- 1 Ce texte est issu d’une communication présentée en juillet 2015 à l’ECAS (European Conference on Af (...)
- 2 Selon un sondage (TNS-Sofres, 2013) à Kinshasa, 50 % des personnes interrogées avait écouté RFI dan (...)
- 3 Cette implantation dans les provinces permet à RFI d’atteindre un auditoire quasiment national. Seu (...)
1En Afrique francophone, les chiffres d’audience des radios internationales, et en particulier de RFI, diffèrent fortement d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre. Parmi les pays où la radio demeure très écoutée, figure la République démocratique du Congo (RDC), le pays francophone le plus peuplé du continent2. Alors que la RDC n’est pas une ancienne colonie française, la présence de RFI y est importante. Installée en FM à Kinshasa et dans 8 autres villes3, avec, pendant des années, un.e correspondant.e permanent.e expatrié.e, et de nombreux partenariats avec des radios locales, RFI accorde sans aucun doute de l’importance à la RDC dans ses stratégies de déploiement.
- 4 Pour une étude comparative sur cette question, voir Frère Marie-Soleil et Fiedler Anke, « Radio Fra (...)
- 5 C’est encore cette vision qui prédomine en ce qui concerne les télévisions internationales. Voir Fo (...)
- 6 Monroe Price, « Public diplomacy and the transformation of international broadcasting », Cardozo Ar (...)
- 7 Vittin Théophile, « L’impact des radios internationales en Afrique noire », in Tristan Mattelart (d (...)
2Depuis 20 ans, la présence de RFI en RDC a connu de fortes mutations, dans les modalités à la fois de production et de diffusion de la radio, mais aussi dans la relation aux auditeurs. Il est évident que les changements survenus au sein des paysages médiatiques locaux au cours de ces années ont amené les radios internationales « historiques » à se repositionner4. Depuis leur création dans les années 1940 et durant toute la période de la guerre froide, les radios internationales ont été conçues et perçues comme des instruments de la diplomatie des États, des outils d’influence politique et culturelle5. Selon la définition de Monroe Price, les médias internationaux sont des instruments utilisés « par une société pour formater l’opinion des membres et des dirigeants d’une autre société6. » Dans un second temps, ces médias ont été considérés en outre comme des outils permettant de contourner le monopole étatique sur les médias imposés dans un grand nombre de pays africains7.
3À partir du début des années 1990, des changements majeurs de contexte sont survenus, qui ont profondément modifié le positionnement et le rôle des médias internationaux, en particulier de la radio. Alors que la fin de la guerre froide reléguait au second plan les préoccupations idéologiques, l’émergence des médias privés sur le continent africain confrontait les opérateurs internationaux historiques à la nécessité d’un repositionnement. Tout en continuant à assurer la diffusion de modèles culturels et la perspective sur l’actualité de leur pays d’origine, les radios internationales se préoccupaient désormais d’accroître leur audience et de tenir face à la concurrence.
- 8 Monroe Price, Haas Susan et Margolin Drew, « New technologies and international broadcasting: refle (...)
4Ce repositionnement s’est joué durant les années 1990, avec l’installation progressive des radios internationales en FM dans les grandes villes africaines, par le biais de leurs propres émetteurs ou de partenariats de décrochage avec les médias locaux. En outre, face à l’émergence de technologies nouvelles, transformant les modalités de transmission et de participation, les radios internationales, comme tous les autres médias, ont dû « apprendre de nouvelles compétences et de nouvelles manières de gagner l’attention8. » Le défi n’était en effet pas seulement technique et affronter la concurrence ne se limitait pas à la question du confort d’écoute : les programmes devaient également être aménagés pour conserver une certaine audience alors que foisonnaient les radios locales.
- 9 Frère Marie-Soleil, Étude d’auditoire. Projet Ondes des Grands Lacs, Institut Panos, Paris, décembr (...)
- 10 L’auteur remercie Max Bale, responsable du programme « Planète radio » à RFI et qui est à l’origine (...)
5Cette recherche est partie d’une enquête de terrain menée à Bukavu et Goma, en 2011-20129, ainsi que d’entretiens conduits à Kinshasa et à Paris en 2014 et 2015. L’hypothèse fondée sur les résultats de ces études consiste à proposer que RFI, loin d’être une « radio étrangère », serait, pour les Congolais, une « radio internationale de proximité »10, qui allie les spécificités d’un média international (situé à l’étranger et véhiculant des informations qui concernent l’ensemble de la planète) avec des caractéristiques propres aux médias de proximité, généralement assimilés aux radios privées et communautaires locales.
6Ce caractère « international de proximité » se manifeste à travers quatre traits spécifiques.
- 11 JED, « Rapport 2012. La liberté d’expression en Afrique centrale francophones. RD Congo, sous préte (...)
7Premièrement, il faut souligner le poids de la radio internationale française dans les évolutions politiques internes de la RDC, ou, en tout cas, la représentation que se fait le pouvoir politique de ce poids. C’est un média dont l’avis compte aux yeux des autorités locales. RFI est considérée comme un acteur susceptible d’infléchir les dynamiques politiques locales et c’est pourquoi la radio entretient des relations houleuses avec le gouvernement congolais : expulsion de la correspondante Ghislaine Dupont à la veille des élections de 2006 ; suspension, durant 15 mois, de juillet 2009 à octobre 2010 (la radio étant accusée de « démoraliser les forces armées congolaises »), puis à nouveau entre le 31 décembre 2011 et le 9 janvier 2012 après les élections (RFI étant cette fois soupçonnée d’« attiser la haine ethnique »)11.
- 12 Entretien personnel, Kinshasa, avril 2015.
8Deuxièmement, RFI contribue de façon évidente à apporter à ses nombreux auditeurs congolais une forme d’intelligibilité sur ce qui se passe dans leur propre pays. Dans l’environnement médiatique local, c’est un média qui fournit une information précieuse et utile aux auditeurs, qui ne trouvent l’équivalent nulle part ailleurs. Comme le soulignait en 2015 Léa-Lisa Westerhoff (alors correspondante permanente de RFI en RDC) : « Avec Radio Okapi, on est le seul média vraiment indépendant au Congo. Et on a une liberté de parole qui est plus grande que celle de Radio Okapi, du fait qu’on est un média étranger. On a à la fois des principes de rigueur qui sont ceux des médias internationaux et la possibilité de dire des choses qui sont peut-être difficiles à dire pour les médias congolais, car ils risquent la coupure du signal, l’arrestation, l’emprisonnement12. » Les chiffres du service des études de RFI montrent d’ailleurs que, en Afrique francophone, le succès de RFI est généralement inversement proportionnel à la qualité des médias locaux. Là où les radios locales fournissent une information complète et professionnelle (Sénégal, Burkina Faso), RFI se laisse distancer, alors qu’elle reste incontournable dans les pays où le paysage médiatique local peut être pluriel, mais, comme en RDC, souffrir d’une politisation excessive et d’un manque de crédibilité aux yeux des auditeurs.
- 13 Valade Carol, « Stage du 1er août eu 31 décembre 2013 », Master 2 Pratiques du développement, Unive (...)
9Troisième caractéristique, qui sera au centre de la présente réflexion, RFI, bien que lointaine géographiquement, offre des opportunités de participation à son public qui peut dès lors ressentir que la radio se préoccupe effectivement des problèmes de la communauté puisqu’elle permet aux auditeurs de s’exprimer à l’antenne sur des sujets qui les concernent. L’émission « Appels sur l’actualité », tranche quotidienne de 40 minutes, est extrêmement populaire en RDC. Une étude réalisée en 2013 (du 1er août au 31 décembre) recensant 170 questions d’auditeurs montrait que les Congolais étaient les 4e contributeurs après la France, la Côte d’Ivoire et le Congo-Brazzaville13.
10Enfin, un quatrième argument en faveur de la perception de cette radio comme « de proximité » réside dans les projets de coopération menés par RFI avec des radios locales (en particulier à travers le projet RFI « Planète radio14»). En RDC, la radio française a noué des liens particuliers avec des radios partenaires qui génèrent un impact sur le quotidien de nombreux Congolais. Une quinzaine de radios ont été montées de toutes pièces avec l’aide de RFI qui a tenté de promouvoir des dispositifs particulièrement innovants en matière de production énergétique alternative (à base de traction animale ou d’huile de palme…). Une trentaine d’autres stations bénéficie d’un soutien et rediffuse les journaux parlés de RFI15. Par le biais de ces projets, RFI est donc perçue comme un membre actif de la communauté, solidaire avec les autres membres, ce qui est une caractéristique fondamentale des médias de proximité.
- 16 Il faut noter que le feedback des auditeurs n’est pas une nouveauté. Comme le souligne Guy Robert, (...)
11Pour pousser plus loin la réflexion sur ces quatre caractéristiques, l’émission participative « Appels sur l’actualité », animée par Juan Gomez, est particulièrement intéressante. Dans l’étude d’auditoire précitée, cette émission se détachait en particulier des appréciations des auditeurs, mentionnée comme « émission préférée » par de nombreux enquêtés16.
- 17 Comme le souligne son animateur principal, « Si elle dure, c’est que tout le monde s’y retrouve : l (...)
- 18 Côté web, l’émission générait, en 2014, un trafic de 19 000 visites en moyenne par mois (dont 501 v (...)
12Animée depuis 1996 par Juan Gomez, cette émission quotidienne de la tranche matinale se compose de deux parties : dans la première partie, des experts ou des journalistes de la rédaction sont invités à répondre aux questions des auditeurs, dans la deuxième partie, les auditeurs débattent sur un sujet d’actualité proposé par RFI. L’émission est un programme phare de la radio internationale française, sans doute son émission la plus populaire en Afrique17. L’émission, qui occupe deux tranches de 20 minutes à des heures de grande diffusion (8h10-8h30 et 8h40-9h TU), reçoit plusieurs centaines de manifestations d’auditeurs par jour, par téléphone (désormais via l’application WhatsApp), e-mail ou via Facebook. Les contributeurs éventuels sont soigneusement sélectionnés, RFI ne rappelant qu’un certain nombre d’entre eux18.
13Les intervenants sont sélectionnés sur base de la qualité de l’expression et de l’intérêt général de leur question, mais cette dernière fait l’objet d’une reformulation en dialogue avec les assistants et stagiaires qui préparent les émissions.
- 19 Comparant avec la situation du Sénégal, Juan Gomez met en avant deux argument qui expliquent selon (...)
- 20 Peu d’auditrices franchissent le pas d’appeler RFI. Juan Gomez reconnaît : « On fait de la discrimi (...)
14L’émission est particulièrement appréciée en RDC où les auditeurs sont nombreux à appeler, envoyer des messages par Internet ou se manifester sur la page Facebook de l’émission, pour manifester leur souhait de s’exprimer. Il est vrai que la RDC est le plus peuplé des pays d’Afrique francophone et, de surcroît, un des plus francophones19. Selon une étude TNS-Sofres (2012), à Kinshasa, où l’auditoire mensuel de RFI était estimé à 3,8 millions de personnes, 54 % des répondants connaissaient l’émission, 52 % l’écoutaient et 49 % l’appréciaient. En 2012, l’émission était donc largement écoutée et très largement plébiscitée par ceux qui l’écoutaient. Les auditeurs de l’émission étaient à 69 % des hommes20, 44 % d’entre eux avaient entre 25 et 39 ans et 77 % disposaient d’un niveau d’instruction secondaire ou supérieur.
15À Goma et Bukavu, notre étude qualitative d’auditoire a permis de cerner les motivations des auditeurs qui écoutaient et appréciaient l’émission : « on trouve des informations du monde entier », « tous les sujets sont abordés sans tabous », « les auditeurs peuvent participer », « les invités sont bien choisis pour répondre aux questions », « tous ceux qui veulent s’exprimer peuvent donner leur point de vue. » Les auditeurs congolais disent apprécier que RFI « diffuse des émissions participatives avec des intervenants du monde entier » et que des spécialistes soient mobilisés pour répondre aux questions des auditeurs. Le journaliste qui anime l’émission, Juan Gomez, est extrêmement populaire à Kinshasa, comme en témoignent les foules qu’il a mobilisées lorsqu’il a enregistré son émission en direct depuis Kinshasa. Dans cette même étude, il était cité comme « journaliste préféré » par plusieurs personnes interrogées. Il était apprécié pour « son charisme », « son éloquence », « son professionnalisme », « sa connaissance approfondie des sujets ». Ses admirateurs soulignaient : « il comprend bien les problèmes de l’Afrique », « il pose de bonnes questions », « il fait bien son travail »…
16Quelques éléments expliquent sans doute la popularité de l’émission dans le contexte congolais.
- 21 Sonko Fatoumata Bernadette, « Forums radiophoniques au Sénégal : entre lueurs et leurres démocratiq (...)
- 22 Quoique le paysage radiophonique congolais soit extrêmement développé, comptant plus de 700 station (...)
17L’intérêt des Congolais pour le format des émissions participatives et interactives. De nombreuses radios congolaises proposent ce type d’émission et celle de Radio Okapi (« Parole aux auditeurs ») figure aussi parmi les préférées des auditeurs congolais. Ces émissions permettent aux auditeurs de poser des questions à des personnalités politiques qui ne se laissent pas facilement interpeller sur les ondes d’autres médias. Très populaires sur tout le continent africain, les émissions interactives sont le « symbole d’une parole libérée » et leur succès les place « au cœur des dispositifs de programmation des radios21. » Certaines émissions diffusées par les radios locales sont copiées sur le format d’« Appels sur l’actualité » et les animateurs considèrent Juan Gomez comme un modèle. À travers la prise en compte de la parole des auditeurs, la radio internationale n’est plus seulement celle qui informe sur ce qui se passe dans le monde, mais elle reflète également des préoccupations locales et répond aux questions que des citoyens congolais ne peuvent pas forcément poser ailleurs22.
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L’évolution technologique, particulièrement la pénétration du téléphone mobile, a ouvert l’émission à de nouvelles tranches de la population qui ne pouvaient pas y accéder auparavant vu l’état vétuste et limité de l’infrastructure de téléphonie fixe. Selon Juan Gomez, la démocratisation du téléphone portable constitue la principale évolution qu’a connue l’émission dans la durée. « Ça a été pour nous révolutionnaire, témoigne-t-il. On a constaté la multiplication dans le nombre d’appels. Et depuis que les gens peuvent envoyer des messages depuis leur téléphone, on a aussi beaucoup plus de réactions. » La téléphonie mobile a permis le développement des émissions participatives et interactives qui « donnent de la voix » aux populations.
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Le caractère francophone de l’émission lui permet, en RDC, de toucher un large public, en ne se limitant pas à une élite composée d’hommes d’âge mûr et relativement nantis, dotés d’un capital économique et symbolique fort. L’émission est appréciée par les jeunes et les étudiants, les travailleurs du secteur informel et des personnes qui s’expriment moins bien en français. « On a ouvert l’antenne à des citoyens qu’on n’entendait pas au tout début, explique Juan Gomez. On touche davantage de monde, car forcément quand un étudiant entend un autre étudiant parler, il s’y retrouve davantage. C’est la même chose pour le gars qui vend des cigarettes au coin de la rue. Il s’y reconnaît plus. »
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- 23 Le travail de filtrage des intervenants opéré par l’équipe de l’émission permet cependant d’éviter (...)
Les thématiques de l’émission sont essentiellement politiques et celles auxquelles les Congolais prennent part portent souvent sur la politique nationale ou de la région. Selon Juan Gomez le public congolais est particulièrement friand du débat politique. Nombre d’auditeurs qui appellent sont des férus de politique, qui proposent une analyse détaillée des événements locaux, ce qui rend parfois difficile l’accessibilité de leurs propos pour d’autres auditeurs dans d’autres pays qui ne connaissent pas forcément les méandres de la politique congolaise. Sur les thématiques relatives à leur pays, ils ont tendance à se positionner en « experts » nationaux23, oubliant que des millions d’autres auditeurs les écoutent sur le continent. Profitant de l’opportunité de la parole qui leur est donnée, certains en profitent pour ramener à l’antenne des sujets particulièrement polémiques : ainsi, il n’était pas rare que, lors d’émissions sur d’autres sujets, certains auditeurs reviennent à la charge avec des supputations selon lesquelles Joseph Kabila ne serait pas Congolais. Juan Gomez n’hésite pas, dans ce cas, à recadrer le débat, généralement avec une certaine fermeté.
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- 24 L’émission est très soigneusement préparée, à la fois en ce qui concerne la documentation sur la qu (...)
Le ton de l’émission : en dépit de la distance, les auditeurs s’adressent à Juan Gomez avec une certaine familiarité, en le tutoyant souvent, en l’interpellant comme ils le feraient avec un animateur d’émission dans la radio communautaire de la localité. « Juan, c’est un membre de la famille », estime un auditeur interrogé durant l’étude d’auditoire. « Vous vous rendez compte Monsieur Juan… », « Figurez-vous bien Monsieur Juan… » interpellent les auditeurs qui interviennent à l’antenne. Cette familiarité est empreinte d’un grand respect, ce qui explique qu’il y ait très peu de débordements24. « La personne qui fait l’effort de nous appeler, estime Juan Gomez, c’est qu’elle a du respect pour RFI, elle est consciente de cette chance de pouvoir être entendue, de pouvoir s’exprimer sur un grand média comme RFI. Il y a trop de respect pour qu’il y ait un décalage entre ce que la personne a dit au briefing et ce qu’elle dit à l’antenne. » À travers cette émission, RFI se positionne donc véritablement comme un média « glocal » : les auditeurs ressentent une certaine proximité avec Juan Gomez, mais savent que le prestige remporté par celui qui a la chance d’être retenu pour passer à l’antenne est sans commune mesure avec l’estime que conférerait une intervention dans une radio locale. Par contre, des propos haineux ou clivant peuvent être postés sur la page Facebook de l’émission. Les réseaux sociaux sont le lieu de déploiement de réactions plus spontanées, moins réfléchies et les risques de dérapages y sont plus grands, mais ces messages n’ont aucune chance d’être lus à l’antenne.
18Cette dernière caractéristique contribue à la particularité des relations entre auditeurs et média radiophonique « international de proximité » qui est le propre de RFI, en particulier de sa rédaction Afrique : informative (comme se doit de l’être toute émission de la chaîne « tout info »), centrée sur l’actualité politique, mais également participative et optant pour un ton familier.
19À l’image de la radio qui la diffuse, « Appels sur l’actualité » présente à la fois des caractéristiques relevant de son caractère « international » et « de proximité ». Pour tester cette hypothèse, nous avons analysé la partie « débat » (seconde partie) de cinq émissions d’« Appels sur l’actualité » diffusées entre janvier et mars 2015 et portant sur la RDC. Ces émissions concernaient des thématiques importantes pour l’opinion congolaise : la volonté des autorités politiques d’organiser un recensement électoral en RDC avant la tenue des élections (E1, 15 janvier 2015) ; le retrait de la loi électorale de l’article lié à l’obligation d’effectuer ce recensement suite à des manifestations dans le pays (E2, 26 janvier 2015) ; la traque des FDLR par l’armée congolaise (E3, 2 février 2015) ; l’arrestation de militants des mouvements citoyens Filimbi, Y’en a marre et Bali citoyen à Kinshasa (E4, 18 mars 2015) ; l’avenir de la MONUSCO (E5, 25 mars 2015).
- 25 Mwesige Peter, « Les fonctions et dysfonctions démocratiques des débats politiques radiophoniques e (...)
20Pour analyser ces émissions, nous sommes partis des quatre fonctions démocratiques que Peter Mwesige met en avant en ce qui concerne les émissions participatives en Ouganda : informer, permettre le débat, servir de médiation avec les autorités publiques et constituer un lieu de défoulement pour les auditeurs25. Il relève également systématiquement les dysfonctions qui y sont liées. Ces quatre fonctions (et les dysfonctions correspondantes) se retrouvent dans les relations qu’entretiennent les Congolais avec l’émission « Appels sur l’actualité », mais le caractère international de la « radio mondiale » leur confère certaines spécificités. En outre, deux fonctions supplémentaires nous paraissent devoir être mentionnées : la fonction de participation citoyenne et la fonction de distinction.
- 26 Frère Marie-Soleil, Étude d’auditoire. Projet Ondes des Grands Lacs, Paris, Institut Panos, décembr (...)
21Elle est essentielle pour le public de RFI d’une manière générale, comme le confirme l’étude qualitative d’auditoire réalisée à Bukavu et Goma. Les émissions « Appels sur l’actualité » et les journaux parlés consacrés à l’Afrique sont particulièrement prisés26. Les auditeurs déclarent apprécier la radio parce qu’elle donne des informations « impartiales », « fiables », « sûres », « correctes », « vérifiées et crédibles », « fouillées », « objectives », « rapides ».
- 27 L’équipe d’« Appels sur l’actualité » organise la liste des personnes à rappeler pour s’assurer la (...)
22La fonction d’information de l’émission est garantie par la manière dont celle-ci est conçue et préparée. En effet, alors qu’elle a toutes les apparences de la spontanéité, l’émission est en fait préparée minutieusement par les deux assistantes de Juan Gomez (chacune affectée à un des deux volets de l’émission) et une batterie de quatre stagiaires qui se relaient. Le sujet du débat étant annoncé la veille, ce personnel se charge, durant toute la journée de rappeler les personnes dont les questions paraissent intéressantes. Un échange qui peut durer de 5 à 40 minutes permet d’évaluer la diction de l’auditeur, de l’aider éventuellement à reformuler sa question, de s’assurer que l’ensemble des points de vue seront représentés dans l’éventail de contributeurs sélectionnés. Suite à cet entretien, une fiche récapitulative est rédigée qui sera soumise pour validation à Juan Gomez27. Un travail documentaire est également réalisé afin d’identifier clairement les enjeux et les acteurs liés à la thématique abordée.
23La fonction d’information est donc essentielle et l’émission est construite autour d’un canevas précis, permettant d’assurer que tous les aspects importants d’une problématique seront abordés. On remarque la préoccupation constante de Juan Gomez de faire passer un certain nombre d’informations, entre autres par le biais de ses relances, l’échange avec l’auditeur étant souvent dialogué. Ainsi, l’émission du 2 février (E3 : RDC : « L’armée veut-elle anéantir les FDLR ? ») véhicule un grand nombre d’éléments informatifs sur les FDLR et la MONUSCO.
24Les dysfonctions évoquées par Mwesige liées à cette fonction spécifique résident dans le fait que les émissions participatives peuvent devenir le vecteur de stratégies de désinformation. Ces dernières semblent toutefois neutralisées par le travail de recoupement effectué en amont par les assistants qui préparent l’émission, mais aussi par les mises en perspective de Juan Gomez qui ne se prive pas de rappeler la réalité des faits lorsqu’un auditeur avance des propos non étayés. Ainsi, à Bruno, qui accuse l’opposition congolaise d’avoir « intoxiqué la population » pour l’amener à manifester dans la rue contre la réforme de la loi électorale, Juan Gomez rétorque : « Ça, excusez-moi Bruno, vous l’avez dit quatre fois, mais sans argumenter, donc je ne sais toujours pas comment il y aurait eu intoxication ni pourquoi… », avant de passer à un autre intervenant. Le journaliste n’hésite pas, lorsque l’intervenant s’éloigne de la réalité des faits, à contredire l’interlocuteur ou à le confronter à des éléments factuels.
- 28 Lors de cette émission, la page Facebook de l’émission a dû être fermée car les propos qui s’y déve (...)
25Les thématiques retenues pour l’émission peuvent toujours susciter un débat contradictoire. La stratégie de l’équipe d’« Appels sur l’actualité » consiste à essayer de présenter une diversité de points de vue, mais pas forcément à construire un « équilibre » entre des positions antagonistes ni à prétendre à la représentativité. « L’émission est le reflet de ce qui arrive au standard, sans prétention de représentativité », explique Juan Gomez. Les assistantes et les stagiaires chargés des contacts avec les intervenants insistent sur le côté très construit du débat. Par exemple, lors d’une émission sur l’homosexualité, les perspectives unanimement intolérantes des participants étaient telles que les assistants de l’émission ont identifié eux-mêmes un militant de la cause homosexuelle ougandais vivant à Paris et lui ont demandé s’il acceptait de témoigner dans l’émission28.
- 29 Il arrive également qu’un des intervenants, une fois à l’antenne, tienne un propos qui dévie par ra (...)
26Donner de la visibilité à des positions antagonistes n’est pas toujours possible. Dans le débat intitulé « Quel avenir pour la MONUSCO ? » (E5, 25 mars 2015), les 6 intervenants qui se succèdent sont tous favorables au retrait de la mission onusienne et estiment que ses résultats ont été mitigés par rapport à l’investissement consenti. Certains suggèrent même que les mouvements armés à l’Est du Congo ont été entretenus pour justifier la présence onusienne pourvoyeuse d’emplois internationaux : « No Nkunda, no job », résume Charles à Lubumbashi. Dans de tels cas, Juan Gomez assure lui-même le caractère contradictoire du débat, en mettant en avant d’autres arguments et perspectives, pour éviter le caractère unilatéral des interventions29.
- 30 Les périodes électorales sont celles où il arrive le plus souvent que le standard de l’émission soi (...)
27Le caractère de débat est également limité par la présentation linéaire de l’émission : chaque auditeur n’intervient qu’une seule fois et ne peut donc pas répondre à l’auditeur qui interviendrait après lui pour le contredire. La dimension pseudo-dialogique de l’émission est donc entièrement contrôlée par l’équipe d’« Appels sur l’actualité », ce qui permet d’éviter ce que Mwesige identifie comme un dysfonctionnement possible : la dégénérescence du débat en disputes verbales polarisées entre partisans de positions politiques antagonistes. En période électorale, l’équipe redouble de vigilance afin de s’assurer qu’une tendance politique ne soit pas représentée de manière disproportionnée30.
28Il nous paraît important de distinguer cette fonction de la précédente (même si Mwesige les réunit en une seule), car elles relèvent de deux dimensions distinctes. « Appels sur l’actualité » permet au citoyen lambda de s’exprimer face à des questions qui le concernent de près ou de loin et de trouver des réponses à ses questions. L’émission constitue donc une occasion de « pratiquer » sa citoyenneté en partageant un point de vue dans l’espace public.
- 31 Sur notre corpus de 5 émissions, 36 intervenants se sont exprimés en direct, dont une seule femme ( (...)
- 32 Au même moment, sur la page Facebook de l’émission, on trouve des centaines de commentaires postés (...)
- 33 Valade Carol, stagiaire à « Appels sur l’actualité », entretien personnel, Paris, juin 2015.
29Cependant, les modalités de sélection très rigoureuses des intervenants entraînent que seule une petite minorité accède à l’antenne : en dépit des efforts de diversification évoqués plus haut, les intervenants sont très majoritairement des individus masculins31, vivant en milieu urbain et avec un certain niveau d’instruction (leur permettant de s’exprimer en français). Même si l’émission est diffusée en direct, la plupart des intervenants ont été recontactés par l’équipe et se préparent depuis la veille. Alors que l’émission reçoit quotidiennement environ 700 manifestations de la part des auditeurs (messages téléphoniques ou sur les réseaux sociaux), chaque émission compte seulement entre 6 et 8 interventions d’auditeurs32. En général, une seule personne peut être retenue parmi celles qui appellent le jour même, en direct, lors de l’émission. « C’est un risque qu’on prend parfois de balancer un auditeur à l’antenne alors qu’on ne l’a pas vraiment testé et que Juan n’a pas pu valider sa question ou son commentaire33 » explique un des assistants.
30Les candidats potentiels non retenus font parfois entendre leur déception par e-mail ou sur la page Facebook de l’émission : « À chaque fois, je vous donne mon numéro de téléphone et vous ne me rappelez jamais », écrit Andy. Une réponse systématique est adressée à ces mécontents : « Nous recevons chaque jour des centaines d’appels et de courriers. Nous faisons de notre mieux pour rappeler le plus grand nombre d’entre vous. Mais avec le temps dont nous disposons et sans compter la qualité des lignes téléphoniques, nous ne pouvons vous garantir de vous faire passer. En vous remerciant pour votre compréhension. »
31La mauvaise qualité du réseau téléphonique dans de nombreux pays africains, et en particulier en RDC, entrave aussi cette fonction de participation citoyenne. Il arrive très souvent que des auditeurs devant être rappelés ne puissent pas être joints en direct lors de l’émission, ce qui conduit à bousculer les prévisions et à amener à l’antenne certaines voix qui n’étaient pas programmées. Ces contraintes techniques, la qualité du son restant primordiale, conduit donc à empêcher certains citoyens congolais de se faire entendre sur les ondes de la radio mondiale.
32Dans les radios locales, les émissions participatives permettent souvent d’interpeller les autorités, voire de les amener à rendre des comptes. Même si la rédaction de RFI est située à des milliers de kilomètres, en s’exprimant dans « Appels sur l’actualité », les Congolais s’adressent bel et bien à leurs autorités politiques (très attentives à ce que diffuse RFI) et espèrent sans doute, par leur intervention, faire changer certaines choses. Ainsi le 26 janvier 2015, suite aux déclarations du ministre de la Communication Lambert Mende (qui affirmait que les victimes de la répression violente des manifestations contre la réforme de la loi électorale avaient été abattues par des agents de sécurité privée), Paul s’exclame : « Ça, c’est faux. Monsieur Mende prend les gens pour des imbéciles. Il est grand temps que M. Mende sache que le peuple congolais est mature… » Une telle intervention s’adresse de toute évidence non seulement à l’ensemble des auditeurs, mais aussi au ministre concerné.
33Le 18 mars 2015, lors de l’émission sur l’arrestation des jeunes militants de Filimbi, Y’en a marre et Balai citoyen à Kinshasa, Henri demande la relaxe de tous ces militants : « c’est un pouvoir aux abois et qui a compris que la population ne veut pas d’eux », analyse-t-il.
34Les contributions des auditeurs qui s’expriment dans « Appels sur l’actualité » sont-elles susceptibles de faire fléchir certains politiques ? L’équipe d’animation de la radio en est convaincue : une émission participative d’une radio « internationale de proximité » comme RFI peut exercer ce rôle de pression sur les autorités locales.
35Mwesige souligne cependant le caractère quelque peu trompeur de cette fonction de médiation entre citoyens et politiques dans les émissions participatives : en effet, les autorités publiques peuvent entendre la voix des citoyens, mais ne rien entreprendre pour répondre à leurs préoccupations.
36La participation à l’émission peut également servir à évacuer certaines frustrations ressenties par les citoyens. Le ton peut alors s’enflammer, ce que tente de contrôler l’animateur. Le long travail d’échange entre les assistants et l’intervenant permet de mesurer le risque éventuel de voir émerger un discours très (trop) passionné. Lors du débat sur le recensement électoral en RDC (E1), Moïse, Congolais vivant à Madrid, laisse éclater sa colère : « Nous n’accepterons jamais que ce pouvoir se maintienne par des moyens non démocratiques… Ils veulent un mandat cadeau… », crie-t-il. Juan Gomez intervient : « Moïse, vous êtes en colère et on m’avait dit au standard que vous étiez en colère. On a entendu votre colère. »
37D’autres émotions sont fréquemment évoquées : la joie, la peur, le dégoût, l’incompréhension… « Je suis très heureux que la jeunesse africaine devienne responsable et une jeunesse responsable, c’est un avenir garanti », se réjouit José. « Je vais crier ma joie et ma satisfaction face à ce qui se passe aujourd’hui au niveau de la jeunesse africaine », renchérit Félix.
- 34 Le lien possible entre activisme « en ligne » et « hors ligne » a fait l’objet de nombreuses recher (...)
38Peter Mwesige estime que la fonction de défoulement par la parole comporte le risque de détourner le citoyen de son possible engagement pratique dans une contestation ouverte des dysfonctionnements du système (participation à des manifestations, activisme dans un groupe de la société civile…). Il s’agit là de quelque chose de difficile à évaluer34 : la participation à l’émission pourrait tout autant encourager la participation politique par ailleurs. Certes, les mobilisations citoyennes de janvier 2015 en RDC de janvier 2015 ont été le fait d’une jeunesse urbaine démunie et sans emploi, et non de la catégorie sociale plus aisée et instruite qui prend part à « Appels sur l’actualité ». Mais rien n’indique que cette jeunesse n’était pas à l’écoute de l’émission.
- 35 Valade Carol, « Stage du 1er août eu 31 décembre 2013 », Master 2 Pratiques du développement, Unive (...)
39Enfin, la popularité de l’émission est également liée à son caractère « international » et donc à l’aura que peut rechercher l’auditeur qui souhaite intervenir sur les ondes, du fait de voir sa voix atteindre des millions d’auditeurs de par le monde. Comme le souligne Carol Valade, alors assistant à la préparation de l’émission, participer à « Appels sur l’actualité », c’est « se distinguer », au sens bourdieusien du terme, c’est conquérir un certain capital symbolique, c’est accéder à un rang supérieur. C’est « parler de soi en bénéficiant de 40 millions d’oreilles attentives et donc cela participe d’une certaine forme d’exposition de soi35. »
40Cet aspect est fondamental pour les intervenants qui s’expriment, mais aussi pour l’équipe qui prépare le débat. Les auditeurs rappelés se sont entendus avec les assistants sur des formulations très précises, et l’on perçoit quelquefois qu’ils fondent leur propos sur un texte rédigé. Pour l’équipe, il s’agit de s’assurer que la parole de l’auditeur reste modérée et qu’elle sera compréhensible pour un public lointain, moins au fait des dynamiques locales. Pour l’intervenant, cette forme de négociation préalable sur le contenu et la formulation permet de garantir le passage à l’antenne et donc de bénéficier du gain en estime de soi et en prestige auprès de la communauté qui est visé.
41En Afrique, la notion de « radio de proximité » a été longtemps associée aux radios communautaires, ancrées dans des localités et des communautés spécifiques dont elles partagent la langue et les préoccupations. Elle a ensuite été élargie aux radios privées qui se sont développées en milieu urbain depuis une vingtaine d’années. Dans cet environnement médiatique en mutation, cet article a tenté de montrer que même une radio internationale peut désormais présenter certains traits de la radio « de proximité ».
42L’expérience de RFI en RDC semble s’appuyer sur une dynamique « glocale ». Tout en apportant au Congo des informations et perspectives sur l’actualité du monde entier, la radio pénètre le niveau local en constituant un enjeu de politique interne, ce qui génère des conséquences pour son personnel (expulsion, retrait d’accréditation, menaces) et pour le maintien de son antenne (suspensions). Elle s’ancre aussi dans le local en donnant la parole aux citoyens dont certains ne se sentent pas entendus par les médias locaux. Elle fait également se rencontrer la parole des Congolais présents an RDC avec ceux de la diaspora en Europe.
43Bien sûr demeure, RFI demeure le vecteur privilégié d’une certaine vision « française » de l’actualité. Toutefois, ses journalistes savent que désormais, leur auditoire est volatile, exposé à une large concurrence locale, et que sa grille de programmation doit s’adapter pour continuer à attirer les auditeurs. Une de ces adaptations concerne le développement de cette forme de proximité qui passe par les dispositifs participatifs : émission à antenne ouverte, site Internet avec espace de commentaires et présence sur les réseaux sociaux.
44« Appels sur l’actualité » symbolise et incarne ce caractère « international de proximité » de Radio France Internationale : dans un pays comme la RDC où les médias locaux restent fragiles, peu indépendants, où les journalistes congolais travaillent avec peu de ressources humaines et techniques, dans l’urgence et sans filet, RFI demeure une source fondamentale d’accès à une information vérifiée, recoupée et à des opinions contradictoires. Elle offre également une tribune qui permet à une certaine élite congolaise de se faire entendre à la fois par des auditeurs du monde entier, mais aussi par ses propres concitoyens et autorités publiques.