« L’histoire des grands systèmes de communication de masse pourrait être faite à partir de l’examen des schémas implicites ou explicites des alliances sociales qui les sous-tendent : schémas qui définissent des classes et des groupes bénéficiaires, qui privent d’autres du pouvoir de définir leur propre identité ; schémas qui orientent des priorités dans la façon dont sont utilisées les ressources de créativité d’un groupe, d’un pays, d’une région. Schémas enfin qui fixent les références dominantes, c’est-à-dire celles qui déterminent ce qu’est une culture “légitime”. C’est la conscience de ce fait qui permet de comprendre pourquoi aujourd’hui plus que jamais dans l’histoire les systèmes de communication sont au cœur de la redéfinition de la vie démocratique » (Mattelart, 2015c : 274).
1Certains discours, tenant plus de l’apologie promotionnelle que de la critique sociale et ayant cours à un stade avancé du processus de numérisation généralisée de la société (Sénécal, 2019), attribueraient à la communication le pouvoir d’engendrer à elle seule une nouvelle forme d’égalitarisme. Une égalité qui, sous-entendant la disparition des clivages classistes et le déclin des conflictualités sociales, serait produite de l’unique fait de disposer des toutes dernières technologies médiatiques et de pouvoir ainsi participer aux réseaux planétaires qu’elles contribuent à créer, alors que ceux-ci sont pourtant des dispositifs mis en place par des multinationales de la communication en situation d’oligopole (Smyrnaios, 2016). Suivant cette techno-utopie œcuménique souvent remise en question (Mattelart, 1999; Breton, 2004; Granjon, 2022), il suffirait en quelque sorte de toujours plus et mieux communiquer pour oblitérer les fractures sociales et les dysfonctionnements de toutes natures. L'effet le plus clair de cette croyance ne serait-il pas, comme l’écrivait jadis avec acuité Yves de la Haye, « de donner à voir la communication comme une activité sociale autonome, ayant sa consistance propre, c'est-à-dire sans rapport direct avec les pouvoirs, les intérêts de classes, les conflits, les profits et les marchés », alors que « les nouvelles machineries de communication présentées comme les auxiliaires dévoués de la convivialité, de la non-hiérarchie et de la décentralisation, s'inscrivent en réalité dans la vaste refonte des contrôles sociaux » (1984 : 169) ? Hier comme aujourd’hui, ne pas reconnaître l’idéologisation des pratiques de communication et des stratégies des acteurs sociaux qui les supportent, reviendrait à refuser de considérer le caractère intrinsèquement politique des choix des technologies médiatiques ainsi que de l’orientation de leurs usages. D’où la pertinence de resituer le phénomène radiophonique dans son historicité et en regard des rapports de pouvoir qui lui sont consubstantiels ainsi que d’adopter une posture critique qui favorise une lecture des enjeux contradictoires de son développement.
2L’histoire, celle du temps long ou de la « longue durée » (Braudel, 1958), est jalonnée de mobilisations et de luttes sociales par lesquelles les questions de communication, de médias ou d’information ont été investies des stratégies politiques de divers acteurs sociaux (Mattelart et Siegelaub, 1979). Si elle s’est avérée un enjeu et instrument de libération et d’émancipation toutes latitudes confondues (Mattelart, 2015b), la communication a aussi constitué une des voies de l’hégémonie et de la conquête (Petrella, 1996 ; Garnham, 2000). Toutefois aux nouvelles formes de pouvoir et de contrôle allaient correspondre de nouvelles formes de résistance et de contre-hégémonie informationnelle et communicationnelle donnant lieu à une variété de pratiques médiatiques suivant différents contextes et périodes sociohistoriques et ayant des caractéristiques propres à celles-ci.
- 1 Le concept de moyens de communication, syntagme marxien propre à une approche matérialiste de la co (...)
3En fait, depuis l’émergence des premiers systèmes médiatiques, leur aménagement et leur contrôle ont toujours été des problématiques structurelles, et la mainmise sur les moyens de circulation des idées, des biens et des personnes, des plus anciens aux plus contemporains, a été l’une des clefs maîtresses du pouvoir politique, économique, voire militaire (Innis, 1972 ; Mattelart, 1999). On peut ainsi se demander si les systèmes médiatiques ne sont pas en soi et d’abord davantage, ou autant du moins, des créations politiques que technologiques ou économiques (Starr, 2005). Poser la question, c’est déjà y trouver un début de réponse. Pensons dans ce sens aux conflictualités sociales qui ont déterminé la structuration de la presse écrite, des premiers réseaux de télécommunications, de la radiodiffusion, d’abord la radio, puis la télévision et la câblodistribution, ou encore des récents réseaux numériques. Tandis que les questions de liberté d’expression, d’accès démocratique aux moyens de production de l’information et plus largement des droits à la communication ont fait partie des enjeux majeurs de leur évolution (Keane, 1991). Il est donc indispensable de connaître la « mission formelle » des différents modèles médiatiques qui se sont installés, en dévoilant les acteurs et les rationalités qui y sont à l’œuvre (Brecht, 1970 : 139). En d’autres mots, il faut retracer la manière par laquelle les groupes et les individus s’expriment politiquement dans nos sociétés, à travers la conception et l’appropriation des moyens de communication1 de la configuration des modèles médiatiques qu’ils mettent en place (Sénécal, 1995).
4Le média radiophonique ne fait certainement pas exception et n’a pu échapper à la dynamique des tensions sociales, politiques, économiques et technologiques dont elle a fait l’objet depuis ses origines (Cheval, 2006). Ce qui a conditionné autant ce que la radio est aujourd’hui que ce qu’elle n’est pas devenue. Une fois remise dans une perspective sociohistorique et géopolitique, la démocratisation de l’espace radiophonique semble avoir été une quête sans répits et à géométries variables tant elle a été un enjeu constant au centre de l’existence de pratiques aussi distinctes que les acteurs sociaux qui en ont été les instigateurs. Non seulement il s’agit ici d’appréhender les principaux acteurs sociaux qui ont défendu diverses formes de démocratisation de l’espace médiatique à différentes périodes géographiquement situées, mais aussi de retracer les valeurs, intérêts et projets de société qui ont été consubstantiels de leurs rhétoriques et de leurs actions. Dans le contexte de luttes sociales, cela a donné lieu bien souvent à des espaces oppositionnels (Negt, 2007) et à une configuration de l’usage collectif des moyens de communication à l’image des acteurs en présence, à l’exemple de l’instauration de médias publics, privés ou associatifs.
- 2 Il s’agit bien entendu d’un projet ambitieux qui dépasse de beaucoup les quelques lignes de ce text (...)
5À l’instar de maintes réalités qui revêtent aujourd’hui un caractère naturel, celle du média radiophonique n’échappe donc pas à la nécessité d’être revisitée à partir d’une épistémologie critique capable d’en saisir les dimensions historique et géopolitique, permettant ainsi d’en exposer la genèse et la matérialité dans divers contextes sociaux et culturels2. Car la dialectique matérialiste serait à même de « déterminer quels [en] sont les éléments constitutifs contradictoires, et quels sont le mouvement, la dynamique déclenchés par ces contradictions » (Mandel, 1983 : 171). Donc, nul n’est question d’isoler les médias du processus social dans sa totalité, en ne les décrivant que par leurs caractéristiques techniques (presse, radio, télévision, internet), leurs mandats (divertir, informer, éduquer, publiciser) ou leurs contenus (catégories, genres ou formats). Il s’agit de plutôt les concevoir en tant que résultat de la dynamique des rapports sociaux de même que des formes concrètes que ces derniers prennent au sein d’un monde matériel. Ainsi, la manière de penser les moyens de communication se doit de prendre en compte leur historicité, ceux-ci se bâtissant sur des réalités matérielles soumises à des facteurs de diverses natures économique, technologique, politique et culturelle qui en définissent aussi bien les modes de production que d’énonciation (Mattelart, 2015c). Impossible de ce fait de problématiser le média radiophonique, sans le cerner en tant que construction matérielle historique, indissociablement liée à l’histoire du processus de production capitaliste ainsi qu’aux phases de son déploiement dans le temps et l’espace et du renouvellement constant de ses appareils idéologiques. Puisque, comme l’évoquait déjà à son époque le dramaturge Bertolt Brecht, « le sens profond de ce processus est de ne rien laisser sans relation avec autre chose, de tout lier, de la même façon qu’il livre tous les hommes (sous forme de marchandises) à tous les hommes : c’est très exactement le processus de la communication » (1970 : 177).
6En proposant une approche matérialiste de la communication qui « cherche à la fois le sens, la structure significative de l’objet étudié et sa production, sa genèse, c’est-à-dire le besoin fonctionnel qui l’a engendré à l’intérieur d’une structure plus vaste dans laquelle il remplit une fonction » (Goldmann, 1980 : 121), il convient de s’appuyer sur une épistémologie critique conjuguant à la fois une perspective historienne de la longue durée et une économie politique critique du développement des moyens de communication et de leur mise en relation « avec la globalité du système qui inspire leur production, [sans quoi] il est impossible de capter la fonction de chacun et surtout de dévoiler l’axe idéologique qui en structure les contenus, les dote de cohérence et les fait participer à la configuration d’un mode de vie généralisé » (Mattelart, 2015a : 148).
7Dans la perspective de la longue durée, trois grands ensembles d’acteurs sociaux et autant de visées idéologiques singulières se sont révélés décisifs dans la définition et l'interprétation de ce que sont les usages sociaux des moyens de communication, et ce, peu importe les technologies médiatiques concernées. Aussi, encore aujourd’hui un peu partout sur la planète, persistent des rapports de force qui continuent d’opposer – ou d’allier selon la conjoncture – l’État, les corporations privées et les mouvements sociaux (ou composantes de la société civile), dans la défense du droit de cité de leurs modèles de communication respectifs au sein de l’espace public médiatique (de la Haye, 1982 ; Sénécal, 1995). Les idéologies qu’ils défendent (ainsi que les valeurs et les intérêts inhérents) sont visibles à des degrés divers dans la définition et l'organisation de l'espace médiatique aussi bien au niveau local, national que mondial. Démonstration explicite que la communication est un lieu et un enjeu d’interprétation sociale essentiel au contrôle des orientations de la société, car « [tous] les acteurs sociaux d'une société donnée ont une quelconque représentation de la société. Ces représentations constituent en un point de fusion cette société. Les rapports sociaux multiples qui la fractionnent répondent à des processus constitutifs liés à ces représentations » (Légaré et Morf, 1989 : 74). Ces tensions idéologiques donnent aux pratiques médiatiques et par conséquent à la communication, leur importance politique comme terrain privilégié d’alliances et d’affrontements entre les acteurs sociaux dans l’affirmation de leur interprétation des réalités sociales.
- 3 Selon Hannah Arendt, ce qu’on appelle idéologie serait littéralement ce que son nom indique, la log (...)
8Autant de logiques3, autant d’acteurs sociaux qui projettent leurs intérêts, valeurs, vision de la société dans la formulation de projets de communication qui « ne sont pas séparés et juxtaposés, mais se présentent plutôt comme des forces qui se combinent et se confrontent » (de la Haye, 1984 : 19). En fait, les relations entre ces projets communicationnels sont à l’image des rapports sociaux s’exerçant dans la définition même de l’idéal démocratique et s’incarnant dans des concepts et des pratiques médiatiques singulières. « Les principes d'organisation de la sphère publique – c'est-à-dire l'espace social où se structurent les offres et les demandes d'information et de communication – relèvent de logiques différentes, quelquefois contradictoires, mais dont la compénétration et l'action réciproque donnent à la communication sociale son identité et sa figure complexe modelée par l'histoire » (de la Haye, 1982 : 83).
9Schématiquement, la logique marchande trouve ses fondements historiques au sein même de la conception libérale de l'information et d’un libéralisme économique « compris dans son sens le plus global de doctrine fondée sur la dénonciation d’un rôle trop actif de l’État et sur la valorisation des vertus régulatrices du marché » (Rosanvallon, 1981 : 59). Propre à la rhétorique de la privatisation commerciale de la communication, elle s'inscrit plus largement dans une vision capitalistique de la marchandisation des biens matériels et symboliques, reconduite dans les règles et les mécanismes d’autorégulation du marché, qu'il soit national ou mondial. Faisant valoir l’impératif de préserver leur rentabilité et leur apport à la création d’emplois, les entreprises privées cherchent par conséquent à conditionner les stratégies d’intervention étatique afin qu'elles leur soient favorables, en d'autres termes que celles-ci ne s'interposent pas dans les processus de privatisation et d'internationalisation des infrastructures de communication, en procédant aux ajustements réglementaires nécessaires à cette fin. Récemment, le lobbying incessant des géants du web auprès du gouvernement fédéral canadien constitue un exemple contemporain du type de pressions exercées en la matière (Sénécal et George, 2021). Désormais, la production de valeur s’appuie autant sur l'extension des marchés que sur la diversité et la multiplication des dispositifs techniques, l'universalisation des bassins d'auditoires, ou le développement d’applications inédites dans la quête toujours plus grande de l’attention des publics (Citton, 2014). Et pour ce faire, tous les moyens doivent être mis en œuvre et toute entrave entre autres sur le plan juridique ou règlementaire doit être abolie ou du moins assouplie comme le rappellent trop bien les diktats des traités de libre-échange internationaux (Coppens, 2020).
10D'où l'impératif d'une internationalisation des produits et des marchés, d'où les nécessaires privatisation et déréglementation toujours plus poussées : ces conditions de développement étant portées au signe de la liberté d’expression commerciale et de la souveraineté du consommateur (Mattelart, 1989). Car, autant dans sa forme corporative locale que dans sa figure de conglomérat transnational et global, ce courant se conjugue avec la vision consumériste. Par ailleurs, la régulation par les lois du marché est souvent hostile à tous médias soutenus de quelconque façon par les politiques gouvernementales, les considérant comme de la concurrence déloyale. Par exemple, au Québec et plus largement au Canada, les dénonciations des corporations médiatiques sont constantes à l’égard d’une radiodiffusion publique, en particulier la télévision, qui se finance à la fois d’un côté de l’aide étatique et de l’autre de la vente de temps d’antenne aux publicitaires. Cette logique a aussi à avoir avec la concentration économique des industries de communication et leur mondialisation, car le pouvoir de celles-ci défie maintenant nombre de nations dont les autorités réglementaires doivent composer avec leur modèle d’affaires transnational et leur motivation à accaparer une large part de leur marché audiovisuel, et des revenus publicitaires qui y sont associés (Sénécal et George, 2021).
11C'est sous la forme de l’interventionnisme que la logique étatique s’est ancrée historiquement. L’État, profitant de sa présumée neutralité de gestionnaire des biens collectifs, ramifie, accroît ou légitime ses pouvoirs, rappelait de la Haye (1982). Ceci, au nom de l'intérêt public dont il se dit le soutien politique et économique ainsi que le défenseur juridique. Historiquement, dans l’espace médiatique, le modèle étatique a oscillé entre, d’une part, le monopole d’État absolu, comme il a pu exister jusqu’au début des années 1980 en Europe ou comme il peut encore subsister dans des pays où l’autoritarisme étatique sévit, interdisant toutes formes de pratiques médiatiques pouvant constituer un contre-pouvoir ; et, d’autre part, un modèle plus modéré laissant cours à des activités variées, régies sous le signe de l’intérêt général et de l’utilité publique. Cependant, sous la pression du discours néolibéral, l'État s’est transformé progressivement en « accompagnateur » d'une industrie des communications forte, capable de compétitivité sur la scène internationale (Vedel, 1999). Et cela, quitte à ce que s'émousse la réglementation du secteur de la radiodiffusion nationale, que grandisse la concentration économique des médias, que les médias de service public soient eux-mêmes de plus en plus gagnés par le mimétisme commercial et que s’installe un déséquilibre dans le partage de l’espace médiatique. Cet aspect du nouvel interventionnisme étatique transparaît non seulement par le truchement de ses organismes de surveillance, mais aussi dans les politiques que l'État adopte, sous le signe de la proximité qu'il entretient de plus en plus avec la logique marchande. D'ailleurs, au-delà de la force de persuasion économique dont se servent les industries de communication, il semble que ce soit l'attitude même de l'État et de son rapport avec les citoyens qui sont décalqués sur le modèle de la privatisation de la sphère publique. Ainsi l'État reprend à sa guise, selon les périodes historiques, la primauté de l'intérêt général pour encadrer juridiquement les médias. Pourtant, tel qu'il s’est traduit dans l'émergence et la reconnaissance de l'exercice de la liberté de presse et des autres moyens de communication, il tend à favoriser la propriété privée et la libre entreprise. Ce qui se fait non sans provoquer une certaine ambiguïté : tout en endossant l'esprit néolibéral dans ses politiques d’ajustement, il tient des discours sur la décentralisation et la démocratisation face à une société civile qui réclame le développement de ses propres moyens de communication (Sénécal et Dubois, 2005).
12Les pratiques médiatiques initiées par divers mouvements sociaux et plus globalement, de la société civile et de ses organisations considèrent de leur côté les individus comme des citoyens à part entière et participants de la communication, réagissant ainsi à la notion d’usager bureaucratique ou économique, qui les contraindrait à des rôles d’administré ou de consommateur (Vitalis, 1999). Et parce que la citoyenneté n’existe que par la reconnaissance du rôle du citoyen et de l’action collective, une maîtrise sociale des usages des technologies de communication au service du lien social et de l’expression citoyenne est d’autant plus indispensable. Cette logique inclusive de la communication est associée aux mouvements sociaux, à la société civile, aux organisations associatives et sans but lucratif, voire au public citoyen dans son ensemble qui est lui aussi devenu une producteur-diffuseur d’informations à la faveur des médias sociaux. Cependant s’il y a un trait commun à dégager, c’est le positionnement de ce courant de pensée face aux logiques étatique et marchande, redonnant ainsi un caractère sociopolitique à l’usage des médias et mettant en garde contre une vision strictement mercantile ou strictement gouvernementale des technologies de communication. Ce qui constituerait en quelque sorte un militantisme informationnel et communicationnel (Cardon et Granjon, 2003), pour qui les médias sont à la fois un moyen (celui de démystifier, démocratiser, rendre accessible le média), mais aussi une finalité (pour éduquer, contre-informer, démocratiser la société). Bref, ce mouvement peut-on dire historique de revendication de moyens autonomes de communiquer représente un tiers secteur pour lequel « l'information et la communication sont autant des instruments de lutte, de prise de conscience, de cohésion, d'identité et d'affranchissement » (de la Haye, 1982 : 83) dont le point de convergence serait la défense des droits à la communication (Hamelink, 2002).
13Or, il est peu étonnant que dans la foulée des critiques du phénomène du contrôle économique et politique de l’espace médiatique qui inquiétait déjà dans les années 1970 (MacBride, 1980), se soit enclenché ou poursuivi, selon les contextes, un mouvement social de démocratisation des médias auquel allaient prendre part au cours des décennies suivantes des pratiques sociales œuvrant dans différents domaines technologiques : de la presse écrite aux technologies de l’Internet et du logiciel libre, en passant par la radio, la télévision par câble, la vidéo et le cinéma, etc. Elles sont dites communautaires, libres, associatives, populaires, autonomes, radicales, indépendantes, du tiers secteur, mais peu importe l’appellation, elles tendent à se ressembler en ce qu’elles ont en commun d’être non gouvernemental, sans but lucratif et surtout, d’être à des degrés divers et selon des caractéristiques qui leur sont propres, une alternative aux médias dominants (Atton, 2002. Leur approche participative se traduit notamment par l’emphase donnée au rôle de la collectivité dans la propriété du média, sa contribution concrète à l'élaboration des contenus diffusés ou encore dans la gouvernance autogestionnaire de l’organisme.
14Ce mouvement de démocratisation de la communication est cependant loin d’être homogène tant en raison des technologies utilisées que des contextes sociopolitiques d’émergence. En effet, il est né et développé à la confluence et sous l’influence de diverses conjonctures et idéologies politiques, celles-ci s’entremêlant ou s’entrechoquant. Ce sont aussi bien les idéaux des luttes de libération nationale, les utopies du changement social ou de la contreculture, que les fondements de l’éducation populaire, les principes de l’intervention culturelle et communautaire, ou bien encore la pensée libertaire des activistes de l’Internet, pour ne nommer que celles-là. En fait chacune des décennies depuis les années 1960, et on pourrait remonter encore plus loin, a été la scène de l’apparition de technologies nouvelles et à chaque moment d’idéologies contre-hégémoniques de leur usage collectif (Sénécal, 2009a, 2009b).
15Dès la fin des années 1920, aux États-Unis particulièrement, une lutte s’est engagée pour le contrôle de la radiodiffusion avec pour résultat que la logique du corporatisme privé s’est imposée au détriment de l’appropriation collective mise de l’avant par diverses organisations associatives et sans but lucratif de la société civile ((McChesney, 1993). Une emprise fortement aidée et soutenue par les législations d’un gouvernement américain qui voyait déjà dans l’entreprise privée, et ce, bien avant le projet d’infrastructure globale de l’information (Raboy, 1997) et la création des « majors » du web, l’instrument par excellence de sa conception de l’utilité publique. Dès lors, ceux qui croyaient à l’utilisation de la radiodiffusion comme outil de communication et d’éducation et ainsi, à l’interchangeabilité des rôles d’émetteur et de récepteur (Brecht, 1970 ; MacBride, 1980), allaient perdre la place qu’ils avaient acquise jusque-là dans l’espace médiatique ; celui-ci tombant définitivement sous le règne du modèle des médias de masse commerciaux, de leur course aux cotes d’écoute et de la vente de temps publicitaire (Smythe, 1981). Une orientation rapidement validée par les autorités réglementaires du pays et dont le modèle d’affaires allait dresser, non sans certaines résistances légitimes, des barrières aux secteurs public, éducatif ou associatif qui œuvraient aussi au même moment à la création d’un espace public médiatique (McChesney, 1993). Non seulement la rhétorique commerciale prédomine très tôt, mais elle réussit aussi à réduire les zones d’exercice des médias associatifs et sans but lucratif qui, en dépit de leur moindre portée, constitueraient, selon elle, une concurrence déloyale, en vertu des politiques ou des aides financières publiques dont ils bénéficieraient le cas échéant.
16Le lointain cas de figure états-unien n'est pas sans rappeler l’épisode de la « libéralisation » des ondes que l’Europe a connu, surtout en France et en Italie, à la fin des années 1970. Des pays, dont l’espace médiatique allait subir en moins de dix ans une transformation radicale, s'étaient pourtant, jusque-là, distingués politiquement des autres pays industrialisés (États-Unis, Royaume-Uni, Canada) par la persistance d’un monopole d'État sur la radiodiffusion considérant illégales toutes pratiques hors de celui-ci. À l’origine impulsé par les radios libres (et plus tard associatives) dont les acteurs étaient entre autres recrutés du côté des groupes populaires, des syndicats ou des minorités culturelles et sociales, le mouvement de libéralisation/ démocratisation/ socialisation des ondes a été fondu et confondu dans le feu de la contestation des pouvoirs étatiques avec le courant de libéralisation/ privatisation/ commercialisation qui a par la suite mené en grande partie à la création d’espaces audiovisuels privés (Miller, 1992; Sénécal, 1992). Cela démontre bien le brouillage sémantique en ce qui a trait à la définition même du processus de démocratisation en question. Par conséquent, les luttes pour la libéralisation des ondes initiées et soutenues par nombre de groupes associatifs et de mouvements sociaux voulant se doter d'outils de communication (Collin, 1982), sont devenues également les luttes des corporations privées qui, contre le monopole d'État, revendiquaient des espaces audiovisuels adaptés à leurs intérêts. Le dossier français des radios locales montre comment les rapports de force se sont conclus en faveur des grandes entreprises et de la création de réseaux privés (Mignot-Lefebvre, 1984). Là aussi, la logique du marché s'est imposée, semblant aller de soi. Selon la rhétorique libérale de l'information, la libre concurrence devrait être un gage de diversité et de qualité de l'information. En revanche, tôt ou tard elle a ouvert la porte à la concentration des entreprises sorties de la mêlée qui ne tardèrent pas à acquérir une position dominante, marginalisant et fragilisant encore plus des initiatives associatives et citoyennes pourtant à l'origine de la revendication d'une plus grande démocratisation des médias.
17Cette tension dynamique entre les acteurs sociaux a également eu des répercussions similaires dans le contexte sociohistorique de la radiodiffusion au Canada. Si le secteur communautaire existe depuis le début des années 1970, il aura fallu la Loi sur la radiodiffusion canadienne de 1991 pour confirmer sa légitimité aux côtés des secteurs public et privé. La radio communautaire a été reconnue et supportée dans l’espace médiatique canadien et québécois pour contrebalancer le poids exercé par les grands médias traditionnels des secteurs public et privé. De la même manière, avant cela, à partir de 1930, on avait dû compter sur les efforts répétés de la « Ligue canadienne pour la radio » auprès du gouvernement fédéral pour que soit reconnue au Canada l’importance de maintenir un réseau de service public de radiodiffusion, afin de contrer ce qui était déjà appelé à l’époque l’américanisation des ondes. Déjà, l’attribution restreinte de licences de radiodiffusion par les autorités de régulation, au motif du faible nombre de fréquences disponibles, pouvait être considérée comme une raison technique peu valable, si l’on privilégiait, comme l’ont fait les radios communautaires (ou les radios libres dans d’autres pays), des petits bassins d’émission. Il était en effet possible de multiplier les fréquences en utilisant des émetteurs de faible puissance, mais cela aurait été à l’encontre de la logique du marché, qui repose sur la recherche de la rentabilité, celle-ci impliquant d’employer des émetteurs puissants pour rejoindre le plus large auditoire possible, à des fins de rentabilité publicitaire.
18Si, au milieu du XIXe siècle, à la faveur de l’économie de marché et d’un cycle de forte industrialisation, la presse acquiert son statut de média de masse avec un modèle d’affaires prospère fondé sur la vente de publicité et comptant sur une augmentation constante de ses tirages et de son lectorat, c’est bien, hormis des facteurs sociaux importants comme la croissance démographique, l’alphabétisation ou l’urbanisation, grâce aux avancées technologiques (chemins de fer, poste, télégraphe, téléphone, presse rotative, etc.) qui permirent d’avoir un contrôle plus efficace du temps (accélération de la production et immatérialisation des échanges) et de l’espace (extension des aires de diffusion et captation de marchés). Bref, l’amélioration des moyens de communication stimulant les échanges de biens, de personnes et d’informations s’avère d’ores et déjà stratégique.
19Pareillement, dès les débuts de la radiophonie, dans les années 1920, on n’a eu de cesse de chercher des moyens de repousser les limites spatio-temporelles afin d’établir des marchés d’audiences de plus en plus étendus et devenir un média de masse à part entière. D’abord, ce fut l’époque de l’augmentation des puissances d’émission radiophonique qui allaient même jusqu’à outrepasser les frontières nationales, puis délaissant les retransmissions de spectacles vivants (live), c’est l’enregistrement de programmes sur des supports sonores (disques, bandes magnétiques, etc.) qui permit à un plus grand nombre de personnes de l’écouter simultanément. Le même besoin se fit jour avec l’arrivée de la télévision et des solutions similaires (surtout avec l’invention du magnétoscope dans les années 1950) furent trouvées dans le but d’optimiser les contacts réguliers avec les auditoires. Il en sera de même avec les technologies de la câblodistribution et de la diffusion directe par satellite, qui ont accru les taux de pénétration de la radio et de la télévision dans des régions éloignées ou dans des territoires où la transmission hertzienne était techniquement problématique à cause des interférences. À présent, avec le déploiement des réseaux numériques transnationaux et le fruit de la convergence de diverses filières industrielles des médias, des télécommunications et de l’informatique, se sont mis en place de nouveaux dispositifs de médiatisation de produits culturels se concurrençant sans relâche pour s’accaparer des audiences, en diversifiant sans cesse leur offre (musicale, télévisuelle, cinématographique, jeux, applications, etc.) en vue d’élargir leurs bassins de réception et d’inciter les usagers à consacrer toujours plus de temps à leurs plateformes.
20De fait, chaque génération de technologies médiatiques a servi l’ambition de démultiplier la circulation et l’accès aux contenus médiatiques et par delà aux produits de consommation dont la promotion est faite dans et avec les contenus diffusés. D’ailleurs, le principal modèle d’affaires des médias et par conséquent de création de la valeur a été de tout temps et est toujours pour une large part celui basé sur les recettes publicitaires. En fait, la publicité, qui ne peut se passer de l’accumulation de contacts avec le plus grand nombre possible d’individus, favorisa d’emblée la massification des médias (Ewen, 1983). Aussi, ces derniers sont rapidement devenus le truchement par excellence de la promotion des biens de consommation de masse, tous secteurs confondus. S’est ajouté à ce mode de création de la valeur, l’abonnement à des technologies payantes (câblodistribution, satellite, téléphonie mobile, etc.) qui, elles, ont permis le développement de dispositifs d’intermédiation culturelle (audio et vidéo sur demande, archives audiovisuelles, etc.) dont l’usage s’est généralisé et de plus en plus individualisé, voire personnalisé, grâce à la multiplication des interfaces et l’adaptation fine de l’offre aux besoins appréhendés ou prescrits des usagers.
21Aujourd’hui, les réseaux numériques de tous types tendent clairement à prendre une place tout aussi importante que lesdits grands médias de masse traditionnels dans la vie quotidienne des individus, du moins celle des jeunes générations (Castells. 2006). Toutefois, rien ne laisse présumer que les réseaux ne peuvent échapper à la logique des médias de masse, individuels ou non, car, si en effet, ils permettent sans doute une plus grande liberté d’expression des usagers et de nouveaux acteurs sociaux grâce à la démocratisation de certains outils d’expression, et, c’est le paradoxe, les fondements économiques ou idéologiques demeurent identiques pour une large part de leurs activités, tant ils servent essentiellement à la valorisation du capital (Smyrnaios, 2016 : Fuchs 2014)
22Les pratiques du média radiophonique, tout en survivant aux vagues successives des avancées de technologies médiatiques concurrentes (combien de fois ne l’a-t-on pas donné pour mort ?), se sont adaptées aux nouvelles réalités en adoptant certaines des caractéristiques de leurs concurrents tant du point de vue économique que technologique. La radio sort notamment du modèle du flot (programmation continue), en devenant de plus en plus un média éditorial, voire optant pour le modèle du club (Lacroix et Tremblay, 1997), s’appuyant sur la constitution d’un catalogue de programmes (écoute en différé, archives, podcasts, etc.). Quand il ne devient pas lui-même plurimédia, lorsqu’il accompagne ses productions sonores, de documents complémentaires, écrits ou audiovisuels. Dans tous les cas, la même logique subsiste de garder l’attention du plus grand nombre, le plus longtemps possible, que ce soient par une écoute via les ondes traditionnelles ou par le truchement des réseaux numériques qui permet un accès au catalogue des produits dérivés. En cela, il s’agit d’un bon exemple du processus de « plateformisation » des médias œuvrant dans les filières médiatiques traditionnelles sonores et audiovisuelles (Bullich et Schmitt, 2019). Si la notion de mobilité est intrinsèque de l’évolution de la radio et de sa manière de transcender l’espace, elle est maintenant traduite par les capacités qu’elle offre à présent pour défier le temps (accès à des archives, podcasts, etc.) et démultiplier les points de contact avec l’auditoire.
23D’ailleurs, signe des temps, au nombre des préoccupations actuelles des radios communautaires québécoises se retrouvent « les avancées technologiques très rapides, l’importance des réseaux sociaux, l’environnement concurrentiel de plus en plus dense: les plateformes musicales et les radios en ligne [ainsi que] les programmes de baladodiffusion (podcasts), [venant] s’ajouter à la compétition traditionnelle [et enfin], l’évolution des habitudes de consommation de l’information: il ne s’agit plus uniquement de produire du contenu qualitatif, il faut aussi être capable de le mettre à disposition du public pour qu’il puisse y accéder où, quand et comme il le souhaite » (ARCQ, 2019).
24Sachant que les rapports de communication sont configurés à la fois par les positions et postures des acteurs sociaux et par les spécificités des structures médiatiques qu’ils développent dans un contexte et à une époque donnés, il faut certainement retenir, en conclusion, l’importance de cette articulation dialectique nécessaire entre hégémonie et contre-hégémonie dans le développement des moyens de communication, et que, si ceux-ci dont la radio ont servi à maintenir une « culture de la conquête », ils ont aussi favorisé la propagation d’une « culture de la citoyenneté » (Petrella, 1996) et de ses idéaux démocratiques auxquels sont associées la liberté d’expression et ses diverses déclinaisons, dont le droit à la communication.