1De plus en plus accessibles, la captation, le montage et l’écriture sonore, et plus largement la curiosité pour l’écoute et les sons, deviennent des outils dont se saisissent les professionnels autant que les amateurs. Au sein du spectre virtuellement illimité des expériences sonores, l’enseignement supérieur peut constituer un champ d’expérimentation de ces usages, pour les enseignants comme pour les étudiants. Cet article interroge l’intégration de pratiques d’expérimentation sonore in situ dans la pédagogie : enregistrement, montage, radiodiffusion et écoute critique.
- 1 Département de l’Insa Centre Val de Loire.
- 2 https://objectif-paysages.developpement-durable.gouv.fr/les-paysagistes-concepteurs-28 (consulté le (...)
2L’École de la nature et du paysage de Blois1 est une formation publique d’enseignement supérieur qui diplôme des paysagistes concepteurs2 en les exerçant à manier différentes échelles d’analyse et de transformation spatiale. Cette formation d’une durée de cinq ans se fonde sur la confrontation à des situations spécifiques : l’apprentissage de l’observation et de l’enquête croise celui de l’anticipation et de l’imagination. Les étudiants découvrent l’écologie, la géologie, la botanique, les sciences sociales, mais aussi les arts visuels et la représentation de l’espace. L’enseignement trouve sa synthèse dans l’exercice du projet de paysage : les élèves travaillent sur la transformation de lieux habités, partagés et utilisés – le plus souvent des lieux publics – à partir d’une rencontre approfondie avec ces « sites » de projet. Ils entrent en dialogue avec des situations réelles et des personnes impliquées dans les lieux à transformer. Dans des contextes urbains, ruraux ou périurbains, ils scrutent la logique vivante et l’histoire d’un lieu afin d’en organiser et anticiper les usages futurs, en répondant aux besoins formulés par leurs habitants et usagers. Un nombre indéfini de personnes transformeront les lieux conçus par le paysagiste. Au cœur de cette profession, se trouvent donc nécessairement le « goût des autres » et une attitude d’ouverture : être curieux de métiers et de savoir-faire peu connus, s’intéresser à des usages et des pratiques minoritaires voire marginales pour tenter d’en modifier la perception, sont des dispositions nécessaires pour anticiper les besoins sociaux à venir.
3Au sein d’une formation (et d’une profession) en majorité fondée sur le recours au visuel, il s’avère particulièrement stimulant d’imaginer des démarches et des situations fondées sur l’attention aux sons – voire sur une diversité d’expériences sonores : enregistrement, écoute et réécoute, manipulation, montage, etc. Si bien que l’enseignement du paysage peut se renouveler, empruntant le chemin, encore peu balisé dans la tradition paysagiste, d’un apprentissage de l’écoute et par l’écoute. Ce type d’approche nouvelle, plus intuitive que documentée par de solides références, vient modifier les habitudes et les savoir-faire des enseignants aussi bien que les attitudes, les regards et les gestes des élèves, futurs praticiens.
- 3 Mené en juin 2017. Voir la page « Feuilles vives » sur le site de Studio Zef : https://www.studioze (...)
- 4 Enregistrée le 25 septembre 2017, diffusée le 28 septembre 2017. Voir l’émission sur le même site d (...)
4Cet article entend décrire et partager un échantillon de telles pratiques, dans le cadre d’un atelier pédagogique intitulé « Paysage et projet de territoire » qui a inclus la préparation de pièces sonores diffusées par la radio associative locale Studio Zef3. Une enquête collective auprès de certains acteurs de l’économie du territoire de Blois a donné lieu à une restitution sous la forme de dix créations sonores d’une vingtaine de minutes chacune, suivies d’une émission d’une heure4.
5À partir d’une description détaillée de cette expérience pédagogique, notre article examine différents usages pédagogiques de matériaux sonores : enregistrements, montages, diffusions radiophoniques et écoutes critiques par les élèves eux-mêmes, dans le cadre spécifique de leur formation de paysagiste concepteur. Si cette expérimentation, menée sur un terrain d’enquête défini et dans le temps limité d’une semaine, ne se confond pas avec une démarche documentaire radiophonique (Douek, 2021), son format pourrait-il influencer les processus d’aménagement de l’espace et mettre en évidence les enjeux politiques des transformations spatiales, à l’échelle locale ? Si ces visites en forme d’enquêtes dans différents lieux de travail ont donné lieu à des exercices fictionnels d’anticipation par le récit sonore, l’exercice pourrait-il servir une exigence d’ouverture démocratique de la perception et de la transformation des paysages ? Nous proposerons d’élargir la réflexion en direction du sens politique que peuvent prendre la production sonore, l’écoute critique et la diffusion radiophonique dans un contexte pédagogique donné.
6A l’École de la nature et du paysage, l’approche sonore est parfois utilisée pour arpenter un territoire (à travers des cartes sonores et des enregistrements) et rencontrer ses habitants (entretiens enregistrés). Elle peut aussi soutenir l’analyse du fonctionnement écologique des sites – en particulier par la reconnaissance et le comptage de chants d’oiseaux – ou contribuer à la restitution de l’expérience de l’ambiance d’un lieu. Cependant, le matériau sonore est encore très peu utilisé comme instrument de conception. Sous quelle forme d’enregistrement, de manipulation et de diffusion le son peut-il devenir un outil pertinent pour améliorer l’anticipation des transformations sociales et spatiales ? Que peut apporter son utilisation (et laquelle) en complément voire en contrepoint d’une culture visuelle omniprésente, si écrasante lorsqu’il est question de paysage (Augoyard, 1991) ? Peut-on, enfin, faire de la diffusion radiophonique et de l’écoute critique une ressource du projet spatial, et déjà, de l’apprentissage qui y conduit ? De telles questions nous accompagnent depuis quelques années, et ont notamment trouvé à s’incarner dans le cadre d’un atelier pédagogique dispensé à la fin de la quatrième année de formation, et consacré aux évolutions du territoire qui environne la ville de Blois.
- 5 Le Pays des Châteaux est un Syndicat mixte regroupant 90 communes situées autour du triangle Blois- (...)
7Dans cet atelier d’une semaine intitulé « Paysage et projet de territoire », conçu par Lolita Voisin, les élèves enquêtent chaque année sur un aspect de l’évolution des interactions humaines entre la ville moyenne et les campagnes qui l’entourent. Ils explorent l’étendue de la profession d’architecte-paysagiste et la diversité des relations qu’une école de paysage peut tisser avec les manières d’habiter et d’aménager son territoire d’attache. Le projet de paysage, outil central des pratiques paysagistes, émerge d’un processus laborieux qui commence par l’expression plus ou moins formulée d’un besoin, pour aboutir au choix d’un site d’intervention, puis à un protocole d’actions ciblées. Dans le cadre de cet atelier pédagogique, le paysagiste intervient au début du processus, dès la naissance d’une politique qui modifiera la configuration des lieux dans la durée. Il participe à l’émergence même d’une commande publique à l’échelon administratif du Pays des Châteaux5, qui rassemble 90 communes et environ 150 000 habitants.
8Ici, les élèves emploient une méthode d’enquête qualitative : en recherchant les qualités spécifiques que revêtent les lieux pour ceux qui les habitent ou les fréquentent, ils interrogent les personnes qui, par les gestes de leur travail, transforment concrètement les espaces habités. Au terme du processus, les élèves tentent de représenter, en détournant parfois les moyens de communication ordinaires, les effets sensibles de cette organisation collective complexe sur les paysages, sur la vie quotidienne, sur les organisations politiques et les processus de décision, mais aussi sur les habitudes d’habitation et de consommation. Sur tout ce qui, en fin de compte, mettra le monde en mouvement, même si la politique en cours reste très locale.
9C’est dans ce cadre pédagogique qu’a pu se déployer l’usage expérimental d’expériences sonores. Les élèves ont passé la première partie de la semaine à interroger des personnes choisies, micro en main, sur leur lieu de travail. Ils se sont rendus en petits groupes, à pied, à vélo ou en voiture, sur les lieux retenus : une ferme, un bureau administratif, un magasin de producteurs ou un atelier d’artisan ; dans les bureaux d’un supermarché, au milieu des champs, etc. Ils étaient tous équipés d’un microphone de type zoom et l’un d’eux portait un casque d’écoute relié à l’enregistreur. Tous avaient préparé l’entretien au préalable. Ces élèves ne reçoivent pas de formation spécifique à la prise de son, mais un cours d’acoustique suivi l’année précédente leur apporte une connaissance générale des dimensions sonores de l’espace et de la trajectoire historique et artistique de son utilisation. Cependant, ils n’ont pas d’expérience de cette pratique ni de la manipulation du matériel technique.
10Ils ont donc enregistré les voix des personnes impliquées dans la vie périurbaine et rurale : producteurs, consommateurs, commerçants, techniciens, élus, porteurs de projets associatifs, écologistes, spécialistes du foncier... La multiplication des points de vue leur a permis de recueillir davantage d’idées et de pressentir les croisements potentiels entre différentes initiatives. Une attention particulière à leur propre présence leur est suggérée : ils enregistrent leurs pas, les mouvements, leur arrivée sur les lieux, leurs questions, leurs étonnements, leurs silences... Nous avions pris soin, avant leur départ, d’attirer leur attention sur l’ambiance des lieux de travail : s’interroger sur la résonance d’un lieu autant que sur les discours, c’est tenir compte des postures corporelles et de la respiration, c’est prendre la mesure de l’importance de l’endroit d’où l’on parle.
11À l’issue des entretiens, les élèves sont revenus avec des cartes mémoire remplies de sons, de phrases et d’ambiances : les enregistrements longs, sans coupe, ont été privilégiés, afin de disposer d’un matériau brut et riche. En salle et de manière collective, au sein de chaque groupe d’élèves, se construit un temps d’écoute critique des sons qui se sont imprimés sur la carte numérique. S’interrogeant sur les différents indices que contiennent ces plages de sons, les élèves sélectionnent des passages qui les inspirent, notent leurs réflexions sur des carnets, commencent à envisager le sens qu’ils aimeraient donner à l’histoire de leur sujet. Puisque chaque groupe a mené quatre à six entretiens, le travail de réécoute leur permet de discerner des oppositions et des analogies ; et tels des enquêteurs, ils tentent des rapprochements qui ne sont pas encore prouvés, mais vont dans le sens de leurs intuitions.
12A partir de ce matériau et de ces séances collectives de « dérushage », les élèves décident d’une création sonore, qui contient à la fois les preuves de ce qu’ils ont entendu sur le terrain, et les enjeux qu’ils voudraient soulever en tant que paysagistes. La consigne est simple : ils doivent composer une pièce sonore d’environ vingt minutes, qui sera diffusée sur la radio associative partenaire6 (Studio Zef à Blois). Plusieurs créations sonores leur sont proposées comme références afin qu’ils ouvrent le plus possible leur imaginaire de restitution sonore : des enquêtes comme celles d’Inès Léraud7 où le cheminement de l’auteure est clairement audible, des compositions poétiques d’entretiens comme « La moindre des choses » de Lolita Voisin8, des fictions sonores situées comme celles de Thomas Baumgartner « Sur les bancs »9. Les élèves se questionnent ainsi sur leur place, leur discours, la manière de le faire entendre : à partir de la voix des autres qu’ils ont enregistrée, en composant un récit à la première personne qu’il faut rédiger et faire entendre au micro, afin d’écrire une histoire sonore, proche de la fiction, dans laquelle ils incarneraient des personnages se mêlant aux personnes rencontrées sur le terrain. Ces réflexions sont accompagnées par l’enseignante et les animateurs de la radio associative, tous présents dans l’atelier.
13À la fin de la semaine, ils avaient imaginé une image collective de cette situation polyphonique, afin de décrire la situation territoriale et d’accompagner la formulation des politiques locales. Ils avaient composé des pièces sonores, se confrontant aux exigences du récit et de sa diffusion. Que devaient-ils faire dire aux sons enregistrés ? Destinés à être diffusés sur une radio associative, qu’est-ce que leurs travaux pouvaient ou non faire entendre, et par quels moyens ? Afin de répondre à ces questions en formulant quelques hypothèses, décrivons en détail quelques exemples où l’expérience sonore se fait particulièrement entendre.
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DESCRIPTION D’UN EXTRAIT SONORE : 1
La programmatrice d’un festival de musique classique guide les élèves, probablement dans un espace de prairie, on entend le nombre de pas frotter les herbes hautes. Elle raconte, d’une voix un peu distante car ils sont tous en mouvement, le déroulement de son projet : elle se rend dans des lieux de vie périurbains (une ferme, un camping, un grand bâtiment abandonné, une zone d’activités, un parking de village, un magasin) pour les transformer en lieux de représentation de musique classique. Pour elle, c’est une façon de faire entendre ce type de spectacle du plus grand nombre et d’éveiller la culture musicale des habitants, mais aussi de détourner et de mutualiser des espaces souvent monofonctionnels dans les lieux périurbains. Au cours de la séquence, ils entrent ensemble dans une salle, l’acoustique change, l’écho s’élargit : elle présente le lieu, une grange désormais entourée de pavillons, où se tiendra l’été prochain l’un des spectacles du festival.10
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Le montage suggère un parcours, un itinéraire. L’imagination de ce qui pourrait arriver s’installe dans ce montage à la fois narratif, presque linéaire, et fictif : seul ce qui arrivera est raconté in situ. Nous testons avec eux l’acoustique du lieu qui accueillera le spectacle. Simultanément, nous imaginons d’autres lieux de ces espaces périurbains et nous aimons penser combien ils devraient être changés, comment nous pourrions en modifier l’image et l’utilisation, ne serait-ce que par la musique. Ici, les élèves suivent une temporalité progressive.
14Certaines rencontres ont lieu à l’intérieur, dans des ateliers ou des bureaux, d’autres à l’extérieur, dans les champs. En utilisant l’enregistrement sonore pour aborder les situations ordinaires de travail sous leur dimension spatiale, les élèves paysagistes développent une forme spécifique d’attention aux milieux de vie et une mobilité particulière, toutes oreilles dehors. Il y a beaucoup à écouter : la plupart des travailleurs rencontrés ont des histoires à raconter et des lieux ou des activités à décrire en détail. Mais le détail des séquences enregistrées fait aussi entendre tout ce qui se trouve en deçà ou au-delà de la parole et des voix elles-mêmes : les sons ambiants, le bruit et le rythme des gestes du travail, les silences animés qui les ponctuent ; enfin, l’atmosphère générale d’un lieu défini et la façon dont les corps y circulent ; toute une part matérielle et sensible du contexte culturel, économique et social élargi d’une activité professionnelle, un contexte fait d’« événements » (Pecqueux, 2012). Le déplacement in situ, pratique constitutive de toute enquête documentaire, devient ici un élément nécessaire d’un apprentissage pédagogique. Celui-ci consiste à mettre en forme, par le travail collectif sur la matière sonore collectée, une série de rencontres situées.
15Dans ce contexte, l’enregistrement sonore n’est donc pas une fin en soi mais un moyen de relever les rythmes implicites, les habitudes et les gestes, les ajustements physiques et les syntonies émotionnelles que nous incorporons sur nos lieux de travail, au quotidien. Ces paysages sonores du travail restent la plupart du temps implicites. Ils n’en illustrent pas moins la présence sous-jacente de ces ajustements invisibles, mais essentiels au déroulement des situations ordinaires. Selon Tim Ingold (1993), les qualités inhérentes à un paysage sont mieux comprises en évoquant avec précision les activités qui façonnent, au fil du temps, les lieux que nous habitons. En adoptant une « perspective d’habitation » plutôt qu’une vue contemplative ou cartographique sur un lieu que nous ne connaissons pas, nous pourrions atteindre quelque chose de la connaissance familière et intime qui s’y déploie, par un effort d’attention soutenue que l’écoute permet d’aborder sous un angle différent de celui du regard. Les paysages sont faits de processus et d’histoires stratifiés, plutôt que de décors figés. Leurs formes visibles ne sont que les résultats temporairement stabilisés de processus de façonnage à long terme, dont le mouvement est continu. C’est donc par la connaissance empirique et l’expérience répétée, de proche en proche, que leur signification peut émerger. Afin de conceptualiser ce point de vue processuel, Ingold a forgé la notion de taskscape (« paysage de tâches ») :
« C’est à l’ensemble des tâches, dans leur imbrication mutuelle, que je fais référence par le concept de taskscape. Tout comme le paysage est un ensemble de caractéristiques connexes, le taskscape est – par analogie – un ensemble d’activités connexes. Et comme le paysage, il est qualitatif et hétérogène. » (Ingold, 1993 : 158).
- 11 Ce que Christophe Dejours, notamment, a exprimé sous la formule éclairante de « centralité du trava (...)
16Que peut apporter cette notion de taskscape à la compréhension du concept ordinaire de paysage ? Quelques lignes plus loin, Ingold répond en soulignant la qualité de présence active et de mobilité qui est associée aux expériences sonores. Les sons seraient un vecteur privilégié d’accès au mouvement incessant qui fait vivre les paysages. Enregistrer des travailleurs dans le contexte de leur activité est d’autant plus pertinent que le travail est la « tâche » sociale par excellence dans notre organisation sociale contemporaine11. Davantage que toute autre activité, le travail est l’institution sociale qui façonne nos espaces et nos lieux habités en « paysages de tâches » ; l’écoute attentive peut offrir un accès privilégié à ces processus en train de se faire.
17Au cours de leur atelier d’une semaine, les élèves ont pu écouter, enregistrer et rendre perceptibles de tels contextes. Chacun des groupes de trois à quatre élèves a dû monter le riche matériau obtenu – soit une à deux heures d’entretiens et prises de son de terrain – pour composer une séquence d’une vingtaine de minutes, accompagnée d’un titre et d’un paragraphe de présentation. Cette mise en forme leur a permis de réfléchir, au-delà des situations décrites, à l’accès même qu’ils avaient à ces informations. Ils ont eu à s’interroger sur la manière de restituer des ambiances de travail et l’environnement ordinaire des personnes qui, de manière directe ou indirecte, esquissent les paysages quotidiens. Fallait-il commencer par une présentation générale des lieux, ou bien restituer l’ambiance d’une journée de travail, par l’immersion ? Par le son d’un geste délibérément « grossi » par l’enregistrement et la situation d’écoute, ou par un récit chronologique ? Était-il pertinent d’ajouter une voix off ?
18Pour répondre à ces questions, les élèves étaient encouragés à partir de la matérialité concrète des lieux. Souvent, ces lieux sont eux-mêmes des espaces de projets : ils changent en fonction des besoins, des représentations, des attentes et des pratiques sociales. En utilisant l’enregistrement sonore comme matériau, les élèves n’ont pas de but esthétique. Au lieu de composer des paysages sonores au sens de portraits de lieux ou de pièces narratives, ils sélectionnent et manipulent un ensemble d’échantillons audibles prélevés en situation, lors d’une visite dans un temps limité (une ou deux journées, parfois moins), dans l’idée de rendre perceptibles les processus discrets mais actifs qui transforment les paysages ordinaires.
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DESCRIPTION D’EXTRAIT SONORE : 2
Le montage commence par un entretien avec le responsable d’une ferme d’insertion, « Les jardins de Cocagne », qui décrit sa vision de l’avenir : la stagnation du secteur agricole, le renouvellement d’un cycle, les profils des nouveaux agriculteurs, les changements de lieux, de pratiques et de contextes. Cette évocation de perspectives rencontre l’atmosphère d’un atelier. La voix s’estompe, couverte par les bruits de l’atelier : les travailleurs ensachent les légumes à destination des points de collecte en zone urbaine. Le chef d’atelier et instructeur décrit le processus, de la réception des légumes cultivés dans les champs avoisinants à la préparation des outils de travail, au tri des légumes et au rangement des paniers. Sa voix résonne à travers l’atelier, qui semble vaste, car les élèves sont baignés dans les bruits quotidiens, avant d’être à leur tour mis au travail : « Ce que je vous suggère, c’est d’aller les aider ». Une nouvelle séquence s’ouvre alors, marquée par une transition rapide : nous passons de l’atelier au champ. La voix d’un autre instructeur explique comment récolter ce que nous imaginons être des haricots, au niveau du sol. L’air est plus large, il y a du silence, peu de voix, mais les consignes précises de celui qui connaît la culture des légumes. Dans l’enregistrement, les élèves font une démonstration en se mettant au travail, répétant les gestes indiqués par la personne qu’ils interrogent. On ne sait plus très bien si le microphone est tendu à la personne qui parle, ou s’il devient un dispositif d’archivage, placé au milieu du champ, qui conserve les gestes immémoriaux des cultivateurs. Les voix s’éloignent en suivant une rangée de légumes. Le ciel est haut, les oiseaux chantent, on entend le début de l’été et l’environnement sonore laisse supposer qu’il doit certainement faire très chaud.12
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Dans cet extrait, l’enregistrement fait entendre simultanément les mots, les bruits et l’atmosphère du maraîchage. Il rassemble les qualités perceptibles d’un lieu de travail et les conditions concrètes d’une action collective transformatrice, fondée sur la coordination intelligente des gestes et l’exercice de l’attention.
19Cette expérience d’écoute et de restitution est aussi importante sur le plan pédagogique que d’un point de vue social et symbolique. Elle requiert une attention particulière aux voix des personnes anonymes que les processus de planification laissent le plus souvent de côté. De nombreux travailleurs restent en effet inaudibles ou en retrait, alors qu’ils transforment effectivement les territoires habités au quotidien, et que les mots des habitants et des travailleurs sont souvent mentionnés dans le discours public, par les décideurs (Kronlund, 2012). La complexité de leurs propos et de leurs points de vue est mal relayée dans les politiques d’aménagement, et au-delà, dans la presse ; quand elle n’est pas simplement passée sous silence, reléguée hors des relations policées qui organisent la réalité sensible du monde social (Rancière, 2000). Ici, la diversité des discours entendus et relayés, le temps requis pour les écouter attentivement et les diffuser, le fait de se déplacer pour se mettre en situation, élargissent la compréhension. L’exercice contribue à mettre en question ses propres préjugés et à développer une attention critique aux discours, ainsi qu’aux manières possibles de les restituer sous la forme de narrations sonores.
20L’écoute des différents travailleurs, quel que soit leur statut social, place les étudiants dans une position de disponibilité et d’ouverture. Cette approche leur permet de comprendre, voire de contourner pour un temps la hiérarchie et les rapports de force qui organisent la division du travail. Ces relations sont omniprésentes dans le secteur professionnel de l’aménagement de l’espace et de l’urbanisme. En tant que futurs travailleurs, les élèves doivent être capables de développer une intelligence critique vis-à-vis des discours établis, des rapports de domination, implicites ou non. L’apprentissage et l’exercice de l’écoute les confrontent à la diversité réelle des activités et des personnes qui transforment les paysages dans lesquels ils sont conduits à travailler à leur tour, avec d’autres.
21Même embryonnaire et limitée dans le temps, cette prise en compte des discours individuels et des « paysages de tâches » partagés permet de mieux apprécier les possibilités d’action collective, la répartition des tâches, leur complémentarité, leurs difficultés. Elle place l’apprenti paysagiste (celui qui écoute) dans un écosystème humain local, dont les connaissances lui permettent de mesurer sa propre action en tant que futur concepteur. L’écoute associe dans les mêmes séquences les projets en cours, les représentations latentes et les désirs de changement, le croisement des points de vue et des pratiques entre des personnes qui ne se parlent probablement jamais. On peut alors envisager de dresser une carte des discours locaux et élaborer une stratégie en connaissance de cause. C’est au milieu de ces énergies locales que le paysagiste pourra trouver les moyens de son action coopérative : avec qui travailler, qui convaincre, sur qui s’appuyer pour porter tel ou tel aspect du projet de paysage ; comment organiser la transformation spatiale dans la durée avec les acteurs déjà impliqués, et avec ceux qui devraient l’être.
22Consacrer du temps à l’enregistrement sonore in situ, au montage et à l’écoute collective à l’échelle d’une formation de paysagiste, c’est donc affirmer un parti pédagogique. Notre idée, en tant qu’enseignants, est d’inviter et d’exercer les élèves à se rendre disponible pour envisager, en tant que futur professionnel, des moyens inédits de redistribuer les cartes du débat public et de l’intérêt général des politiques publiques sur les paysages – sans effacer les conflits et les tensions qui traversent constamment ce champ d’action. S’ils cultivent l’intention de délocaliser les décisions politiques hors des bureaux et des salles de réunion fermés vers des situations d’interaction et de rencontre, les paysagistes peuvent s’équiper pour lire les conditions des transformations futures dans la voix des personnes concernées elles-mêmes. Ce déplacement multiforme constitue la principale visée critique de notre démarche d’expérimentation pédagogique par le son.
23Qu’apportent ces expériences sonores et radiophoniques aux étudiants, à leurs regards sur la transformation des lieux et des manières de vivre ? Quelles nouvelles attitudes ces ateliers suggèrent-ils pour faire face, collectivement, aux transformations spatiales et aux projets d’aménagement ?
24Le premier enseignement pour les futurs paysagistes-concepteurs concerne la mise en mouvement, à différentes échelles. La nature dynamique du son se prête à décrire les sites et les situations comme des processus : en mouvement constant, le son permet à chacun de percevoir la possibilité du changement, en libérant l’imagination de l’auditeur de l’emprise des perceptions visuelles. Une utilisation soutenue de l’écoute et de la composition de récits sonores pourrait contribuer à modifier l’appréhension des paysages et de leur avenir. Les déplacements imprévus, les transformations spontanées, les éléments vivants qui surprennent le preneur de son (un coup de vent, le chant ou l’envol d’un oiseau, les réponses lors d’un entretien, les bruits parasites, etc.) sont autant d’altérités dont nous avons besoin pour mieux mettre en relation nos décisions, nos actions et leurs conséquences.
25D’un point de vue pratique et logistique, le faible coût de production des matériaux sonores et des vecteurs de diffusion tels que la radio ou les médias numériques, les moyens simples d’enregistrement et de diffusion (enregistreurs ou téléphones mobiles, enceintes portatives par exemple) démultiplie les possibilités d’utilisation et d’approfondissement, en vue d’un renouvellement de l’intelligence et de l’imaginaire collectifs des paysages. Il s’agit moins de modifier directement le contenu des représentations, ou de les articuler à des discours précis, que de susciter des déplacements d’habitudes, et des exercices situés de l’attention. Cette nécessité s’accroît alors que des bouleversements climatiques et énergétiques, l’accroissement des inégalités et les tensions politiques secouent les modes d’organisation dominants de nos sociétés. Le grain de la voix, les intonations et les silences qui peuplent nos descriptions de paysages – ceux que nous transformons et ceux que nous voudrions voir venir – sont autant d’indices que l’on pourrait utiliser dans le débat public démocratique sur l’avenir de nos activités de production. Les voix des gens interrogés par les élèves parlent de tentatives, de visions ambitieuses ou de changements à peine perceptibles dans le paysage. En explorant par une écoute critique de l’enregistrement, du montage et de l’écriture sonores les mutations à l’œuvre dans les paysages, à l’échelle ordinaire, les élèves reconnaissent ceux qui participent activement à leur perpétuelle transformation. Par la diffusion et l’écoute publique (sur l’antenne de la radio associative locale Studio Zef, dans des émissions en studio et en studio mobile, en accès libre en ligne au format de podcasts), la plasticité des territoires est remise en évidence comme une question collective et ouverte ; la transformation des paysages peut ainsi, plus facilement, devenir un enjeu de prise de conscience collective et de discussion publique.
26Deuxième leçon : toutes les relations qui rendent un lieu habitable ne sont pas immédiatement visibles. L’attention individuelle et collective, habituée à se concentrer sur des objets ou des événements impliquant des activités humaines, peut s’éduquer pour s’intéresser à l’altérité que contiennent les paysages, même les plus familiers (Volcler, 2022c). Se former à l’écoute rend attentif aux innombrables relations et interactions mutuelles qui composent les milieux de vie (Fort et Voisin, 2020). L’expérience sonore tend à contourner les hiérarchies introduites par la vision, sens privilégié de la distance, de la séparation et du contrôle. L’attention auditive élargit et approfondit la perception spatiale en faisant entrer dans le champ, outre les voix humaines, les arrière-plans et leurs mouvements, la présence de plusieurs types de végétation, le bruit du vent ou des machines, le chant des espèces animales, les différences de revêtement des sols, des murs et des plafonds. L’ouïe est immersive : elle n’individualise pas les objets et donne accès à des séquences d’activité des êtres vivants plutôt qu’à des éléments fixes. Un son est inséparable de son contexte, c’est-à-dire de la polyphonie permanente de nos milieux de vie, qui sont autant de « mondes sonores » (Billebaude, 2019). L’écoute peut donc recevoir une portée politique, en favorisant la décolonisation de l’imaginaire, ou servir de défense contre les puissantes industries du divertissement et les « contenus culturels » qui monopolisent et orientent notre attention à notre insu (Volcler, 2022a : p. 147-158). Là encore, ces travaux, exploratoires dans leur facture mais travaillés pour être diffusés sur les ondes et écoutés lors d’évènements publics13, rappellent la portée d’émancipation politique d’un tel médium, au sens où celui-ci peut s’affranchir des codes et des contraintes de l’industrie culturelle.
27L’écoute peut donc devenir une posture politique en donnant accès à une diversité de perspectives : c’est le cas lorsqu’elle donne accès à l’expériences, à la première personne (du singulier et du pluriel), des gestes et des projections de chacune des autres personnes impliquées dans une situation. L’exercice de l’attention mutuelle qu’a pu déployer cet atelier pédagogique voudrait contribuer à mettre en évidence le manque flagrant de pluralisme et de débat démocratiques sur les questions d’aménagement du territoire, en France et sans doute au-delà, dans l’Europe contemporaine. La plupart des projets d’aménagement du territoire sont en effet dépolitisés, favorisant des conceptions dominantes et restrictives du « développement », de l’écologie et de l’intérêt général. Inversement, l’exercice critique de l’écoute peut nourrir l’hypothèse d’une « écologie sonore radicale » (Volcler, 2022b). Ce type d’expérience vient contredire l’idée répandue selon laquelle une « gouvernance » partagée serait la meilleure garantie pour répondre à nos problèmes présents et futurs, tout en conservant le cadre mental d’un système productif inégalitaire et destructeur. En effet, les relations de pouvoir verticales et hiérarchiques qui les sous-tendent, loin d’être débattues, sont souvent passées sous silence au profit d’enjeux financiers et de questions techniques, au point que selon certaines recherches, « l’urbanisme ordinaire » se trouve dans « l’impasse » (Vivant, 2021). L’écoute attentive de ce qui se dit dans un lieu de travail sollicite au contraire nos capacités d’imagination. Elle remet en évidence le rôle des croyances, des espoirs et des fictions qui animent la vie collective. Cette dimension est essentielle pour favoriser l’imagination créative dont nous avons besoin, en tant que société démocratique, pour renouveler nos attentes et nos choix en matière de transformation spatiale et d’écologie.
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DESCRIPTION D’UN EXTRAIT SONORE : 3
Trois étudiants sont partis à la découverte de la Beauce, vaste plaine céréalière au sud du bassin parisien, très fertile. Il y a un demi-siècle, les remembrements ont bouleversé le paysage : des champs de céréales s’étendent à perte de vue, pas d’arbre ni de haie à l’horizon, mais des pylônes et des éoliennes. Les habitants sont rares, la plaine fertile est devenue un désert pour les humains et les animaux. Cependant, à la marge, les choses changent, très lentement. Un propriétaire terrien, producteur de céréales, a commencé à développer une nouvelle filière : les noix. Des arbres en Beauce. Les élèves ont rencontré les personnes à l’origine de cette idée, par une journée particulièrement chaude. Dans l’atmosphère brûlante, on entend clairement le chant des rares oiseaux, ainsi que les pas sur le sol asséché. Tous les bruits sont nets. Un vent léger souffle sur la bonnette du micro, évoquant de larges espaces ouverts. Une élève prend la parole : « Il fait chaud, tout est blanc, il n’y a pas un corps qui bouge, c’est sec. À l’entrée du village, il y a un champ de noyers, ils sont très petits, mais c’est déjà vert en dessous. Là, juste de l’autre côté de la route, il y a un gros noyer, ce qui vous fait imaginer ce que ce champ pourrait devenir. Il y a des ombres, des insectes, quelques bouts de métal en réserve, et un oiseau. Il fait frais... presque humide ».14
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Dans leur création sonore, les élèves mêlent les discours de ceux qui croient en cette nouvelle filière arboricole, encore balbutiante dans un paysage d’openfield particulièrement déboisé. Le père, au travail dans sa ferme, les invite à goûter les premières noix (on entend le bruit sec de leurs coques lorsqu’elles atterrissent puis roulent sur la table). Ces quelques noix font entendre toute une production à venir, encore imaginaire. Le fils prend la relève et plante les jeunes arbres qui deviendront grands, en se projetant dans une longue durée qui requiert un effort d’imagination. Autre ambiance : dans son bureau de technicien, le conseiller de la Chambre d’agriculture revient sur la possibilité de diversifier les activités agricoles en Beauce, alors que peu d’agriculteurs y croient pour l’instant. Les étudiants témoignent, par le traitement sonore et la description orale d’un paysage futur, de la nécessité de ce récit, comme si la narration aidait à croire au changement dont on peine encore à percevoir les signes avant-coureurs dans le paysage du présent.
28L’attention soutenue aux paroles et aux gestes des autres lors des entretiens enregistrés, prolongée dans le montage, puis dans la diffusion radiophonique, incitent les élèves à changer de perspective. L’exercice d’écoute critique met en relation leurs propres expériences avec celles d’autres personnes, selon un rythme plus lent que celui des écrans et de leurs flux omniprésents.
Cette attitude fait prendre conscience de manière concrète et située de l’existence d’une diversité d’activités et de rôles, qui élargissent les points de vue déjà familiers. Cette démarche rappelle à quel point l’expérience individuelle est faite de situations collectives, notamment dans des métiers de plus en plus sectorisés et cloisonnés. L’approche sonore devient un outil de lutte contre les automatismes qui divisent et qui séparent, les jugements qui isolent et qui ferment les imaginations, au point d’entraver les possibilités de coopération. Pour de futurs paysagistes-concepteurs, la manipulation du son offre un accès supplémentaire à celui de la langue, du texte et de l’image. C’est encore un rapport au langage, avec sa charge implicite ; mais aussi au mouvement, aux variations de rythmes, aux différences qui peuvent inclure des tensions, voire des contradictions. De tels usages du son contournent la simple question technique pour s’orienter vers une « écologie ambiante » (Thibaud, 2018) et une « écoute atmosphérique » (Thibaud, 2021).
29La transformation des lieux habités doit composer avec des différences d’appréciation, de valeurs, d’affects, d’émotions et de culture. L’apprentissage de l’écoute peut contribuer à dénouer des situations tendues ou même conflictuelles en rappelant que le paysage, parce qu’il suppose un jeu constant de distances et d’altérités, est une question politique – et non seulement économique, technique, ou esthétique. L’aménagement de l’espace, en particulier en France, souffre d’un déficit de discussion publique et démocratique (Gilli, 2013 ; Gervais et al., 2021). L’écoute pourrait-elle déjouer certains blocages d’ordre technocratique et faire émerger des différences d’appréciation et de sensibilité, ainsi que de nouvelles pistes de coopération ? Les usages pédagogiques du son sont encore exploratoires dans la formation de concepteurs d’espaces publics. Avec les exercices présentés ici, nous cherchons à placer l’enseignement supérieur public et la posture de chacun au cœur d’un projet politique démocratique : celui d’apprendre par et avec les autres, dans une perpétuelle multiplication des relations.