1L’ouvrage de l’historienne de l’art américaine Deborah Kahn publié chez Harvey Miller Publishers et intitulé The politics of sanctity, Figurative Sculpture at Selles-sur-Cher est doublement bienvenu, d’abord parce qu’il concerne un édifice roman relativement peu connu du Val de Loire : l’ancienne église abbatiale Notre-Dame-la-Blanche de Selles-sur-Cher, dans le Loir-et-Cher. Ensuite parce que le sujet central de cet ouvrage – le décor sculpté figuratif qui orne le chevet de l’église, est aujourd’hui très érodé et voué à disparaître, comme en témoignent les photographies anciennes qui donnent une idée de l’ampleur des dégradations.

2L’autrice, spécialiste reconnue de la sculpture médiévale et professeure associée à l’université de Boston, livre une analyse détaillée du décor qui orne le chevet de l’église abbatiale de Selles-sur-Cher et évoque l’histoire de saint Eusice, fondateur d’un ermitage sur le site au vi^e s. et auteur de nombreux miracles d’après sa Vita qui nous est parvenue sous plusieurs formes.

3L’ouvrage de 272 pages est composé d’une introduction et de cinq chapitres de taille diverse, suivis d’une conclusion. Deux appendices ont été ajoutés en fin d’ouvrage : les textes de la vie et des miracles de saint Eusice ainsi que la transcription d’une charte médiévale conservée à la BnF (MS lat. 12742). Une abondante bibliographie de treize pages, un court glossaire, une table des illustrations au nombre de 240 et un index viennent utilement compléter l’ensemble.

4L’introduction et le premier chapitre permettent de rappeler quelques points contextuels importants avant de rentrer dans le vif du sujet, notamment le contexte politique de Selles-sur-Cher au début du xi^e s., au cœur du violent conflit territorial qui anima les comtes de Blois et d’Anjou, jusqu’à la victoire des Angevins en 1044. La réévaluation de la date de construction de l’église est également explicitée à plusieurs reprises : l’église et son décor sculpté remontent au début du xi^e s. et non au xii^e s. comme on peut encore parfois trop souvent le lire. L’église de Selles-sur-Cher serait donc l’un des premiers lieux de renaissance de la sculpture monumentale dans l’ouest de la France, mettant en exergue le caractère exceptionnel du programme iconographique déployé sur le chevet, parallèlement à l’usage de la pierre de taille en moyen appareil, l’ex quadris lapidibus qui constitue une technique de construction relativement nouvelle à cette période.

5L’argumentaire qui étaye cette datation précoce est abordé dans le second chapitre et s’appuie sur plusieurs éléments, en particulier la date supposée de deux évènements qui auraient eu lieu vers 1020 : l’arrivée d’une nouvelle communauté de chanoines à Selles-sur-Cher et la rédaction de la Vita et miracula sancti Eusicii confessoris. Deborah Kahn poursuit son propos via une analyse morphologique comparative s’articulant autour de la tour-porche de Saint-Benoit-sur-Loire et d’autres édifices religieux de la même période tels que Méobecq, Saint-Martin de Tours, Saint-Germain-des-Prés ou encore Cormery, en s’inscrivant pleinement dans la filiation des travaux fondateurs d’Eliane Vergnolle sur la sculpture romane dans le Val de Loire.

6Le contexte de la rédaction de la Vita de Saint-Eusice au xi^e s. par Letaldus de Micy, un auteur de renom, est analysé en détail : des textes anciens relatant la vie du Saint sont utilisés par Letaldus pour écrire une nouvelle Vita embellie, à la demande de la communauté religieuse de Selles. Les sculpteurs de l’église s’appuieront sur ce texte pour réaliser la frise de la chapelle est de l’édifice, comme le relève la chercheuse à partir de l’iconographie de deux scènes sculptées : la cuisson du pain par saint Eusice et la représentation de saint Grégoire et de la colombe du Saint-Esprit sur son épaule.

7Les commanditaires et maître d’œuvre de l’église de Selles-sur-Cher ne sont pas documentés par les sources écrites – ce qui est tout à fait habituel, mais trois personnages appartenant à l’élite de la vallée de la Loire au xi^e s. ont probablement joué un rôle dans son édification, d’après la démonstration convaincante de Deborah Kahn : Gauzlin, archevêque de Bourges, demi-frère du roi Robert II le Pieux et initiateur de la tour-porche de Saint-Benoit-sur-Loire ; Letaldus, l’auteur de la Vita de saint-Eusice, et Béatrix, la fortunée femme de Geoffroy de Vierzon, seigneur de Selles.

8Le troisième chapitre replace la sculpture de Saint-Eusice dans son écrin architectural, une église composée d’une nef à collatéraux, un transept doté de deux chapelles semi-circulaires et un chevet à déambulatoire à trois chapelles rayonnantes. D’importantes modifications furent apportées à l’édifice lors des restaurations du xix^e s., d’autant plus que celui-ci avait déjà fait l’objet de remaniements par le passé avec notamment la reconstruction de la nef au cours de la période médiévale. Les frises sculptées du chevet n’ont, a priori, pas été altérées depuis le xi^e s., et des vestiges de pigments rouges dans les recoins indiquent même que ces décors extérieurs étaient en partie peints de couleurs vives à l’origine.

9Le chapitre quatre constitue le cœur du livre, de par sa taille (65 p.) et son propos, centré sur l’analyse de la sculpture narrative disposée à l’extérieur. Les frises sont situées à trois endroits du chevet : sur la chapelle est, au-dessus et en dessous des fenêtres ainsi que sur la chapelle nord, dans la partie inférieure du mur. Les plans de localisation des scènes représentées s’avèrent particulièrement utiles pour les repérer (p. 112-113), de même que les relevés dessinés des scènes sculptées (p. 114 à 121). La plupart des panneaux décrivent des scènes de la vie de Saint-Eusice, mais des éléments indépendants ont été rajoutés à chaque segment comme la résurrection de Lazare ou le baptême du Christ. Les représentations iconographiques sont minutieusement analysées tout au long du chapitre et accompagnées de nombreuses photographies de grande qualité. Deborah Kahn démontre que la position des panneaux sur la chapelle orientale n’est pas aléatoire, mais qu’elle a bien pour motif d’entourer et de mettre en valeur les reliques du saint à l’intérieur de l’église, tel un mausolée.

10Les thèmes des scènes narratives font parfois référence à des évènements contemporains, tels que la destruction du Saint-Sépulcre à Jérusalem en 1009, en lien avec des croyances virulentes circulant chez les Chrétiens, comme celle d’un complot juif à l’origine de cette destruction. L’iconographie de Selles-sur-Cher montre ainsi la montée de l’hostilité envers les juifs en ce début du XIe s., qui se traduisit par la persécution des non-chrétiens et des hérétiques, avant d’aboutir à la première croisade prêchée par le pape Urbain II à Clermont en 1095.

11La dernière partie du livre s’attache à explorer les modalités de l’émergence et de la transmission des techniques de la sculpture narrative au tout début du xi^e s. au nord et au sud de la Loire. L’existence d’un document exceptionnel du xi^e s., un cahier de modèle qui aurait appartenu à Adémar de Chabannes, pourrait indiquer que des dessins intermédiaires étaient utilisés pour transmettre et diffuser les modèles, expliquant les nombreuses similitudes observables dans les scènes historiées et les motifs de la sculpture romane dans le grand Ouest de la France. Le rôle prépondérant des élites dans cette diffusion est souligné à plusieurs reprises, de même que l’intérêt que portait cette élite pour Rome (voyage de Gauzlin à Rome en 1012) et ses merveilles architecturales qui furent une source d’inspiration constante pour les bâtisseurs de cette période.

12Comme tout ouvrage, celui-ci n’est pas exempt de quelques critiques. Au niveau formel, les cartes visibles de la page 16 ne sont pas accompagnées de légendes et contiennent plusieurs coquilles orthographiques dans les noms des sites. Il aurait également pu être opportun de proposer un sommaire complet, incluant la totalité des sous-parties, car le lecteur à la recherche d’une information pourrait éprouver des difficultés à naviguer dans les différentes parties de l’ouvrage. L’archéologue spécialiste du bâti ne trouvera certes pas la documentation graphique à laquelle nous sommes aujourd’hui habitués, ni une approche archéométrique incluant une analyse stratigraphique et l’usage des méthodes de datations en laboratoire qui font encore défaut pour appuyer certaines hypothèses formulées. On conviendra cependant que ces éléments peuvent difficilement être reprochés à une historienne de l’art américaine travaillant sur la France, et capable de produire une analyse aussi développée d’un édifice relativement peu connu et qui a pourtant joué un rôle central dans la réapparition et la diffusion de la sculpture monumentale au début du xi^e s.

13Les remerciements montrent que de nombreuses personnes ont apporté une aide ou un regard critique à cette étude, depuis sa genèse jusqu’à sa publication, contribuant ainsi à en bonifier le propos et la forme, car la qualité du travail éditorial se doit d’être soulignée. Au premier regard, le lecteur anglophile comme le spécialiste pourraient s’attendre à un “beau livre” sur l’architecture médiévale, regorgeant de magnifiques photos et d’illustrations accompagnées d’un discours factuel et consensuel ; mais il ne faut s’y tromper : chaque fil tiré par l’autrice dans son enquête se traduit par un paragraphe minutieusement argumenté et sourcé, donnant à cette étude la capacité à devenir un ouvrage scientifique de référence en ce qui concerne l’architecture et la sculpture romane dans l’espace ligérien.