1C’est un magnifique ouvrage, attendu de longue date, que nous ont offert François Hébert-Suffrin, tristement décédé peu avant la parution, et Christian Sapin, les deux meilleurs spécialistes français de l’architecture de cette période. Il était très urgent de remplacer l’ouvrage de Carol Heitz, paru en 1980 chez le même éditeur et qui était exclusivement consacré à l’architecture religieuse. Il est vrai qu’à cette date peu de résidences aristocratiques et de palais de cette période étaient connus en France. Quarante ans plus tard, le corpus de monuments a été en grande partie renouvelé par la recherche archéologique : connaissance de nouveaux sites mais aussi relecture de sites-vedettes, comme le palais d’Aix-la-Chapelle, par exemple.

2Comme le titre l’indique, l’approche est européenne car on ne saurait étudier l’architecture carolingienne sans prendre en compte tout le territoire de l’empire : les édifices de l’Allemagne, de la Suisse et de l’Italie d’aujourd’hui sont évidemment analysés, aux côtés de ceux, moins nombreux, conservés en France, et la bibliographie multilingue témoigne bien de l’envergure du propos. Il ne saurait en être autrement pour une période dominée par une idéologie du pouvoir ancrée sur l’Universalité de l’Église, dont les grands complexes épiscopaux comme monastiques témoignent autant que les palais.

3L’ouvrage est divisé en neuf chapitres thématiques, hormis le premier qui dresse l’état des lieux et des questions pour les v^e-viii^e s. Les chapitres II à VI abordent tour à tour les grands ensembles monumentaux par catégorie (palais, cathédrales, monastères) mais aussi la réforme liturgique et le culte des saints et des reliques, et leurs conséquences sur l’architecture et le décor. Les trois derniers chapitres sont davantage dédiés à l’art de bâtir, aux matériaux, aux différents types de décor et enfin à la pérennité des innovations carolingiennes.

4Le livre est complété par une quarantaine de courtes notices (pour la plupart d’une colonne maximum) dédiées aux principaux édifices de cette période, y compris des ensembles abordés en détail dans l’ouvrage (ces notices fournissent les dimensions principales des constructions et des références bibliographiques complémentaires). Suivent quelque 830 notes, qui pour la plupart contiennent les références qui renvoient à une bibliographie de 25 pages et enfin un index des noms de lieux. Si l’on ne peut produire un résumé d’un tel ouvrage, fondé sur un va-et-vient permanent entre analyses monographiques et synthèse, on se doit d’en souligner quelques-uns des apports principaux et de noter de très rares réserves d’ordre formel.

5Tout d’abord, le lecteur qui feuillète l’ouvrage puis le lit ne peut qu’apprécier la quantité et la qualité des figures, plans, élévations, coupes et photographies, générales ou, le plus souvent, de détail : pas une page, ou presque, sans illustration ! Si l’on reconnaît des représentations graphiques puisées dans des publications antérieures, le lecteur découvre aussi des illustrations moins connues fondées sur des études récentes. On peut toutefois regretter que dans de nombreux cas les légendes des documents ne soient pas reproduites, malgré le maintien de diverses trames ou couleurs, voire celui de codes identifiant les différents espaces, comme sur les plans du palais d’Aix (p. 68) ou du groupe épiscopal de Genève (p. 92). De même, l’indication de la date des documents dans les titres des figures n’est pas systématique et la référence bibliographique d’où ils sont tirés, quand tel est le cas, n’apparaît pas non plus. Ces ajouts auraient donné plus d’autonomie aux illustrations et permis au lecteur de mieux mesurer la part d’innovation qu’elles représentaient.

6L’actualisation des connaissances apparaît tout d’abord dans une sélection plus large de sites, et notamment dans la rédaction d’un chapitre entier consacré aux palais et résidences : si le palais d’Aix-la-Chapelle et les autres palais d’outre-Rhin y occupent toujours la place de choix, des résidences de moindre rang, telles que Doué-la-Fontaine, en cours de réexamen, ou Mayenne, sont traités. C’est dans ce chapitre qu’est aussi abordé l’oratoire de Germigny-des-Prés, bien que l’existence d’un palais lié à Théodulfe soit maintenant remise en cause.

7L’un des apports majeurs de cet ouvrage réside dans l’actualisation des datations due au développement de l’archéologie du bâti ou aux capacités croissantes de l’archéométrie, qui vont souvent de pair pour dépasser les analyses purement stylistiques, parfois trompeuses. Cela apparaît avec force dans le chapitre VII, consacré au décor monumental, avec entre autres exemples la révision de la datation des chapiteaux de Jouarre ou de Saint-Laurent de Grenoble désormais attribués à l’Antiquité tardive et non plus aux vii^e-viii^e s. Ce type de révision conduit les auteurs à conclure que d’une manière générale le chapiteau carolingien est avant tout « l’héritier de modèles antiques, parfois classiques, comme à Corvey-sur-Weser, mais le plus souvent tributaire de formes déjà profondément modifiées à la fin de l’Antiquité ». Mais la révision des datations joue aussi, fort heureusement, dans l’autre sens et des édifices sont maintenant bien identifiés comme carolingiens, au moins en partie, tels Saint-Pierre de Jumièges ou Saint-Martin d’Angers.

8Le chapitre VIII rend bien compte des progrès récents de l’archéologie en analysant les matériaux et les techniques de construction. Outre l’association de la pierre et de la brique déjà bien connue, la place du bois dans les fondations comme en élévation est abordée, y compris avec l’évocation, très rapide, des églises et des maisons d’habitation entièrement édifiées en bois. Ces dernières ne sont pas illustrées toutefois car le propos reste centré sur la belle architecture sans prendre en compte la construction vernaculaire connue par la fouille de nombreux habitats ruraux.

9Signalons aussi le recours tout au long de l’ouvrage à des encarts qui ne paraissent guère justifiés sur le plan éditorial, d’autant moins qu’aucun n’est signé d’un autre auteur. Cette présentation paraît particulièrement incongrue dans le chapitre VIII où les encarts sur les traces de taille (p. 197) ou sur les mortiers et les enduits (p. 202-203) auraient aisément trouvé leur place dans la structure générale du texte. Ils entraînent une interruption gênante dans la lecture comme dans la numérotation des figures.

10D’une manière générale, ce bel ouvrage offre une réflexion approfondie sur l’art de bâtir au ix^e et x^e s., tout en soulignant les liens entretenus avec les siècles précédents et en montrant, pour finir, comment cette architecture a marqué les débuts de la construction romane. On retiendra notamment l’importance répétée de la référence à l’Antiquité manifestée entre autres par la récupération de blocs ou d’éléments décoratifs qui sont autant de “citations” destinées à asseoir l’ancienneté et le prestige d’un édifice et qui trouvent un parallèle dans la production littéraire et historique de cette période, abondamment sollicitée par les auteurs.

11Bref, c’est bien à un nouvel ouvrage de référence que nous avons affaire et pour cela nous nous devons d’exprimer notre reconnaissance à ses deux auteurs.