1Le prieuré Saint-Jean-du-Grais, situé dans la commune d’Azay-sur-Cher en Indre-et-Loire, aurait été fondé par Foulques Nerra en 1017 ou bien par le comte Foulques V le Jeune en 1127 (Carré de Busserolle 1878 : 224 et Oury 1971 : 70). Il dépendait de l’abbaye de Cormery, puis du chapitre de Saint-Martin entre 1163 et 1184, ce qui occasionna un conflit entre Cormery et Saint-Martin, qui se solda par une mise sous tutelle directe par la papauté à la fin du xii^e s. Ce prieuré apparaît comme une exception dans le paysage conventuel tourangeau du xii^e s., car, avec le prieuré Saint-Cosme, il abrite apparemment la seule communauté régulière dépendant de Saint-Martin, de façon éphémère (Dufaÿ 2022 : 17).

2Actuellement, les vestiges de l’église et les bâtiments conventuels s’agencent autour d’une cour presque carrée (Fig. 1 et Fig. 2). Au nord, subsistent l’arase du mur méridional de la nef de l’église et son clocher (Fig. 1, 1). La salle capitulaire de l’aile orientale est, comme fréquemment, surmontée du dortoir (Fig. 1, 2). Jusqu’à la Révolution, le prieuré était accessible par un passage voûté situé au sud de l’aile orientale (Fig. 1, 3). Ce passage dessert également une pièce dans l’angle sud-est, qui mène au réfectoire dans l’aile sud (Fig. 1, 4). L’aile occidentale sert actuellement d’habitation sur un niveau de caves.

3Le réfectoire, dans lequel est peint le Christ en majesté, consiste en une salle rectangulaire longue d’environ 20 m éclairée au sud par sept étroites baies en plein cintre (Fig. 3). Au sud, la tribune est voûtée d’ogives et percée de trois étroites baies en plein cintre. Accessible par un escalier, elle servait de chaire pour les lectures pendant le repas. La charpente à chevrons formant fermes est datée par dendrochronologie de la fin du xii^e au début du xiii^e s. et porte des traces de décor peint composées de damiers noirs et blancs accompagnés de dents de scie (Lambert et Jacquet 1998 : 7). L’étude dendrochronologique situe la date d’abattage des arbres de la charpente à l’extrême fin du xii^e s., mais le nombre de cernes manquants sur les poutres incite à rajeunir cette datation au début du xiii^e s. pour plus de prudence.

4Le Christ en gloire, peint sur le mur oriental, appartient à une troisième phase de décor (Fig. 4). Il fonctionne vraisemblablement avec les palmettes encadrées d’une fine bande jaune autour des baies (Fig. 5). Le Christ s’inscrit dans une mandorle et esquisse un geste d’allocution de sa main droite (Fig. 6). Deux évangélistes l’entourent : le premier se tient debout à gauche et semble tenir un reliquaire ou une architecture, tandis que le second, à droite, est assis sur un coussin vert posé sur un siège et se tient appuyé contre un pupitre (Fig. 7, 8). Il tient dans sa main gauche un objet qui s’apparente à un encrier. En dessous, une bande de bouquets de feuilles vertes à baies jaunes le sépare d’un phylactère qui porte l’inscription lacunaire : “  […] ANGELṼ REṼ ”, renvoyant probablement à l’Angelus, une prière prononcée avant les repas par les moines, matin, midi et soir. Au premier abord, le décor du mur occidental évoque les théophanies peintes sur les absides des églises plutôt que les motifs couramment figurés dans les réfectoires renvoyant à la symbolique des nourritures terrestre et céleste, ou encore à l’excès de nourriture et ses conséquences (Brudy 2011 : 212). Toutefois, l’état lacunaire de la peinture permet difficilement d’appréhender le cycle iconographique du réfectoire. Le coutumier du xii^e s. de l’abbaye de Marmoutier précise que le réfectoire de l’abbaye comportait une Majesté, soit une peinture du Christ en majesté, qui pourrait avoir ressemblé à celle de Saint-Jean-du-Grais (qui se trouve également en contexte martinien), mais qui a malheureusement disparu (Bord et Gross 2021 : chapitre 57).

5On ne sait pas exactement à quel moment la peinture a été découverte, mais elle a fait l’objet d’un classement aux Monuments Historiques, avec le prieuré, en 1928. Les enduits du Christ en gloire du réfectoire ont été refixés en 2001 par Véronique Legoux, restauratrice en peintures murales. Depuis, la peinture a été mentionnée dans une notice de l’inventaire des peintures murales de Touraine dressé par Bérénice Terrier-Fourmy (Terrier-Fourmy 2002 : 28-29). Pour autant, la peinture n’avait pas fait l’objet ni d’un relevé pour rendre sa visibilité à l’œuvre, ni d’une étude technique pour documenter, non seulement la mise en œuvre de ce décor qui présente la spécificité de l’utilisation explicite de la sinopia*, mais qui permet également d’apprécier le style de la peinture et d’en préciser la datation.

Observations techniques

6Le Christ en majesté se superpose à une campagne picturale préexistante (Fig. 4). Une première couche épaisse de mortier de chaux et de sable couvre les moellons irréguliers noyés dans un épais mortier, afin de rétablir l’aplomb du mur sans toutefois le rendre complètement lisse. Une couche d’enduit de chaux et de sable, blanche et plus fine tant par l’épaisseur de la couche que par la taille des grains de sable, recouvre le mortier. Le faux appareil de cette première campagne picturale est exécuté sur cet enduit. Ce premier décor est ensuite piqueté pour favoriser l’accroche mécanique de la peinture du Christ en majesté, qui est constituée d’une couche d’enduit de chaux et de sable sur laquelle repose un fin badigeon blanc, recouvert par la couche picturale.

La sinopia

8Dans cet exemple, la détérioration de la peinture et la chute locale de l’intonaco laissent voir l’usage d’une sinopia. Les peintres mettent en place leur composition en appliquant la sinopia directement sur le faux appareil de la première campagne afin de guider et délimiter la pose des intonaco (Fig. 4). Lorsque l’enduit a été conservé, ces tracés correspondent aux raccords entre deux surfaces enduites (Fig. 10, 11). L’objectif de la sinopia est donc de pouvoir organiser la pose des différentes surfaces d’intonaco, qui composeront le décor en permettant de savoir où placer les joints pour les faire coïncider avec les unités iconographiques (scènes, figures, décors ornementaux). De fait, la sinopia se distingue du dessin préparatoire car ce dernier est appliqué sur et non sous l’intonaco.

9Deux lignes droites, placées au cordeau*, délimitent horizontalement et verticalement le centre de la mandorle. Elles ont également servi à placer le centre de la ficelle tendue afin de tracer les deux demi-cercles qui composent la mandorle. La sinopia dessine les contours de la mandorle du Christ et délimite l’épaisseur de son bandeau décoratif. La poursuite de ces tracés, par restitution numérique, montre la mise en place très géométrisée de la composition, construite à partir de cercles et de lignes perpendiculaires pour placer le Christ au centre et séparer équitablement les quatre espaces autour de lui (Fig. 12). À l’intérieur de la mandorle, deux autres tracés en suivent le contour, mais n’ont pas été poursuivis et ne servent donc pas à la composition définitive. Ils ont vraisemblablement été abandonnés car ils étaient trop désaxés vers la droite.

10La pratique de la sinopia s’observe rarement, on peut mentionner l’exemple de l’église de Rivière, un autre site peint en Touraine au xi^e s. (Marzais 2021 : 95 et Marzais 2022a : 5-17). La rareté de ce procédé vient d’une utilisation qui n’est pas systématique, mais peut également s’expliquer par l’état de conservation de l’intonaco qui, lorsqu’il est en place, dissimule la sinopia. Apparemment, la simplicité de la composition des peintures du haut Moyen Âge permettait de se passer de sinopia (Philippot, Mora et Mora 1977 : 133). L’utilisation de cette méthode confirme que le programme iconographique était conçu au préalable. La sinopia permet d’esquisser in situ la distribution de l’ensemble du programme pour l’adapter aux particularités architectoniques de l’église, de discuter éventuellement l’ordonnance avec le commanditaire, de pouvoir répartir l’équipe sur l’échafaudage et d’assigner sa tâche à chacun. Ces éléments montrent donc le professionnalisme des peintres.

11La sinopia était déjà employée sur les peintures murales antiques pour délimiter les sections d’intonaco et pouvait être tracée par gravure ou au pinceau, généralement en rouge (Reille-Taillefert 2010 : 89). Christian Davy mentionne l’utilisation de la sinopia appliquée sur l’arriccio* dans les églises de Saint-Pierre-du-Lorouër et à Saint-Nicolas de Brem-sur-Mer. À nouveau, l’usage de ce procédé paraît exceptionnel, car il ne concerne que deux campagnes sur les soixante-douze étudiées par l’auteur (Davy 1999 : 85). Toutefois, ce résultat doit être nuancé car la bonne conservation de l’enduit peut la dissimuler.

La pose des enduits

12Les superpositions des pontate* et des autres raccords d’enduit permettent de restituer l’ordre et le sens d’enduisage des surfaces. Au centre, l’intonaco du Christ et de sa mandorle est recouvert par toutes les autres plages d’enduit. Il est donc le premier à avoir été enduit et coloré (Fig. 11 : surfaces 1, 1’et 1’’). Pour l’atelier, commencer par enduire et peindre le centre du mur permet de gagner du temps en faisant travailler simultanément deux équipes ou deux peintres, chacun peignant un côté du mur. Sur les côtés, la surface 3 recouvre la 2. Il en est de même avec la 3’’ et la 2’’, puis la 4 et la 3’. Les peintres répartissent donc leur travail de haut en bas sans que l’état lacunaire de la peinture ne permette de déterminer les rapports d’antériorité entre les surfaces 2, 2’ et 2’’ puis les surfaces 3 et 3’ et enfin, la surface 4.

La pose des couleurs

14La palette chromatique est ordinaire et se compose de rouge, jaune, blanc et noir, qui mélangés donnent des nuances vertes et rouge foncé pour les rehauts et beiges pour les carnations. L’observation de la superposition des séquences colorée peut nous renseigner sur l’élaboration des couches picturales qui composent l’œuvre et des habitudes de l’atelier. Pour chaque surface, le peintre commence par poser son dessin préparatoire avant de colorer les carnations, qui sont ensuite recouvertes par les aplats* des cheveux, des étoffes et des objets (Fig. 13 : étapes 1, 2, 3 et 4 ; Fig. 14 : étape 5). Le fond blanc correspond au badigeon laissé en réserve, à l’exception du Christ se détachant d’un fond vert grisé qui est appliqué après les carnations et les étoffes (Fig. 14 : étape 6). Les rehauts complètent la composition, d’abord les verts puis les rouges (Fig. 14 : étapes 6 et 7). Quelques rehauts noirs et les lumières, en grande partie disparues, achèvent l’ensemble (Fig. 14 : étape 8 ; Fig. 15 : étape 9).

15L’ordre de pose des couches de couleurs, que l’on peut synthétiser par le dessin préparatoire*, les carnations, les autres aplats dépendant des personnages et l’application des rehauts et des lumières en fin de composition, s’observe fréquemment sur les peintures du xi^e au xiii^e s. (Marzais 2021 : 139, 142). Le moment de la pose du fond fluctue d’une peinture à l’autre, en début, milieu ou fin de la mise en couleur, et dépend des préférences de l’atelier (Marzais 2021 : 151). Au prieuré, le fond est coloré vers la fin, sans qu’il soit la dernière étape. L’utilisation de cinq strates de couleurs pour faire les visages (dessin préparatoire, carnation, rehauts rouges et noirs, lumières) correspond à une mise en couleur répandue pour les peintures exécutées selon une technique mixte* (Marzais 2021 : 144-145).

Éléments de datation

16Cette peinture a fait l’objet d’observations stylistiques par Bérénice Terrier-Fourmy en 2002, qui attribue cette campagne à la première moitié du xiii^e s. Elle s’appuie sur la comparaison du traitement du modelé avec celui de la Cène de l’église Saint-Georges de Rochecorbon (Fig. 16), ainsi que sur le motif des palmettes sur la mandorle.

17On sait, grâce à des datations dendrochronologiques effectuées dans la charpente, que le réfectoire abritant le Christ en majesté a été construit entre la fin du xii^e et le début du xiii^e s. (Lambert et Jacquet 1998 : 7).

19La technique ne permet pas de réduire la fourchette chronologique mais la conforte, car l’emploi de la technique mixte issue de la fresque en usage au moins à partir du xi^e s. tend progressivement à être remplacé par la technique de la détrempe au début du xiii^e s. (Marzais 2021 : 235).

20Concernant le style, si le modelé des étoffes à l’aide de trois couleurs évoque les procédés picturaux romans, le traitement du visage, plus graphique car uniquement cerné de rouge, renvoie à une production gothique du début du xiii^e s. Les drapés souples, qui enveloppent gracieusement les corps des figures, évoquent le style antiquisant de la fin du xii^e s. (Terrier Aliferis 2016 : 136) et trouvent leur équivalent à Saint-Benoît-sur-Loire (Vergnolle 1985 : 250-257). Les oreilles placées au niveau des tempes ne sont figurées que par le lobe comme sur le Christ de la chapelle Saint-Gilles à Montoire-sur-le-Loir (Fig. 17). Les traits du cou évoquent également la peinture de Montoire par des demi-cercles qui se rejoignent en un carré stylisé. Le vocabulaire ornemental constitué de palmettes s’inscrit plus dans la production picturale du xiii^e s. La confrontation de ces indices permet de situer l’exécution du Christ en majesté entre 1200 et 1220.

Conclusion

21Le procédé de mise en œuvre des enduits, guidé par l’application préalable d’une sinopia, montre que le programme pictural était conçu avant sa mise en œuvre sur le mur, aussi bien d’un point de vue iconographique que technique. L’exécution de l’œuvre, que l’on peut situer entre 1200 et 1220, suivrait la mise en place de la charpente du réfectoire. Cette peinture illustre une période de mutation par l’utilisation d’une technique mixte en usage du xi^e au début du xiii^e s. et de l’apparition d’un style plus graphique, à partir du xiii^e s. et qui perdure les siècles suivants.

22En cela, elle se rapproche des peintures exécutées entre le milieu du xii^e et le début du xiii^e s. comme la Chasse royale peinte à Chinon, également réalisée selon une technique mixte issue de la fresque mais avec un style déjà graphique, ou encore la Cène à Rochecorbon, exécutée à la détrempe alors qu’elle présente des caractéristiques stylistiques archaïques au regard des peintures de Chinon et d’Azay-sur-Cher (Fig. 16, 18 ; Marzais 2022b). La mutation technique que traduit le passage à la détrempe s’accompagne progressivement d’un changement dans la manière de dessiner et de modeler les figures, avec un traitement plus graphique qui apparaît au cours de la deuxième moitié du xii^e s. L’atelier d’Azay-sur-Cher a recours à des procédés stylistiques en vogue au moment de la création de l’œuvre, comme les drapés antiquisants, tout en les combinant avec une technique mixte, de moins en moins utilisée.

Glossaire des termes techniques de la peinture murale (mots suivis d’un astérisque ; dans l’ordre alphabétique)

23Aplat : étendue de teinte unie dans une peinture.

24Arriccio : couche de mortier, d’une granulométrie moyenne à grande, posée directement sur le mur avant de recevoir l’intonaco d’une peinture réalisée entièrement ou partiellement sur enduit frais. La couche est continue et grossière. Elle sert à aplanir la surface du mur et constitue une réserve d’humidité.

25Cordeau ou trace de battement de corde : trace en creux ou colorée produite par le contact d’une cordelette avec l’enduit ou de badigeon. Cette trace s’obtient en fixant la corde ou cordelette en deux points et en l’écartant à la main puis en la relâchant de sorte qu’elle batte la surface.

26Dessin préparatoire: dessin situé sur l’intonaco ou sur le badigeon. Il peut être constitué de quelques lignes ou présenter un modelé plus élaboré.

27Intonaco : couche posée sur l’arriccio, de granulométrie plus fine que celui-ci et destinée à recevoir les pigments. Le matériau est en général de l’enduit composé d’un mélange de chaux et de sable.

28Technique mixe issue de la fresque : la technique mixte est l’appellation d’une technique picturale mettant en œuvre au moins deux liants de nature différente ou faisant appel à plusieurs matériaux hétérogènes. Dans le cas de la technique mixte issue de la fresque, le peintre applique les premières strates colorées sur un enduit encore frais et dont le liant est le carbonate de calcium formé par le séchage de l’enduit. Puis le peintre achève la mise en couleur par une finition à sec, ce qui signifie que les dernières strates colorées sont appliquées à l’aide d’un liant comme une colle, de l’œuf ou une huile alors que l’enduit a séché.

29Pontata (singulier) ; pontate (pluriel) : surface correspondant à un bandeau d’enduit ou à l’ensemble des surfaces d’intonaco couvertes par le ou les peintres sur un même niveau de plancher de l’échafaudage. Le travail s’exécute de haut en bas : l’intonaco inférieur présente un raccord en léger relief sur l’intonaco supérieur.

30Sinopia : dessin généralement en rouge, situé sur l’arriccio ou directement sur la maçonnerie en l’absence d’arriccio et sous l’intonaco d’une peinture réalisée sur enduit frais. Ce tracé permet de construire l’ensemble ou les détails de la composition : il peut donc n’être constitué que de quelques lignes ou au contraire présenter un traitement élaboré. Ces tracés peuvent être mis au jour lors du détachement de l’intonaco.