1En 1987, le nouveau plan de fréquence de la CNCL assure une place sur la bande FM à Radio Libertaire, la radio de la Fédération anarchiste en région parisienne. Plutôt que d’affronter frontalement les anarchistes à un an des présidentielles de 1988, la CNCL préfère contourner la difficulté et légaliser Radio Libertaire, qui luttait depuis sept ans pour obtenir une dérogation. Les anarchistes ne sont presque plus inquiétés par les pouvoirs publics. C’est l’occasion pour eux de mobiliser leurs forces sur la question de la programmation et son amélioration tant technique que politique. L’année de leurs dix ans, en 1991, les anarchistes observent les principaux bouleversements politiques dans le monde, parmi lesquels l’effondrement du bloc soviétique mais aussi la guerre du Golfe en 1990-1991.
2Alors que la guerre froide s’achève, une coalition internationale de trente-cinq États sous l’égide de l’ONU lance une offensive contre le régime de Saddam Hussein qui a envahi le Koweït voisin, le port le plus avantageux de la région et une réserve pétrolière stratégique (Laurens, 1999 : 437-439). Dans ce contexte, François Mitterrand appuie cette attaque militaire internationale et lance l’opération Daguet contre l’Irak. En France, comme dans tous les pays de cette coalition internationale, les médias sont mis au pas et servent de caisse de résonance aux États-majors (Veyrat-Masson dans Jeanneney, 1999 : 92-95). Les militaires américains veulent à tout prix éviter un retournement de l’opinion internationale comme lors de la guerre du Vietnam. Ils s’appuient donc sur des procédures expérimentées à Grenade (1983) et au Panama (1989) : journalistes dépendants des militaires pour accéder aux sources, leur périmètre d’action est défini par les forces armées (Reporters sans frontières, 1992), journalistes européens non accrédités (Marcel Trillat pour Antenne 2), certains sont même menacés par des militaires saoudiens de la coalition lorsqu’ils cherchent à témoigner des scènes de guerre en dehors du périmètre. De plus, les États-majors inondent les chaînes de télévision d’images tournées par les militaires eux-mêmes (entraînement, démonstration commerciale d’armes, lancement de missiles en image de synthèse, archives). Les informations relayées sont donc limitées par une censure militaire drastique du côté de la coalition internationale comme du côté irakien (Combelles-Siegel dans Les Manipulations de l’image et du son, 1996 : 249-267). Les rédactions sont limitées dans leurs sources par le monopole des trois principales agences de presse mondiales (Reuters, Associated Press, AFP) et les images de CNN, vendues à 105 rédactions dans le monde, servent de support à des commentateurs en plateau au diapason des consignes militaires (Fleury Vilatte, 1992). Ces images en direct partout dans le monde via les satellites de CNN, en plan d’ensemble, en caméra nocturne ou thermique, esthétisent la violence en copiant les codes du jeu vidéo le plus souvent sans rien dire des enjeux du conflit (Mercier, 1993 : 377-388). Les rares tentatives d’échapper à la censure, souvent motivées par une course à l’audience dans le nouveau contexte de privatisation des télévisions en France, sont rapidement réprimandées : l’interview de Saddam Hussein à Bagdad le 19 août 1990, par Patrick Poivre d’Arvor, subit les foudres du Premier ministre Michel Rocard qui l’accuse d’être manipulé par une puissance étrangère. Le CSA renchérit et affirme que la liberté d’expression peut être limitée au nom des besoins de la défense nationale, selon la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication. Enfin, les chaînes relaient sans vérification les paroles des gouvernements qui multiplient les fausses informations à charge contre l’Irak : Dick Chesney affirme que l'Irak serait sur le point d’envahir l’Arabie saoudite, les États-majors de l’OTAN affirment qu’ils ne pratiquent que des « frappes chirurgicales » contre des objectifs militaires alors que les civils meurent sous les bombes et deviennent de simples « dégâts collatéraux » dont les corps n’apparaissent jamais à l’écran, l’Irak disposerait de la quatrième armée du monde, les Irakiens auraient assassiné des nouveau-nés au Koweït (Colon, 2019 : 262).
3Face à cette montée des tensions internationales au Moyen Orient et l’absence de tout discours hostile à la guerre dans les médias, les anarchistes de Radio Libertaire vont mettre en place une programmation spéciale. Leur radio FM devient la plaque tournante d’une contre-information en région parisienne afin de lutter contre le conditionnement et le matraquage des messages guerriers et belliqueux. La radio devient alors un outil de mobilisation : contre-information, débats, interventions des auditeurs par téléphone, retransmissions des assemblées générales des comités contre la guerre, couvertures des manifestations, programmation musicale antimilitariste et pacifiste. Sur le plan politique, cette crise permet également aux animateurs de la Fédération anarchiste de se confronter à des questions concernant le Moyen Orient sur lesquelles ils n’avaient jusque-là jamais eu à prendre position. Finalement, la guerre du Golfe est rapide, mais de cet épisode d’intenses mobilisations, les anarchistes espèrent consolider durablement leur programmation sur les questions internationales et fidéliser un nouvel auditoire issu de l’immigration en France.
4Afin de faire l’histoire de cette période d’activités intenses sur Radio Libertaire, il est possible de s’appuyer sur les Bulletins intérieurs de la FA, l’organe de liaison des militants. Ces bulletins, des fascicules mensuels ou bimensuels d’une centaine de pages, sont un outil de communication interne à l’organisation et permettent aux militants de débattre, de publier les comptes rendus d’actions ou de réunions (fédérales ou de groupes). Ces contributions sont extrêmement libres car, à la différence des articles dans le Monde libertaire, dans lequel les auteurs cherchent à contrôler l’image de leur organisation, elles sont uniquement à usages internes. Ces Bulletins intérieurs sont conservés dans les archives de la Fédération anarchiste et organisés par un secrétariat Histoire-Archive (SHA). Il n’a pas été possible à ce jour de retrouver et de numériser des cassettes d’enregistrement radiophonique de l’époque. Cependant, l’un des principaux animateurs de ces émissions, René Berthier, a réuni dans un ouvrage les principales contributions du Monde libertaire reprises ensuite à l’antenne, ainsi que des interviews radiophoniques retranscrites pour le journal (Berthier, 2000).
- 1 Comité de Relation du 12 janvier 1991, Bulletin Intérieur, n°278, janvier-février 1991, p. 499-500.
- 2 Ibid.
- 3 Comité de relation du 9 mars 1991, Bulletin Intérieur, n°279, mars-avril 1991, p. 627-628.
5Le 12 janvier 1991, les secrétaires de la Fédération Anarchiste (FA) se réunissent en cellule de crise afin de faire le point en cas de guerre dans le Golfe persique. Les anarchistes s’opposent à la guerre et veulent intensifier leur campagne antimilitariste et d’incitation à la désertion. De nombreux jeunes déserteurs se présentent à Publico, la librairie qui accueille le siège de la FA, et à Radio Libertaire afin d’y trouver une exfiltration. Mais les anarchistes n’ont aucune solution pratique à proposer. Dans ces conditions, certains secrétaires redoutent la saisie de Radio Libertaire du fait de l’intensification d’allers et venues à Publico de jeunes déserteurs. Alain, un secrétaire de la FA, propose que les œuvres de la FA (Monde Libertaire, Radio Libertaire) informent sur le sujet sans provocation inutile. Les secrétariats anticipent le pire : « En cas d’aggravation de la situation, de menaces, nous prévoyons des tours de garde du studio, pour renforcer les équipes en place et pour assurer l’accueil des chaussettes à clous… Les numéros de téléphone d’avocats sont affichés dans le studio, au cas où ! »1. De plus, Yves Peyraut, secrétaire à l’association de Radio Libertaire, s’engage à prévoir du matériel de secours en cas de saisie2. Enfin, si la guerre dure, les anarchistes envisagent même la clandestinité. Le secrétariat prévoit également un meeting commun le 22 mars 1991 à l’espace Voltaire, avec d’autres organisations anarchistes comme la Confédération nationale du travail (CNT), l’Organisation communiste libertaire (OCL) et l’Union des anarchistes (UA)3.
6Une programmation spéciale est mise en place. Nelly Trumel, la secrétaire à la programmation, et René Berthier du groupe Pierre Besnard animent La Guerre qu’on voit danser le long des golfes clairs a des reflets d’argent (détournement du refrain de La Mer de Charles Trenet) tous les lundis de 14h à 16h, un créneau jusque-là vacant. L’émission traite des causes et des conséquences du conflit : la récession aux États-Unis comme facteur explicatif de la guerre, les problèmes internes de l’Irak, l’origine de la dictature de Saddam Hussein, la puissance financière du Koweït, la démystification de l’idée de « guerre pour le droit international », les contradictions au sein du monde arabe, le rôle des médias en France dans la fabrique d’un consentement à la guerre.
7La programmation des émissions permet d’inviter de nombreux intervenants rencontrés au gré des mobilisations contre la guerre : « Ainsi, toutes les organisations, associations, qui se sont créées alors et qui ont milité contre la guerre ont pu s’exprimer à notre antenne, et leurs initiatives ont été́ répercutées : des comités anti-guerre locaux, la coordination pour la levée de l’embargo, Alerte contre le nouvel ordre mondial, les 75, le comité́ indépendant pour le droit et le tribunal international, le forum pour une paix juste et globale au Moyen-Orient, etc. » (Berthier, 2010). Des individus issus de différentes nationalités installés en France (Irakiens, Maghrébins, Kurdes) ainsi que différents professionnels (journalistes, chercheurs) travaillant sur ces régions sont invités à l’antenne.
- 4 Compte rendu Radio Libertaire, Bulletin Intérieur, n°279, mars-avril 1991, p. 637-638.
8Les secrétariats demandent à pouvoir intervenir à tout moment sur l’antenne pour évoquer le conflit et rappeler les idées pacifistes des anarchistes4. Les animateurs sont prévenus par un courrier affiché dans le studio. Les secrétaires demandent aux animateurs de veiller à leur langage et à proscrire tout appel direct à la désertion ou à l’insoumission. Mais les secrétaires proposent des alternatives : information sur le contenu de la loi, chansons, documents d’archives, écrits romancés ainsi que toute information sur les cas d’insoumission et de désertion et les répressions qui s’ensuivraient. Ils demandent également aux associations présentes à l’antenne de parler en leur nom afin de dégager Radio Libertaire de ses responsabilités légales : Ligue des droits de l’homme (LDH), Union pacifiste de France (UPF), Libre Pensée (LP), France terre d’asile, Résistance banlieue, Coordination des lycéens et étudiants anarchistes (CLEA), Cash, Iztok, Radio Cartable. Le secrétariat rappelle que les émissions doivent conserver un mois leur enregistrement en cas de demande du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA).
9Une programmation de chansons antimilitaristes est diffusée. Les informations du matin sont renforcées par des interventions à l’antenne des secrétaires aux relations extérieures, le secrétariat responsable des relations avec les médias et les autres organisations politiques. Les émissions diffusent les informations sur les manifestations, sur les points de rencontre, les itinéraires et les réunions. Des auditeurs appellent le studio pour relater la progression des cortèges de manifestants. Des anarchistes impliqués dans des comités anti-guerre constataient que des participants non anarchistes intervenaient pour dire « il faut prévenir Radio Libertaire » dès qu’un nouvel élément était à annoncer (Berthier 1992).
10Les anarchistes perçoivent leur programmation comme un succès. Les coups de téléphone d’auditeurs et les références dans les comités anti-guerre sont leurs principaux indicateurs. Ainsi, Patrick, le permanent de Publico, demande du renfort notamment pour répondre aux innombrables coup de fils d’auditeurs qui cherchent des moyens de se mobiliser contre la guerre : « dès le début, il y a eu un flot ininterrompu d’appels de gens qui, pour la plupart, ne connaissaient pas Radio Libertaire auparavant et qui semblaient zapper d’une station à l’autre pour s’arrêter sur nous. Ceux-là exprimaient leur surprise mais aussi leur plaisir d’entendre un autre langage sur la guerre. Tous nous encourageaient à continuer. “Un ballon d’oxygène”, “de l’air frais” et autres commentaires revenaient souvent. Certains auditeurs pleuraient au téléphone tellement ils étaient émus d’entendre sur les ondes des voix qui tranchaient avec la veulerie médiatique dominante » (Berthier, 1992). L’absence d’images semble permettre aux anarchistes de se soustraire « à la dictature du visible » (P. de Saint-Exupéry dans Les Manipulations de l’image et du son, 1996 : 41-44) et de proposer un traitement loin du mode émotionnel que proposent les télévisions d’alors. Les auditeurs viennent même à Publico acheter des cartes d’auditeurs et font des dons afin de financer la campagne d’affichage anti-guerre de la FA. Radio Libertaire a un slogan adapté pour les circonstances : « Radio Libertaire, la radio sans maitre et sans militaire ».
Document 1 – « La guerre qu’on voit danser le long des golfes clairs a des reflets d’argent… »
Affiche éditée par la Fédération anarchiste, le groupe Humeurs noires Mons-en-Barœul, Alternative libertaire Bruxelles, Coordination anarchiste Bruxelles, 61 x 41 cm, 1991 (archives de la FA)
11Début mars 1991, les consignes spéciales de programmation sont arrêtées et la pression retombe. La guerre a été très rapide et les combats prennent fin le 28 février 1991 avec le retrait des troupes irakiennes au Koweït. Le succès de la contestation de cet épisode militaire redonne du baume au cœur aux anarchistes qui réaffirment leur rôle et la voix singulière qu’ils portent sur la bande FM : « À l’heure où la barbarie de nos dirigeants se déchaîne, envoyant à la mort des centaines de milliers de civils au Moyen Orient pour mieux protéger la fortune de leurs amis de Texaco, Elf-Aquitaine et Thomson ; à l’heure où l’information est plus que jamais déformée, truquée, manipulée, encadrée par la puissance militaire ; à l’heure où l’Occident chrétien et l’Orient musulman s’arrachent la liberté de millions d’hommes et de femmes, l’existence d’une voix réellement libre est une nécessité primordiale. Radio Libertaire, la “voix sans dieu ni maître” s’élève et s’élèvera encore contre tous les mensonges, contre toutes les guerres, contre toutes les censures… grâce à la vigilance de tous ses auditeurs » (Schalck, 1991).
12Cette couverture médiatique que les anarchistes estiment de grande qualité vient aussi du fait que le secrétariat à la programmation a été renforcé lors du congrès de Villeurbanne de 1990. Désormais ce poste est scindé en trois : Nelly Trumel confectionne la grille des programmes, Lucien Schalck s’occupe des relations avec la presse, Pascal Bedos s’occupe de l’information. Ce dernier est particulièrement au fait des questions militaires : objecteur de conscience en 1973 et membre actif de l’Union pacifiste de France (UPF), il anime l’émission antimilitariste de Radio Libertaire de 1984 à 1986, intitulée Allons z’enfants, etc., une référence explicite au livre d'Yves Gibeau, paru en 1952 et adapté pour le cinéma en 1981 par Yves Boisset (Lenoir, dans Enckell [dir.], 2014).
13En l’absence de dogme clairement établi au sein de la Fédération anarchiste, les animateurs de la radio ont agi contre la guerre sans se concerter et ont répondu au coup par coup à des questions complexes sur lesquelles aucune réflexion collective n’avait été menée au sein de la FA : « Faut-il soutenir la lutte du peuple palestinien ? Faut-il soutenir sa revendication à un État ? Faut-il reconnaître l’État d’Israël ? Quelle position prendre par rapport à la question kurde ? Fallait-il condamner l’invasion du Koweït ? Faut-il se contenter de renvoyer dos à dos Saddam Hussein et George Bush ? ». René Berthier comme les autres animateurs réalisent que la FA n’a jamais pris aucune position sur le monde arabo-musulman et qu’il a fallu tout improviser et tout apprendre. Or, ces espaces sont aujourd’hui convoités par les grandes puissances occidentales et René Berthier estime nécessaire une réflexion au sein de la FA sur le nouvel ordre mondial qui se met en place après la chute du bloc soviétique.
14Face à ces questions, les animateurs élaborent, jour après jour, le point de vue de la Fédération anarchiste sur la situation. Ainsi, ils décident de condamner l’invasion irakienne du Koweït, tout en expliquant les griefs de l’Irak contre le Koweït.
- 5 Conséquences des privatisations – le gouvernement britannique ouvre une enquête sur la participatio (...)
- 6 Grâce à la vente de ses intérêts miniers BP rachète aux koweitiens une part de son capital, Le Mond (...)
15Ils dénoncent la dictature au Koweït et la puissance financière colossale de la famille régnante. Par exemple, ils reviennent sur les enjeux de la privatisation de British Petroleum (BP) et de son rachat en 1988 jusqu’à 22 % de son capital par le fonds d’investissement de l’État du Koweït5. L’émirat avait profité des prix bas des actions, boudées par les Anglais suite au krach boursier de 1987. Le gouvernement Thatcher avait alors nommé une commission d’enquête afin de maintenir BP dans le giron anglais au nom de l’intérêt national, et BP avait dû céder l’ensemble de ses activités minières dans le monde à son concurrent anglo-australien Rio Tinto afin de racheter ses propres actions6. Les animateurs de Radio Libertaire produisent des analyses à partir de ces faits et formulent des hypothèses sur les causes de la guerre : dans ce cas précis, René Berthier estime que le gouvernement anglais avait intérêt à une offensive de l’Irak pour affaiblir le Koweït.
- 7 Monde Libertaire, n° 819, 14 mars 1991.
16Les anarchistes s’insurgent contre les conditions de vie des immigrés au Koweït, qui représentent 60 % de la population. Les anarchistes dénoncent la dictature en Irak et rappellent que ce sont les puissances occidentales qui l’ont armée, la France et les États-Unis en tête. Ils s’opposent à l’intervention occidentale, fondée sur la volonté de contrôle du pétrole du Golfe et motivée en partie par la récession qui frappe les États-Unis et ses alliés. Ils reviennent en détails sur l’ambiguïté de la position égyptienne, qui entre en guerre contre l’Irak alors que 800 000 Égyptiens y travaillent. Ils se moquent d’une guerre faite au nom du droit international, alors qu’en 1975 le Timor oriental n’avait pas reçu le même élan de solidarité à la suite de l’invasion indonésienne7. Ils dénoncent la dictature de Saddam Hussein qui a massacré à l’arme chimique les indépendantistes kurdes à Halabja en 1988.
- 8 Le malheur des enfants d’Irak, L’Humanité, 29 février 1992.
17Les animateurs de Radio Libertaire dénoncent le vocabulaire de « frappes chirurgicales » et de « guerre propre », en évoquant les atrocités commises par l’aviation américaine dans les villes irakiennes, comme le bombardement des civils réfugiés dans l’abri d’Amiriya dans la banlieue de Bagdad. Le bilan estimé est de 200 à 1 800 morts8 selon les sources.
18Ils mettent en garde contre le renforcement d’un ordre mondial dominé par les États-Unis et le risque d’une réaction en chaîne aux conséquences imprévisibles. Ils dénoncent les conséquences sur les civils de l’embargo américain sur l’Irak, puis celles de la guerre.
19Les animateurs anarchistes construisent leurs contenus grâce à la presse française et internationale d’avant la guerre du Golfe, plus libre que les télévisions et les radios nationales. Ils ont recours aux articles du Monde diplomatique de Claude Julien (« Un gendarme ambigu », octobre 1990 ; « Guerre sainte », septembre 1990), de Marie-France Toinet (« L’économie américaine en état de lévitation », mars 1989), de Frédéric F. Clairmont (« La finance koweitienne se taille un empire », janvier 1989), d’Alain Gresh (« Ambitions irakiennes », mai 1990), de David C. Morrison (« Le “complexe militaro-commercial” américain », avril 1989), Gabriel Kolko, (« Même simplisme à propos du tiers-monde, même conception de la détente », juin 1989). Parmi les journaux étrangers, ils ont recours à des quotidiens comme l’International Herald Tribune et le Washington Post ou à des hebdomadaires comme l’US News And World Report. Ils utilisent également des ouvrages comme L’Empire américain de Claude Julien (Julien, 1968). Ils font la promotion du livre d’Alain Gresh et Dominique Vidal qui paraît alors sur la guerre du Golfe (Gresh et Vidal, 1991), ou encore celui de Michel Collon intitulé ATTENTION MÉDIAS ! Les média-mensonges du Golfe – Manuel antimanipulation en 1992.
20Si la programmation spéciale contre la guerre du Golfe semble un succès d’audience, certains déplorent des carences sur le fond comme sur la forme. Ainsi, René Berthier regrette des couacs dans la communication des différentes œuvres de la FA : il déplore notamment que le directeur de publication du Monde libertaire se soit déclaré dans la presse syndicale en faveur de positions « anti-munichoises », un thème biaisé, développé par les médias en faveur de la guerre contre l’Irak et comparant ainsi Saddam Hussein à Adolf Hitler (Bertho Lavenir, 2000 : 261). Or, cette prise de position initiale a été fermement contestée par le reste de la FA, qui a ensuite adopté une ligne nettement antimilitariste et anti-guerre.
- 9 Monde libertaire, n°817, 28 février 1992.
- 10 Ibid.
21En 2010, René Berthier reconnaît également des inexactitudes dans la couverture médiatique de Radio Libertaire. Il reconnaît avoir surestimé la puissance militaire de l’Irak, notamment en reprenant sans réserve le discours dominant de l’époque sur l’Irak, quatrième armée du monde9. Enfin, il regrette d’avoir soutenu un temps l’idée d’un blocus contre l’Irak pour empêcher la guerre : « [...] d’autres moyens, moins spectaculaires il est vrai, étaient possibles pour réduire Saddam Hussein : le blocus des exportations vers l’Irak, mais aussi le blocus financier. Aucun État, et à plus forte raison aucun État du tiers monde, ne peut survivre si les flux de produits et de capitaux sont bloqués »10. Il avait voulu, par cette position, montrer que la guerre était évitable, mais que les États-Unis en avaient besoin pour renflouer leur économie. Mais après quelques semaines, il se rétracte et affirme : « Un tel raisonnement pouvait laisser penser qu’un blocus n’est rien d’autre qu’une mesure prise contre un État, alors qu’en définitive, ce ne sont toujours que les populations qui sont sanctionnées. Lors d’une émission, un auditeur téléphona pour nous reprocher de “faire le jeu de Saddam Hussein”. » (Berthier, 2010) René Berthier et la Fédération anarchiste s’engage ensuite contre l’embargo imposé à l’Irak.
- 11 Monde libertaire, n° 870, 4 mai 1992.
22Enfin, les anarchistes, par la voix de René Berthier, dénoncent certaines dérives du mouvement d’opposition à la guerre en Irak. Ainsi, il contredit fermement Claire Pascal, de l’association Alerte contre le nouvel ordre mondial, qui associe la guerre de Saddam Hussein à une lutte de libération nationale contre l’impérialisme américain. Pour René Berthier, son article est une injure aux innombrables victimes irakiennes du régime de Saddam Hussein. Il rappelle également : « Nous, militants anarchistes, pensons au contraire que le soutien au peuple irakien n’a de sens que si on le soutient jusqu’au bout, en condamnant son dictateur ; nous n’assimilerons jamais le soutien à un peuple au soutien à son État. Nous devons réaffirmer que Saddam Hussein se fiche éperdument de la cause palestinienne, que sa prétention à “rassembler les Arabes” n’est que la manifestation d’une volonté́ étatique d’hégémonie régionale. »11 Pour l’idéologie anarchiste, la cause principale des maux vécus par les civils est, encore et toujours, l’État (Maitron, 1975).
23Pour René Berthier, cette période a permis d’établir des contacts nouveaux au-delà des cercles habituels anarchistes. Après la fin des combats, il a ainsi décidé de conserver l’émission La Guerre qu’on voit danser le long des golfes clairs a des reflets d’argent afin de traiter des luttes des pays du tiers monde et plus spécifiquement du Moyen Orient. Il continue ainsi à tisser des liens avec des opposants politiques arabes, irakiens, kurdes, iraniens ou algériens pour qui Radio Libertaire était le seul média dans lequel ils pouvaient s’exprimer.
24René Berthier constate également que parmi les nouveaux auditeurs de Radio Libertaire, un grand nombre sont des immigrés issus du monde arabo-musulman. Afin de fidéliser ces auditeurs après la guerre et de conserver des liens concrets, René Berthier demande à la FA de définir les liens qui pourraient les unir : « Quelles positions les anarchistes doivent-ils prendre par rapport aux revendications nationales comme celles des Palestiniens et des Kurdes ? Faut-il considérer comme un progrès, par rapport à la situation actuelle des pays du tiers monde, la revendication de démocratie politique formulée par des opposants à ces régimes ? » (Berthier, 1992). René Berthier souhaite développer la propagande anarchiste vers ces auditeurs et vers leurs pays d’origine. Selon lui, il existe deux solutions. La première serait 100 % anarchiste avec des militants de la FA qui animeraient une émission sur le sujet. Mais il n’y a pas à la FA de réflexion de fond sur ces sujets et il n’y a pas de militants anarchistes africains ou du Moyen Orient exilés en France. René Berthier propose donc une solution intermédiaire au cours d’une période de transition, qui permettrait de soutenir de manière critique des mouvements d’opposition dans ces pays. Cette solution pourrait se traduire par l’accueil de collectifs d’animateurs qui ont des projets d’émission mais qui ne sont pas anarchistes. Ainsi, au printemps 1991, deux émissions sont à l’essai.
- 12 Monde libertaire, n° 877, 25 juin 1992.
25La première est Afrique politique. Son animateur, Ben Camara, se définit comme un négro-mauritanien et opposant à la dictature mauritanienne. René Berthier l’a rencontré lors d’une émission sur le soutien de Saddam Hussein aux politiques d’arabisation forcée, de « dénégrification » et d’apartheid en Mauritanie avant 199112 (Pierre Robert Baduel, dans Lacoste [dir.], 1991). À la différence de l’émission Koumbi, qui parle des luttes des immigrés africains en France (droits, logements), Afrique politique évoque des problèmes politiques des pays africains en invitant des opposants politiques aux régimes dictatoriaux africains. René Berthier lui cède un lundi par mois son créneau de La Guerre qu’on voit danser… tout en annonçant régulièrement que l’émission n’est pas le point de vue de la FA. Mais cette émission qui revendique la démocratie politique a-t-elle sa place sur Radio Libertaire ? René Berthier pose la question aux autres membres de la FA. L’émission se poursuit jusqu’en 1993. Ben Camara, qui anime Afrique Politique tous les quinze jours le mardi de 18h à 19h30, souhaite passer à une périodicité hebdomadaire, ce que le secrétariat lui refuse car son émission ressemble trop souvent à « une joute oratoire entre politichiens même s’il a l’intention de consacrer la plupart de son émission à des informations sur l’Afrique ». L’année suivante, les secrétaires de Radio Libertaire proposent à Ben Camara de produire l’émission Afrique en ébullition afin de traiter les problèmes de l’Afrique sous l’angle social, à partir de luttes locales, et non plus sous l’angle politique. Mais l’animateur ne change pas d’angle et devient même injoignable : soit il est absent, soit il délègue l’animation à d’autres animateurs non formés. Le secrétariat arrête alors l’émission.
26La seconde émission est Sirocco, une émission animée par deux Algériens immigrés : une journaliste, Nadia, et un anthropologue, Ahmed, qui veulent traiter des luttes au Maghreb et dans le monde arabe. Ils ont proposé un projet d’émission sur Radio Libertaire car ils s’y sentent plus à l’aise que sur les radios communautaires maghrébines à Paris. Le secrétariat accepte le projet puis se dédie. En effet, le secrétariat à la programmation voit sa décision contestée en interne par le trésorier de Radio Libertaire, Patrick Defais, et le permanent de la radio, qui n’ont pourtant aucun mandat sur le sujet. René Berthier est déçu notamment de la façon dont le trésorier a refusé le projet : en entretien, Patrick Defais demande aux animateurs leur position sur l’islam. Nadia répond qu’elle n’en a « rien à foutre de l’islam », mais Ahmed se sent agressé et répond qu’il est musulman non pratiquant. Alors, malgré le soutien de René Berthier, Patrick Defais refuse catégoriquement le projet, arguant que ce serait la porte ouverte au FIS (Front islamique du salut en Algérie) sur Radio Libertaire. Pourtant, des amis de René Berthier affirment qu’Ahmed a pris dans son université des positions claires contre l’intégrisme religieux. René Berthier dénonce dans le Bulletin intérieur l’attitude pointilleuse du trésorier et du permanent envers un musulman non pratiquant, alors que certains animateurs irlandais sur Radio Libertaire seraient, selon René Berthier, des « calotins comme c’est pas possible… »13. Ces tensions, en plus de l’affaire Laurent Fouillard (un militant de la FA qui conteste vigoureusement la réduction du volume horaire de ses émissions), ont poussé l’ensemble du secrétariat de Radio Libertaire à la démission en 1991. René Berthier regrette que ces contacts issus de la lutte contre la guerre du Golfe n’aboutissent à rien.
27René Berthier souhaite maintenir les liens noués avec Radio Beur, dont les animateurs souhaitent se rapprocher de la FA. Les membres de Radio Beur lui ont expliqué qu’ils étaient en passe de se libérer de la tutelle du Parti socialiste et de l’ambassade d’Algérie. Ces changements semblent liés à la guerre du Golfe où ces organisations tutélaires ont pesé de tout leur poids pour contrôler les émissions sur la guerre. Les animateurs et auditeurs d’origine maghrébine auraient alors apprécié le discours tenu sur Radio Libertaire. Ainsi, les animateurs de Radio Beur souhaitent inviter les anarchistes sur l’antenne afin de donner leur point de vue sur l’actualité. René Berthier précise que les animateurs sont « franchement athées ». Une première participation des anarchistes est envisagée pour une émission spéciale sur les antennes de Radio Beur à Marseille, Lyon, Rouen, Alger et Paris, à propos du second tour des premières élections législatives démocratiques en Algérie. Mais après un premier tour marqué par la victoire du Front islamique du salut, le président Chadli Benjedid démissionne et les généraux algériens annulent le second tour des élections. Le projet d’émission est reporté. René Berthier veut attirer grâce à Radio Libertaire ces auditeurs et animateurs qui cherchent l’aide des anarchistes sur des points concrets et luttes du moment. Il rappelle que « c’est une situation tout à fait inédite, mais c’est aussi une situation délicate, qu’il ne me semble pas possible de traiter de façon raide et sectaire. Quoi que nous fassions, il est indispensable que l’action que nous entreprendrons soit faite à la fois en garantissant notre spécificité, mais aussi en tenant compte des perspectives futures. C’est-à-dire de façon à la fois ferme et souple »14. Ainsi, il déplore l’attitude de son camarade Paul « Paulo » Chenard, qui aurait expliqué dans son émission le Père Peinard le samedi à 10h, « Radio Beur est inféodée au FIS et que le mieux que les Beurs aient à faire est d’abandonner toutes leurs racines culturelles pour s’assimiler dans la société française ». René Berthier affirme : « La première affirmation est fausse, quant à la seconde, si je la comprends, je ne peux pas l’admettre parce qu’elle est inutilement provocatrice et prend les choses complétement à l’envers : les Beurs ne demandent pas mieux que de s’assimiler ; ce sont les autres qui ne veulent pas… »15.
28Enfin, René Berthier ne se contente pas d’animer l’émission La Guerre qu’on voit danser… (hebdomadaire, lundi 14h-16h), qui devient les Chroniques du nouvel ordre mondial (quinzomadaire, mardi 18h-19h30) après l’arrêt des combats, le 28 février 1991. Il cofonde la Coordination pour la levée de l’embargo imposé à l’Irak (CLE). En effet, l’embargo de l’ONU, infligé à l’Irak depuis août 1990 à la suite de l’invasion du Koweït, est maintenu après la fin des combats, et de nombreuses organisations s’opposent au maintien de ces sanctions économiques qui oppriment les populations civiles et n’atteignent pas les responsables d’État. La CLE édite un bulletin dont le premier paraît en avril 1992. Les contributions sont signées de journalistes indépendants, comme Maurice Rajsfus, Alain Bellet ou encore Charlotte Paquet, auteure d’un livre sur la guerre du Golfe (1992) avec son conjoint René Dumont, agronome, premier candidat écologiste à la présidentielle et militant pacifiste intégral proche des théories de l’anarchiste Louis Lecoin (Dumont, 1991). Le premier président de la CLE est Subhi Toma, un sociologue irakien, opposant au régime de Saddam Hussein et exilé en France. La CLE organise également des manifestations contre l’embargo imposé à l’Irak, comme celle du samedi 11 avril 1992, place de la République, avec le soutien de 45 organisations sociales (LCR, verts, PCF, le Cercle des socialistes de culture musulmane, l’Association arabe des droits de l’homme, CIMADE, etc.) et d’intellectuels (René Dumont, Gilles Perrault).
Document 2 – Appel à manifester, extrait du bulletin de la CLE, avril 1992
29Dans le contexte de l’effondrement du bloc communiste et de l’hégémonie américaine qui s’incarne dans la guerre du Golfe, René Berthier juge essentielle une ouverture de la programmation de Radio Libertaire à des militants anticolonialistes et anti-impérialistes afin de les rallier sur le temps long à la cause anarchiste. Cette position d’ouverture de René Berthier n’est pas soutenue au sein de la FA qui, par le passé, avait pourtant ouvert son antenne à des organisations très diverses dès sa création (LDH, Espéranto, Association Force ouvrière consommateurs). Mais le sujet est jugé trop politique pour être délégué à des non-anarchistes. René Berthier continue donc d’animer les Chroniques du nouvel ordre mondial sur les questions internationales. Puis, en septembre 1992, Christiane Passevant, une militante de la FA et intervenante régulière des Chroniques syndicales (samedi 11h à 13h), lance les Chroniques rebelles (les samedis de 13h à 15h) afin de doter la radio d’une seconde émission sur les questions du tiers monde, marquée d’un fort point de vue anarchiste (Lenoir, dans Enckell [dir.], 2014).
30Face au plus vaste appareil médiatique jamais mis en place pour filmer la guerre, face à l’immédiateté des images de guerre transmises par les satellites les plus modernes, face aux nouvelles techniques de censure des États-majors, les militants de la Fédération anarchiste mettent à disposition leur antenne en FM à Paris (intervention à tout moment des secrétaires de la radio, émissions spéciales) dans le cadre d’une production de direct dont les coûts sont bas (les anarchistes n’ont que peu de moyens de monter des émissions ou même d’envoyer un journaliste en Irak). Cette formule semble plaire aux anarchistes qui constatent l’arrivée de nouveaux auditeurs soucieux de disposer d’informations et de points de vue débarrassés de la censure militaire et politique. Ces auditeurs ont même la possibilité de poser leurs questions et d’intervenir à l’antenne. La radio constitue alors un moyen rapide et efficace de coordonner des actions et des manifestations en Île-de-France. Afin de construire leur programmation, les animateurs s’appuient sur des témoignages de personnalités issues des zones en guerre, évoquant ainsi l’état de l’opinion sur place via des expériences personnelles, des réseaux familiaux ou amicaux. Ils s’appuient notamment sur l’importante mobilisation contre la guerre du Golfe en région parisienne et sur l’invitation régulière de scientifiques afin d’identifier avec recul les enjeux de la guerre et d’en tirer des analyses politiques. Ces réflexions doivent ensuite permettre d’agir et de construire la mobilisation. Cette ouverture sur des questions internationales occasionne des débats houleux au sein de la FA, notamment sur la question de l’ouverture de l’antenne à d’autres organisations politiques issues du tiers monde, à un moment de montée du nationalisme arabe et de regain d’un islam politique rigoriste. Cette tentative n’aboutit pas et l’antenne demeure fermée aux autres organisations politiques s’il n’y pas, au préalable, une médiation d’un animateur de la Fédération anarchiste. Les militants de la FA veulent conserver des positions doctrinales strictes sur leur antenne, le 89.4 MHz.