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Varia

Numérique et temporalité de l’information en radio : les conséquences sur la problématique du nouveau temps et des pratiques professionnelles en radio

Aminata Ouédraogo

Résumés

L’objectif de cette recherche est d’examiner comment l’immédiateté – qui est une caractéristique du nouveau temps de l’information – permis par les innovations technologiques liées au web 2.0 est intégré dans le quotidien des travailleurs de la radio. Il s’agit de déterminer si les travailleurs des radios perçoivent un changement dans leurs pratiques ainsi que les médiations – les techniques d’adaptation, de réajustement – qui sont envisagées. Notre analyse est le résultat d’une enquête conduite au Burkina Faso auprès de journalistes de radios. Elle se base sur une recherche documentaire et des entrevues semi-directives.

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Texte intégral

Introduction

1Dans les premières années du XIXe siècle, correspondant à la vulgarisation de la numérisation, on ressent déjà, de manière diffuse que le temps « fuit » et que « ce qui autrefois allait au pas va désormais au galop » (Arendt in Koselleck, 1990 : 283). La distance entre les lieux se réduit parce que l’on prend moins de temps pour aller d’un point A à un point B. Cela est autant vrai pour les distances physiques que pour les informations. Par conséquent, c’est le rythme de la vie – tout court – qui s’intensifie. L’accélération sociale n’est donc pas un phénomène nouveau. C’est toute l’époque moderne qui est caractérisée par « l’accélération du changement qui érode les expériences », c’est-à-dire par « le raccourcissement des traits de temps qui permettent une expérience homogène » (Koselleck, 1990 : 284). Comme tout territoire, le numérique va alors s’entourer de mythes dont celui de la vitesse reste emblématique (Fay, 2014).

2L’expérience de l’accélération du temps se généralise alors et déborde sur les médias à la faveur du processus de technisation des outils de la communication et de l’information. Avec l’arrivée d’Internet et sa capacité à accélérer l’information, le rapport au temps va être l’une des premières questions soulevées comme en témoigne « l’expression maintenant banale des fameuses “autoroutes de l’information”, métaphore articulant les notions du quantitatif, du spatial, et de la rapidité » (Ringoot, 2002). Comme le souligne Debray, « une médiasphère organise un espace-temps particulier, c’est-à-dire qu’elle se caractérise par un régime de vitesse techniquement déterminé, mais intellectuellement et socialement déterminant » (1991 : 229). Avec cette idée, Debray insiste sur le fait que la technique a un fort impact sur la temporalité des médias. Parallèlement à Debray, David-Paya (1998) estime que toute société se caractérise par une vision du temps. Le temps est social ainsi que sa mesure et l’organisation de son découpage. Ainsi, elle explique que dans les sociétés occidentales, le temps médiatique envahit le temps réel et le scande. À la radio, le temps réel et l’information immédiate se font plus prégnants parce que : « la radio est aussi la plus “temporelle” des médias, pas seulement par sa fonction d’horloge – il fut le premier à donner l’heure –, mais parce que, premier médium à fonctionner 24 heures sur 24, il fut le premier instrument du “direct”, et reste celui qui continue à pouvoir “suivre l’actualité” d’heure en heure et souvent en temps réel » (Têtu, 1994).

3Dans le prolongement de ces idées, les travaux de Damome (2011) sur la radio en Afrique subsaharienne apportent des éclairages. Selon lui, les médias véhiculent certes une conception nouvelle du temps poussé à l’extrême surtout à l’heure d’Internet et de l’instantané, mais la conception du temps, par les Africains, doit s’envisager en dehors de l’appropriation de l’expression « time is money » qui semble caractériser les sociétés occidentales.

4Porteurs du temps mesuré, planifié qui les structure, les médias essaient de l’imposer à leurs utilisateurs, quel que soit leur rapport au temps. Force est de constater que, cependant, de fortes résistances existent, obligeant les radiodiffuseurs à négocier avec le temps local. La radio a cherché à mieux concilier le temps mondial et les temporalités de ses auditeurs, sans les opposer ni substituer les unes par les autres. (Damome, 2011 : 182)

5En cohérence de cela, nous postulons que le développement d’Internet et avec lui la conception nouvelle du temps – temps immédiat, temps réel, temps de l’instant – semble moins avoir contribué à une transformation des temporalités selon lesquelles les auditeurs consomment l’information en radio qu’à une (re)définition de la gestion du temps de travail, une hiérarchisation des priorités, et un manque de temps personnel pour les journalistes.

6Notre propos ici va consister à interroger ce que les pratiques professionnelles suscitées par l’immédiateté engendrent comme nouvelles représentations temporelles des professionnels de la radio au Burkina Faso. Comment donc, avec le temps immédiat, les journalistes eux-mêmes composent-ils avec le temps médiatique ? Dans cette perspective, nous nous proposons d’interroger les pratiques professionnelles des journalistes radio pour mieux comprendre les transformations en cours concernant la production et la diffusion de l’information radiophonique et saisir les impacts du temps immédiat sur les pratiques professionnelles des journalistes et sur leurs vies personnelles. Pour ce faire, nous présentons notre démarche méthodologique avant de présenter le cadrage théorique dans lequel s’insère notre travail et d’en discuter les résultats.

Méthodologie

7Étant donné que ce projet s’envisage selon une approche compréhensive, nous avons choisi de procéder par des entretiens semi-directifs, avec un petit nombre de cas susceptibles d’exprimer une « diversité significative » (Boczkowski, 2004a : 201). La stratégie d’échantillonnage mise en place procède d’une double approche. La première prend appui sur la carrière des répondants. Ce choix se justifie par notre souhait de mettre en regard la carrière des répondants avec le profil des journalistes Web élaboré par Pignard-Cheynel et Sebbah (2014). Elles établissent trois catégories de profils de journaliste Web. La première est celle des jeunes « entrants » dans la profession. Âgés pour la plupart de 20 à 30 ans. Eux, ce sont les « Web natifs ». La seconde catégorie, celle des « héritiers ». Ces journalistes sont tous issus de médias dits traditionnels. La dernière catégorie est celle des « pionniers ». Ils ont tous « baigné » dans l’univers du Web et des médias numériques depuis une dizaine d’années. Pour faire cette mise en regard avec le profilage de Pignard-Cheynel et Sebbah (2014), nous nous inspirons de l’étude de Huberman (1989 : 5-16) sur les expériences professionnelles des personnels enseignants que nous extrapolons aux professionnels des médias. En s’interrogeant sur les trajectoires de la carrière des enseignants, Huberman M. (1989 : 5-16) propose un modèle construit en plusieurs étapes allant de 1 à 60 années d’expériences. Nous la résumons en quatre principales étapes suivantes :

  • 1-3 : le « choc du réel » : qui se traduit par le tâtonnement, la préoccupation de soi-même, le décalage entre les idéaux et les réalités quotidiennes du métier, etc.

  • 4-6 : la « stabilisation » : il s’agit ici de l’engagement définitif, la libération d’une surveillance stricte, l’appartenance à un groupe de pairs, la consolidation d’un répertoire de base au sein de la profession.

  • 7- 25 : d’expérimentation ou de diversification. Elle correspond à l’introduction de la problématique des ambitions personnelles ou de nouveaux défis, ce qui répondrait à une peur qui fait surface, celle de la routine.

  • 26 & plus : la phase de la sérénité et de la distance affective : il s’agirait ici d’un repli progressif, ainsi que d’une « intériorisation » accrue vers la fin de la carrière.

8La seconde approche de la stratégie d’échantillonnage consiste à sélectionner des cas susceptibles d’en savoir beaucoup sur le sujet de cette recherche et de les étudier. La sélection de ces cas repose sur l’échantillonnage en boule de neige (« snowball sampling ») tel que suggéré par Denzin (1970 : 89). En s’appuyant sur des informateurs clés en l’occurrence, les responsables des rédactions des radios du paysage médiatique burkinabè, nous avons identifié un premier groupe de personnes répondant aux caractéristiques de la population cible (appartenir à l’une des catégories définies par la classification de Huberman). Ces personnes ont ensuite servi de relais pour rentrer en contact avec d’autres, présentant les mêmes profils qu’elles. C’est ainsi que l’échantillon a été constitué au fil de l’enquête et au gré de la disponibilité des acteurs avec lesquels nous prenons contact. Appliquant cette approche et à travers le recoupement des informations que nous recueillions, nous avons pu constituer un échantillon de sept (7) personnes. Cette approche a permis d’avoir des personnes de diverses radios et de diverses positions et profils. Le choix de nos interlocuteurs offre un panel diversifié tant au niveau des statuts que des places occupées au sein des rédactions.

  • 1 L’enquête n’a pas été anonyme.

Tableau 1 - Récapitulatif des enquêtés1 de l’étude

Enquêtés

Titre ou poste actuel occupé par l’enquêté

Nombre d’années d’expérience

Médias de l’enquêté

Date de rencontre

Jonas Bazié

Rédacteur en chef de la radio, co-animateur de l’émission interactive sur la politique « Tribunal de l’actualité

10 ans

Wat FM

26/09/2018

Aimé Savadogo

Responsable des pages numériques (site web et Facebook)

2 ans

Ouaga FM

23/10/2018

Denis Coulibaly

Rédactrice en chef adjointe, chargée de l’équipe web

8 ans

Savane FM

03/10/2018

Samira Ilboudo

Journaliste reporter

3 ans

Radio Omega

27/09/2018

Mariam Traoré

Journaliste reporter

27 ans

Radio rural (RTB)

14/10/2018

Dasmané Niangané

Journaliste reporter

4 ans

Radio Liberté

09/10/2018

Thierno Lido

Journaliste reporter

21 ans

Radio Pulsar

23/10/2018

Source : Enquête terrain, octobre 2018, par nous-même.

Cadrage théorique

9« Le journal est “fabriqué” contre la montre » (Padioleau, 1985, cité par Pilmis, 2014 : 102), car « l’information est un produit de consommation périssable qui doit être frais tous les jours » (Tuchman, 1978, cité par Olivier, 2014 : 102). Cette référence montre que la notion d’urgence définit l’activité journalistique en général. Dans les rédactions du média radio – considérée comme un média chaud (McLuhan, 1968) à cause de sa capacité plus ou moins grande d’une publication sans tarder – les courses contre la montre sont des représentations assez apparentes dans le processus de production de l’information. Avec la numérisation, ce processus de production de l’information a subi des changements. Le trait de l’information lié au numérique, particulièrement spectaculaire à la radio, c’est l’accélération du traitement de celle-ci. Cette accélération est telle qu’il est possible de parler de quasi-immédiateté. Avec le numérique, la recherche de la rapidité s’est donc accentuée. McLuhan (1968) introduisant les notions de temps de l’action et de temps de la réaction explique déjà que ces deux temps ont tendance à se confondre, l’action de collecte et de livraison au public se produisant quasi concomitamment. Insistant dans le même sens, Fay (2014 : 73) explique que « la séparation temporelle de ces deux formes tendent à disparaître de plus en plus, en d’autres termes, les nouvelles formes de médias cherchent à atteindre une forme de direct entre l’action et la réaction, un rapport immédiat entre l’événement, sa publicisation et sa lecture ».

10Pour atteindre cette forme de direct, les médias s’exercent aujourd’hui dans l’esprit du cross-média dans la conception des auteurs Ricaud et Smati (2017). « L’œuvre journalistique sera de plus en plus une création simultanée sur différents supports ou utilisant différentes ressources » (Carbonnel, Mercier, 2011 : 4). Mercier (2016) explique donc que l’information chaude, la quasi-instantanéité ou les alertes sur ce qui se passe est laissé au site, à l’appli. Tandis qu’au média traditionnel est laissé, un tempo de recul, d’une mise en perspective, d’une analyse à froid, de l’approfondissement. De nouveaux impératifs qui introduisent un cycle de production paradoxal comme le note Pilmis « moins marqué par l’irréversibilité à la faveur des rectifications qu’il est possible d’apporter à un article, dépourvu des nécessités de la fabrication physique, il (le cycle de production) peut-être raccourci par la publication accélérée des textes » (Pilmis, 2014 : 110).

11Cette capacité à synchroniser des contenus, d’un même univers ou de mêmes contenus éditoriaux et à les faire voguer simultanément sur plusieurs supports suppose aussi de les adapter aux temporalités propres à chaque support. Les supports qui admettent un traitement plus ou moins lent collent davantage au premier des deux formes de temps défini par Morin (1977, cité dans Lacroux et al., 1997) qui est le « temps circulaire ». Ce premier temps est la conception répétitive de la temporalité. En radio, il indexe les grandes éditions du journal, et les rendez-vous d’information programmés (les flashs, les annonces, etc.). Le second « le temps irréversible » est l’approche novatrice, changeante, innovante de l’action qui tient beaucoup du nouvel écosystème permis par le numérique. Lits évoque un nouvel environnement où désormais le mot d’ordre serait : « être proche de l’événement, le serrer au plus près en temps, mais il faut aussi être proche du terrain et du public. […] Temps réel, interactivité, information live, on line, autant d’éléments qui se trouvent au croisement des deux concepts de temporalité et de proximité et qui définissent de nouveaux paradigmes du récit médiatique » (Lits, 1995 : 62).

12Dans ce modèle de la réactivité, où il faut agir rapidement et efficacement, « la place du temps circulaire tend à être reléguée au second plan laissant place à une généralisation du temps irréversible » (Fay, 2014 : 72). À la radio, les flashs sont toujours plus nombreux, les directs et éditions spéciales volent la vedette aux grandes éditions et ce, toujours dans l’esprit de l’urgence. « L’horizon temporel tend à se réduire à l’instant », comme le note D’almeida (2001 : 67).

13La recherche de la rapidité s’est accentuée. Néanmoins, au sens que lui donnent les journalistes de presse traditionnelle – presse écrite, radio, télévision – l’urgence s’est amoindrie pour s’accompagner, aujourd’hui, d’« un accroissement de la rapidité de la mise à disposition du public » (Pilmis, 2014 : 110). L’on remarque que la simultanéité de ces divers espaces de diffusion – l’audio est aujourd’hui podcasté sur Internet, décliné en texte engageant différents formats de diffusion autre que le format initial – va de pair avec l’instantanéité des commentaires, réactions, corrections des internautes. Cette nouvelle conception du temps agit donc sur les temporalités de consommation de l’information des auditeurs.

14Ce trait caractéristique du nouveau temps de l’information est valorisé par les tenants de la « Révolution Internet » (de Rosnay, 2006 ; Rebillard, 2007). Cette valorisation consiste dans le participatif ou contributif, symbole du Web 2.0, où l’interrelation entre le journaliste et l’amateur est souhaitée. Cela commande d’aménager du temps et un espace pour laisser s’exprimer cette collaboration (répondre aux sollicitations des auditeurs, faire un travail de recoupement des informations qu’ils acheminent à la radio, etc.). L’on peut donc s’accorder avec Debray (1991 : 229) qui estime que la « rapidité et l’immédiateté rendues possibles par le numérique (le “régime techniquement déterminé” de l’accélération) sont créateurs d’horizons d’attentes de la part des acteurs, qu’ils soient narrateurs ou lecteurs ».

15On le voit, les caractéristiques que prend la fabrication de l’information (collecte, traitement, diffusion) de l’information radio ont tous en commun d’introduire de nouveaux rapports au temps des travailleurs et des auditeurs. La numérisation de l’information a une incidence sur une ressource essentielle des médias traditionnels : le temps, en favorisant l’accélération du traitement de l’actualité.

16En ce sens, la numérisation agit dans un double sens à la radio. En même temps qu’elle va permettre à la radio d’alléger les structures techniques, mais aussi rédactionnelles, d’anciennes tâches techniques (montage, prise de son, etc.) vont revenir aux journalistes. Cela est de plus en plus matérialisé par le concept de « journaliste à tout faire » ou « Shiva » – concept faisant référence à la divinité hindoue à plusieurs bras développé par Carbonnel et Mercier (2011) : « Le journaliste doit devenir un homme-orchestre, capable de maîtriser les différentes écritures journalistiques et les penser dans leur complémentarité » (12). De nouvelles compétences à acquérir qui cachent, cependant, une autre réalité : celle de l’intensification du rythme de travail. Il est, en effet, apparu que le journaliste peut éprouver des difficultés dans l’organisation matérielle de son travail dès lors qu’il s’occupe à la fois de la prise de son, de l’interview et du montage du contenu audio. Un problème tout aussi préoccupant relevé par l’Organisation internationale du travail (OIT) est celui de la pression constante exercée sur les journalistes qui sont non seulement soumis au flux continu aggravé par des journées de travail sur écran pendant huit à dix heures d’affilée. « Le rythme de travail et l’utilisation intensive de l’ordinateur entraînent de préoccupants problèmes de sécurité de travail » (Lebert, 1999).

17Pour ce texte, nous allons donc nous appuyer sur des travaux traitant du « journalisme numérique », en référence au développement du Web 2.0 (Antheaume, 2016) notamment ceux relatifs à l’acquisition de nouvelles compétences, mais aussi de travaux de (Rieffel, 2001 ; Pélissier, 2003 ; Estienne, 2007) traitant de l’impact de la transition numérique (multiplication des tâches, diversification et transfert de compétences, développement du journalisme mobile, etc.), car cela pose forcément des questions pour les journalistes. Cela se ressent notamment à propos de l’évolution et de la multiplication de leurs tâches, donc de leurs compétences, quand ils doivent décliner un « son » en article ou en vidéo en ligne, et trouver le temps aussi pour faire participer les auditeurs-internautes, en interagissant avec eux sur les réseaux sociaux.

Impact de l’immédiateté sur les pratiques radiophoniques professionnelles : temporalités et modes de production

18Quand le concept de numérisation est annoncé aux enquêtés, la plupart évoquent les sites de réseaux sociaux (Facebook surtout), les plateformes de partage (YouTube). Ils font également appel à d’autres composantes du web, mais antérieures au web 2.0, tels que l’e-mail, la navigation, les moteurs de recherche. Ils parlent également des forums, des commentaires des internautes, de l’interactivité ou des éléments multimédias. S’il est vrai que ces éléments font partie des indicateurs les plus clairement identifiables du web, ils sont également les outils par lesquels, eux, perçoivent les changements les plus importants dans leur travail. « La numérisation a miniaturisé le matériel de la radio, on ne travaille plus avec les Nagra, par exemple. Toutes les radios se sont accrochées à des pages Facebook, Twitter, etc. Le contenu à l’antenne se répercute sur les pages sur Internet ou vice-versa » Jonas Bazié, (10 ans d’expérience). En effet, avec Charon (2011) on note que la radio va d’abord bénéficier de la miniaturisation de nombreux outils, à commencer par l’enregistreur ; ensuite le téléphone mobile multifonctions ainsi que de la digitalisation de l’information, d’abord les textes, puis les images et les sons ; les outils de collecte de l’information, d’enrichissement, de traitement et de présentation de l’information ; le transport de l’information, que ce soit vers et au sein des rédactions, avec les « systèmes rédactionnels » ou en direction du public lui-même. Ce dernier point vient renforcer le témoignage de Mariam Traoré (27 ans d’expérience) : « Internet a facilité certains aspects, l’archivage, le montage, etc. et introduit cette notion de mobilité. Il n’y a plus besoin d’être à la rédaction pour monter un élément et le soumettre à la diffusion. On peut le faire de n’importe où et en une fraction de seconde, l’élément est diffusé ».

19Les facilités introduites dans les aspects de la collecte, du traitement et de la transmission de l’information ont comme conséquence d’accélérer le temps de l’information. De plus en plus, il n’y a pas de bouclage. « Quand on commençait, à une heure de l’édition, vous ne pouvez plus faire passer un élément, maintenant même à 15 mn de l’édition vous pouvez toujours faire passer un élément », reconnaît Lido Thierno (21 ans d’expérience).

20À la radio, d’autres changements peuvent être notés. Les radios ont créé des pages professionnelles sur les réseaux sociaux pour toujours trouver plus d’auditeurs. « Les organes de presse classiques ont vu qu’il faut occuper le terrain Internet en créant un site web, créer une page Facebook, avoir un compte Twitter pour pouvoir suivre les autorités qui twittent », renseigne Denise Coulibaly (8 ans d’expérience). L’on se rend compte que suivre l’activité de certaines personnes sur les réseaux sociaux est désormais partie intégrante du travail du journaliste. Sur ces pages de réseaux sociaux, une information peut y être dévoilée avant qu’elle ne le soit à l’antenne. Quand on écoute Dasmané Niangané, journaliste à la radio Liberté, l’on comprend combien cette pratique constitue une évolution. « Nous diffusons certaines informations à chaud, en attendant d’arriver en studio pour mieux traiter. » Il suggère ici la rapidité avec laquelle le journaliste livre l’information. L’urgence dans laquelle ils doivent désormais livrer l’information est également perceptible. L’urgence dans la livraison, mais aussi le continuum. Il n’y a plus, distinctement, de temps de collecte, de temps de traitement, de temps de diffusion. Il y a un temps unique, le temps de l’instant et ses multiples supports et différentes temporalités.

Journalisme « all in one » : recherche journaliste à tout faire…

21On le décèle, les innovations permises par la numérisation supposent un élargissement des compétences et le développement de certaines agilités au-delà même de ce qui se faisait il y’a encore quelques années. « Un journaliste radio doit pouvoir publier en ligne, faire des reportages vidéo, animer une émission qui a aussi ses exigences ; être en mesure de manipuler la pléthore d’outils qui s’offre à nous et investir les réseaux sociaux pour exprimer le point de vue de sa radio à travers Internet » argumente Jonas Bazié (10 ans d’expérience). Antheaume, va jusqu’à recommander qu’« Aujourd’hui, tout journaliste doit savoir enquêter en ligne, se repérer parmi des milliers de données, délivrer des informations en continu, jongler avec les temporalités – le temps réel, le replay –, calibrer les contenus pour tous les écrans, œuvrer à leur diffusion, cohabiter avec des algorithmes bien plus puissants que les plus puissants des directeurs de rédaction, travailler avec des robots rédacteurs, etc. » (2013 : 11).

22En cohérence de ce discours, on comprend que dans le cas de la radio, les compétences pluri médiatiques des journalistes se manifestent à travers les reportages, l’animation d’émissions, la réalisation de documents sonores, mais aussi à travers une multitude d’écrans interactifs (articles sur le site web de la radio, un compte twitter, une vidéo en ligne) s’inscrivant dans le tournant post radiophonique dans la conception de Ricaud et Smati (2016). Ce tournant pèse sur les formats, les contenus et la grammaire radiophonique à travers des contenus « post » (rappels, commentaires, annonces) qui constituent le nouvel espace-temps en résonance ou en référence au récit radiophonique – de plus en plus enveloppé dans des podcasts. Des formations à l’écriture web au journalisme mobile (MOJO) se multiplient d’ailleurs, offrant des formations pour entériner cette multicompétence ou préparer à ce nouvel environnement où il faut être multitâche et savoir jongler avec les différentes temporalités.

23Avec la numérisation de la radio, le journaliste se présente et se vit parfois comme un « couteau suisse », multitâches, multifonction, au risque de ne pas avoir le temps de mener à bien chacune d’entre elles ou en choisissant de hiérarchiser celles-ci en fonction de la manière dont il définit et vit son identité professionnelle. Certaines affirmations de nos interviewés évoquent une forme de résistance au changement. « La radio doit garder son identité. La radio, c’est la radio, elle n’est pas la télé, ni autre chose. Sur Internet, on y met juste ce qu’il faut pour inciter les gens à venir confirmer ça à l’antenne » (Lido Thierno, 21 ans d’expérience radio). D’autres au contraire montrent que ce changement a été intégré au point qu’il est « normal ». « Pour moi personnellement, c’est cool. Je ne conçois pas faire de la radio autrement » (Aimé Sawadogo, 2 ans d’expérience). On peut juger le décalage entre ces deux discours à travers l’effet « d’engagement » entre le jeune journaliste webnatif et l’expérimenté, héritiers d’Internet. Pour tous, cependant, cette adaptabilité professionnelle n’est pas sans aller avec des contraintes et des conditions de travail liées à ce que l’on pourrait appeler une « compression du temps pour soi et pour travailler ».

24Pour beaucoup, la crainte c’est de ne pas être efficace dans toutes les tâches ou moins bien dans certaines tâches. L’immédiateté pour eux met en danger la qualité de l’information. « Quand on essaie d’être sur tous les côtés à la fois, il est évident qu’il y a un côté qui sera défaillant », explique Dasmané Niangané (5 ans d’expérience). Un autre caricature la dangerosité de l’immédiateté pour l’information. « On est obligé d’aller vite et des fois on balance des informations inexactes. Revenir reconnaître son erreur discrédite le journal. Alors ce qu’on fait immédiatement c’est de supprimer le post et de faire comme si de rien n’était. Mais c’est sûr que des gens ont eu le temps de le lire » Aimé Sawadogo (2 ans d’expérience).

25Denise Coulibaly (8 ans d’expérience) pointe, elle, la banalisation de l’esprit du métier de journaliste. « Aujourd’hui, on devient comme des robots quand on fait de l’information. On traite l’information de manière superficielle. On est devenu des journalistes de conférences de presse, des journalistes ouvertures-clôtures d’atelier, on ne rentre jamais dans le fond. Cela tue la splendeur du métier ». Elle introduit, ici, l’idée qu’eux (professionnels de l’information de médias traitant de l’actualité « chaude ») travaillent de manière encore plus routinière et superficielle parce qu’ils doivent économiser leur temps. Ils se ruent sur les mêmes sujets et font appel aux mêmes techniques de travail (commande d’articles des services de communication, avis d’experts sur certaines questions, etc.). Dans de nombreuses structures, en effet, on demande aux journalistes de plus en plus d’activité dans un temps limité.

26On peut aussi constater une diminution du temps pour soi comme en attestent les propos des quatre journalistes suivants. « On va rapidement au-delà des 8 heures de travail par jour parce qu’il y a une multiplication des tâches à n’en point finir. Le risque c’est qu’à la longue on va s’esquinter. La polyvalence à long terme entraîne une baisse de la productivité, du rendement de la personne parce que cela suppose moins de temps pour le repos, moins de temps pour autre chose, moins de temps pour se consacrer à soi-même », Jonas Bazié (10 ans d’expérience).

27Un autre, image le manque de temps et ses conséquences : « On a choisi le métier en connaissance de cause, mais après, il faut dire qu’on n’a plus de vie. Alors qu’il faut se réaliser d’un point de vue social parce qu’on va te définir à partir de ce que tu es après le boulot. À un moment donné tu seras bien dans ton boulot, mais tu ne seras pas bien dans la société. C’est toujours difficile de trouver un juste équilibre. Ça n’existe pas. Il y a toujours un qui prend le pas sur l’autre. Ce n’est pas pour rien que la plupart ne sont pas mariés », Dasmané Niangané (4 ans d’expérience).

28Le rapport au temps des journalistes est modifié et la majorité souligne le caractère anxiogène de la production en flux continu. « C’est un type de contenu qui est harassant. Ça t’amène à travailler 2 à 3 fois plus parce que ça t’oblige à tout faire à la fois » Samira Guiré (3 ans d’expérience). « Non seulement tu dois faire la collecte, revenir monter et suivre en plus sur les réseaux sociaux. Dès que tu finis, tout ce dont tu as envie de faire, c’est d’aller dormir ou prendre deux comprimés de paracétamol parce que ta tête devient chaude », Denise Coulibaly (8 ans d’expérience). Cette sensation vaguement représentée ici, est appelée « augmentation de la charge mentale » chez (Pignard-Cheynel, et Sebbah, 2014).

Journaliste-public : nouvelles collaborations à l’ère de l’immédiateté ?

29Jonas Bazié (10 ans d’expérience) explique que : « la radio a diversifié son public, il y a un public de la radio classique et un public internaute ». Désormais, en plus de l’appropriation des nouveaux dispositifs cross médiatiques, de l’adaptation aux nouvelles contraintes temps, les journalistes gèrent les questions des nouvelles interactions, des nouvelles collaborations avec les publics. Pour Jonas Bazié, les interactions avec le public s’envisagent en termes de collaboration. Les apports des auditeurs constituant une force collaboratrice non négligeable. Il explique l’expérience particulière de l’émission « Tribunal de l’actualité » qu’il coanime :

30Avec Internet, c’est proactif. Nous faisons ce qu’on appelle l’annonce sur la page Facebook de l’émission. On annonce le thème, trois à quatre jours avant l’émission et on recueille les suggestions. Les questions pertinentes sont retenues et posées à notre invité. Parce que l’idée de l’émission même est de simuler une conférence au cours de laquelle ce sont les publics qui posent les questions. On ne répond pas à tous parce que matériellement on n’a pas le temps de le faire. Donc il faut prioriser, faire une hiérarchisation. On est conscient de l’interactivité permanente qui s’instaure avec les internautes comparativement au média traditionnel. On essaie de trouver le juste milieu, le juste équilibre entre les auditeurs à l’antenne et les internautes. Du coup ce n’est jamais fini.

31En effet, ce n’est jamais fini. « Tous nos rendez-vous sont quasiment podcastés et disponibles sur le site et sur nos plateformes de réseaux sociaux. Et plusieurs jours après, l’on continue à répondre à des questions sur une émission que l’on a animée. Les internautes-auditeurs interviennent quand ils le veulent et pas quand cela vous arrange » Samira Guiré (3 ans d’expérience).

32L’idée suggérée ici est l’une des caractéristiques principales de l’internaute-auditeur. L’auditeur a la possibilité de consommer l’information à la carte. Ce dernier n’a plus besoin de faire coïncider ses périodes creuses dans son horaire quotidien et la grille d’émissions offertes par la radio pour qu’il y ait des possibilités d’écoute. L’auditeur est, aujourd’hui, libéré de toute contrainte temporelle qui pourrait limiter son accès aux émissions puisque les pratiques de temps sont différées. Selon toutes vraisemblances cette généralisation des pratiques en temps différé contribue à asphyxier davantage les journalistes qui doivent trouver du temps pour les « anciens » et les « nouveaux » sujets à toute heure du jour et de la nuit.

33Avec l’immédiateté, une autre caractéristique de l’information est qu’elle « arrive plus vite chez l’auditeur », reconnaît Lido Thierno (21 ans d’expérience). La conséquence principale chez ce dernier (l’auditeur) est qu’il se transforme en un consommateur qui ressent le besoin de s’informer à tout instant. Antheaume part du postulat que les internautes veulent qu’on leur « dise maintenant, tout de suite ce qu’ils doivent savoir » (Antheaume, 2013 : 62). Cette donne colle au degré de rapidité de l’information développé par Rosa (2010 cité par Fay 2014 : 73) : la recherche de la rapidité s’accentue pour tendre vers la recherche du direct, une forme de « compression des durées définies comme le “présent” ». L’instant est donc vécu toujours plus court.

34Ainsi, pour rencontrer la pluralité des contemporalités (Damome, 2011) – c’est-à-dire de coexistences dans le temps des auditeurs des médiations deviennent nécessaires. La médiation dominante trouvée par les radios consiste en la multiplication des rendez-vous d’information quitte à livrer une information non renouvelée. « Nous avons chez nous 6 flashs infos dans la journée en plus des grandes éditions. Mais ce n’est pas à chaque fois qu’il y a du neuf. Dans ces cas-ci, on se dit que ce ne sont pas les mêmes personnes qui écoutent au même moment. D’une manière ou d’une autre, il y a toujours de nouvelles personnes qui sont touchées par l’information, par l’actualité qui sera dite », rapporte Samira Guiré (3 ans d’expérience).

35Moins fréquemment, mais assez significative pour être signalée, la collaboration avec les publics suggère souvent des sujets que les journalistes prennent en charge. Les médias ne font plus l’agenda de l’information seuls et doivent aussi en partager le rythme avec les publics. Cependant, au-delà de ces collaborations qui montrent la participation grandissante des auditeurs-internautes, des négociations s’envisagent pour qu’au cours des émissions la priorité soit accordée aux auditeurs qui appellent à l’antenne. « Cela fait plus vivant et répond plus à la philosophie initiale du média radio classique », explique Jonas Bazié (10 ans d’expérience). « La magie de la radio, c’est le son, ce n’est pas l’écriture » dira Denise Coulibaly (8 ans d’expérience). « Les réseaux sociaux me servent juste à annoncer l’émission » Lido Thierno (21 ans d’expérience).

36Ces discours plaident dans le sens de ceux qui estiment que la radio doit garder son identité face aux nouvelles opportunités numériques. « La radio investit à minima dans les potentialités qu’offre la numérisation en restant attachée à sa logique du flux pour satisfaire ses auditeurs adeptes de la libre antenne, qui est sa marque de fabrique », prévient Wolff (2016). Les collaborations s’envisagent donc dans l’esprit du cross média et des temporalités qu’il suggère ; une autre négociation de la division temporelle afin de rencontrer les habitudes des auditeurs.

Conclusion

37Au départ de cet article, notre ambition était de comprendre comment l’immédiateté, nouveau temps de l’information, est intégrée dans le quotidien des travailleurs de la radio. Nous postulions que loin d’avoir contribué au développement d’une conception nouvelle du temps en radio, l’immédiateté a plutôt contribué à une (re)définition de la gestion du temps de travail, une hiérarchisation des priorités, un manque de temps personnel chez ces travailleurs.

38Ainsi, le travail de terrain nous a permis de savoir que les outils d’Internet qu’utilisent les acteurs constituent les indicateurs pertinents d’évaluation du processus d’adoption des nouvelles opportunités numériques. L’abandon de l’analogie de la radio classique et le glissement vers le numérique de la radio nouvelle a introduit des changements à la radio. Les nouvelles temporalités qu’introduit Internet sont envisagées entre médiations et négociations pour rencontrer les habitudes des auditeurs. Parmi les facteurs de production suggérés par le nouvel environnement, la force contributive que constituent les contributions des auditeurs-internautes est un aspect qui est de plus en plus pris en compte. Cependant, on note que des réticences explicites ou non, des astuces sont développées pour ne pas prioriser les aspects nouveaux au détriment de la radio classique. La question de l’identité de la radio classique reste une problématique majeure de la majorité des répondants. On l’a compris, la question de la hiérarchisation entre les différents supports possibles s’invite dans le quotidien des journalistes de radio. Les positions varient en fonction du contexte de la situation et de l’identité professionnelle du journaliste.

39L’univers du numérique s’enrichit de jour en jour de nouveaux outils transformant les rédactions en chantier d’innovation que les journalistes doivent assumer.

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Note de fin

1 L’enquête n’a pas été anonyme.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Aminata Ouédraogo, « Numérique et temporalité de l’information en radio : les conséquences sur la problématique du nouveau temps et des pratiques professionnelles en radio »RadioMorphoses [En ligne], 5-6 | 2021, mis en ligne le 01 novembre 2021, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/radiomorphoses/1563 ; DOI : https://doi.org/10.4000/radiomorphoses.1563

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Auteur

Aminata Ouédraogo

Doctorante au MICA, sous la direction d’Étienne Damome, Université Bordeaux Montaigne.
ouedraogoaminata64[at]yahoo.fr

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Droits d’auteur

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