifications dentaires intentionnelles. Autant d’indices qui permettent de penser qu’il s’agit d’escales ou de leurs enfants (pas de sélection selon le critère de l’âge). Des analyses génétiques sont venues corroborer cette hypothèse. Le peu de soin dont ont bénéficié les défunts (certains étant manifestement ligotés au moment de l’inhumation) témoigne du peu de respect accordé à ces corps, impression encore renforcée par le lieu choisi pour les enterrer. La découverte de Lagos illustre ce que l’on sait par l’étude des sources qui indiquent qu’au début de la traite au xv^e s., les esclaves ramenés d’Afrique sont considérés comme des marchandises (et donc traités comme tels). Leur évangélisation progressive à partir du xvi^e s. va leur permettre d’accéder à l’espace consacré du cimetière.

12Chapitre 9 – V. Zagaria - Inhumés dans une ancienne décharge : enterrer les morts aux frontières de l’Europe dans une ville côtière tunisienne. Contexte chronoculturel : début du xxi^e s., Zarzis (Tunisie). Cet article présente le cas d’un cimetière créé dans une ancienne décharge pour inhumer les corps des migrants qui meurent dans leur tentative de rejoindre les côtes européennes. Il s’agit d'un vaste terrain vague utilisé préalablement comme décharge. Les morts sont quasi systématiquement renvoyés dans un double anonymat : personnel puisque leur nom n’est pas connu, social et institutionnel puisque les institutions et la plupart des citoyens tunisiens préfèrent ignorer leur présence. À ce titre, le terme de cimetière employé par l’auteure semble moins approprié que zone funéraire ou mortuaire… Ici donc pas de considération ou déconsidération des morts qui sont renvoyés à une altérité qui permet à la société de les garder “ à distance ” et ainsi de minimiser le sentiment de mal-être qui pourrait découler de cette absence de considération pour des défunts.

13Chapitre 10 – E. Wermuth et N. Peyne - Les restes humains épars sur les habitats gaulois des poubelles sur l’agglomération de Bois La Croupe. Contexte chronoculturel : La Tène C1 – La Tène D2a (milieu du iii^e-milieu du i^er s. av. J.-C.), Blois, Loir-et-Cher (France). La fouille du site de la Croupe a révélé les vestiges d’une partie d’une agglomération gauloise en bord de Loire occupée entre le milieu et la fin de La Tène. Les restes humains s’y présentent dans divers contextes : deux sépultures ont été découvertes le long d’un axe de circulation, un individu supplémentaire (partiellement conservé) a été découvert dans le comblement d’abandon d’un puits et des ossements humains épars dans les comblements d’abandon de diverses structures domestiques contenant également les débris des rejets de céramique ou de faune. Le crâne de l’individu inhumé dans le puits manque sans que l’on puisse imputer cette lacune à un problème de conservation, il y a donc probablement eu prélèvement. Quant aux os épars, le terme d’os en position secondaire employé par les auteurs ne semble pas le plus approprié. Ils semblent bien plutôt en position tertiaire. En effet, a contrario d’ossements remobilisés dans un espace funéraire mais traités d’une manière qui permet de penser qu’ils conservent une valeur représentative des défunts, ceux du site de Blois ont subi un traitement équivalant aux débris des rejets de la vie domestique ou des activités artisanales. Ces restes semblent donc traités comme des déchets mais ce traitement relève-t-il d’une intentionnalité négative ? Rien n’est moins sûr et peut-être témoignent-ils de l’oubli, de l’ignorance ou d’une simple dévalorisation pour des raisons qui nous échappent.

14Chapitre 11 – C. Fonseca et R. Grazinoli Garrido - Jeter des restes humains : le cas d’un laboratoire de la police de Rio de Janeiro. Contexte chronoculturel : début du xxi^e s., Rio de Janeiro (Brésil). Cette contribution illustre la difficile gestion des fragments humains déposés dans un laboratoire de la police scientifique à des fins d’enquêtes judiciaires. Difficile car viennent se télescoper voire s’affronter des logiques très différentes autour de ces restes : entre contrainte de la gestion de l’espace et de la bonne conservation des tissus et crainte des institutions de se voir reprocher d’avoir “ détruit des preuves ”. Cette dernière préoccupation illustre bien les difficultés de certains acteurs à se détacher de l’élément matériel de la preuve alors que l’analyse de ce dernier a été réalisée et qu’il a donc, a priori, livré toutes les informations nécessaires à la justice… Cette contribution illustre également le fait que les restes humains qui sortent du schéma funéraire restent souvent dans un impensé de la part des institutions.

15Chapitre 12 – P. Charrier et al. - Humaniser les fœtus en les extrayant des déchets. Entre longue durée et reconfiguration des pratiques : le cas français. Contexte chronoculturel : fin du xx^e-début du xxi^e s., France. Cet article aborde l’évolution au cours du temps du rapport à la mort des fœtus et nouveau-nés du point de vue des institutions et des familles. Comme le notent les auteurs il s’agit d’une histoire de seuils et de leur variation imprimant dans le rapport à ces corps un mouvement de balancier entre réification et humanisation selon les époques. Au xix^e s., le traitement de ces corps rentre dans le cadre d’une procédure administrative sans que le statut d’enfant soit accordé au fœtus. À partir des années 1950, la gestion des naissances revient majoritairement à l’hôpital. Cette délégation à l’institution qui remplace la naissance dans le cercle familial à la maison a des conséquences. Tous les fœtus non viables et enfants mort-nés qui n’étaient pas réclamés étaient éliminés comme le reste des “ pièces opératoires de la mère ”. Depuis le milieu des années 1990, des outils et des concepts ont fait évoluer la perception et le statut de ces corps. Il s’agit en premier lieu de la catégorisation des fœtus en fonction de leur critère de viabilité (encore une affaire de seuils donc). Les institutions ont également cherché à favoriser l’expression des volontés parentales. Enfin, le principe du respect de la dignité de la personne humaine qui promeut un traitement “ à vocation universalisante ” aboutit à instituer le “ principe de sépulture ” pour tous les corps morts quelle que soit leur origine.

16La succession des contributions de cet ouvrage ne suit donc ni un ordre chronologique, ni une logique géographique. Elle témoigne en cela de la grande diversité des situations analysées. Les méthodes d’approche sont également variées : archéologie, sociologie, ethnologie. Mais, en l’état (embryonnaire) de la recherche sur le thème abordé dans l’ouvrage, ces approches différentes n’en sont qu’à se juxtaposer sans arriver, pour l’instant, à générer un dialogue qui permettrait d’aboutir à une meilleure appréhension et compréhension du phénomène de dépôt de restes humains dans des “ poubelles ”.

17Un questionnement fondamental qui émerge à la lecture des différents cas présentés, est la motivation de ces dépôts qui sortent du champ funéraire classique pour s’effectuer dans des lieux associés réellement ou symboliquement au dépôt d’ordures. Si la réponse semble plus facile à atteindre lorsque le regard se porte sur des situations contemporaines, elle ne l’est plus lors de l’examen des cas archéologiques qui ne sont documentés que par des restes matériels. Or l’article de M. Perelman montre bien que des motivations très différentes peuvent être à l’origine de la création d’une matérialité finale identique (des corps dans une décharge).

18Enfin, un des enseignements de cet ouvrage est de démontrer que “ l’habit ne fait pas le moine ” : l’inhumation dans un espace détritique n’est pas synonyme de dépréciation du cadavre qui n’est donc pas forcément considéré comme un déchet malgré ce que pourrait laisser penser sa situation au moment de la découverte.