1Il existe dans la société de fortes injonctions politico-économiques à la mobilité qui ont des effets dans toute la société dont la radio. Ce vieux média s’est « adapté » (Stiegler, 2019) à la « vie liquide » (Bauman, 2006) moderne, voire postmoderne via de la mobilité technologique. D’où l’idée de radio « enrichie » (Guglielmone, 2013), « augmentée » (Chauvin Vileno et Equoy Hutin, 2016), « postradio » (Cheval, 2008) et « postradiomorphoses » (Poulain, 2017).

2Mais les injonctions à la mobilité interrogent sur les objectifs. Si la mobilité est une preuve de vie, quel est son intérêt, sa fonction, son utilité ? La mobilité pour la mobilité ne risque-t-elle pas de manquer de sens ? La radio mobile ne sert-elle pas habituellement surtout à défendre une image moderne de la radio, à développer un modèle économique, commercial, marketing, communicationnel, et à maintenir une audience qui tend à s’effriter compte-tenu de l’économie de l’attention (Citton, 2014) ?

3Or, la mobilité vise avant tout à aller d’un lieu à un autre. C’est un moyen au service d’une fin et non une fin en soi. Dès lors, on peut se demander à propos de quoi et dans quel but la radio est-elle mobile et mobilise-t-elle ? Facilite-t-elle le travail de ses acteurs ou au contraire demande-t-elle plus de compétences, de temps, de moyens économiques tout en remplaçant certains métiers (Pignard-Cheynel, 2019) ? Peut-elle améliorer la vie urbaine – notamment ses flux - en allant à l’encontre des effets néfastes du néo-libéralisme, de la société liquide et en aidant à savoir comment « atterrir » (Latour, 2017) ? Plutôt que seulement nous maintenir mobiles, peut-elle nous mobiliser - sous-entendu « autrement » - en créant une communauté socialisante via de l’engagement et des « reliances » (Ricaud, 2008), voire de nouvelles utopies médiatiques et démocratiques ? Il s’agirait alors d’inventer ou réinventer des radios « lentes » (« slow radios ») ou « douces » (« soft radios ») par opposition aux radios « rapides » (« fast radios ») ou « dures » (« hard radio ») habituelles.

4Ce sont les questions que nous souhaitons aborder ici dans un travail exploratoire sur des radios doublement mobiles - technologiquement mobiles et mobilisatrices - que sont les « micro-radios d’organisation » (dites MRO ci-dessous) à travers l’étude d’une webradio - Alter’Radio dite AR ci-dessous - d’une auberge lyonnaise - l’Alter Hostel - qui se donne des objectifs allant au-delà des simples questions de logement en mobilisant le personnel de son organisation, les organisations du territoire, les habitants du territoire ou encore les voyageurs. En quoi cette radio – du moins ces podcasts - d’un lieu immobile à destination de clients mobiles peut-elle être qualifiée de douce ou lente compte-tenu de son mode de production, de diffusion ou des effets espérés sur les flux urbains et les activités territoriales ? Peut-elle attirer de nouveaux clients et transformer de simples voyageurs touristiques attendant des services d’hôtellerie en collaborateurs bénévoles au service de cette hôtellerie ?

5Ce travail qualitatif, avec une approche micro-sociologique compréhensive, s’appuie sur de l’analyse des contenus diffusés par la radio, sur les sites internet et les réseaux sociaux numériques mais aussi des observations-participantes. En effet, j’ai donné quelques conseils à deux reprises dans le cadre d’un partenariat plus global entre l’Hostel et l’entreprise Crois/Sens pour laquelle j’étais chargé de recherche.

6Cette proximité du terrain m’a permis d’avoir des conversations d’ordre professionnel et informel et des entretiens avec les fondateurs (Alain et Samuel) et des animatrices (dont Colette) ou encore de consulter des archives internes diverses en plus des articles de presse : le « Plan d’affaires » et la plaquette de présentation concept/marché de l’Hostel.

7Nous retracerons d’abord la généalogie des MRO. Nous présenterons ensuite la MRO étudiée présentement. Puis nous verrons le modèle de mobilisation qu’elle met en place. Et nous finirons par rendre compte des limites de ce modèle.

Généalogie des MRO

8Les MRO se situent à l’intersection de la catégorie des « micro-radios » (par opposition aux « macro-radios »), et de la catégorie des « radios d’organisation » (par opposition aux « radios traditionnelles ») dans une typologie forcément simplificatrice et discutable.

9Les « macro-radios » émettent en FM, ont un format fixe, font de la radio à titre principal (de la radio pour faire de la radio), et visent un modèle économique autonome et la plus grande audience possible auprès d’anonymes. De leur côté, les « micro-radios » sont des « radios de niche », d’offre spécialisées, qui ne sont pas ou peu diffusées en FM, et disposent de peu de moyens économiques et humains et une audience très variable.

10La définition de la « radio traditionnelle » recoupe essentiellement celle de la « macro-radio » : une radio de masse qui fait de la radio à titre principal et qui s’adresse simultanément à des auditeurs indéterminés. Au contraire, la « radio d’organisation » - appelée aussi « radio d’entreprise » ou « radio privée » - est la radio d’une organisation et au service d’elle-même. Elle n’est pas historiquement nouvelle. Citons par exemple Lorraine Cœur d’Acier de la CGT (Hayes, 2018), Riposte du PS (Lefebvre, 2019) en ce qui concerne les « radios libres ». Ces radios ont largement fait parler d’elles. Mais elles ont émis seulement quelques mois car elles servaient avant tout un combat : la lutte contre la fermeture des usines sidérurgiques pour LCA, les élections pour Riposte. Par la suite, d’autres organisations ont tenté aussi l’aventure (mutuelles, journaux, mairies…), mais elles ont eu toutes les difficultés à se maintenir elles aussi (à l’image de Radio Service Tour Eiffel de la mairie de Paris). Ce sont surtout des radios d’établissements scolaires ou parascolaires (MJC par exemple) qui ont perduré grâce à des subventions, au FSER, au personnel de ces établissements et à une production intermittente.

11Les « macro-radios d’organisation » ont connu peu de réussites à grande échelle. Mais une nouvelle génération fait son apparition grâce aux postradiomorphoses : les MRO. Celles-ci ont des objectifs très précis, ciblés et sont très spécialisées : elles visent un public très identifié (salariés, clients) dans un but précis (gérer le trafic, les ressources humaines) via des contenus spécialisés (annonce d’un accident, d’un recrutement). Ce type de radio « augmente » les outils ciblés de communication, de marketing, de commercialisation, de gestion des ressources humaines. Ainsi de Radio SNCF dans les gares, Carglass Radio dans les garages, Radio-Moquette de PSA, Schneider Electric et bien d’autres.

12Les radios adressées directement et uniquement aux collaborateurs peuvent avoir une grande variété d’objectifs selon ses promoteurs. Elles peuvent viser à communiquer, manager, créer une culture d’entreprise et du lien social. On peut y entendre la météo, l’horoscope, de l’information routière, des portraits, témoignages, entretiens questions-réponses, playlists de salariés, jeux, dédicaces, ou de l’actualité générale et corporate. Ce type de radio d’organisation a plusieurs avantages selon ses promoteurs : c’est un média simple, rapide, flexible, peu chronophage, relativement économique (35.000 €/an pour un programme mensuel), passif (plusieurs tâches parallèles), réactif, simultané, mobile, voire démocratique (pour les personnes ayant des difficultés de lecture).

13Mais d’autres formes de MRO existent, comme les radios de médias : ARTE Radio (Hartemann, 2017) ou Libéradio qui a émis en 2014-2015, y compris en RNT.

Présentation d’AR

14La MRO étudiée ici est celle d’un hôtel qui s’adresse par définition aux personnes en mobilité mais aussi des acteurs locaux que la MRO tente de mettre en relation : l’Alter’Hostel fondé à Lyon en 2017 par Alain et Samuel (après le départ de Romain). Cette auberge souhaite se distinguer de la plupart des logements à court terme en se présentant comme « innovante », « responsable » et « participative » avec le concept d’« hostel écollectif »selon la plaquette de présentation utilisée auprès des professionnels. Elle vise à contribuer au développement d’un tourisme alternatif (« être une alternative d’hébergement touristique ») : animer un quartier, changer les comportements…

15On y trouve des éco-équipements (toilettes sèches, composteur collectif), des dortoirs de 6 à 16 personnes, des espaces communs, de la location de kayaks, des événements via des soirées et activités pédagogiques (« atelier cosmétique do it yourself »), interculturelles (soirée polyglotte), culturelle (ciné-débat, spectacle, concert), bien-être (« Yog’apéro »). Peu après la fondation, une radio - Alter’Radio (AR) - a été mise en ligne. Un homme anonyme a réalisé des interviews principalement lors de l’inauguration et d’une soirée polyglotte .Dans l’offre d’emploi de service civique dit « Participatif » qui a pour objectif de « créer des passerelles entre les passagers et le milieu associatif local » avec un recrutement prévu le 14 septembre 2017, créer la radio constitue la deuxième tâche parmi sept à réaliser : développer le bénévolat, « Développer la Radio participative ! », organiser un événement, créer boite d'échange d'objets, animer l’association, gestion administrative, recherche de fonds. Son objectif est « de partager des compétences, des expériences, des idées, des chansons, des messages pour les auditeurs ». Il faut pour cela « trouver des thématiques et/ou des personnes ressources pour créer et animer des podcasts sous format court et/ou des émissions, trouver un outil de mise en ligne, diffuser, communiquer et remercier les participants. »

16Le tableau ci-dessous présente synthétiquement AR au 9 octobre 2020 :

17Les fondateurs d’AR sont nés dans les années 1980 (à l’exception des animateurs qui sont plus jeunes). Ils font partie d’une génération post-« radios libres » qui a connu les « radios jeunes » pendant leur adolescence et qui sont plus attachés au média radio que la génération suivante. Ils n’ont pas de formation dans le domaine de la radio. C’est Samuel, qui a voulu lancer la radio du fait de ses affinités avec la communication. Il avait déjà eu l’idée de faire un vélo à voile couché pour faire des reportages avec des personnes qui ne peuvent pas se déplacer. Il avait créé un blog avec sa compagne pour relater leur voyage 2011-2012 autour du monde qui a pris la forme d’un livre en 2013. Le reste de l’équipe est davantage intéressé par les voyages, l’hôtellerie et l’alternatif « socio-écologique ». Les services civiques – dont ceux qui sont en charge d’AR - sont d’ailleurs principalement recrutés via l’ESCD 3A (Ecole Supérieure de Commerce et Développement Afrique Amériques-Asie) et École Sup’Écolidaire. Ainsi, Colette n’avait pas a priori des affinités particulières avec la radiophonie et en tout cas pas de formation professionnelle, mais elle avait obtenu l’accord d’une radio lyonnaise pour l’aider et la former un peu.

18Comme on peut le voir dans l’annexe, les podcasts sont plutôt courts (une durée adaptée aux pratiques numériques) et peu formatés (une liberté du podcast par rapport aux émissions de radios traditionnelles). On voit des décalages temporels entre les différentes diffusions (2017, 2018 et 2020) et entre certaines productions (printemps 2018) et leurs diffusions (automne 2018). Colette a mis en ligne seulement trois podcasts avant son départ de l’Hostel le 31 août 2018 après sept mois de service civique. Elle n’avait pas non plus eu le temps d’atteindre l’un de ses objectifs qui consistait à réaliser des podcasts dans des langues qu’elle maitrise (espagnol et anglais) comme l’avait fait l’animateur précédent à l’occasion d’une soirée polyglotte. Il faut dire que lorsque nous avions échangé par téléphone le 7 mars 2018 à propos de sa stratégie de production radiophonique elle disait avoir cours jusqu’en mai-juin ce qui limitait une possibilité de temps de concentration sur ce sujet. Le 15 mai 2018, à l’Hostel, elle m’avait fait écouter les premiers enregistrements mais elle doutait de la qualité de son travail.

19Sur le fond, les podcasts sont toutes liées à des événements, des services et des partenariats. Il s’agit de valoriser les partenaires associatifs de l’Hostel, les événements organisés par ces partenaires et les « passagers » bénévoles qui ont participé à l’événement. Il s’agit de présenter un événement qui a eu lieu ou qui va avoir lieu. Les partenaires qui organisent l’événement sont interviewés séparément des « passagers » qui ont vécu l’événement. Une évolution a lieu en 2020 quand les animateurs interviews des personnels de l’Hostel et passagers, sélectionnent des musiques et racontent des contes.

Le modèle de mobilisation d’AR

20L’étude de ces radios a fait apparaître deux stratégies dans la création et l’animation de ces médias : ce que nous appelons une « stratégie d’attraction » et une « stratégie de fixation ».

21La « stratégie d’attraction » vise à faire face à « l’économie de l’attention » : il y a concurrence de nombreux événements dans une localité et de nombreux hôtels. La radio peut être utile pour valoriser certains « passagers » parce que leurs profils intéressent particulièrement l’Hostel (mais comment les sélectionner ?). Il s’agit alors de tracer - créer des traces numériques de - ces acteurs mobiles pour faire venir d’autres acteurs mobiles qui peuvent s’identifier à eux et avoir envie de les rencontrer ou de rencontrer des personnes similaires. Ainsi, l’animateur a interviewé au moins sept personnes – la plupart partenaires - lors de l’inauguration de l’Hôtel avec la même question : « Pourquoi venez-vous à l’inauguration de l’Alter’Hostel ? ». Il s’agit aussi de montrer ce qui se passe localement pour donner envie d’y participer. Internet est particulièrement utile pour cela car toute personne qui y a accès peut se faire une idée de ce qui se passe dans l’organisation hôtelière et autour grâce aux podcasts qui sont stockés en ligne, consultables à tout moment et diffusés via les réseaux sociaux (du moins certains).

22En ce qui concerne la « stratégie de fixation », il s’agit de faire face à l’éphémérité, la liquidité, la postmodernité des acteurs mobiles qui viennent de loin ou non et restent peu de temps. Ces acteurs manquent d’informations sur le contexte de leur logement (le quartier, la ville…), ou de socialisation pour faire un premier pas vers ses co-« passagers ». Les productions médiatiques de ces radios peuvent alors servir à « fixer » les acteurs mobiles, c’est-à-dire à faire en sorte qu’ils restent dans l’Hostel plus de nuits que prévu originellement. Cela passe par un engagement temporaire dans des activités locales socialisantes : les activités organisées par les gérants de l’Hostel peuvent potentiellement mener à celles des associations du quartier ou de la ville. Ainsi, l’immobilisation temporaire des acteurs mobiles peut les convertir au bénévolat (mais pourquoi pas au salariat ou à de l’entrepreneuriat) temporaire (mais pourquoi pas à long terme) grâce à de la mobilisation locale temporaire radiophonique. Voici l’animatrice qui demande dans un podcast 17 août 2018 un mode d’emploi à un représentant d’une association de permaculture : « Et admettons que je me dis demain que « le potager d’Ostara, ça a l’air cool, j’aime bien l’ambiance, je les ai rencontrés à la soirée, la permaculture ça m’intéresse, j’ose pas trop… voilà ». Comme je peux faire pour faire partie de vous ? Admettons que j’ai vraiment pas beaucoup de temps. Est-ce que je peux venir ? Combien de temps vous recommandez ? »

23Cette radio fait apparaître deux types de radio opposés : ce que nous appelons les radios « d’accélération » et « de décélération ». Les « radios d’accélération » ont deux rôles : premièrement elles informent sur le trafic routier dans le but d’augmenter la rapidité et la fluidité de la circulation des voyageurs ; deuxièmement elles limitent les désagréments (fatigue, stress, perte de temps) liés au transport grâce à des distractions, de l’information, de la culture. Comme les GPS et les applications pour smartphone, elles étendent les capacités techniques et physiques d’accession à des lieux plus ou moins éloignés. Mais elles ont aussi pour effet de tendre à transformer une partie des territoires (hôtels, autoroutes, aéroports, trains…) en « non-lieux » (Augé, 1992) métropolisés et mondialisés, désincarnés et désocialisés parce qu’ils sont transformés en moyens pour d’autres fins et non en une fin en soi.

24A l’opposée, les « radios de décélération » visent à ralentir les flux urbains pour reconstituer et régénérer des lieux en leur donnant une valeur en soi au-delà du pur fonctionnalisme (dormir, manger...). Elles mettent en valeur d’autres projets, acteurs, lieux, fonctionnements, principes, c’est-à-dire d’autres manières de faire, dire, penser. Elles visent à « localiser » - c’est-à-dire attirer et fixer dans une localité - les acteurs mobiles voyageurs et locaux pour les impliquer dans des « initiatives solidaires » (Dacheux, 2020) : slow food, AMAP, coopératives (Ezvan, 2019), monnaies locales, café associatif (Bernard, 2019)... Au-delà d’objectifs commerciaux (fidélisation de la clientèle et taux d’occupation) et communicationnels (attraction pour les médias), elles créent des pratiques économiques démocratiques alternatives à l’économie capitaliste ainsi que des utopies offrant de nouveaux horizons symboliques. Elles participent de la pluralisation médiatique (Klimkiewicz, 2013), politique (Habermas, 1988 et Fraser, 2015) et économique (Mauss, 1997, Polanyi, 1983). Or, l’ouverture du champ des possibles passe par d’autres récits (Audier, 2019, Dion, 2018) et d’autres médias (Poulain, 2019 (a)). Ces « radios de décélération » ne visent donc pas l’immobilisme. Elles décélèrent des acteurs mobiles (voyageurs, travailleurs…) pour les mobiliser autrement. La médiation sociotechnique de ce type de radiophonie tend à rendre les publics « actifs » (Dewey, 1927).

Les freins rencontrés

25Après trois ans d’existence, on constate assez peu de productions sonores d’AR. Alors qu’elle fait largement partie des arguments communicationnels et marketing, l’animation de la radio semble considérée comme une tâche secondaire parmi bien d’autres pour ses ressources humaines. Elle dépend donc de ses disponibilités, ses sujets d’intérêt, ses contacts, sa ligne éditoriale, sa méthode. En effet, les MRO restent des émanations d’organisations au service de leurs actions, événements, communications, partenariats et clients. C’est d’ailleurs sans doute en partie pour cela que les animateurs sont anonymes dans les podcasts. Six personnes se sont succédé au micro - un homme (mai 2017), Colette (été 2018), un homme (automne 2018), Lucie (février-mai 2020), Axel (mai 2020) et Emma (à partir d’août 2020) - sans que l’auditeur puisse savoir son nom et même son prénom. Emma donne seulement son prénom et son statut lors de son podcast d’août 2020 mais elle s’excuse presque de l’avoir fait : « Bonjour, alors aujourd’hui, Emma, nouvelle service civique à l’Alter’Hostel. Alors on ne va pas parler de moi aujourd’hui. Je suis avec… ». Les animateurs ne sont au micro que pour quelques mois ce qui complique l’appropriation et la personnalisation des podcasts malgré leur liberté d’action. Une évolution a toutefois eu lieu en janvier 2020 quand quatre services civiques (au lieu de deux) sont recrutés : Honorine (ciné-débats), Alexandra (liens avec les associations), Eva (événementiel), Lucie (AR). Cette dernière réalise un podcast d’introduction où elle annonce des podcasts les 10, 20 et 30 de chaque mois mais le SARS-CoV-2 interrompt cette ambition.

26Ces podcasts ont été jusqu’en 2020 peu valorisées sur les réseaux sociaux numériques de l’Hostel et le site internet de celui-ci. Cela explique en partie le peu d’écoutes. Lors d’un échange informel, les dirigeants de l’Hostel m’ont fait comprendre qu’ils n’étaient pas satisfaits du résultat et comptait relancer la radio quand cela serait possible. J’ai d’ailleurs appris par hasard (via un moteur de recherche) en septembre 2020 qu’AR avait été lancée dès la fondation de l’Hostel sur ARTE Radio. Peut-être que les fondateurs attendaient que la radio rencontre un succès par elle-même pour la relier aux autres outils de communication. C’est ce qui est arrivé en partie en 2020 où la deuxième page Facebook (« Auberge participative ») de l’association éponyme dédiée aux actions des services civiques a été arrêtée « pour une question de clarté et de fluidité des informations » (Facebook Auberge participative, 5 mai 2020) et se concentrer sur la page de l’Hostel qui constitue dorénavant le principal espace de diffusion des podcasts. Cela a considérablement augmenté le nombre de vues.

27La difficulté est aussi de transformer un voyageur/visiteur en bénévole-collaborateur, ou à simplement l’intéresser aux dimensions alternatives de l’Hostel. Beaucoup de « passagers » avec des caractéristiques et des priorités très différentes (migrants, SDF, étudiants, touristes internationaux) viennent y dormir parce que c’est l’auberge la moins chère de Lyon, et sans s’intéresser au recyclage, à l’écologie ou à la vie de quartier. On voit des non-professionnels de la radio encourager des « non-professionnels » du bénévolat alors que même le bénévolat demande des compétences et des connaissances pour être efficace et éviter des erreurs. Les bénévoles temporaires semblent cantonnés à des tâches relativement simples comme la préparation d’un repas et pendant un temps court (contre « quelques heures voire quelques jours » espérés dans le sondage de l’Hostel sur le sujet). Ainsi, dans un podcast du 17 août 2018, Colette demande à deux « passagers » québécois – devenus « bénévoles spontanés » selon l’expression de l’Hostel - ce qu’ils pensent de leur participation : « A l’Alter’Hostel, vous êtes arrivés et vous avez participé à du bénévolat spontané. C’est-à-dire que vous êtes venus aider dans une « disco soupe ». C’est-à-dire que la disco soupe avait pour but de lutter contre le gaspillage alimentaire. Il y a eu d’abord un premier glanage dans le marché de la Croix-Rousse. On a récupéré tous les invendus. Ensuite, on était au parc du Général Delfosse dans le quartier de Confluence. Et puis en fait, on s’est tous mis à cuisiner dans le parc et vous êtes venus nous aider. Quelle a été cette expérience ? Qu’est-ce que vous avez aimé ? » Le « Bénévolat Spontané » est donc avant tout le fruit d’un partenariat entre l’Hostel et un organisme qui comprend de la préparation et de l’encadrement, c’est-à-dire peu spontané.

28Signe de la déception des dirigeants de l’Hostel, je n’ai pas pu avoir d’entretien avec eux ni avec l’animatrice en vue du colloque GRER de novembre 2019 dans lequel je devais parler de sa radio (Poulain, 2019 (c)). Alors qu’ils avaient accepté de témoigner sur le principe. Pourtant, je les connaissais : je me suis déplacé dans cet Hostel à plusieurs reprises et j’y ai dormi, j’ai assisté à la préparation du lancement de la radio, j’ai publié un article wiki sur l’Hostel et AR (Poulain, 2019 (b)), et la société dans laquelle je faisais un postdoctorat était partenaire de l’Hostel. Ils ont expliqué qu’ils manquaient de temps compte-tenu de leurs difficultés à gérer et rentabiliser l’Hostel. Et effectivement, Samuel est devenu simple salarié de l’Hostel avant de le quitter quelques mois après le départ d’Alain. Ils ont été remplacés pendant le confinement lié au SARS-CoV-2 par Kévin qui impulse une nouvelle dynamique, notamment avec le recrutement d’Alice (co-gérante) pour les questions administratives et RH. Kévin était salarié de l’Hostel depuis octobre 2019 avec un contrat de 26h en remplacement de la réceptionniste Margot, et était passé à 39h en janvier en remplacement d’Alain. De son côté, Colette- - n’a pas répondu à mes demandes envoyées par divers canaux. Il faut dire qu’elle est partie en Arménie effectuer un service volontaire européen pour une fondation.

29Cette difficulté à revenir sur cette expérience radiophonique peut sans doute s’expliquer par un sentiment d’échec. Peut-être ces acteurs ont évalué leur radio par rapport à la norme d’une radio traditionnelle : radio de professionnels, émissions en continu, masse d’auditeurs... AR a davantage connu du succès sur Facebook (par rapport à un hôtel traditionnel), retombées médiatiques (voyage.tv5monde.com, lyonplus.com, leprogres.fr, france3-regions, lesechos-etudes.fr…) ou dans les institutions (prix de la fondation Emergence en 2016, Palmes du Tourisme Durable 2020 dans la catégorie « Hébergement (PME) » le 26 février 2020).

30Ce type de radio ne peut qu’atteindre vite ses limites d’un point de vue quantitatif : l’Hostel est un lieu unique (même si un réseau d’établissements similaires est envisagé) avec peu de lits et vise une mobilisation locale. AR ne peut que créer un « micro-espace public médiatique » qui s’ajoute à la l’hyperfragmentation de l’espace public (Charaudeau, 1999) depuis l’arrivée d’internet. Néanmoins, ce type d’initiative visant à démocratiser l’économie et les médias, l’écologie et la politique se multiplie en France et dans le monde, et est de plus en plus encouragée par les citoyens et donc par les acteurs politiques (consultations, concertations, primaires, conventions, conseils ou jurys citoyens, budgets participatifs, technologies civiques…) malgré les limites rencontrées (Mazeaud et Nonjon, 2016).

Conclusion

31Même si la radio traditionnelle existe toujours - et largement - en tant que média de masse et continue d’évoluer, l’âge d’or de la FM française est derrière nous : elle peut être située dans les années 1980-1990, c’est-à-dire entre la fin du monopole et le développement d’internet qui fait apparaître la postradio et ses postradiomorphoses multiples dont les MRO.

32Contrairement aux « radios libres », les MRO n’ont pas à faire face à de fortes difficultés juridiques, politiques et techniques. Ces freins qui pouvaient être rédhibitoires à l’époque ont disparu. L’arrivée des nouvelles technologies radiophoniques n’a fait que diminuer le coût d’entrée dans la production radiophonique ce qui rend cette pratique toujours plus facile. Créer une radio semble être à la portée de chacun à condition de posséder un enregistreur numérique, un accès à internet et un logiciel de montage. Un simple téléphone suffit pour créer et diffuser une radio, du moins une « production sonore » tant elle s’éloigne des caractéristiques de la radio « traditionnelle ». Ainsi, le podcast AR innove au niveau du mode de production (pas de studio, très peu de ressources humaines et économiques), programmation (pas de grille) et diffusion (pas de flux). La tendance est à plus de souplesse, pragmatisme, informalisation, flexibilisation, irrégularité, imprévisibilité, expérimentalité.

33Les MRO pour acteurs mobiles contribuent donc à accentuer les grandes tendances des postradiomorphoses et éclaircissent de nouveaux enjeux. En dehors des fonctions purement RH, marketing…, les MRO peuvent servir de ce que Martuccelli (2019) appelle un « continuum sociotechnique ». Il y a, selon lui, un « poids croissant des médiations et des agencements (plus ou moins autonomes) des objets techniques et des normes dans la vie sociale » : le « sociotechnique ». Les études sur les technologies numériques soulignent leur présence quasi obligatoire dans la vie quotidienne (Denouël et Granjon, 2011, Cardon, 2015, Beuscart, Dagiral et Parasie, 2016, Boullier, 2016). Le fort niveau d’articulation sociotechnique dans la structuration et l’enchevêtrement des actions crée un « continuum sociotechnique » qui est « devenu indispensable pour assurer la gestion factuelle d’insolubles problèmes normatifs (étant donné la diversité d’orientations entre acteurs) et d’enjeux pratiques (à cause de la trop grande complexité des situations) ». Le trait structurel des sociétés actuelles que constitue l’hétérogénéité sociale et culturelle (Durkheim, 1893) et qui est insurmontable (Lefort, 1981) peut servir l’être-ensemble, les valeurs partagées, le destin commun si on reconnaît que l’hétérogénéité traverse tous les groupes sociaux. Derrière les différences intergroupales (La différence s’appuie souvent sur une identité collective.), il y a l’irréductible existence des singularités intragroupales (La singularité est individuelle et vertébrée sur un commun.). À travers l’outil sociotechnique potentiellement « doux » ou « lent » des podcasts, AR va au-delà de la communication et information en vue d’un travail d’identification et socialisation, attraction et mobilisation, localisation et démocratisation. AR tente de construire un continuum entre voyageurs et sédentaires, personnes et organisations, citoyens et territoires, local et international, social et économie, culture et écologie, salariat et bénévolat, commercial et philanthropique, associations et entreprises.

34Néanmoins, fabriquer une MRO n’est pas devenue si facile pour autant. Nous avons vu les difficultés et freins à créer une radio qui sort des schémas traditionnels. A l’image d’AR qui vise à influencer, voire modifier les flux urbains : mobilisation, décélération, attraction et fixation. En effet, plusieurs contraintes existent toujours en termes de temps disponible, de personnel, de moyens techniques, de compétences, d’espace… Le financement de la technologie ne pose pas de réel problème, même si cela passe par des logiciels gratuits comme Audacity ou iMovie et si une animatrice a dû acheter son propre micro. Mais il en est autrement du financement de l’action humaine. Créer et animer et diffuser une radio demande un minimum de compétences, donc de formation. Un service civique – Camille – a d’ailleurs renoncé à en prendre la responsabilité. Mais c’est aussi, voire surtout la disponibilité du personnel qui pose problème. Le temps passé à mettre en place une MRO est du temps qui n’est pas mis directement au service de l’organisation pour d’autres actions qui peuvent être plus indispensables, et en tout cas jugées comme telles. Les innovations organisationnelles sont moins voulues qu’imposées par le manque de moyens humains, c’est-à-dire économiques en dernière instance : les services civiques sont à 28 h/sem dont 14h pour la Scop (accueil, réservation) et 14h pour l’association (communication, événements, AR) pour un coût de 100 €/mois pour l’employeur. sur sept mois mais sans studio et avec d’autres tâches à réaliser. Si ces dimensions ne peuvent pas tout expliquer, elles jouent un rôle fondamental. Comme pour les podcasts qui inondent internet, il n’est pas évident de trouver un nouveau modèle économique pour ce nouveau modèle radiophonique dépendant de financements publics (emplois aidés et subventions), alors que les radios traditionnelles peinent de plus en plus à trouver des financements.

35En tout cas, les MRO ne se réduisent pas - du moins certaines d’entre elles - à une « communication augmentée » à peu de frais parmi une batterie d’outils communicationnels (sites internet, réseaux sociaux, applications…) et managériaux (recrutement, socialisation, valorisation…). Comme médiations sociotechniques, elles sont, avant tout, ce que font d’elles les personnes et organisations. Elles peuvent donc - avec des atouts et faiblesses propres - montrer et valoriser d’autres possibles : parcours de vie, projets, actions, organisations...