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Dossier

Quand WhatsApp facilite hors antenne la libre antenne en Afrique

Henri Assogba et Atassé Kodjo Koulete

Résumés

Au nombre des contenus radiophoniques les plus populaires en Afrique depuis la démonopolisation des ondes intervenue à la fin des années 1990, il y a les émissions interactives. Ce format radiophonique dont la réalisation ne nécessite pas de grands moyens s’est développé d’autant plus rapidement qu’il va de pair avec une croissance exponentielle continue de la téléphonie mobile sur le continent africain. En s’intéressant plus spécifiquement à WhatsApp, l’application mobile la plus utilisée sur le continent africain, le présent article s’intéresse aux mutations induites par cette application de messagerie dans les interactions radiophoniques en Afrique.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Wa FM est retenue comme une initiative innovante par Reporters sans frontières (RSF) dans sa liste (...)
  • 2 Pour contourner cette limitation maximale à 256 personnes par groupe WhatsApp, Wa FM a créé plusieu (...)

1Fin mars 2020, une toute nouvelle radio voit le jour en Côte d’Ivoire. Il s’agit de Wa FM, une webradio participative qui est diffusée, entre autres, sur la messagerie WhatsApp, l’application mobile la plus utilisée sur le continent africain. La radio se donne pour mission de lutter contre les fausses nouvelles notamment celles liées au coronavirus1 tout en tenant compte de la modification des conditions d’utilisation de WhatsApp qui limite la diffusion large2 des contenus médiatiques.

2En 2014, au moment où la fièvre hémorragique Ebola faisait des ravages en Afrique, c’est déjà l’application WhatsApp que la radio internationale BBC (British Broadcasting Corporation) a choisie pour offrir à ses auditeurs des informations de santé publique. Un an plus tard (octobre 2015), la chaîne BBC permet à ses auditeurs africains de la contacter via WhatsApp pour partager des contenus informationnels tout en soulignant que « les utilisateurs de l’application ne doivent en aucun cas se mettre en danger dans le but de se procurer un quelconque contenu audio, photo ou vidéo pour l’envoyer à la BBC via WhatsApp ». Une autre radio internationale très écoutée en Afrique en l’occurrence RFI (Radio France Internationale) propose depuis plusieurs années aux auditeurs d’émissions phares de l’antenne comme Appels sur l’actualité et Couleurs tropicales d’intervenir via l’application de messagerie WhatsApp. Plusieurs radios sur le continent utilisent ou expérimentent l’application mobile WhatsApp pour recueillir et diffuser de l’information. Ces quelques exemples illustrent fort bien que les applications de messagerie sont devenues un « nouveau terrain de jeu des médias » (Pignard-Cheynel et Van Dievoet, 2019 : 122).

3En s’intéressant plus spécifiquement à l’application WhatsApp, le présent article se propose d’analyser les mutations induites ou non par cette application de messagerie dans les interactions radiophoniques en Afrique. Le Bénin servira de cadre d’analyse pour cette étude diachronique à partir d’un corpus similaire (radios et émissions interactives identiques) retenu lors d’une précédente collecte des données effectuée en 2011 et d’une série d’entretiens semi-directifs aussi bien avec les fidèles membres du « public producteur » qu'avec des journalistes qui animent lesdites émissions interactives.

1. WhatsApp, une plateforme multimodale sociale bien particulière

4Deux entrepreneurs de la Silicon Valley (Jan Koum et Bryan Acton) sont à l’origine de l’application WhatsApp. Lancée en 2009 (plus précisément le 24 février en référence à la date anniversaire de Jan Koum, l’un des deux créateurs) et disponible sur plusieurs systèmes d’exploitation (Android, iOS), l’application WhatsApp se présente comme un espace numérique chiffré de conversation parfois entre deux interlocuteurs ou entre des interlocuteurs qui se retrouvent au sein d’un groupe d’intérêt. Cette application mobile, également disponible sur ordinateur permet des conversations instantanées pouvant emprunter des formes scripturales, iconographiques ou audiovidéos à travers une connexion internet mobile.

5WhatsApp est appréhendé comme un objet-frontière ayant des caractéristiques similaires aux réseaux sociaux sans qu’on ne puisse véritablement le classer dans la catégorie des réseaux sociaux. Ce positionnement particulier est souligné par des chercheurs comme Susanna Karttunen (2017) quand elle affirme que «  defining whether a service is a social media service is not always obvious. Sometimes a service may have some characteristics of social media, but not enough to make it fall into the social media category  ». La messagerie dont il est question ici se distingue du « traditionnel » SMS (Short Message Service): «  WhatsApp messages “tend to be more social, informal and conversational in nature” than SMS messages  » (Church et Oliveira, 2013).

  • 3 L’application de messagerie WhatsApp arrive en tête dans 138 sur 180 pays et territoires répartis s (...)

6Avec plus de deux milliards d’utilisateurs revendiqués par la compagnie dans un discours auto promotionnel daté du 12 février 2020 (https://blog.whatsapp.com/​two-billion-users-connecting-the-world-privately), WhatsApp est l’application mobile de messagerie la plus utilisée dans le monde3. Exception faite de certains pays comme l’Éthiopie qui semble préférer l’application Telegram par exemple (Amnesty International & OONI, 2016), WhatsApp est l’application mobile la plus utilisée du continent africain et sa croissance est exponentielle. Même s’il faut nuancer la réalité de l’adoption du mobile en Afrique subsaharienne (Berrou et Mellet, 2020), précisons qu’à la fin de l’année 2019, l’Afrique subsaharienne comptait plus de 475 millions de souscripteurs mobiles uniques, soit 44 % de la population du sous-continent dont un tiers d’entre eux se connectaient depuis un smartphone (GSMA, 2020). Les médias, à en croire Pignard-Cheynel et Van Dievoet (2019 : 122), ont commencé à s’intéresser à WhatsApp au milieu des années 2010 en menant des expérimentations liées à des évènements spécifiques comme la couverture d’élections ou d’épidémies. Les auteures ajoutent qu’en Afrique, dans des contextes politiques parfois tendus, des médias utilisent WhatsApp en complément de leur canal traditionnel pour mieux toucher leur audience, voire contourner les blocages (blackout) ou censures (Pignard-Cheynel et Van Dievoet, 2019 : 125). Pour Jimbira et Cissé qui se sont intéressés aux usages mobiles dans les classes populaires sénégalaises, l’utilisation d’internet se résume presque exclusivement à WhatsApp en s’échangeant des messages vocaux ou de communiquer en visiophonie. Des usages qui permettent à ces populations de contourner la barrière de l’écriture et de la lecture, que bien souvent elles ne maîtrisent pas (Jimbira et Cissé, 2018). Même en l’absence d’une quelconque barrière, il arrive que la charte de certains forums ou groupes WhatsApp interdise formellement « d’écrire des messages sous peine d’exclusion » comme c’est le cas, par exemple, d’un site internet religieux (https://islam.bf) au Burkina Faso. Les usages privilégiés ici étant la collecte et la diffusion des prêches et sermons en différentes langues sur les smartphones (Madore et Gosselin, 2019).

2. Contextualisation de l’étude : les auditeurs professionnels et les usages de WhatsApp au Bénin

7L’importance et la place de choix qu’occupe la radio en Afrique sont connues et relèvent presque du sens commun. « Média carrefour » par excellence (Capitant, 2008), la radio est considérée comme le média qui s’est le plus « africanisé » (Tudesq, 2002). Les facteurs explicatifs souvent évoqués sont, entre autres, la modestie et la légèreté des moyens technologiques que mobilise la radio aussi bien dans sa production que dans ses modes de réception, l’accès presque gratuit même dans les zones non desservies en énergie électrique, l’instantanéité de ses programmes, la mobilité de sa consommation qui s’adapte aux activités et mode de vie des populations, la capacité de la radio à transcender l’analphabétisme et les proximités culturelles qu’elle offre à travers la diversité de ses contenus. Au nombre des contenus radiophoniques les plus populaires en Afrique depuis la démonopolisation des ondes intervenue à la fin des années 1990, il y a les émissions interactives. Ce format radiophonique dont la réalisation ne nécessite pas de grands moyens s’est développé d’autant plus rapidement qu’il va de pair avec une croissance exponentielle continue de la téléphonie mobile sur le continent africain (Berrou et Mellet, 2020 ; Brisset-Foucault, 2016 ; Chéneau-Loquay, 2012). Le fait que les abonnés en prépaiement (achat de crédit d’appel et de connexion Internet) représentent plus de 90 % du parc d’abonnés actifs est l’une des caractéristiques majeures de la téléphonie mobile en Afrique. Au Bénin, par exemple, les projections démographiques de l’Institut national de la statistique et de l’analyse économique évaluent la population du pays à 11 884 127 habitants (INSAE, 2018) tandis que le parc d’abonnés mobiles actifs est de 10 349 847 selon les données recensées par l’Autorité de régulation des communications électroniques et de la poste (ARCEP, 2019). Pour les radiodiffuseurs qui enrichissent leur grille de programme à peu de frais, les émissions de libre antenne constituent une véritable aubaine (Auteur, 2012).

8Sur les ondes des radios béninoises, les dispositifs d’octroi de la parole au citoyen lambda pour qu’il émette son avis sur les affaires ou les problèmes de la société font florès et se retrouvent, à quelques variantes près, sur toutes les grilles de programme. Dans cette étude diachronique, c’est un public tout particulier qui retient l’attention. Un public particulier dans la mesure où le statut des personnes formant cette petite « communauté » se joue des frontières ou schèmes habituels. D’abord, il ne s’agit pas d’auditeurs fidèles d’une radio donnée, mais d’auditeurs fidèles d'un format ou d’un type d’émission radiophonique, quelle que soit la radio qui le diffuse. Ces intervenants réguliers des émissions interactives de « libre antenne » (du genre phone in) ne sont pas, à proprement parler, des producteurs des émissions interactives en question (même si la participation des auditeurs est consubstantielle à la production d’une telle émission). Ce ne sont pas, non plus, de simples auditeurs, mais des « auditeurs acteurs » que d’aucuns qualifient, au Bénin, de « grogneurs » ou « d’auditeurs professionnels ». La reconnaissance du statut de « journalistes assimilés » à ces « grogneurs » dans l’article 22 de la loi 2015-07 portant code de l’information et de la communication du Bénin semble être l’aboutissement d’un processus d’institutionnalisation de ce groupe d’acteurs que nous avions identifié dans la précédente étude (Auteur, 2012).

9Les données fournies par l’Autorité de régulation des communications électroniques et de la poste du Bénin (ARCEP) semblent indiquer (voir graphique 1) une forte propension des consommateurs à l’usage de l’internet mobile (data) pour les communications voix au détriment du service voix traditionnel.

Graphique 1 : Évolution des volumes de trafic (voix, SMS et Data)

Graphique 1 : Évolution des volumes de trafic (voix, SMS et Data)

Source : ARCEP Bénin, 2019

  • 4 Outre le caractère intuitif et la facilité de l’enregistrement des messages vocaux sur WhatsApp, l’ (...)

10Sachant que les médias ont commencé à s’intéresser à WhatsApp au milieu des années 2010 (Pignard-Cheynel et Van Dievoet, 2019) et que les fonctionnalités d’échange audios4 font partie de celles privilégiées par les utilisateurs de WhatsApp en Afrique (Jimbira & Cissé, 2018), nous formulons l’hypothèse que cette application de messagerie induit des mutations dans les interactions radiophoniques et contribue au renforcement de ce groupe d’acteurs que nous qualifions de « public-producteur ».

11Le présent article propose d’étudier de manière diachronique (soit 8 ans après la précédente étude) les mutations induites ou non par l’application WhatsApp dans les interactions radiophoniques. L’approche théorique privilégiée et la méthodologie retenue sont brièvement présentées ci-dessous.

3. Considérations théoriques et méthodologiques

12L’approche théorique retenue s’inspire du système médiatique hybride proposé par le politologue Andrew Chadwick (2017) qui invite à aller au-delà des dichotomies habituelles comme médias numériques versus médias traditionnels ou mobilisation sur le terrain versus activisme en ligne. Chadwick propose d’appréhender les processus de communication politique comme une hybridation entre des technologies, des genres, des pratiques, des normes anciennes et nouvelles. Il invite à tenir compte de la manière dont les nouvelles pratiques intègrent les logiques traditionnelles tout comme la manière dont les pratiques traditionnelles incorporent les logiques émergentes. Dans sa perspective, il souligne la diversité des acteurs (médiatiques, politiques, citoyens) susceptibles d’intervenir dans la négociation de l’actualité. Un tel système hybride dans lequel les organisations, les groupes et les individus sont liés par des relations complexes et en constante évolution, basées sur l'adaptation et l'interdépendance nous semble bien indiqué pour analyser les mutations induites ou non par l’application WhatsApp dans les interactions radiophoniques au Bénin.

13C’est cette approche d’un phénomène observé par le biais de sa complexité, et non seulement du point de vue de confrontations qui le marquent, que nous avons appliqué dans cette étude. Les ancrages socio-ethnographiques qui mettent en exergue les « routines de travail » et les « savoir-faire pratiques » qui guident les activités professionnelles (Tuchman, 1978) complètent ce cadre théorique.

  • 5 Programme phare de Golfe FM, la première radio privée commerciale du Bénin, la « Grogne matinale » (...)
  • 6 Créée en 2004 sur une radio privée commerciale concurrente, « Opinions » est globalement conçue sur (...)

14Parmi la grande variété de productions réalisées par les institutions médiatiques que sont les radios, nous avons choisi de ne nous intéresser qu’aux émissions de libre antenne en mettant la focale sur les inconditionnels auditeurs. Dans la précédente étude et dans une perspective d’analyse qualitative comparée, deux émissions interactives ont été enregistrées sur 7 semaines d’affilée (du 13/06 au 29/07/2011, soit 35 émissions par radio). Il s’agit de « Grogne matinale »5 sur Golfe FM et « Opinions »6 sur Planète FM. Pour la présente étude, le même exercice de collecte de données concernant ces deux émissions interactives a été réalisé durant une période similaire en 2019 (soit du 17/06 au 03/08/2019). Les rediffusions régulières effectuées par les radios concernées ont permis de compléter les enregistrements manquants. Ces émissions interactives servent surtout de lieu d'écoute et d'observation des stratégies mises en œuvre par les membres de ce « cher public si connu » appréhendé ici comme des agents sociaux actifs dans la chaîne de production médiatique. À cela, s’ajoutent de nouveaux entretiens semi-directifs avec les mêmes membres de ce « cher public si connu » et les journalistes-animateurs de ces émissions interactives. Qu’il s’agisse d’auditeur professionnel ou d’animateur des dites émissions, ces entretiens individuels semi-dirigés sont enregistrés de manière chronologique (à partir de A1) et ont pris la forme d’ethnorécits focalisés sur les pratiques (Dérèze, 2009 : 118). Ce choix méthodologique permet d’orienter les entretiens autour et en fonction des conditions et des pratiques de production qui sont actualisées par le récit provoqué par le chercheur afin de rendre compte des dynamiques à l’œuvre. Enfin, ces déclaratifs recueillis sont confrontés, dans l’analyse, aux interventions faites lors des émissions interactives préalablement enregistrées durant la période d’étude.

4. Résultats : Permanences et ruptures dans les usages en mobilité

4.1. Permanences

15Mis à part sept nouvelles voix, dont deux féminines, le public-producteur de ce format radiophonique se renouvèle très peu au Bénin. En l’espace de huit ans, les principaux acteurs de ce public-producteur demeurent actifs sur les ondes. Ils sont, au total, moins d’une trentaine d’auditeurs professionnels dont certains sont plus connus que les journalistes animateurs des émissions interactives. Ce public bien visible ou plutôt bien audible sur les ondes béninoises grâce à ses « performances » est composé d’identités relativement reconnaissables, mais suffisamment stables pour être décrites (Dayan, 2000). Il ne s'agit pas ici d'une parole masquée, mais d'une parole bien identifiée, car les auditeurs qui appellent se présentent en donnant leurs noms et prénoms, indiquent d'où ils appellent et certains donnent volontiers leur numéro de téléphone à l'antenne. Si le but avoué d'une telle démarche, c'est de responsabiliser les auditeurs quant aux propos tenus en direct, certains s'approprient le dispositif et le mettent au service de leur autopromotion. En effet, le fait d'intervenir régulièrement sur les émissions interactives en donnant en direct ses cordonnées s'apparente aussi à une offre de services puisque ceux qui sont à l'écoute et qui ont des révélations à faire, mais n'osent pas ou qui n'arrivent pas avoir la ligne peuvent les joindre pour ce « travail ». Ces émissions radiophoniques ont toujours de la côte avec la téléphonie mobile « traditionnelle ».

Graphique 2 : Évolution des tarifs des services mobiles (voix et Data)

Graphique 2 : Évolution des tarifs des services mobiles (voix et Data)

Source : ARCEP Bénin, 2019

16Malgré la quasi-gratuité ou le faible coût d’utilisation (voir graphique 2) des applications mobiles de messagerie comme WhatsApp, les appels sur ces émissions interactives se font toujours par le biais des forfaits téléphoniques prépayés. Cet apparent paradoxe s’explique, entre autres, par la faiblesse de la bande passante du parc d’abonnés Internet mobile qui demeure dominé par une vieille technologie de deuxième génération (2G) comme le montre le graphique ci-dessous :

Graphique 3 : Répartition du parc d’abonnés Internet mobile par technologie

Graphique 3 : Répartition du parc d’abonnés Internet mobile par technologie

17Plusieurs membres du public-producteur étudié confirment dans les entretiens réalisés la mauvaise qualité sonore et les fréquentes ruptures de connexion des appels téléphoniques effectués via cette application de messagerie gratuite : « WhatsApp n’est pas fiable pour le direct en ondes en raison de l’état de notre réseau » (A7). Certains préfèrent, de loin, l’utilisation des notes vocales pour échanger en privé avec leurs contacts. À date, WhatsApp n’est donc pas utilisé pour les interventions dans les émissions interactives étudiées. De l’aveu de l’un des animateurs, l’utilisation de WhatsApp ajouterait un surplus de travail dans la production de cette émission compte tenu du dispositif technique existant. Un aveu qui corrobore les réticences des producteurs concernant les modifications des « routines de travail » et des « savoir-faire pratiques » (Tuchman, 1978) qui guident leurs activités professionnelles. Les radios étudiées ne disposent pas, par exemple, de personnel attitré au standard pour filtrer les appels. C’est souvent le technicien d’antenne qui joue ce rôle supplémentaire qui se limite à signaler discrètement à l’animateur dans son casque d’écoute « il y a quelqu’un en ligne ». Les moyens limités de ces radios ne leur permettent pas non plus, à l’instar d’autres radios qui produisent des émissions interactives similaires, de rappeler, à leurs frais, les auditrices ou auditeurs qui souhaitent intervenir en ondes. Du côté des membres du public-producteur, d’autres raisons sont avancées pour expliquer l’attachement à la téléphonie mobile « traditionnelle » malgré les coûts associés : « Pour la défense de certains dossiers chauds, WhatsApp nous sert à définir en amont nos stratégies d’intervention. Mais attention, on le fait surtout par affinité » (A4) ; « WhatsApp, je le réserve pour mes conversations privées avec des gens qui ne sont pas toujours en odeur de sainteté avec le pouvoir en place ou des personnes qui veulent que je sois leur porte-voix dans les émissions interactives pour mettre sur la place publique des sujets délicats » (A13). Invité à se prononcer sur la gratuité ou non de ce « service rendu », cet auditeur professionnel élude la question. Après relance et insistance, il finit par concéder du bout des lèvres qu’il lui arrive parfois de prendre juste les « frais de dédommagement pour le forfait téléphonique utilisé pour appeler la radio » (A13).

4.2. Ruptures

  • 7 Dans le contexte béninois et en référence à toute première émission du genre (Grogne matinale), est (...)

18En raison de nombreuses plaintes, des suspensions de diffusion et des rappels à l’ordre de la Haute autorité de l’audiovisuel et de la communication (HAAC) pour des « dérapages incontrôlés en ondes », l’émission « Grogne matinale » de Golfe FM est passée du direct au différé depuis la campagne électorale pour les élections présidentielles de 2016. La fonctionnalité des notes vocales de l’application WhatsApp aurait pu être judicieusement exploitée (comme le fait dès sa création Wa FM, la webradio participative en Côte d’Ivoire) dans ce nouveau contexte de production en différé de cette émission interactive. Mais, ce n’est pas le choix retenu par les producteurs de la « Grogne matinale » de Golfe FM qui ne semblent pas encore prêts à modifier leurs routines de travail et leur savoir-faire professionnel (Tuchman, 1978). L’émission est donc enregistrée dans les conditions d’un « faux direct ». Même si les « grogneurs »7 dans leur grande majorité avouent leur préférence pour les interventions en direct sans filtres et sans montage sur ce format radiophonique, ils se sont adaptés à ce changement majeur dans la production de leur émission qui est désormais enregistrée la veille de la diffusion entre 17 h et 17 h 30. Les lignes téléphoniques d’appels sur la « Grogne matinale » sont réduites de 7 à 4 dont 3 lignes mobiles et une seule ligne de téléphone filaire fixe. Cette coexistence entre des technologies, des genres, des pratiques, des normes anciennes et nouvelles illustre à merveille l’hybridation médiatique théorisée par Chadwick (2017). Les raisons évoquées pour expliquer la réduction des lignes d’appel sur cette émission sont le souci de satisfaction des fidèles auditeurs professionnels qui trouvent le délai d’attente trop long et surtout trop couteux en termes de crédit d’appel. En ce qui concerne « Opinions », la seconde émission interactive retenue dans le cadre de cette étude diachronique, elle est toujours diffusée en direct sur Planète FM. Certains membres du public-producteur estiment que « c’est parce que le promoteur de cette radio est un « mouvancier » [ndlr : néologisme qui désigne au Bénin toute personne appartenant ou qui apporte un soutien affiché à la mouvance présidentielle ou le pouvoir exécutif en place] sinon Radio Planète aurait eu des rappels à l’ordre ou des sanctions de la part de la HAAC » (A2, A5 et A6). Pour illustrer un tel argumentaire, le refus de renouvèlement de l’autorisation d’émettre en date du 18 décembre 2019 de Soleil FM, la radio de l’opposant politique actuellement en exil en France est cité en exemple. Dans la grille des programmes de cette radio suspendue, il y avait au moins deux émissions interactives (« Boulevard des opinions » et « Qu’en dites-vous ? ») sur lesquelles on entendait également les interventions régulières des auditeurs professionnels. Après les protestations et autres réactions vives, un déplacement d’intérêt s’est effectué vers de nouvelles émissions comme « J’aime pas ça » de la radio Atlantic FM.

19D’autres usages « hors antenne » de WhatsApp sont mentionnés lors des entretiens semi-dirigés comme l’envoi de preuve d’identité pour les auditeurs qui appellent pour la première fois dans l’émission, parfois de l’intérieur du pays, avant leur intégration dans ce cercle fermé de public producteur. L’application mobile de messagerie WhatsApp sert également à envoyer facilement des preuves des allégations et autres dénonciations au journaliste animateur de la « Grogne matinale » qui se trouve être également le responsable de la « cellule investigation de Golfe FM ». Outre ce rapport particulier aux sources d’information, certains sujets évoqués dans ces émissions interactives sont sélectionnés et traités dans les bulletins d’information. La collecte et la co-construction de l’information sont ainsi facilitées par WhatsApp. Ces résultats sont conformes aux conclusions d’une autre recherche consacrée à la dénonciation des comportements inciviques sur des émissions radiophoniques au Ghana (Avlé, 2015).

  • 8 « AfricTivistes » est une plateforme regroupant un réseau de jeunes citoyens, blogueurs et journali (...)
  • 9 Il s’agit de la loi No 2017-20 portant code du numérique en République du Bénin dont certaines disp (...)
  • 10 En relayant sur les réseaux sociaux (Twitter et Facebook) ces propos tenus le 18 décembre 2019 par (...)

20L’une des ruptures majeures que révèle la présente étude diachronique est l’apparition de nouveaux acteurs qui n’interviennent pas (ou qu’on n’entend pas) sur les émissions interactives qui seraient ringardes, selon eux, mais qui enregistrent régulièrement des audios plus ou moins élaborés et qui le distribuent au sein de plusieurs groupes WhatsApp avec la consigne explicite de partage tous azimuts. Certains s’inscrivent dans la mouvance des « AfricTivistes »8 et revendiquent une forme de cyberactivisme par la production et la diffusion des contenus audios via WhatsApp. Mauvaise foi ou pas, le public producteur étudié observe avec dédain ces nouveaux acteurs concurrents : « Pour nous, c’est ceux qui ne sont pas efficaces en ondes dans les émissions interactives qui prennent d’assaut les réseaux sociaux » (A18) ; « Si chacun fait sa petite radio sur WhatsApp, qui va écouter qui ?... Moi je préfère viser le grand public de la vraie radio » (A13) ; « Ils ne sont pas connus comme nous, personne ne les écoute » (A2) ; « Je ne vais pas gaspiller mon forfait internet et mon temps pour lire et écouter tous les nombreux messages que je reçois de plusieurs groupes WhatsApp auxquels j’appartiens » (A9). Moins catégorique que les autres membres de ce public-producteur, A5 estime que WhatsApp est un bon canal de rediffusion d’extraits de ses interventions durant les émissions interactives radiophoniques. Cet usage a posteriori apparaît comme un « portfolio audio » et participe de l’autopromotion au sein de son réseau de contacts sur WhatsApp. Précisons toutefois que cette sorte d’africanisation du podcast sur WhatsApp a fait long feu au Bénin pour deux principales raisons : la modification, fin 2019, des conditions d’utilisation de WhatsApp qui limite la diffusion large des contenus médiatiques dans le but de lutter contre les fausses informations et la grande médiatisation des premières victimes de peine de prison en application du nouveau code du numérique9 que même le procureur de la République, Mario Mètonnou, considère comme « une arme braquée sur la tempe des journalistes »10.

Conclusion

21Si les usages de l’application mobile WhatsApp n’apparaissaient guère dans la précédente étude effectuée en 2011, ces usages font désormais partie intégrante des interactions radiophoniques. Certes, WhatsApp n’est pas encore utilisé majoritairement pour effectuer des appels téléphoniques durant les émissions radiophoniques, mais l’analyse des usages de cette application de messagerie dans la présente étude révèle des permanences et ruptures dans les interactions radiophoniques. Si les fonctions classiques des émissions interactives (veille citoyenne, porte-voix des sans-voix, prétention d'informer sur la réalité quotidienne, etc.) sont toujours revendiquées, l’appropriation du dispositif radiophonique des émissions interactives par un public-producteur en termes de moyens d'actions et de stratégies s’est renforcée avec l’application mobile WhatsApp. Ce renforcement s’observe surtout dans les usages « hors antenne » (en amont et en aval) des émissions interactives étudiées. Même si le groupe d’acteurs que nous qualifions de « public-producteur » ne s’est pas trop élargi au fil des ans grâce à WhatsApp, l’hypothèse de recherche selon laquelle cette application de messagerie a induit des mutations dans les interactions radiophoniques s’est vérifiée. L’apparition, grâce à WhatsApp, de nouveaux acteurs producteurs de contenus audios en marge des émissions interactives diffusées en ondes est une piste de recherche à approfondir. En somme, cette étude diachronique illustre fort bien l’hybridité du système médiatique théorisée par Andrew Chadwick (2017).

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MADORE Frédérick et GOSSELIN Louis Audet. Le religieux sur Internet et dans les NTIC au Burkina Faso, In. Rencontres religieuses et dynamiques sociales au Burkina Faso, Université de Floride, 2019, pp. 269-293.

PIGNARD-CHEYNEL, Nathalie, VAN DIEVOET, Lara. Journalisme mobile : Usages informationnels, stratégies éditoriales et pratiques journalistiques, Louvain-la-Neuve : De Boeck Supérieur, 2019, 292 p.

TUCHMAN Gaye. Making news: A study in the construction of reality, New York: The Free Press, 1978, 244 p.

TUDESQ André Jean. L'Afrique parle, l'Afrique écoute : les radios en Afrique subsaharienne, Paris : Karthala (Coll. Hommes et Sociétés), 2002, 315 p.

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Notes

1 Wa FM est retenue comme une initiative innovante par Reporters sans frontières (RSF) dans sa liste des 30 « héros de l’information » au temps du coronavirus (https://rsf.org/fr/actualites/les-heros-de-linformation-au-temps-du-coronavirus-le-journalisme-peut-sauver-des-vies).

2 Pour contourner cette limitation maximale à 256 personnes par groupe WhatsApp, Wa FM a créé plusieurs groupes (au moins 7 recensés en juin 2020) pour la diffusion de ses journaux quotidiens également destinés aux abonnés sur Facebook et Twitter.

3 L’application de messagerie WhatsApp arrive en tête dans 138 sur 180 pays et territoires répartis sur tous les continents selon les données compilées en décembre 2019 par SimilarWeb (https://www.similarweb.com/corp/fr/ourdata/).

4 Outre le caractère intuitif et la facilité de l’enregistrement des messages vocaux sur WhatsApp, l’audio a l’avantage d’être plus léger que la vidéo et donc plus facilement téléchargeable avec des connexions lentes et chères en termes de données utilisées (tarifs Internet).

5 Programme phare de Golfe FM, la première radio privée commerciale du Bénin, la « Grogne matinale » est une tribune téléphonique diffusée du lundi au vendredi (06H30 à 7H00). À la « Grogne matinale », il n’y a pas de sujet défini à l’avance, chaque intervenant a droit à environ 1mn30 de temps de parole.

6 Créée en 2004 sur une radio privée commerciale concurrente, « Opinions » est globalement conçue sur le même principe que celui de la « Grogne matinale » avec une diffusion du lundi au vendredi de 08H30 à 09H00.

7 Dans le contexte béninois et en référence à toute première émission du genre (Grogne matinale), est appelé « grogneur » tout auditeur qui intervient sur une radio pour opiner sur un sujet d’actualité ou sur une idée en débat.

8 « AfricTivistes » est une plateforme regroupant un réseau de jeunes citoyens, blogueurs et journalistes africains qui militent pour plus de démocratie grâce aux outils numériques (https://www.africtivistes.org/!/index.php/fr/)

9 Il s’agit de la loi No 2017-20 portant code du numérique en République du Bénin dont certaines dispositions sont jugées liberticides et dénoncées par les journalistes et de nombreux acteurs la société civile.

10 En relayant sur les réseaux sociaux (Twitter et Facebook) ces propos tenus le 18 décembre 2019 par le procureur de la République lors du forum Verifox organisé par CFI Médias, le journaliste béninois Ignace Sossou a été condamné en appel à 6 mois de prison ferme et une amende de 500 000 FCFA (environ 762 euros).

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Table des illustrations

Titre Graphique 1 : Évolution des volumes de trafic (voix, SMS et Data)
Crédits Source : ARCEP Bénin, 2019
URL http://journals.openedition.org/radiomorphoses/docannexe/image/1858/img-1.png
Fichier image/png, 289k
Titre Graphique 2 : Évolution des tarifs des services mobiles (voix et Data)
Crédits Source : ARCEP Bénin, 2019
URL http://journals.openedition.org/radiomorphoses/docannexe/image/1858/img-2.png
Fichier image/png, 233k
Titre Graphique 3 : Répartition du parc d’abonnés Internet mobile par technologie
URL http://journals.openedition.org/radiomorphoses/docannexe/image/1858/img-3.png
Fichier image/png, 174k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Henri Assogba et Atassé Kodjo Koulete, « Quand WhatsApp facilite hors antenne la libre antenne en Afrique »RadioMorphoses [En ligne], 7 | 2022, mis en ligne le 29 novembre 2022, consulté le 17 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/radiomorphoses/1858 ; DOI : https://doi.org/10.4000/radiomorphoses.1858

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Auteurs

Henri Assogba

Professeur titulaire
Département d'information et de communication
CIRAM
Université Laval, Québec
Courriel : henri.assogba[at]com.ulaval.ca

Atassé Kodjo Koulete

Doctorant en communication publique
Département d'information et de communication
CIRAM
Université Laval, Québec
Courriel : kodjo-atasse-dovene.koulete.1[at]ulaval.ca

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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