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Freedom FM au Cameroun entre chimère et rêve brisé. Le flou juridique au service du verrouillage de l’entrepreneuriat radiophonique camerounais

Simon Ngono

Résumés

Cette recherche analyse les procédés de contrôle et de verrouillage de l’entrepreneuriat médiatique au Cameroun. À partir du cas Freedom FM de Pius Njawé, elle démontre qu’en fonction du positionnement et de la liberté de ton, le pouvoir politique officiel peut décider ou non de la création d’un média ou du retrait de la licence d’exploitation à un promoteur, parfois au mépris de la règlementation déjà en vigueur. Cette réflexion scientifique met en évidence comment le pouvoir se sert parallèlement et astucieusement du droit afin d’encadrer et bloquer la naissance de médias hostiles. Elle s’inscrit dans l’approche socio-politique et juridique des médias audiovisuels notamment de la radio en contexte camerounais. 

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Texte intégral

Introduction

1La décennie 90 est marquée partout en Afrique subsaharienne par de vastes protestations sociales, s’expliquant par le besoin de libertés publiques et d’instauration d’un état de droit (Atenga, 2005 ; Monga, 1994). Ces mouvements débouchent sur des réformes constitutionnelles et institutionnelles touchant plusieurs domaines. Il en est par exemple du paysage médiatique monolithique (Frère, 2016), qui connaît une « libéralisation ». Celle-ci s’est traduite par la création d’un grand nombre de structures médiatiques par des acteurs privés.

2Si la loi en la matière institue la liberté de communication sociale, il convient d’observer que l’État continue d’appliquer une régulation plus politisée et du type autoritaire en matière de création de médias (Cabedoche, 2013). Elle se matérialise, très souvent, par l’arbitraire dans la politique d’attribution, par le rationnement de licences d’exploitation en faveur des entreprises privées de communication audiovisuelle. 

3La problématique au cœur de cette recherche concerne les procédés de contrôle et de verrouillage de l’entrepreneuriat médiatique au Cameroun. Dès lors, que prévoient les dispositions règlementaires en matière de création des médias au Cameroun ? Sur quelle base les autorisations de fonctionnement de médias sont-elles attribuées ou refusées à des promoteurs de médias ? L’hypothèse centrale émise est qu’en fonction du positionnement et de la liberté de ton, le pouvoir politique officiel peut décider ou non de la création d’un média ou du retrait de la licence d’exploitation à un promoteur de média, parfois au mépris de la règlementation en vigueur. L’objectif de cette recherche scientifique est de démontrer comment le pouvoir se sert astucieusement du droit pour contrôler et verrouiller l’entrepreneuriat médiatique à des opérateurs économiques qui lui sont hostiles. Cette focalisation permet d’éclairer les spécificités de la régulation des médias, à partir d’un cas spécifique : celui de Freedom FM. Initiée par Pius Njawé, « journaliste de combat » (Atenga, 2010 : 214) et pionnier de la presse privée indépendante en Afrique subsaharienne, la radio n’a jamais pu émettre du fait des dissensions politiciennes avec le pouvoir en place.

Cadre conceptuel et méthodologique

4Les médias sont des groupes humains institutionnalisés par des personnes morales se situant dans un cadre légal et sous contraintes multiples (Lafon, 2019 : 12). Ils sont aussi à appréhender comme des dispositifs permettant de rendre compte de la dimension matérielle de production (Amey, 2009 : 9) et ce, en fonction du cadre légal en vigueur dans un pays. Il est établi que les médias opèrent dans un environnement régulé.

  • 1 Loi n° 90/052 du 19 décembre 1990 sur la liberté de communication sociale.

5Au Cameroun, malgré l’apparente « libéralisation » instaurée par la loi du 19 décembre 19901 le secteur des médias reste fortement encadré et les interférences politiques multiformes sont perceptibles (Ngono, 2021a). Ainsi, les modalités de régulation concernent parfois aussi bien l’encadrement des productions médiatiques que le rationnement des licences d’exploitation. Par calcul et jeu politique (Bourdieu, 1990), le pouvoir souscrit à une attribution plus ou moins rationnelle des décisions de fonctionnement de médias audiovisuels, selon sa proximité ou non avec un promoteur. Il convient de souligner que les enjeux de l’attribution parfois arbitraire de licences d’exploitation à des promoteurs vont bien au-delà de la simple volonté de contrôle des médias et se muent en un véritable « ethos de gouvernementalité » (Foucault, 1994) politique, économique et juridique des entreprises privées de communication audiovisuelle dans le pays. Ainsi, la prise en compte du cadre socio-politique et juridique dans lequel opèrent les médias est déterminante pour les comprendre.

6Sur le plan méthodologique, cette recherche s’appuie sur une dizaine d’entretiens semi-directifs réalisés auprès de journalistes, promoteurs de médias audiovisuels et quelques membres l’organe de régulation, entre juillet et août 2022. Le corpus est constitué de dix discours des acteurs étatiques (ministre de la Communication, Premier ministre), vingt articles de presse et huit textes juridiques en matière de création et de régulation des médias audiovisuels. Le matériau mobilisé dans le cadre de ce travail a été principalement recueilli à partir de sites gouvernementaux et d’informations en ligne. L’ensemble des documents a été soumis à l’analyse critique du discours qui, selon Norman Fairclough (1996), propose d’appréhender le texte comme un processus social, en prenant les influences des autres domaines sociaux (notamment politiques dans notre cas) sur le langage utilisé (Fairclough, 1996 : 22). Ce type d’analyse propose d’articuler production de texte et contexte social. Cette approche entend mettre en évidence les stratégies d’acteurs (de Certeau, 1990), les ruses et procédés de containment médiatiques tels que déployés par le pouvoir étatique et la grammaire de justification à l’œuvre. Il convient de souligner qu’en contexte Camerounais, les discours de régulation des médias sont généralement marqués par les « contraintes, les pesanteurs doxiques et idéologiques, les jeux de pouvoir » (Amossy, 2006). Leur analyse permet d’apporter un éclairage sur le fossé entre le déclaratif sur la liberté entrepreneuriale dans le secteur médiatique et les manœuvres du pouvoir afin de contrôler et encadrer cette opération.

7Cet article est structuré autour de deux grandes parties. La première présente les conditions et modalités de création des médias audiovisuels. Elle démontre comment ont émergé les premières radios « clandestines » dans le paysage médiatique camerounais et propose une critique du cadrage juridique, avec des exigences financières asphyxiantes et des procédures kafkaïennes nécessaires avant la création d’une radio ou d’une télévision. La deuxième procède à une analyse de la logique autoritaire, politisée et arbitraire de l’entrepreneuriat médiatique au Cameroun. S’appuyant sur le cas de Freedom FM, l’étude propose de rendre intelligible comment s’opère l’exploitation astucieuse de la loi par l’État au Cameroun afin de maintenir le contrôle sur les médias audiovisuels.

Les conditions et modalités de création des médias audiovisuels au Cameroun

8L’organisation d’un média quel qu’il soit est encadrée par des principes et critères juridiques. L’exercice d’une activité de communication audiovisuelle implique de se conformer à la loi. Les modalités de création des médias audiovisuels peuvent dépendre du cadrage juridique en vigueur dans un pays, du rapport des acteurs à la règle de jeu (Bourdieu, 1990) et des enjeux politiques en lien avec le contrôle de la communication médiatique.

Du « vide juridique » à la création de premières radios « clandestines »

  • 2 Décret n°2000/158 du 3 avril 2000 fixant les conditions et les modalités de création et d’exploitat (...)

9Au Cameroun, la loi n° 90/052 du 19 décembre 1990 consacre la liberté de communication sociale, sonnant par conséquent le glas du monopole étatique sur le secteur des médias. L’effectivité de cette loi en ce qui concerne les médias audiovisuels est subordonnée par la signature d’un décret d’application devant fixer les conditions et modalités de création de structures audiovisuelles2. Il a fallu attendre dix ans pour que le décret d’application de la loi soit mis en œuvre. Cette longue attente a conduit certains promoteurs à forcer la main du pouvoir, en créant les médias audiovisuels de manière clandestine.

10En effet, dans les années 1990, les premières radios privées voient le jour à Yaoundé. C’est l’abbé Jean-Marie Bodo qui donne le ton, en créant Radio Reine, en 1997. Il s’agit d’une radio chrétienne dont la vocation est de vulgariser l’Évangile. Cette station diffuse également de la musique religieuse. Quelle a été sa motivation alors que le décret d’application de la loi du 19 décembre 1990 sur liberté de communication sociale au Cameroun n’était pas encore signé ? Le promoteur de la pionnière des radios privées au Cameroun explique qu’il s’agit :

  • 3 Akono Justin Blaise (2007), « Une décennie d’émission pour Radio Reine », Mutations, 16 octobre 200 (...)

« [d’] emmener les autorités à reconnaître l’existence des radios privées. Curieusement on a commencé à subir les foudres des médias d’État, qui ne cessaient de venir nous demander pourquoi avons-nous ouvert, si nous n’avions aucune autorisation » (Mutations, 16 octobre 2007)3.

  • 4 Ibid.

11Et l’abbé Jean-Marie Bodo d’ajouter : « il n’y a eu aucun policier, aucun gendarme, mais, des journalistes qui venaient faire de l’inquisition »4. Cette déclaration traduit le sentiment de peur et de panique des journalistes d’État qui devraient maintenant faire face à la concurrence. Nous pouvons aussi penser que leur attitude visait sans doute à la fermeture de Radio Reine afin que les médias publics continuent d’émettre en situation de monopole. Mais ce résultat n’a pas été au rendez-vous. 

12Après le cas Radio Reine à Yaoundé, une autre station entreprend d’émettre à son tour sans autorisation formelle de l’administration, en 1998. Il s’agit de Radio Dana, implantée dans la ville de Yagoua, au Nord-Cameroun. La station rurale est ainsi créée avec le soutien de l’Agence intergouvernementale de la francophonie (AIF). Au cours de l’année 1999, d’autres radios privées clandestines fleurissent dans la ville de Yaoundé. C’est le cas de Radio Siantou, créée par Lucien Wantou Siantou, hommes d’affaires et membre du comité central du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC), parti au pouvoir. La même année, l’homme d’affaires Joseph Ndi Samba crée Radio Lumière. Lors de son lancement, la radio ne diffuse que de la musique avant de s’engager dans la production de l’information. À Douala, Radio Sawa est souvent considérée comme pionnière. Elle a fonctionné sans autorisation de novembre 1999 à avril 2000.

Le flou constitutif du cadrage juridique de la radiosphère

13Lorsque le décret du 3 avril 2000 est signé, un certain nombre de médias fonctionnaient donc déjà dans le pays. Aucun ne disposait de la part de l’administration d’une autorisation légale. Or, en signant ce décret, le légiférant n’a considéré aucun de ces médias comme déjà existant. En effet, les articles du décret ne font aucune mention de l’existence de ces entités. Qu’allaient devenir celles-ci ? Fallait-il leur aménager un cadre juridique spécifique ? Ni la loi du 19 décembre 1990, ni son décret d’application du 3 avril 2000 n’ont apporté de réponses à ces interrogations.

  • 5 Le gouvernement s’explique sur la tolérance administrative, Cameroon-tribune, 19 novembre 2012. URL (...)

14Devant les députés à l’Assemblée nationale, le Premier ministre Philémon Yang s’est limité à dire que lorsque le décret du 3 avril 2000 sera signé, ces médias déjà existant devaient disposer d’un délai transitoire de trois mois pour se conformer aux textes (Cameroon-tribune, 19 novembre 2012)5. Cependant, les déclarations du Chef du gouvernement de l’époque n’avaient pas de fondement juridique. En raison du « flou » constitutif dans le système général de régulation des médias au-delà du seul exemple camerounais (Ruellan, 2007), le pays s’est retrouvé avec un ensemble de radios émettant de façon illégale. Tel est le cas de Radio Reine citée en exemple, et des médias dont la création est théoriquement astreinte au respect a minima des conditions de décret du 3 avril 2000. Cet aspect des choses pose aussi le problème de la rétroactivité de la loi. Pour le cas de Radio Reine, fallait-il la rendre conforme à la nouvelle législation (aux dispositions du 3 avril 2000 en l’occurrence) alors que la radio existait déjà bien avant la signature de ce décret ? Aucune précision n’est apportée à ce questionnement. Faire appliquer de manière automatique, le décret du 3 avril 2000 aux médias créés après cette date et à ceux existant déjà avant sans autorisation aucune, semblait très complexe.

15Par ailleurs, ce décret n’a donné aucune indication en matière de délai de traitement du dossier par le ministère de la Communication. Il règne donc une opacité autour de l’échéance :

  • soit il faut attendre d’avoir l’autorisation ministérielle avant de commencer à émettre tant pour la création d’une station de radio que d’une chaîne de télévision ;

  • soit on peut tout de même commencer à émettre en attendant l’avis du ministère. 

  • 6 Des entreprises de communication audiovisuelles appelées à se conformer à la loi, Journal du Camero (...)

16Notre analyse issue de la veille exploratoire permet de déduire que c’est la seconde option qui semble être adoptée par les promoteurs. Les propos du responsable de radio Batcham dans la région de l’Ouest-Cameroun en témoignent, expliquant pourquoi sa radio n’est pas en règle : « On a juste composé le dossier, on a déposé. On attend encore » (JournalduCameroun.com, 2005)6. Il convient de préciser que cette radio fonctionne effectivement.

Des formalités et procédures kafkaïennes de création de média

17Au Cameroun, l’exercice de la liberté de communication sociale dans le secteur des médias est conditionné à l’obtention préalable d’une licence de création et d’exploitation en matière de l’audiovisuel. Le décret du 3 avril 2000 qui en précise les modalités est constitué de 35 articles répartis en 6 chapitres. Mais les procédures et formalités à remplir en vue de la création d’un organe audiovisuel relèvent d’un véritable parcours du combattant. Ainsi, le dossier doit suivre une navette entre le ministère de la Communication, celui de l’Administration territoriale, les services du Premier ministre, puis la présidence de la République. Tout porte à croire que la création d’un média audiovisuel ne saurait se produire si le président de la République n’est pas averti.

18Nous pouvons penser que le comité technique chargé d’examiner les dossiers de création d’une radio ou d’une télévision est inféodé au gouvernement. Néanmoins, une fois le dossier examiné, le ministre de la Communication établit un cahier des charges et délivre par la suite au postulant une autorisation d’installation. Selon les dispositions du décret du 3 avril 2000, il faut au moins six mois à un promoteur voulant créer une station de radio ou une chaîne de télévision pour se voir délivrer le précieux sésame. Cependant, les lenteurs administratives dues aux effets néfastes du phénomène bureaucratique (Crozier, 1963) et aux pratiques de corruption généralisées dans l’administration camerounaise ne favorisent pas le respect de ce délai légal.

19Par ailleurs, le texte précise que l’activité de communication audiovisuelle est assujettie à l’obtention d’une licence d’exploitation. La création d’une entreprise médiatique audiovisuelle implique de disposer de moyens financiers conséquents. Ainsi, le montant de la licence d’exploitation s’élève à 50 millions francs CFA pour la radio et 100 millions francs CFA pour la télévision. Sa durée est de cinq ans pour la radio et dix ans pour la télévision. Elle est renouvelable dans les deux cas de figure. À ces exigences financières asphyxiantes, il faut ajouter les frais relatifs à l’entretien des locaux, des équipements, au fisc et au paiement des salaires de journalistes.

20Dans un contexte économique où la quasi-totalité des médias évolue dans la précarité (Djimeli, 2012 ; Ngono, 2021b : 124), aucun promoteur ne parvient à s’acquitter de tels montants prohibitifs. De ce fait, la tolérance administrative médiatique permet ainsi à des organes audiovisuels de fonctionner sans autorisation préalable et licence d’exploitation. Cette tolérance est présentée dans les discours officiels étatiques comme la preuve pour promouvoir l’entrepreneuriat médiatique. Toutefois, au gré des conjonctures, l’administration, quasi indissociable du pouvoir en place, peut, même lorsqu’un promoteur a rempli toutes les conditions requises, décider de lui retirer ou de bloquer arbitrairement son autorisation d’émettre. Surtout lorsque celui-ci s’illustre par une grande liberté d’expression ou par des positions citriques à son égard. 

De la gestion politisée et arbitraire de l’entrepreneuriat médiatique : le cas de Freedom FM

21Pour qui s’intéresse à l’histoire de la presse écrite dans le monde africain et principalement en Afrique subsaharienne, la figure de Pius Njawé est presque incontournable. Il s’agit d’un autodidacte qui s’est imposé dans l’univers de la presse indépendante. Il incarne selon Thierry Perret (2005) le symbole même du combat pour la liberté de la presse. 

22Parti de Bafoussam (Ouest-Cameroun) pour chercher fortune, l’homme s’est installé à Douala. Vendeur de journaux à la criée, il crée à 22 ans l’hebdomadaire Le Messager le 17 novembre 1979 et devient alors le plus jeune directeur de publication du pays (Atenga, 2010 : 207). Si le journal est connu pour son caractère subversif, le personnage lui-même devient particulièrement emblématique. Il s’est en effet retrouvé à plusieurs reprises en prison du fait de ses prises de position et celles de son journal vis-à-vis du pouvoir en place au Cameroun (ibid. : 207).

Le projet Freedom FM à l’épreuve des logiques et des ruses politiciennes

  • 7 Pius Njawé est décédé le 12 juillet 2010 dans un accident de circulation en Virginie (États-Unis d’ (...)

23Au lendemain de la « libéralisation » du secteur de l’audiovisuel en 1990, mais dont l’opérationnalisation est intervenue à partir de 2000, Pius Njawé s’est alors engagé dans un projet de création d’une radio du nom de Freedom FM. La réaction du gouvernement face à ce projet ne peut être comprise qu’à la lumière des techniques de conservation du pouvoir en situation autoritaire. Du point de vue des acteurs étatiques, le nom Freedom participe à l’éveil des consciences et peut évoquer l’idée de soulèvement ou de renversement populaire du pouvoir. Selon nos enquêtes in situ, Pius Njawé7 était un fidèle adepte des pensées révolutionnaires de Nelson Mandela. Journaliste controversé, il avait également côtoyé les acteurs du gotha de la politique en Afrique à l’instar de Laurent Gbagbo, Julius Nyerere, Mathieu Kerekou, etc. (Atenga, 2010 : 211). Une proximité qui faisait craindre dans les milieux de pouvoir au Cameroun son entrée en politique. Aussi, le projet de création de Freedom FM connaît plusieurs rebondissements. 

24En effet, les démêlés avec l’administration sont édifiants au sujet de la première dénomination de sa radio. Le ministre de la Communication a estimé en premier lieu que le nom Freedom FM revêt un caractère « tapageur » et a demandé à son promoteur de procéder à sa modification. Ainsi, partie de Freedom FM, la radio est rebaptisée de force City FM (RFI, 11 octobre 2003)8. Les semaines suivantes, le ministre de la Communication a informé le promoteur que le marché de la radio était saturé à Douala et que City FM devrait émettre à partir d’un lieu situé hors de la ville9. Nos entretiens semi-directifs révèlent que Pius Njawé avait proposé deux nouveaux sites à 60 kilomètres à l’Ouest de Douala mais le ministre de la Communication n’a jamais donné suite à sa proposition. L’autre problème lié à la création de cette radio relève de l’imposition de la tutelle thématique, exercée par la Communauté urbaine de Douala. En réalité, ladite tutelle n’est pas prévue dans le décret du 3 avril 2000. Mais la collectivité territoriale a jugé opportun « d’inventer » cette disposition qui relève de la ruse juridique, afin d’imposer une orientation éditoriale aux médias.

25Dans un contexte de « libéralisation » des radios et télévisions, comment comprendre cette invention de la tutelle thématique unilatérale qui outrepasse les dispositions du décret du 3 avril 2000 ? Il convient de postuler que cette chimère participe du réajustement des routines de contrôle, de disciplinarisation et de verrouillage de l’entrepreneuriat radiophonique. Pour en saisir l’anomalie de cette pratique courante au Cameroun, il convient de préciser que ces tutelles sont d’ordinaire imposées par le gouvernement, lequel décide si une radio doit être orientée « jeunesse », « politique », « religion », etc.

Les méthodes de verrouillage de l’entrepreneuriat radiophonique

26Lors de la création de Freedom FM, tout porte à croire que Pius Njawé était en contact permanent avec le ministère de la Communication pour le respect de la procédure liée à la création de sa radio. Ceci dans la mesure où comme le précise le décret du 3 avril 2000, dès le lancement du projet de création de la radio ou de la télévision, le promoteur signe immédiatement un cahier des charges avec le ministère de la Communication. Un comité de pilotage ministériel est mis sur pied pour le suivi du dossier. Le coup de théâtre intervient, le 24 mai 2003, à 5h du matin. Alors que la radio s’apprête à émettre pour la première fois, ses programmes sont brutalement interrompus, consécutivement à une descente des forces de l’ordre au siège même de l’antenne. Lors d’une déclaration à l’Agence France Presse (AFP), Pius Njawé rappelle les faits :

« […] alors que les techniciens et les journalistes mettaient en place tout le dispositif pour le démarrage de la radio, nous avons été surpris de voir débarquer une escouade de militaires et de policiers qui ont encerclé l’immeuble au quartier Bonabéri dans la banlieue de Douala. Ils ont ensuite emporté le matériel » (Berqué, 2005 : 96).

27Si on s’en tient aux propos du propriétaire, aucune mise en demeure n’a été auparavant adressée à la radio. Peut-on supposer une mésentente entre les deux parties ? C’est difficile à dire. Aucune annonce officielle n’a été faite préalablement afin d’informer le public du non-respect de la procédure de création d’une radio par Pius Njawé. Dans la même journée du 24 mai 2003 et ce, après la saisie du matériel et la fermeture de la radio à 5h du matin, un communiqué signé du ministre de la Communication Jacques Fame Ndongo fait ainsi état : 

« La station de radiodiffusion dénommée Freedom FM n’a jamais sollicité l’obtention d’une licence et n’est pas non plus couverte par les dispositions transitoires au bénéfice de ceux des opérateurs qui étaient déjà en activité avant le décret d’avril 2000 » (Idem).

28Les méthodes de verrouillage de l’entrepreneuriat médiatique s’accompagnent de duplicité dans le principe d’interprétation unilatérale de la loi. Elles reposent en effet sur « un double discours pas forcément congruent » (Ngono, 2021c : 1). D’un côté, l’administration afin de montrer un visage démocratique, laisse fonctionner les médias illégaux et les légitiment à travers une posture résiliente et de silence. De l’autre côté, surtout lorsqu’ils s’agit de médias hostiles à son égard, la même administration observe une posture de fermeté au nom du respect à la loi. Plus encore, la gouvernance médiatique au Cameroun a également recours à la violence armée avec ses « atteintes cumulées à la liberté d’expression (interdictions de médias, mise à sac des rédactions, et brimades de toutes sortes) » (Atenga, 2007). Ce mode de gouvernance se décline sous formes des rapports de force entre médias et régimes politiques qui visent à contrôler le récit et à restreindre le pouvoir de narration (Tcheuyap, 2021 : 247). Il s’étend donc autant dans l’encadrement du discours médiatique qu’à la création des stations de radio.

L’entrepreneuriat radiophonique : « usages politiques » et incongruité juridique dans l’encadrement de ce secteur

29De ce qui précède, nous pouvons comprendre que la radio de Pius Njawé n’était pas concernée par la situation des médias ante 2003. La plupart de ceux-ci fonctionnaient jusque-là sans autorisation de l’administration. Le communiqué du ministre Jacques Fame Ndongo semble donc indiquer que Pius Njawé doit se conformer au décret du 3 avril 2000, son cas n’étant pas concerné par le principe de la tolérance administrative.

30La décision du ministre reste cependant sujette à questions. Comment et pourquoi avoir laissé Pius Njawé s’engager dans l’investissement de sa radio, alors que le décret du 3 avril 2000 prévoit que le ministère de la Communication doit être informé de toute action instruite par le postulant ? Un cahier des charges a-t-il été signé entre le promoteur de Freedom FM et la tutelle ? Si oui, quels en sont les points ainsi définis et signés ? Pius Njawé n’a-t-il pas respecté les critères ? Le comité technique dont l’un des rôles consiste à l’évaluation et au respect du cahier des charges a-t-il réellement rempli sa mission dans le cas de Freedom FM ? 

31En se basant sur le motif invoqué par le ministre, peut-on dire que toutes les radios et télévisions créées ont alors été soumises à la même rigueur de la loi que Freedom FM ? Il est permis d’en douter au regard de la situation juridique dans laquelle se trouve la quasi-totalité des médias. Cette position particulière est même reconnue publiquement par les membres du gouvernement. Pourquoi la loi s’appliquerait-elle uniquement à Pius Njawé dans ce cas ? Le postulat de la liberté de ton et des critiques du journaliste à l’endroit du pouvoir en place se présente comme particulièrement vraisemblable. Elle correspond aux « usages politiques » (Nkot, 2006) de la loi en matière de gouvernance médiatique. L’application ferme de la loi serait dépendante de la personnalité de chaque promoteur de média et de ses rapports avec le pouvoir en place. Pourtant, les mêmes exigences n’ont pas été appliquées à d’autres responsables alors qu’aucun d’entre eux n’a payé les 50 millions de francs CFA pour la licence avant d’émettre.

  • 10 Ibid.

32Si Freedom FM n’a pu fonctionner malgré l’indignation des organismes internationaux de défense de la liberté de la presse tels que Reporters Sans Frontières (RSF), Pius Njawé n’a jamais récupéré son matériel. L’intéressé tente même une action en justice afin d’obtenir cette restitution. Sans suite. Son promoteur semble s’être découragé, victime des violences structurelles des autorités lesquelles ont eu des conséquences ses autres entreprises médiatiques. Au moment de l’interdiction de Freedom FM en mai 2003, Pius Njawé alléguait que le matériel acquis pour sa radio était d’une valeur d’environ 60 millions de francs CFA10. Un lourd investissement financier qui a certainement eu des répercussions sur ses autres entreprises médiatiques. En décembre 2009, le journal connaît des soubresauts qui menacent sa survie existentielle, avec « neuf mois d’arriérés de salaires que Pius Njawé devait à son équipe et du mouvement initié par le personnel pour faire valoir ses droits » (Atenga, 2010 : 213). L’intéressé reconnaissait avoir commis des erreurs dans sa gestion patrimoniale du journal (ibid. : 214).

Conclusion : un système d’entrepreneuriat radiophonique d’apparence libéral, mais marqué par des pratiques politiques autoritaires

33Dans un contexte politique qui reste autoritaire malgré l’apparente « libéralisation », le pouvoir rivalise d’ingéniosité et de ruses juridiques afin de garder le contrôle de l’information et conserver la mainmise sur les médias (Ngono, 2019). Ainsi, selon le profil des entrepreneurs radiophoniques, les contextes et enjeux sociopolitiques, la tolérance administrative, pourtant consacrée dans les discours officiels, est rapidement évacuée quand le gouvernement se sent journalistiquement mis en cause. Celle-ci ne renvoie guère à une attitude de bienveillance comme le clament officiellement les membres du pouvoir en place. Elle est à appréhender comme un artefact juridique de contrôle et de mise sous surveillance des médias audiovisuels.

34La cause est particulièrement entendue s’agissant du feuilleton juridique Pius Njawé dont la radio, Freedom FM, n’a jamais vu le jour. Selon le ministre de la Communication, le promoteur de ladite radio « n’avait pas sollicité l’autorisation ». Il s’agit d’un cas de tolérance administrative « à la tête du client » puisque par la suite, les autres radios qui se sont créées après « l’affaire Freedom FM » ne disposent pas davantage de licences d’exploitation comme l’exige la loi et peuvent cependant émettre. La régulation des médias par le pouvoir opère de manière arbitraire et se traduit très souvent par un « double langage » (de Sardan, 2004). 

  • 11 Il s’agit d’une expression du journal Le Patriote, proche du pouvoir. Reprise par Thomas Atenga, el (...)

35Dans un cas, on peut créer une station de radio ou une chaîne de télévision sans se soumettre à toutes les exigences du décret du 3 avril 2000. Dans d’autres, et selon les usages ouverts par la loi et les réflexes autoritaires du politique, ce dernier peut recourir à la violence pour procéder à la fermeture d’une structure médiatique jugée trop critique à son égard. La justification officielle tourne toujours autour du motif « d’exercice illégal de la profession », qui pourrait s’accorder à tout média audiovisuel privé dans le cadre d’une application stricte de la loi. La tolérance administrative constitue donc, non pas une posture de souplesse comme l’appellation peut le laisser croire, mais une épée de Damoclès qu’il convient de considérer comme un instrument de contrôle et de surveillance des médias toutes tendances confondues. Elle constitue un piège pour la démocratie si elle repose essentiellement sur l’autorisation des médias laudateurs à son égard et interdit systématiquement ceux jugés « vandales » (Atenga, 2005 : 33)11.

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Notes

1 Loi n° 90/052 du 19 décembre 1990 sur la liberté de communication sociale.

2 Décret n°2000/158 du 3 avril 2000 fixant les conditions et les modalités de création et d’exploitation des entreprises privées de communication audiovisuelle.

3 Akono Justin Blaise (2007), « Une décennie d’émission pour Radio Reine », Mutations, 16 octobre 2007. URL : https://fr.allafrica.com/stories/200710160932.html, consulté le 2 mai 2020.

4 Ibid.

5 Le gouvernement s’explique sur la tolérance administrative, Cameroon-tribune, 19 novembre 2012. URL : http://ct2015.cameroon-tribune.cm/index.php?option=com_content&view=article&id=71193:le-gouvernement-sexplique-sur-la-tolerance-administrative&catid=1:politique&Itemid=3, consulté le 20 septembre 2022.

6 Des entreprises de communication audiovisuelles appelées à se conformer à la loi, Journal du Cameroun. URL : https://www.journalducameroun.com/des-entreprises-de-communication-audiovisuelle-appelees-a-se-conformer-a-la-loi/, consulté le 16 décembre 2022.

7 Pius Njawé est décédé le 12 juillet 2010 dans un accident de circulation en Virginie (États-Unis d’Amérique) où il se trouvait dans le cadre d’un meeting politique de la Cameroon Diaspora for Change (CAMDIAC) avec pour but l’alternance au sommet du pays en 2011.

8 Siméon Zinga (2003), « Cameroun : un air de soupçon sur l’audiovisuel privé », RFI, 11 octobre 2003. URL : http://www1.rfi.fr/actufr/articles/046/article_24800.asp, consulté le 15 janvier 2022.

9 URL : https://www.achpr.org/public/Document/file/French/Communication%20290-04%20-%20OSJI%20v%20Cameroon_FRE.pdf, consulté le 17 décembre 2022.

10 Ibid.

11 Il s’agit d’une expression du journal Le Patriote, proche du pouvoir. Reprise par Thomas Atenga, elle désigne « toute presse [ou tout média] qui ne joue pas, stricto sensu, le jeu de l’élite au pouvoir ». cf. ATENGA Thomas. « La presse privée et le pouvoir au Cameroun. Quinze ans de cohabitation houleuse », Politique africaine, 2005/1, n° 97, p. 33.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Simon Ngono, « Freedom FM au Cameroun entre chimère et rêve brisé. Le flou juridique au service du verrouillage de l’entrepreneuriat radiophonique camerounais »RadioMorphoses [En ligne], 8 | 2022, mis en ligne le 27 décembre 2022, consulté le 23 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/radiomorphoses/3133 ; DOI : https://doi.org/10.4000/radiomorphoses.3133

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Auteur

Simon Ngono

Enseignant-chercheur, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication. Membre du laboratoire de recherche sur les espaces créoles et francophones (LCF, EA 7390)
Université française de La Réunion.
ngonosimon[at]yahoo.fr

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