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Hommage à Patrice Berger

Patrice Berger : l’amour de la communication, la communication de l’amour

Wafa Dahman et Thierry Borde

Texte intégral

Thierry Borde

1Lyonnais de naissance, Lyonnais de culture, Lyonnais de cœur, Patrice Berger était pourtant le plus grand universaliste que j’ai connu. L’universel n’étant chez lui que le stade ultime de la construction collective du monde dont il portait inlassablement la nécessité. Quel meilleur outil pour cela que la radio ? Pas la radio comme vecteur de publicités et de finances mais la radio comme vecteur d’éducation, de savoirs, de liens sociaux, d’échanges humains, au-delà des distances. Ces distances de diffusion, donc de portée des messages, d’abord circonscrites localement par la portée de la FM deviendront illimitées avec internet, univers que Patrice Berger explorera avec la boulimie intellectuelle et l’enthousiasme qui le caractérisait. Cette radio qui, en Lorraine, un jour de lutte qu’il aimait raconter, unifia la population entière autour d’une fréquence pirate pour la sauvegarde de l’emploi dans un bassin houiller en révolte. Celle qui unifia le Larzac contre une base militaire. Toutes celles qui autour du monde génèrent le dialogue, l’humanité et la survie. La radio que la loi française en 1986 appela « radio de communication sociale de proximité », la radio que le reste du monde appelle « radio communautaire ».

2Sa pensée, complexe et humaniste, s’est forgée jeune, avec des études brillantes, une thèse en sociologie, une éducation catholique ouverte, des élans spirituels qui lui faisaient régulièrement dire qu’il avait longuement hésité à rentrer au séminaire… Et puis 1968, le PSU. L’entrée en politique à laquelle il préférera rapidement l’action sociale et l’étude universitaire. Sociologue, ingénieur au CNRS, il occupera longuement jusqu’à la retraite le poste de bibliothécaire de l’Institut des Sciences Cognitives de Lyon. Dans sa vie professionnelle comme dans sa vie radiophonique, c’est la transdisciplinarité qui l’intéresse. L’idée que les sciences, dures et humaines, ne valent que dans leur complémentarité. Humaniste universaliste, ce qu’il aimait dans la radio c’était son potentiel à englober toutes les disciplines, sa capacité à dire le « tout monde » et à le faire comprendre au plus grand nombre.

3Il aimait s’enrichir et enrichir l’auditeur de tous les savoirs. Sociologue de formation, il était aussi littéraire, philosophe, passionné de chants et de musiques, de psychologie, de sciences et de politique. Ses deux lieux de vie, le principal à Lyon, l’autre à Saint-Julien-Molin-Molette dans la Loire ne laissaient de place à ses occupants que celle que les livres par milliers voulaient bien leur laisser. Ces derniers entretenant dans son domicile une existence quasi autonome et interagissant constamment avec l’esprit foisonnant de leur hôte.

4La libération des ondes en 1981 ne peut que happer ce militant socialiste forgé aux idéaux de 1968.

5A Lyon et dans la région, l’esprit radio libre se répand vite. Les radios pirates comme Canut jouent à cache-cache avec les forces de l’ordre. Comme tous les socialistes de France, Patrice Berger est marqué par l’événement Radio Riposte à Paris. 1981 : les premières radios lyonnaises foisonnent dans une jungle FM soudainement ouverte et lorsqu’il s’agit en 1983 d’en réunir quelques-unes sous l’égide de Radio Pluriel, c’est Patrice Berger à qui l’on confie les clefs de cette nouvelle fréquence locale qui deviendra très vite la voix des communautés lyonnaises, le canal d’expression ouvert à toutes les populations immigrées et à toutes les minorités.

6Il est probable que Radio Pluriel ait symbolisé pour Patrice Berger tout ce que Lyon représentait pour lui : une ville polyphonique, cosmopolite, une ville de culture et de pensée, de luttes et de progrès sociaux. La ville des canuts et des ouvriers révoltés (il habitera jusqu’à sa mort à la Croix-Rousse), la ville des catholiques et des industriels progressistes mais aussi une ville très conservatrice. Une ville où les tensions sociales, parfois violentes, aboutissent à des équilibres sans cesse renouvelés, comme un processus dialectique miraculeux aux yeux de cet amateur de consensus intelligent. Lui, il représentait et portait haut le côté humaniste et ouvert de Lyon. Fier de toutes les avancées sociales qui y voyaient le jour. Fier de son dynamisme intellectuel autant que spirituel. Les années 80 sont les années de l’accueil de nombreux immigrés. Les radios associatives ont cette mission de permettre l’expression de tous. A Lyon, ce sera le rôle de Radio Pluriel. Portugais, Kabyles, Antillais, Italiens, Laotiens… toutes les cultures ont leur place sur Radio Pluriel. Une radio mosaïque, une radio « tout-monde ». Homme du consensus, lui seul pendant de nombreuses années a pu faire tenir ensemble cette mosaïque dans le paysage radiophonique local. Avec une seule recette : l’amour de son prochain et une force de résilience sans commune mesure.

7Cette résilience qu’il a aussi apprise dans sa vie personnelle, dans son corps même, face à la plus grave maladie qu’on ait connue alors. Sauvé à quelques jours d’une mort annoncée par le lancement d’une expérimentation médicamenteuse miraculeuse : la trithérapie.

8Parmi les personnes ont marqué la vie radiophonique de Patrice Berger, Louis Perego a une place particulière. Louis est un personnalité remarquable sortie tout droit d’un roman d’aventures et d’une trop longue expérience dans la prison de Lyon. Ils montent ensemble l’émission devenue culte « Ici l’Ombre » pour permettre des échanges entre les prisonniers et leurs familles : ces dernières diffusent leurs messages en direct et les prisonniers les écoutent depuis Saint-Jean à Lyon. De cette rencontre naîtra ensuite cette belle radio rurale qu’est Radio d’Ici, à Saint-Julien-Molin-Molette, dans la Loire, à la frontière ardéchoise. Patrice en deviendra le président, Louis le salarié.

9Probablement la loi de 1986 n’a fait que formaliser la pensée de Patrice : la radio associative remplit une mission de communication sociale de proximité. Promouvoir et agir pour la culture et l’éducation, contre toutes les formes de discriminations, pour l’insertion, pour l’écologie et le développement local : c’est le rôle fondamental que Patrice donne à l’éducation populaire qui est consacrée et que l’on dote d’un outil magique à grande portée : la radio FM.

10Il faut comprendre que pour le président de Radio Pluriel, la radio n’est pas une fin en soi. L’objectif pour lui c’est l’émancipation sociale et l’amour entre les hommes et cela passe par l’éducation tout au long de la vie. L’éducation initiale, scolaire et l’éducation populaire, celle qui parle et apprend à tou.te.s. Avec des ateliers radiophoniques – l’EMI avant l’heure - il interviendra dans tous les établissements scolaires lyonnais, les MJC, les Centres Sociaux…

11Rien d’étonnant alors de voir Patrice Berger, à la fin des années 80, parmi les initiateurs de l’EPRA, cet outil d’échanges de productions radiophoniques qui réunit à l’époque le FAS – Fonds d’action sociale – les radios associatives, RFI et l’Institut du Monde Arabe. Jusqu’en 2013, l’EPRA financera nombre de reportages produits dans les radios associatives sur les thématiques de l’immigration et de l’insertion. Cet outil participera au financement des radios associatives en général. Les conditions de réalisation varieront dans le temps mais Patrice y sera pour toujours attaché, comme outil d’intérêt général nécessaire au vivre ensemble. « Vivre ensemble » était d’ailleurs le nom de son émission qu’il a tenue sur Radio Pluriel jusqu’aux derniers moments de sa vie.

12La radio de Patrice Berger se construit sur la base de partenariats avec tous les acteurs locaux qui poursuivent le même objectif. Car pour Patrice, la radio c’est d’abord et avant tout du collectif. C’est sa motivation profonde. Il retrouve le collectif dans tous les domaines de sa vie : de l’habitat communautaire en 1968 aux chorales dans lesquelles il aime tant chanter. Dans la radio, le collectif est à tous les étages : à Radio Pluriel, ce sont plus de 100 bénévoles qui font la radio. Sous l’impulsion de son président, Radio Pluriel sera de tous les combats collectifs dans le secteur radiophonique. Patrice ne connaît pas le mot concurrence. Il connaît la force de l’union et de la complémentarité. Membre historique de ce qui est aujourd’hui devenu le SNRL, il tente à chaque occasion de faire l’unité entre les familles discordantes du monde de la radio associative. Médiateur par nature, il gardera toutefois toujours sa liberté d’esprit, quitte à s’éloigner à la fin de sa vie de certains lieux de combats qui ne laissaient plus de place aux objectifs initiaux qui étaient ses moteurs.

13Parmi ses motivations profondes et sa passion pour le collectif, il y a un profond internationalisme. L’action prend tout son sens pour lui dans des projets communs avec des radios et médias du monde entier. Il s’enthousiasme pour l’AMARC et pour toute initiative reliant les « community medias » du monde entier. Ses dernières années, ses pensées s’envolaient devant les potentiels que l’application « Radio Garden » lui laissaient entrevoir.

14Il parcourra la France, l’Europe et le monde à la rencontre des autres radios, tissant inlassablement des liens. C’est ainsi que je l’ai rencontré. Alors qu’il tentait de trouver la manière d’agir ensemble avec les autres médias de communication sociale de proximité devenus plus nombreux avec le développement d’internet. Sous son impulsion, nous décidons alors de générer du collectif et de la transdisciplinarité dans les médias associatifs de Rhône-Alpes. En lien avec les fédérations de radios associatives, de télévisions participatives, avec des titres de presse écrite et des web médias, nous créons le réseau MédiasCitoyens. Là encore il s’agit de dépasser la radio comme fin en soi, comme chapelle. Tous nos médias œuvrent dans le même sens. L’idée est de s’unir et de se compléter dans un univers multimédia. En parallèle à de nombreux projets collectifs, MédiasCitoyens travaille à la reconnaissance institutionnelle des « community médias » en France. Ce travail sera récompensé quelques années plus tard par la création du Fonds de soutien aux médias d’information sociale de proximité. Mais l’EPRA vient de mourir faute de volonté politique pour continuer à le financer. Politiquement les actions au bénéfice des populations immigrées ne font plus recette. Patrice en restera à jamais orphelin et n’aura de cesse de vouloir régénérer autrement ce fonds d’échanges radiophoniques.

15Ce sera d’ailleurs l’une de ses focalisations intellectuelles les plus prégnantes de ses dernières années. Face à des ennuis de santé qui se multiplient, il ressent le besoin de réaliser l’ensemble des projets qui l’ont toujours motivé. Recréer l’EPRA bien-sûr, mais aussi construire un lieu pour réunir tous les médias indépendants lyonnais, relancer la coopération de toutes les radios et médias du monde grâce à de nouvelles applications web, faire revenir l’éducation populaire dans les priorités des fédérations de radios et des gouvernements… Plus l’esprit progressiste qui l’a porté depuis les années 70 disparaît du monde qui l’entoure, plus Patrice se bat pour le préserver malgré tout. Mais jamais son optimisme originel n’a été entamé, jamais son amour de l’humanité ne s’est effacé.

16Lors de ses obsèques, fin août 2021, nombre de personnalités lyonnaises des médias, de la politique- ou du monde associatif se rencontrent et évoquent leurs mémoires de Patrice Berger. Même après sa mort il continue à jouer son rôle réticulaire, de générateur de médiations et d’échanges. A Lyon, il est l’ancien militant du PSU, le président de Radio Pluriel, le sociologue, l’homme de radio que l’on voit partout. Partout où quelque événement progressiste – alternatif ou institutionnel - se passe : pilier du studio radio au salon Primevère depuis ses débuts, dans les forums sociaux, les salons pour l’éducation, pour l’emploi… Il y pose son vieux studio mobile et enchaîne les interviews, parfois une vingtaine dans la journée, parfois plus. Tout Lyon le connaît. L’une des images que j’aime garder est celle de Patrice, installé à sa table - studio sous les cèdres du parc de la Tête d’Or pour les Dialogues en Humanité. Tous les ans il aimait y retrouver ses amis lyonnais, mais aussi Patrick Viveret, Stéphane Hessel et des militants pour la paix, la justice et la liberté venus du monde entier.

17Je garderai aussi toujours en mémoire ces longues soirées passées à imaginer tous ces projets, à nous quereller parfois, pour finir par parler de politique ou de littérature, d’Apollinaire ou de Michaux. Il déclamait parfois du Jehan-Rictus avant de saisir sa guitare et d’entonner Where are all the Flowers Gone de Peete Seeger.

18Les quinze années pendant lesquelles j’ai eu la chance de côtoyer Patrice, ses quinze dernières, ont pour moi le goût de l’émulation et de la force de l’intelligence collective, elles ont la saveur des rencontres et des échanges humains nombreux et chaque fois riches et passionnants. Elles ont la couleur de ce savoir qu’il savait transmettre et le parfum revigorant de cette force de vie qu’il aimait partager partout où il passait. L’esprit de Patrice Berger est le véritable esprit qui doit continuer de guider les radios associatives et les médias communautaires du monde entier. Ses combats pour la justice, l’égalité, la liberté et la paix sont plus que jamais d’actualité.

Wafa Dahman

19Il m’écrivait tous les jours. Depuis un an, mon messenger sonnait de jour comme de nuit, j’ai dû désactiver les notifications dans un geste de ras-le-bol. À chacun de ses messages, une idée aussi belle que folle. Je ne répondais pas, je ne répondais plus, il allait trop vite, mais mon silence ne l’empêchait pas de continuer à m’écrire.

20Son dernier message a été envoyé le 16 aout à 9h38. Je n’ai pas répondu, encore une fois, comme d’habitude, je ne savais que ce serait le dernier. Quelques heures plus tard, je découvre avec stupeur, que Patrice Berger n’est plus, il est parti, en silence.

21Les remords m’ont taraudée. J’aurais dû lui répondre, lui parler, l’écouter, au moins une dernière fois.

22Patrice Berger fait partie de ces visages qu’on n’oublie pas. Je l’ai toujours connu émacier, en tee-shirt fripé avec ses sandales. Un look soixante-huitard, et ce peu importe le lieu où il se trouvait. Il ne s’encombrait pas de protocoles. Il était d’une simplicité désarmante. Difficile de voir derrière son « costume », un chercheur reconnu, un homme de radio passionné, impliqué investi, qui a côtoyé les grandes instances parisiennes.

23Nous nous étions rapprochés lors de la mise en place de l’Epra, je trouvais le projet intéressant, mettre en place une plateforme d’échange de programmes pour rémunérer les radios, mais je dénonçais le dévoiement du projet. Les radios produisaient ce que l’Epra demandait en fonction des financements ministériels, et ce sans respect pour leur ligne éditoriale. Si le ministère de l’Agriculture finançait un projet autour de la protection des brochets, toutes les radios devaient faire des émissions dans ce sens pour obtenir un financement. Il était d’accord avec moi, mais il essayait d’arrondir les angles, si cela pouvait aider les radios associatives à survivre, il fallait continuer. Patrice était comme ça, un utopiste éclairé. Il croyait en l’Autre, en l’universalisme, au partage, à la solidarité.

24La fin de l’Epra ne l’a pas arrêté, il avait d’autres idées … encore et toujours. La dernière était celle d’un « hub des radios lyonnaises ». Il voulait nous regrouper dans un seul lieu pour mutualiser nos moyens et réduire nos frais de loyer et de diffusion. Après des mois de recherches et d’acharnement, Il avait trouvé un contact avec la mairie de Villeurbanne pour rencontrer le nouveau Maire de la ville, fraichement élu. Son idée est fabuleuse, elle met de côté les égos pour l’intérêt général, mais il est parti trop vite, le projet ne verra jamais le jour. Il n’y avait que lui pour parler au nom des autres et porter des projets fédérateurs sans rien attendre.

25Je garde de Patrice, l’image d’un homme de radio « Libre », libre des conventions, libre de construire, libre de rêver. Ce sont ces personnes qui font avancer le monde. Ils nous bousculent par leur fausse naïveté, par leur hyperactivité. Il allait vite, trop vite. Aujourd’hui je comprends mieux son désir de profiter de chaque moment de sa vie, de chaque instant pour mettre en place des projets que lui seul pouvait porter avant de partir.

26Ce grand Monsieur aux sandales est une partie de l’histoire des radios lyonnaises et des radios françaises. Il était là depuis les années 1980, il a survécu aux différents orages qui ont détruit et modelé le paysage radiophonique lyonnais. Il a été de toutes les aventures, et pas que radiophoniques. Il manifestait contre toutes les atteintes aux Droits de l’Homme, pour la Liberté des peuples. L’engagement coulait dans ses veines. Ces yeux ont toujours cette expression indéchiffrable d’émerveillement. Comme un enfant devant un sapin lumineux, il était partant pour tout. D’une énergie débordante, de celle de ceux qui savent que la vie est précieuse, car la maladie est là et la mort si proche.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Wafa Dahman et Thierry Borde, « Patrice Berger : l’amour de la communication, la communication de l’amour »RadioMorphoses [En ligne], 7 | 2022, mis en ligne le 29 novembre 2022, consulté le 06 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/radiomorphoses/1774 ; DOI : https://doi.org/10.4000/radiomorphoses.1774

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Auteurs

Wafa Dahman

Journaliste et Doctorante à l’Université Aix Marseille. Adresse mail : wafadahman[at]yahoo.fr

Thierry Borde

Président de Radio Couleurs. Adresse mail : thierry.borde[at]couleursfm.fr

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Droits d’auteur

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