1Le journalisme de paix, encore appelé journalisme sensible au conflit, a été développé par des spécialistes en gestion des conflits dans les années 1970. Il véhicule l’idée selon laquelle le journaliste qui intervient dans un pays en crise peut aider à atténuer un conflit par une pratique professionnelle plus responsable. Il doit, pour ce faire, « […] diffuser des informations exactes et impartiales » (Howard, 2004 : 2). Le journaliste doit alors se focaliser sur les faits, et non porter son attention sur le gagnant d’un conflit comme s’il s’agissait d’un sport. Par son approche, ce professionnel doit ainsi apporter une meilleure compréhension du conflit qui peut avoir de multiples causes et effets (Galtung, Fischer ; 2013). Pour certains auteurs, il peut même être un médiateur qui facilite le dialogue entre toutes les parties au conflit en créant un cadre propice aux interactions dans l’espace public (Peleg, 2006). Ce journaliste pourrait aussi présenter les difficultés que vivent les victimes d’une crise sans accorder une voix prépondérante à un groupe plutôt qu’à un autre. En sensibilisant les leaders politiques à la cause de ces victimes, il pourrait favoriser des prises de décisions de la part des dirigeants (Galtung, 2013 ; Lynch, 2006, 2007 ; McGoldrick, Lynch, 2000). Le journaliste de paix est également appelé à faire ressortir les actions significatives, comme les accords de paix ou les actes de réconciliation qui sont des éléments positifs de sortie de crise. S’inspirant de cette vision normative, plusieurs organismes internationaux ont alors décidé d’expérimenter ce journalisme de paix dans des pays en crise. Il faut dire que la récurrence des médias propagandistes durant les conflits va entrainer une prise de conscience de la part de la communauté internationale.
- 1 Agatashya signifie « hirondelle » en kinyarwanda, un dialecte parlé majoritairement au Rwanda.
- 2 Au cours du génocide rwandais, la Radio Télévision Libre des Mille Collines (RTLM) a été un instrum (...)
- 3 L’ONU possède ainsi, à ce jour, onze stations de radio implantée en Centrafrique, en République Dém (...)
2Par exemple, peu après le génocide rwandais, l’organisme Reporters sans Frontières a mis sur pied une radio dénommée Agatashya1, afin d’aider les victimes des massacres en diffusant des informations crédibles et impartiales. L’idée était de contrecarrer les messages de haine et la propagande de la RTLM2 (Chrétien, 1991, 2007). La Fondation Hirondelle, quant à elle, participe depuis plus de vingt-cinq ans à la mise en place de radios autonomes et au renforcement des capacités des journalistes des zones en conflit en s’inspirant des principes du journalisme de paix. Les initiatives de la fondation vont également intéresser les Nations Unies3 qui vont instituer, dans le cadre de leurs actions, des radios dites « de paix » dans des pays en crise. Sur la base de ces expériences, nous avons donc voulu en apprendre davantage sur la mise en œuvre de ce journalisme de paix. Une telle recherche s’avérait nécessaire quand on sait que plusieurs auteurs critiques ont trouvé utopique, voire illusoire, d’envisager l’effectivité de ce journalisme.
3En effet, pour Loyn (2007) et Hanitzsch (2007), eux-mêmes journalistes à la base, les contraintes professionnelles et organisationnelles qu’impose le journalisme rendent impossible une telle pratique. Selon eux, le journaliste n’a pas suffisamment de temps pour analyser en profondeur un conflit. Il n’est pas seul à décider des informations qui doivent être communiquées au public et il doit rendre des comptes à ses supérieurs. Il pèse sur le journaliste une obligation de rendement qui l’empêche d’être totalement libre d’agir comme bon lui semble. Par ailleurs, le journalisme de paix impliquerait une forme d’engagement qui ferait perdre toute neutralité au journaliste. Or, comme le pensent ces auteurs, le rôle du professionnel de l’information n’est pas d’être un acteur engagé. Il doit plutôt préserver son objectivité en étant détaché le plus possible de la réalité qu’il couvre (Loyn 2007 ; Hanitzsch, 2007).
- 4 Pays situé en Afrique Centrale, la République Démocratique du Congo (RDC) est le deuxième pays le p (...)
- 5 Le chargé des programmes nous a avertie que la grille de programme était en pleine restructuration (...)
4Pour comprendre alors comment le journalisme de paix arrive à être expérimenté dans des pays en crise, alors qu’il divise en Occident professionnels de l’information et activistes engagés dans la gestion des conflits, nous avons fait le choix de mener une recherche qualitative empirique. Nous avons pris pour cas d’étude un média dédié à la paix. Il s’agit de la radio Okapi de la Mission de l’Organisation des Nations Unies pour la Stabilisation en République Démocratique du Congo4 (MONUSCO). Cette radio a été mise en place grâce à des efforts concertés entre la Fondation Hirondelle et les Nations Unies. La collaboration entre les deux institutions dans la gestion de la radio Okapi va impliquer un partage des charges logistiques, financières et techniques. La Fondation Hirondelle a défini la ligne éditoriale et les programmes de la radio en s’inspirant en grande partie du journalisme de paix. Grâce aux efforts des deux institutions, la radio Okapi émet pour la première fois en février 2002. Comme nous avons pu le constater en analysant sa grille de programme mise à notre disposition en 20195, une grande partie des contenus informationnels de la radio Okapi est dédiée aux questions portant sur les droits de l’homme, la santé, l’éducation, voire la gouvernance. Selon Bwiti et al. (2013), la radio Okapi a gagné en notoriété en RDC pour trois raisons essentielles.
« D’abord, elle est (…) une source majeure d’information pour les autres médias. Ensuite, elle compense les faiblesses du paysage médiatique local en assumant des rôles que d’autres ne peuvent assurer. Enfin, elle occupe une place de modèle, de référence, et a un impact direct sur le travail des médias concurrents qui s’inspirent de ses émissions et de ses pratiques. » (Bwiti et al., 2013 : 49).
- 6 QDA Miner est un logiciel qui permet d’analyser de manière qualitative différents types de données. (...)
5Mais, en dépit de son rôle significatif en RDC, la radio Okapi se retrouve aujourd’hui sous le feu des critiques. Il lui est également reproché un manque « de distance critique par rapport à l’action de la MONUC [ancien nom de la MONUSCO] et de ses troupes » (Frère, 2008 : 26) ou une « surmédiatisation des informations relatives à l’ONU » (Bwiti et al., 2013 : 53). C’est d’ailleurs le rôle de la radio dans la mise en visibilité des actions de la mission qui serait à la base de la fin de la collaboration entre la MONUSCO et la Fondation Hirondelle (Faye, 2019). Depuis 2014, la gestion de la radio Okapi est donc revenue à la MONUSCO. À travers les pratiques des professionnels au sein de cette radio dédiée à la paix, nous voulions comprendre comment un journalisme de paix pouvait être mis en œuvre et sous quelles conditions. Nous avons donc opté pour une recherche qualitative empirique. Sur le plan méthodologique, nous avons utilisé des outils classiques de collecte de données, à savoir l’entretien semi-dirigé, l’observation non participante, l’analyse de contenu et la recherche documentaire. Nos entretiens ont été menés en face à face avec dix-sept personnes travaillant au sein de la radio Okapi durant le mois de mars 2019. Ce sont quatorze journalistes (de nationalité congolaise) et trois responsables qui ont été interrogés dans le cadre de cette recherche. Le nombre de journalistes a été limité du fait de l’effet de saturation. En clair, nos entretiens ne nous apportaient plus de nouvelles informations. Les responsables interrogés étaient le directeur du département de l’information publique de la mission de paix (fonctionnaire international et ancien journaliste de la BBC), le rédacteur en chef et son adjoint (tous deux de nationalité congolaise). Sur le plan organisationnel, la radio Okapi dépend du département de l’information publique chargée de gérer toutes les communications internes et externes de la mission de paix des Nations Unies en RDC. Lors de l’analyse de nos données, l’emploi du logiciel QDA Miner6 a été combiné à l’approche par théorisation ancrée de Paillé (1994). La recherche qualitative peut être subjective à cause du rôle d’interprétation auquel se livre le chercheur (Pires, 1997). Notre étude comporte alors de possibles biais de perception, des limites dues à notre démarche méthodologique ou à d’autres facteurs auxquels nous avons été confrontée au cours de cette recherche (barrière linguistique, manque de ressources, temps relativement court du terrain…). En dépit de ces limites, nous pouvons apporter des éléments de réponse en lien avec nos questions de recherche. Nous avons ainsi identifié quelques facteurs qui influencent les pratiques journalistiques au sein des médias dédiés à la paix dans la mise en œuvre d’un journalisme sensible au conflit. Nous avons émis l’hypothèse qu’il existe un lien entre la culture organisationnelle et l’appropriation d’une pratique comme celle du journalisme de paix. Selon Bertrand (1991), la culture d’une organisation est « la perception et l’interprétation des valeurs d’une organisation que se donnent ses membres afin d’être en mesure de comprendre, d’apprendre et d’agir ». Pour lui, cette culture se décline en valeurs, en stratégies, et en actions. C’est donc en référence à ces trois points (valeurs, stratégies et actions) que nous présenterons les facteurs identifiés au cours de notre recherche comme favorables ou défavorables à la mise en œuvre du journalisme de paix.
6Afin de respecter les exigences du présent numéro, nous présenterons dans cet article une partie des résultats obtenus à la suite des entretiens effectués au sein de la radio Okapi.
7En prenant pour cas d’étude la radio Okapi, l’idée était d’analyser de manière empirique le journalisme de paix et ce, dans une perspective organisationnelle, c’est-à-dire en lien avec les normes, les pratiques et les relations qui existent dans une organisation. Comme évoqué plus haut, le journalisme de paix est un concept qui encourage des pratiques professionnelles orientées vers la recherche de la paix (Galtung, 2013 ; McGoldrick, Lynch, 2007). Or, les journalistes évoluent au sein de structures hiérarchisées et parfois contraignantes qui exigent d’eux un certain rendement (Charron, de Bonville, 2002). Dans le cas des médias de paix comme la radio Okapi, nous avons identifié des normes et stratégies organisationnelles qui, loin d’être des obstacles, s’avèrent être des avantages dans la mise en œuvre du journalisme de paix.
8Au sein d’une organisation, le principe est que « les individus se mobilisent lorsqu’ils croient en quelque chose. La vision, la mission, les objectifs et les valeurs ont, dans une certaine mesure, un caractère existentiel qui interpelle les individus. Lorsque ces éléments sont partagés, ils peuvent offrir un sens et des motifs durables à la mobilisation » (Tremblay, Simard, Lapalme, Doucet, 2005 : 2). La Fondation Hirondelle et la MONUSCO ont une culture générale orientée vers la paix. Ces deux institutions travaillent depuis de longues années dans des pays en crise afin de contribuer à l’atténuation des conflits. Elles se sont assurées dès le départ que leurs professionnels s’approprient la vision du journalisme de paix en les formant dans ce sens. Elles ont également défini une ligne éditoriale qui permet ainsi aux journalistes de la radio Okapi de traiter de sujets riches et variés notamment en lien avec la protection des enfants, les droits de l’homme, la santé, l’éducation... Cette ligne éditoriale encourage également la diffusion de programmes axés sur la sensibilisation à la paix, à la cohésion sociale, aux droits civiques, aux principes démocratiques, au genre, etc.
- 7 Il existe plus de 200 langues locales en RDC. Bien que le français soit la langue officielle, quatr (...)
9Les contenus informationnels de la radio sont alors diffusés dans les quatre langues locales7 qui sont parlées en RDC, en plus du français. Une telle pratique semble être un atout pour la radio quand on sait que, en Afrique, les langues locales sont de puissants outils de communication (Abolou, 2006 ; Mubangi Bet’ukany, 2007). Elles permettent de joindre des populations qui vivent parfois dans des zones reculées ou qui ne comprennent pas forcément le français. Ces populations ont souvent pour principale source d’information la radio. Une telle réalité a un impact sur la pratique journalistique en Afrique. Avant d’être recruté comme journaliste au sein de la radio de paix des Nations Unies en RDC, il faut également être en mesure de parler deux de ces langues nationales en plus du français. L’emploi des langues locales dans la diffusion de l’information fait partie des stratégies des dirigeants des organisations à la base de la création de la radio Okapi. Selon les responsables interrogés, le but serait de ne léser aucune couche de la population dans l’accès à l’information.
- 8 Yumbi est un territoire situé dans la province du Mai-Ndombe à l’Ouest de la RDC.
10Par ailleurs, la vision d’une organisation est mobilisatrice. Elle oriente « […] les efforts individuels vers une finalité commune qui transcende les intérêts proprement personnels » (Tremblay, Simard, Lapalme, Doucet, 2005). Les journalistes de la radio Okapi interrogés au cours de cette recherche, disent prendre des initiatives qui vont souvent au-delà de leurs prérogatives. Il faut dire qu’une des questions qui divise certains professionnels de l’information et certains spécialistes en gestion des conflits, est la possibilité pour le journaliste d’apporter des solutions à une crise. Pour certains auteurs (Hanitzsch, 2007 ; Loyn, 2007), le journaliste n’a pas vocation à s’engager pour une quelconque cause. Il se doit de collecter l’information, de la traiter et de veiller à sa diffusion. Mais, lors de notre enquête, nous avons rencontré un journaliste de la radio Okapi qui, après avoir couvert le conflit de Yumbi8 en RDC, a décidé de mener des actions pour aider les populations.
« […] Quand je suis allé à Yumbi la première fois, je n’avais pas beaucoup de temps. Au-delà des faits que j’ai collectés sur place, j’ai contacté des personnes qui m’ont exprimé ce qu’ils avaient. C’est ce qui a permis d’élargir ma façon de voir les choses. À la radio Okapi, un journaliste c’est aussi un humanitaire. Alors, j’arrive sur place, je trouve une seule femme. Toutes les femmes étaient parties. Je me suis approché et j’ai essayé d’échanger avec cette femme. J’ai eu envie de lui donner ce que j’avais. Malheureusement, je n’avais rien. J’ai eu envie de l’assister. Cette femme est restée seule, son mari est parti avec les enfants. Elle est restée seule avec un seul pagne qu’elle avait noué autour de la poitrine et je voulais l’assister, mais je n’avais rien. Ça, c’est au-delà de ce qu’on est comme journaliste. Alors quand je suis rentré à Kinshasa j’ai fait des plaidoyers. Avec le travail que j’ai fait à Kinshasa, à la radio et avec des contacts personnels, j’ai pu mobiliser beaucoup de gens notamment la communauté Batendé et Banunu. Ils se sont réveillés grâce au travail que j’ai fait. Je suis allé voir les notables des différentes communautés et je leur ai dit que s’ils ne faisaient rien, leur territoire allait être effacé de la carte. »
11Ce journaliste a expliqué pouvoir prendre des initiatives personnelles parce que la politique générale de l’institution qui l’emploie le permet. Nous lui avons tout de même demandé si son initiative n’était pas plutôt guidée par son appartenance à l’une des communautés impliquées dans ce conflit. Il nous a alors répondu par la négative en affirmant ne pas être originaire de la région. Sur la base de ce témoignage, il est possible de supposer que le journaliste engagé dans la recherche de la paix ne prend pas d’initiative au moment où il couvre l’actualité du conflit, mais bien après. Comme l’a affirmé Kempf (2007), il faut pouvoir distinguer le moment où le conflit se produit et l’après-conflit, car dépendamment de chaque phase, les journalistes pourraient adopter des attitudes plus ou moins orientées vers le journalisme de paix. Si, de manière générale, les journalistes de la radio Okapi se disent encouragés à de telles initiatives par la politique de l’institution, il faut aussi admettre que, contrairement aux médias locaux, ils bénéficient de moyens non négligeables afin de mener à bien leur travail.
12Le journalisme de paix est une pratique professionnelle qui, à ce jour, est mise en œuvre dans des contextes de crise ou d’après conflit. Cette pratique nécessite des fonds considérables pour garantir à long terme l’autonomie des médias et celle des journalistes. En RDC, la radio Okapi a d’importantes ressources pour mener à bien son travail de manière autonome. Pour assurer les activités de la radio Okapi, plus d’une centaine de journalistes ont été recrutés et travaillent sur toute l’étendue du territoire congolais. Certains journalistes interrogés, qui ont travaillé dans d’autres médias locaux avant d’intégrer la radio Okapi, ont affirmé qu’ils n’avaient jamais eu droit à des rémunérations fixes. Les premiers véritables contrats de travail assortis d’une rémunération précise leur ont été proposés par la Fondation Hirondelle ou la MONUSCO. En comparant le salaire moyen d’un journaliste en RDC à celui d’un journaliste de la radio Okapi, il s’est avéré que l’écart était important. Un journaliste en RDC toucherait moins de 200 dollars US par mois (Frère, 2008). Or, selon le témoignage des professionnels de la radio Okapi que nous avons interviewés, les journalistes obtiennent en moyenne 1 500 dollars par mois. Si, dans les autres médias, le revenu est aléatoire (en général au rendement), la mission de paix des Nations Unies en RDC, quant à elle, offre un revenu fixe à ses agents (au mois).
13De manière générale, les défis économiques auxquels sont confrontés les médias locaux en RDC entravent leur bonne progression et partant la qualité de leur travail. Certains de ces médias appartiennent à des hommes politiques. Les informations qui y circulent reflètent alors souvent l’idéologie des partis politiques (Frère, 2008). Selon Bwiti et al., « l’indépendance économique des médias pourrait contribuer à leur indépendance vis-à-vis des acteurs politiques. Mais actuellement, seules les radios bénéficiant de l’appui de partenaires internationaux (multilatéraux, ONG, ou confessionnels), telles que radio Okapi ou certaines radios communautaires, peuvent se targuer de ne pas être sous influence politique. Leurs contenus sont donc en général plus équilibrés » (2013 : 43). La radio Okapi a donc le net avantage d’avoir des subventions et des bailleurs de fonds pour aider à son fonctionnement. Par ailleurs, lorsque les journalistes de la mission comparent la radio Okapi à d’autres médias locaux dans lesquels ils ont travaillé avant, ils font ressortir le fait qu’aujourd’hui ils ont des moyens techniques et logistiques importants qui les aident à être productifs (outils informatiques, téléphones, véhicules, avions...). En plus de ces facilités, un facteur décisif qui, selon les journalistes interrogés, les aide à faire leur travail est le sentiment qu’ils ont d’évoluer dans un environnement sécuritaire.
14En RDC, les médias critiques sont souvent victimes d’actes d’intimidation ou subissent des atteintes à leurs droits et libertés. Rien qu’en 2018, ce sont plus de 250 cas de menaces et d’actes d’intimidations de journalistes qui ont été répertoriés par l’ONG Journaliste en Danger (JED, 2018). Pour les professionnels de la radio Okapi, le fait d’être protégé par l’immunité des Nations Unies facilite leur travail. Il est ainsi mentionné au point 50 de la convention portant création de la MONUSCO (anciennement appelé MONUC) que
« (tous) les membres de la Monuc y compris le personnel recruté localement, jouissent de l’immunité de juridiction pour tous les actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions officielles (y compris leurs paroles et écrits). Cette immunité continuera d’avoir un effet même lorsqu’ils ne seront plus membres de la Monuc ou employés par elle et après que les autres dispositions du présent accord auront expiré. » (RDC, 2002)
15Cette immunité a entraîné chez les journalistes de la radio Okapi un sentiment de liberté en matière d’expression, de prise de décisions et d’actions, qu’ils n’avaient pas auparavant. Parce qu’ils se sentent protégés, ils disent être confortés dans leur métier. Ils s’autorisent alors à porter un regard critique sur la société et les acteurs politiques. Un animateur nous a expliqué avoir été convoqué par la police au motif qu’il aurait tenu des propos portant atteinte à l’intégrité du chef de l’État. Le principe, en interne, étant qu’aucun journaliste ne soit tenu pour responsable pour un acte posé sur le plan professionnel, c’est le directeur du département de l’information publique qui a dû répondre à la convocation. Le journaliste interviewé a particulièrement apprécié le fait de se sentir soutenu et défendu par son supérieur. Toutefois, même si ces journalistes jouissent d’une certaine liberté d’action et de mouvement en RDC, nous avons pu aussi nous rendre compte que ces privilèges étaient assortis d’interdits. Le but étant d’éviter, semble-t-il, tout abus de la part des journalistes. La mission a donc édicté des règles qu’ils doivent respecter. Par exemple, pour éviter les potentiels conflits d’intérêts, il leur est interdit de cumuler des emplois ou de monnayer leur service. Il leur est interdit de recevoir des dons, des titres honorifiques, des décorations, ou rémunérations d’une source gouvernementale ou non gouvernementale sans l’accord du secrétaire général des Nations Unies. Selon l’article 1.2 des statuts de l’ONU relatifs aux droits et aux obligations essentielles du fonctionnaire
« [Il] y a conflit d’intérêts lorsque, du fait de quelque action ou omission de sa part, l’intérêt personnel du fonctionnaire vient nuire à l’exercice de ses fonctions ou à l’intégrité, l’indépendance et l’impartialité que lui impose sa qualité de fonctionnaire international. Le fonctionnaire concerné signale tout conflit d’intérêts, ou risque de conflit d’intérêts, au chef du bureau dont il relève, l’Organisation devant neutraliser ce conflit et le résoudre au mieux de ses intérêts propres. » (ONU, 2017 : 11)
16Ainsi, du fait de leur statut, les journalistes ne peuvent exercer d’autres fonctions rémunérées ou non rémunérées sans accord préalable. De ce qui nous a été rapporté, deux journalistes de la radio Okapi auraient présenté leur candidature pour des postes de députés nationaux au cours des dernières élections de décembre 2018. Les chefs de la mission en ont eu vent. L’information est alors remontée au siège des Nations Unies à New York. Le département en charge de la conduite et de la discipline, le bureau en charge des affaires légales et la cellule d’investigation de la MONUSCO ont conjointement diligenté une enquête pour faire la lumière sur cette situation. Ces journalistes ont alors préféré démissionner. Ainsi, même si, au niveau national, les journalistes ont une immunité qui leur permet d’exercer leur profession, ils peuvent répondre de leurs actes au regard des dispositions internes établies par la mission. D’ailleurs, cette immunité ne les protège pas de toutes les actions. Elle couvre seulement les actes posés « dans » l’exercice de la fonction. Tout manquement en dehors du travail est censé être régi par les lois congolaises. Comme Bernier (2014) l’a affirmé, « l’imputabilité est un élément essentiel et nécessaire à la légitimité sociale du journalisme, comme elle l’est pour toute activité sociale qui porte à conséquence » (Bernier, 2014 : 355). En intégrant une institution, comme celle des Nations Unies, les professionnels acceptent de se soumettre aux principes éthiques et déontologiques régissant le travail en interne. De ce fait, ils sont soumis aux mécanismes de régulation mis en place par l’institution.
17En outre, même avec les avantages et les protections qu’offrent les Nations Unies aux journalistes de la radio Okapi, un journalisme de paix ne serait pas effectif sans les connaissances et les compétences de ces derniers.
18La neutralité et l’impartialité sont des piliers du journalisme d’information (Bernier, 2014). En analysant les propos des journalistes et responsables interviewés, ces principes sont apparus comme des nécessités dans un pays en crise. Nous avons rencontré au sein de la radio Okapi un journaliste qui avait travaillé à l’Est de la RDC. Cette zone est la plus instable du pays sur le plan sécuritaire. Il a affirmé que faire des commentaires dans l’exercice de ses fonctions peut coûter la vie au professionnel de l’information. Il nous a expliqué que lorsqu’il travaillait dans la région, il a connu des journalistes qui ne rentraient pas chez eux après leurs journées de travail. Ils avaient peur de subir des représailles à cause de leurs interventions à la radio. Un autre journaliste de la radio Okapi a affirmé qu’il connaissait bien les principes de neutralité et d’impartialité du fait de sa formation en journalisme. Mais, ces notions restaient théoriques. En travaillant au sein de la radio des Nations Unies, il dit avoir expérimenté la pratique d’un journalisme neutre et impartial. Il nous a expliqué que dans les années 1990, il travaillait dans une radio locale détenue par un groupe rebelle. Aujourd’hui avec le recul, il se définit lui-même comme un ancien journaliste de guerre devenu journaliste de paix pour avoir appris à faire la part des choses entre propagande et journalisme professionnel.
« […] C’était une radio qui faisait un peu de la propagande. On appelait ça la guerre médiatique. Il y avait des militaires, sur le terrain, qui se battaient et nous, nous étions sur les ondes. Nous nous battions aussi. C’était un peu une radio de guerre […]. On nettoyait aussi l’image de notre mouvement […]. On se disait que le pouvoir de Kinshasa était un pouvoir prédateur qu’il fallait chasser pour instaurer l’état de droit […] » (Extrait d’entretien réalisé avec un journaliste à Kinshasa en mars 2019).
19Par ailleurs, pour les responsables et journalistes interviewés, en plus d’être neutre et impartial, un professionnel doit veiller à l’équilibre dans le traitement de l’information. Traiter une information de manière équilibrée, pour eux, revient à offrir aux auditeurs plusieurs avis sur une question donnée. Le journaliste qui couvre une actualité s’efforce de présenter des points de vue de différentes personnes même si ceux-ci sont divergents. Il cherche toujours à avoir deux sons de cloche lorsqu’il traite de l’information. La recherche de l’équilibre informationnel repose aussi sur le fait que le journaliste puisse être en mesure de s’effacer pour laisser parler des sources (même) opposées (Bernier, 2014). Par la confrontation des avis, le journaliste donne ainsi la possibilité au public de se faire une idée des faits présentés. Certains journalistes ont mentionné le fait qu’il était capital que l’information transmise au public soit vraie. La vérité reste un principe normatif du journalisme. Elle est impérative et le journaliste doit être en mesure de s’en rapprocher (Bernier, 2014). Pour les journalistes de la radio de paix des Nations Unies, une information vraie est avant tout vérifiable. Ils vont alors à la source des informations ou ils sont souvent contactés par des citoyens. Dans ces cas de figure, ils disent prendre les informations qui leur parviennent avec des pincettes. Souvent, après vérification, les journalistes découvrent que certaines sources d’information supposées apolitiques se trouvent être à la solde d’acteurs politiques. Il faut dire que la RDC compte plus de 600 partis politiques et presque autant d’organisations se réclamant de la société civile. Ne pas contrôler la source de l’information peut ainsi pousser le journaliste à induire en erreur les citoyens s’il livre un mauvais message. Avoir des informations fiables dans des contextes de crise s’impose donc comme une nécessité. Les journalistes de la radio Okapi affirment mettre tout en œuvre pour atteindre cet objectif. Cependant, il n’en demeure pas moins qu’il pèse sur eux des contraintes qui entravent leurs pratiques professionnelles.
20Certaines contraintes peuvent ralentir ou freiner la concrétisation d’un journalisme de paix, même dans un média dédié à la paix. Dans le cas de la radio Okapi, ces contraintes sont liées à des pressions aussi bien internes qu’externes à l’institution.
21Si « de manière générale, les Congolais considèrent que la radio (Okapi) est moins assujettie aux pressions que les autres médias du pays, du fait de son statut » (Frère, 2018 : 50), il s’avère qu’en interne, ce n’est pas toujours le cas. Au sein de la mission des Nations Unies en RDC, il existe souvent des conflits d’intérêts qui divisent supérieurs hiérarchiques et journalistes. En fait, sur le plan organisationnel, la radio Okapi dépend de la division de la communication stratégique de la MONUSCO. Cette division gère toutes les activités de communication interne et externe de la mission de paix. Dans le cadre de ses activités, ce département veille aussi à assurer une meilleure compréhension du mandat de la mission en multipliant les activités de communication au sein de la société congolaise. Ses prérogatives sont aussi d’assurer la visibilité des actions civiles et militaires des Nations Unies en RDC. Compte tenu du fait que la radio Okapi dépend de ce département en charge des relations publiques, nous avons alors demandé aux journalistes s’il leur était réellement possible de critiquer librement les actions de la mission de paix. Cette question prend tout son sens quand on sait que, à maintes reprises, il a été décrié dans de nombreux rapports les travers de certains agents de la MONUSCO. Par exemple, lors de son assemblée générale du 9 février 2005, le Conseil de sécurité de l’ONU a reconnu que les cas d’abus et d’exploitations sexuels en RDC impliquant des membres de son personnel continuaient de s’accentuer (ONU, 2005). Plus récemment, en septembre 2021, c’est un contingent gabonais de plus de 400 personnes qui a dû être retiré de la mission de paix en Centrafrique par l’ONU, compte tenu des accusations d’abus sexuels. Interrogés donc sur la possibilité d’être totalement libres de s’exprimer sur ce type de sujet, les journalistes de la radio Okapi se sont voulus rassurants et ont affirmé pouvoir le faire.
22Cependant, nous avons perçu de l’hésitation chez certains. De l’aveu d’un journaliste, il arrive que les dirigeants pèsent de leur poids afin de les contraindre à la retenue. Un d’entre eux nous confia qu’à un moment donné, les responsables de la radio voulaient l’affecter à d’autres fonctions à la demande du gouvernement congolais. Ce journaliste était jugé trop critique envers le pouvoir en place. Pour préserver les relations diplomatiques, la mission avait voulu lui confier d’autres responsabilités. Finalement, il n’en fut rien. Ses responsables ont préféré le mettre en garde contre les risques qu’il pouvait courir en faisant preuve de trop de zèle. Un autre journaliste nous a confié qu’il est arrivé que les responsables de la mission leur demandent de ne pas faire état de certains sujets sensibles impliquant la MONUSCO. Les journalistes ont alors refusé de se conformer à cette injonction. Pour eux, si les autres médias abordaient la question et que la radio Okapi ne le faisait pas, cela mettrait en doute la crédibilité de la mission et partant, celle des journalistes. Comme nous le disait un journaliste, il y a en interne toujours des tentatives de pression ou d’influence.
« […] C’est sûr, il y a des tentatives, des gens qui veulent t’influencer. Je me rappelle les batailles les plus féroces que nous avons eues. À 80 % la rédaction a gagné. Je peux dire que la hiérarchie ne nous impose pas vraiment les choses. Souvent, on peut faire quelques concessions si ça touche vraiment à la sensibilité, à la sécurité de l’État... » (Extrait d’entretien réalisé avec un journaliste à Kinshasa en mars 2019)
23Les journalistes ont un devoir de vérité (Bernier, 2014). Ils doivent être impartiaux et chercher à faire la lumière sur des sujets d’intérêt public. Or, lorsque certaines situations mettent à mal l’image de la MONUSCO, les journalistes de la radio Okapi se retrouvent au cœur de conflits d’intérêts. Une telle situation n’est pas de nature à faciliter leur travail. Elle peut aussi amoindrir la crédibilité de ce média qui, aujourd’hui, se retrouve sous le feu de la critique pour cette forme de partialité. Il ne faut pas non plus perdre de vue qu’une radio mise en place par les Nations Unies est imbriquée dans un processus diplomatique entre l’ONU, ses partenaires, les grandes puissances membres du Conseil de sécurité et le gouvernement qui accueille une opération de maintien de paix. Le jeu des relations internationales dans lequel se retrouve la radio peut donc avoir un impact sur le travail des journalistes qui, même en étant professionnels, accusent le coup de ces rapports complexes. La radio Okapi est donc un enjeu stratégique pour la mission qui souhaite se faire entendre. Mais, elle ouvre aussi le débat et la critique à l’endroit du gouvernement qui n’apprécie guère de telles initiatives.
24Les rapports entre la mission de paix des Nations Unies et le gouvernement congolais se sont détériorés au fil des années. De manière générale, plusieurs reproches sont formulés par les autorités et la population à l’endroit de la MONUSCO. Il s’agit, entre autres, de son incapacité à assurer la sécurité des populations congolaises (notamment à l’Est), de son manque de fermeté vis-à-vis de certains groupes armés ou encore les violations des droits humains dont se sont rendus coupables les Casques bleus. À maintes reprises, Joseph Kabila a évoqué également une ingérence de l’ONU dans les affaires internes de son pays et exigé le départ des Casques bleus de la RDC (Zeebroek, Memier, Sebahara, 2011). Face aux tensions diplomatiques et politiques, le pouvoir congolais est devenu répressif envers les Nations Unies, mais aussi envers d’autres acteurs internationaux. Par exemple, le 27 décembre 2018, l’ambassadeur de l’Union européenne (UE) a été expulsé de la RDC. Les autorités congolaises n’avaient pas apprécié que l’UE maintienne ses sanctions à l’encontre de quatorze officiels congolais accusés de violation des droits humains. Parmi ces officiels se trouvait Emmanuel Ramazani Shadary, successeur désigné de Joseph Kabila et candidat à l’élection présidentielle de décembre 2018. Dans sa politique répressive, le gouvernement congolais s’en est également souvent pris à la mission de paix des Nations Unies.
- 9 Le SOFA est l’accord d’implantation de la mission de paix en RDC. Elle définit également les condit (...)
25En effet, le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel et de la Communication (CSAC) a coupé le signal de la radio Okapi en novembre 2016 et en décembre 2017. « Le CSAC estime en effet, que Radio Okapi, dans le respect des termes de l’accord du SOFA9 qui la lie au gouvernement congolais, doit se limiter à être un instrument d’information sur l’action de la MONUSCO, et non une radio généraliste » (Bwiti et al., 2013 : 62). Or, la radio ne fait pas que communiquer sur les activités de la mission de paix. Elle permet le débat dans l’espace public. N’étant pas soumise au droit congolais, cette radio échappe, de ce fait, au contrôle des autorités nationales. Pour les journalistes interviewés, le problème entre le gouvernement et la radio Okapi vient alors de certaines émissions politiques (comme Parole aux auditeurs ou Dialogue entre Congolais) qui permettent la critique envers le pouvoir en place. Les contenus de la radio qui alimentent la réflexion autour des actions du gouvernement sont peu appréciés par les autorités congolaises. Face à de telles situations, il est arrivé que les responsables soient convoqués pour répondre de leurs actes.
« C’est vrai que nous sommes interpelés souvent […]. J’ai été convoqué à plusieurs reprises par le ministre de la Communication, Lambert Mende, ainsi que l’administrateur général de l’ANR (l’Agence Nationale de Renseignement). Ils estimaient que la radio Okapi ne remplissait pas son cahier de charges qui était d’accompagner la mission de paix des Nations Unies en RDC. Pour eux, on outrepassait les termes de notre cahier de charges. Parfois, les discussions étaient dures. Mais, généralement, on finissait par avoir un accord pour continuer le travail avec radio Okapi […] » (Extrait d’un entretien réalisé avec un responsable à Kinshasa en mars 2019)
26Ce bras de fer entre la MONUSCO et le gouvernement a alors un impact sur les journalistes qui sont souvent victimes d’actes d’intimidation. Il faut dire qu’en RDC, les répressions du gouvernement à l’endroit des médias sont fréquentes. La radio Okapi et ses professionnels en font les frais au même titre que les radios internationales et locales. Le contrôle étatique est permanent grâce au rôle joué par des structures comme l’ANR dont les actions constituent souvent des atteintes à la liberté de la presse (Bwiti et al., 2013 ; 2008). Les rapports émis par des organismes comme Amnesty International, Journaliste en Danger ou le Bureau conjoint des Nations Unies aux droits de l’homme de la MONUSCO en font allusion. Tortures, détentions arbitraires, intimidations, menaces sont quelques-unes des méthodes employées par ses agents. En tant que journalistes et Congolais, les professionnels de la radio Okapi se disent méfiants au vu des menaces qu’ils reçoivent souvent de cette structure. En RDC, les journalistes ont du mal à mener à bien leur travail, compte tenu des pressions qu’ils subissent, mais aussi du fait des atteintes physiques et morales dont ils sont victimes. Par exemple, en 2007 et 2008, Serge Maheshe et Didace Namujimbo, deux journalistes de la radio Okapi qui travaillaient à l’Est du pays, ont été assassinés. Leur décès a fait couler beaucoup d’encre dans les médias locaux et internationaux. Ces pressions exercées sur les journalistes de la radio de paix sont de nature à entraver leur travail. En RDC, les journalistes, comme ceux de la radio Okapi, disent alors avoir souvent du mal à mener à bien leur travail, compte tenu des pressions qu’ils subissent, mais aussi du fait des atteintes physiques et morales dont ils sont victimes. Aujourd’hui, en plus de ces défis sécuritaires, les journalistes de la radio sont confrontés à un autre problème de taille : la survie de leur média.
27Les radios de paix mises en place par les Nations Unies sont éphémères (Orme, 2010). Dans le cas de la radio Okapi, les responsables de la MONUSCO ne savent pas quelle est la formule de transfert qui conviendrait à un média avec des ressources humaines et matérielles aussi importantes. Le budget de fonctionnement de la radio avoisine les 10 millions de dollars américains par an (Frère, 2008). À ce jour, peu d’organismes ou d’institutions peuvent affirmer pouvoir prendre en charge un tel projet. Quand ces médias sont récupérés par des acteurs politiques ou étatiques locaux, il arrive qu’ils finissent par être détournés de leurs objectifs premiers. Ils perdent ainsi de leur qualité en servant des causes politiques (Orme, 2010). Ces dernières années, la mission est entrée dans une phase de restructuration qui a impliqué la fermeture progressive de la MONUSCO. Lors d’un point de presse qui s’est tenu à Kinshasa le 8 mai 2019, les responsables de la mission de paix informaient le public que 764 postes seraient abolis. 522 de ces emplois sont occupés par des Congolais. Cette situation implique également la fermeture de certaines antennes implantées en province. Huit d’entre elles ont fermé en juin 2019. On est alors en droit de se demander ce qu’il adviendra de la radio de paix des Nations Unies une fois la mission démantelée. La radio des Nations Unies, qui comptait plus de 150 agents, doit aujourd’hui fonctionner avec moins d’une centaine de personnes. Le départ progressif de la mission a entrainé des coupes budgétaires qui ont aussi favorisé le licenciement de plusieurs journalistes. Les responsables disent avoir été obligés de réaménager les programmes de la radio par manque d’effectifs suffisants.
28Ces coupes budgétaires ont également eu pour incidence de réduire les moyens de déplacement des journalistes qui, avant, pouvaient aller en mission de province en province pour couvrir certaines actualités. Les journalistes interviewés ont également émis des craintes liées au fait qu’à tout moment, la mission pouvait les remercier. La radio Okapi possède aussi des équipements très importants pour arriver à couvrir presque toute l’étendue du territoire congolais. Un territoire estimé à plus de 2 millions de km2. Cela suppose des ressources importantes pour assurer son fonctionnement. Pour d’autres interviewés, le problème de la continuité de la radio va se situer au niveau de la qualité des contenus. Ils sont alors sceptiques quant à la capacité d’autres médias locaux à pouvoir assurer une programmation et une couverture radiophonique similaire à la radio Okapi. La survie de la radio Okapi soulève ainsi d’importantes questions notamment en termes de finance, de logistique, de ressource humaine et de production. En définitive, l’absence de plan de pérennisation de ces radios dites « de paix » soulève ainsi la question de la pertinence de ce modèle journalistique, vu qu’il n’y a pas moyen de garantir une continuité des pratiques dans des contextes post-crises.
29Notre recherche sur le journalisme de paix nous aura permis d’identifier un certain nombre de facteurs qui peuvent avoir une influence sur l’effectivité de ce journalisme, quand bien même il serait mis en œuvre par des structures travaillant dans le domaine de la paix. Ces facteurs peuvent être un atout ou une limite à la mise en œuvre de cette pratique journalistique. Trois dimensions d’ordre individuel, organisationnel et extra-organisationnel permettent d’en faire le résumé. Sur le plan individuel, le journaliste doit, au préalable, avoir des compétences et des connaissances avérées pour que l’on puisse prétendre à un journalisme de paix. Le journalisme a ses règles d’écriture, ses lois, ses codes éthiques, sa déontologie, son jargon, que tout journaliste doit connaître et maîtriser. Ces éléments constituent la base de ce métier. Le journaliste doit ensuite comprendre les enjeux liés au journalisme de paix. Ce concept demande que le professionnel de l’information soit en mesure d’analyser un conflit. Il doit également rechercher la vérité ou mettre en avant les initiatives de paix tout en créant de la visibilité autour des victimes d’un conflit (Galtung, 2003). Les recherches documentaires sur le sujet montrent que les adeptes ou les non-adeptes du journalisme de paix s’accordent sur un principe : le journaliste doit être respectueux des règles éthiques et déontologiques. Pour les personnes interviewées au cours de cette étude, le respect de ces principes est un gage de professionnalisme. Par contre, les entretiens montrent que si certains journalistes travaillant au sein de la radio Okapi acceptent d’être comparés à des journalistes de paix, d’autres préfèrent plutôt l’appellation de bon journaliste ou de journaliste professionnel. Certains ont le sentiment qu’il leur est demandé de faire des choses (s’engager pour une cause) à mille lieues de leurs tâches premières (collecter des informations et les diffuser simplement). Des remarques déjà relevées par des auteurs comme Loyn (2007) et Hanitzsch (2004). Les journalistes au sein de la radio Okapi affichent ainsi des divergences de perception et d’appréciation envers le journalisme de paix. On note ainsi une progressive perte de vision commune qui caractérisait la radio au moment de sa création. On peut alors aujourd’hui s’inquiéter de la performance de la radio Okapi. Par ailleurs, sur le plan organisationnel, un média peut faciliter la mise en œuvre du journalisme de paix par sa politique interne. Une ligne éditoriale en faveur de la paix peut faciliter des actions concrètes et l’appropriation d’une nouvelle vision dans les rangs des journalistes. La culture d’entreprise implique un partage de croyances, de valeurs et de pratiques collectives par des communautés ; des communautés (épistémiques et de pratiques) qui, par leurs interactions, participeraient à la vie et à l’évolution de la structure (Godelier, 2009 ; Cohendet, Diani, 2003). Combinées à des moyens significatifs, les politiques peuvent encourager et favoriser des actions concrètes. Le journalisme de paix nécessite ainsi des moyens importants pour garantir l’indépendance des journalistes vis-à-vis de certaines sources. Mais dans ce contexte organisationnel, il peut aussi exister des contraintes empêchant les journalistes de pouvoir travailler de manière efficace. Dans le cas de la radio de paix des Nations Unies en RDC, elles se résument en des formes de pressions hiérarchiques dues à des enjeux politiques ou diplomatiques. Ces pressions ont un impact sur le rendement des journalistes qui ne sont pas totalement libres d’assurer leurs missions de service public. Ils sont ainsi tiraillés entre les obligations qu’imposent les relations publiques de la mission de paix et leur rôle au sein de la radio Okapi et ont souvent du mal à remplir leurs missions de service public. En plus de ces contraintes, ils pèsent sur eux des pressions d’ordre extra-organisationnel.
30En effet, en principe, l’État est le garant de la liberté d’expression tant recherchée par les journalistes depuis le XVIIIe siècle (Siebert, 1956 ; Sterling, 2009). Il doit pouvoir assurer la protection de ces professionnels de l’information au lieu d’être leur bourreau comme on le voit dans de nombreux pays. Lorsque les lois protègent suffisamment les journalistes, ces derniers se sentent capables de favoriser le débat public autour des enjeux sociaux. En RDC, le régime politique est plus proche de l’autoritarisme (ou du totalitarisme) que du libéralisme. Or, un État autoritaire exerce un contrôle absolu sur les médias. Ces derniers agissent alors comme des acteurs de propagande plutôt que comme des entités au service des populations (Siebert, 1956 ; Sterling, 2009). Les quelques journalistes, comme ceux des Nations Unies, qui essaient alors de créer le débat sur les actions étatiques sont souvent victimes d’agressions ou d’intimidations (JED, 2018). De telles actions sont des entraves au droit à l’information du citoyen et à la liberté de presse qui sont pourtant consignés dans la constitution congolaise. Enfin, quand bien même certains médias de paix parviennent, en dépit des obstacles hiérarchiques, étatiques ou diplomatiques, à occuper des places de pionniers dans les espaces médiatiques des pays en crise, ceux-ci finissent par disparaître aussi vite qu’ils sont apparus (Orme, 2010). En l’absence de plan de pérennisation, le journalisme de paix mis en œuvre dans le cadre des radios de paix des Nations Unies s’avère être une initiative assez éphémère. Or, même si ces radios à elles seules ne peuvent garantir la paix (étant entendu que cette paix dépend de nombreux facteurs), elles constituent parfois des contrepoids efficaces aux médias propagandistes.