Conclusion et perspectives
Texte intégral
« Scruter les paysages, c’est encore s’intéresser à la manière de percevoir, de raconter, de décrire, d’expliquer les constructions humaines en relation avec l’espace et le temps, c’est embrasser d’un même regard la profondeur du temps telle qu’elle s’inscrit dans l’espace et la malléabilité des lieux soumis au travail du temps. »
Bonnet, 2015, p. 26.
1Il ressort de cette longue enquête, menée à l’échelle d’une vingtaine de cités regroupées dans l’ouest et le centre de la province romaine de Gaule Lyonnaise, que l’on ne peut retracer avec la même précision l’histoire religieuse de chacune de ces communautés. De fait, si le cadre géographique retenu, coïncidant avec les limites d’un ensemble de civitates d’ampleur variable, constitue un champ d’investigation favorable pour déterminer les traits communs et les spécificités locales de leur paysage religieux, l’analyse, bien que détaillée, est grevée par de multiples lacunes.
2Ainsi, le recensement des représentations divines et des inscriptions contenant des théonymes ou faisant référence à un acte cultuel, ainsi que l’établissement d’un inventaire critique des sanctuaires documentés par l’archéologie, en ne retenant que les sites les plus fiables, ont permis d’élaborer un bilan des connaissances contrasté d’un territoire à l’autre. Les carences documentaires sont patentes pour certaines petites cités de l’ouest ou du nord-ouest de la province, telles celles des Abrincates, des Baïocasses, des Sagiens ou des Unelles, et, dans une moindre mesure, celles des Coriosolites ou des Namnètes. De fait, les données épigraphiques, iconographiques et archéologiques y sont globalement absentes, ou très rares, et ne concernent alors qu’un nombre limité de sites. Si la rareté des supports écrits et sculptés conservés n’est pas exclusive à la sphère cultuelle, elle n’en est pas moins regrettable, puisque les panthéons des diverses communautés ne peuvent être reconstitués avec certitude et, pour plusieurs cités, les informations relatives à l’identité des puissances divines honorées sont très clairsemées, voire inexistantes.
3En dépit de ce manque, d’autres sources ont pu être appréhendées pour reconstituer le paysage religieux des civitates, avec d’inévitables blancs que seules de nouvelles investigations pourront en partie combler. Les données issues de l’étude des vestiges archéologiques des sanctuaires, dont 259 exemples avérés ont été retenus, sont ainsi riches en enseignements à l’égard de l’organisation et du fonctionnement des cultes, de leur ancrage spatial, de leur fréquentation et de leur évolution. Le nombre de sites examinés est important et a priori suffisant pour définir précisément les caractéristiques des espaces cultuels et reconstituer le maillage religieux d’au moins certaines cités, mais il faut tenir compte de la part relativement faible des sanctuaires bien documentés. En effet, rares sont ceux dont le plan est complètement connu, de même que ceux dont la stratigraphie a pu être étudiée dans des conditions optimales. Aux problèmes liés à l’état de conservation parfois médiocre des niveaux archéologiques, à la disparition des matériaux périssables et aux destructions opérées au gré de réaménagements successifs, s’ajoutent les difficultés que rencontrent les archéologues souhaitant analyser de façon exhaustive les lieux de culte et leur environnement, générées notamment par l’envergure de certains sanctuaires et par la profusion et la diversité des objets, pas toujours précisément étudiés, qu’ils peuvent livrer. Plusieurs lacunes entravent ainsi notre compréhension des sanctuaires du centre et de l’ouest de la Lyonnaise.
4En ce qui concerne leurs équipements, les architectures en terre et en bois, fréquentes voire exclusive jusqu’au milieu du ier s. de n. è., puis perdurant par la suite dans certains espaces cultuels modestes, sont par exemple très peu connues. Aussi, l’étude des édifices les plus monumentaux, dont il ne reste généralement que les fondations, ou la base des murs, et des séries plus ou moins abondantes de membra disiecta, jonchant le sol ou remployés dans les environs, n’a été menée à son terme que pour de rares sites, et doit être poursuivie pour restituer au plus près l’élévation et le décor des autres monuments. Par ailleurs, si l’attention a pendant longtemps été focalisée sur les temples et leurs abords immédiats, cette enquête confirme qu’il est impératif d’élargir les zones d’étude pour mieux comprendre comment l’aire sacrée est organisée et le divin mis en scène au sein de l’espace partagé par les dieux et les hommes. Les chapelles les plus modestes, souvent destinées au culte de divinités secondaires côtoyant le ou les titulaires du sanctuaire – qui, eux, résident dans un ou plusieurs temples plus imposants –, n’ont ainsi été que peu étudiées. Par ailleurs, au sein des lieux de culte que l’on qualifie aujourd’hui de sanctuaires des eaux, le parcours de l’élément aquatique, traversant et alimentant différents équipements habités par une divinité ou accessibles aux cultores, n’a pu être qu’en partie appréhendé, faute d’une exploration exhaustive de ces sites. Il faut aussi insister sur la mauvaise connaissance des structures destinées avant tout aux dévots et au personnel religieux au sein ou en marge des aires sacrées : les bâtiments adossés à leur enceinte, qu’ils aient servi de cuisines, d’espaces de réception ou de circulation, de logements ou de resserres, sons sans aucun doute les moins bien documentés, alors qu’il est capital de cerner leurs usages pour reconstituer le déroulement des cérémonies et les activités qui ont pu être pratiquées dans le cadre des cultes.
- 127 Songeons notamment aux parures et aux accessoires vestimentaires ou aux outils ; la question des ar (...)
5L’examen des différentes catégories de mobilier découvertes au sein des sanctuaires a aussi permis de souligner les difficultés que l’on éprouve encore à saisir leur rôle au cours des pratiques rituelles ou des autres activités ayant lieu dans leur périmètre, et même à déterminer la part de ce qui a été simplement perdu par les visiteurs. Il est certes illusoire, faute de textes décrivant avec détails les gestes des dévots, de vouloir restituer l’intégralité des séquences rituelles au cours desquelles ont été manipulés ces objets – et a fortiori ceux qui n’ont laissé aucune trace. Cependant, à l’échelle du site et de ses abords immédiats, qui peuvent servir de dépotoir, il sera nécessaire de systématiser l’enregistrement de la position stratigraphique de chaque vestige mobilier, afin de caractériser au mieux les conditions de son enfouissement. Il faudra ainsi distinguer les rejets secondaires des offrandes volontairement enfoncées dans le sol, placées dans une petite cavité ou encore réunies dans un contenant avant d’être inhumées ; encore trop rares sont effectivement les sites pour lesquels de telles informations ont pu être recueillies. Il sera également important de multiplier et d’approfondir les études céramologiques et archéozoologiques, afin de définir plus précisément les formes et les fonctions du vaisselier introduit dans les aires sacrées, ainsi que les animaux et les quartiers de viande sélectionnés dans le cadre de sacrifices, de banquets ou d’offrandes alimentaires non brûlées. En outre, peu d’études comportent à ce jour un descriptif détaillé des traitements appliqués aux vases et aux restes fauniques, mais aussi aux monnaies ou à d’autres catégories de mobilier127, pourtant essentiels pour appréhender les gestes des visiteurs des sanctuaires. Enfin, il sera intéressant de comparer les assemblages de mobilier provenant des lieux de culte avec ceux des habitats, des centres de production ou des espaces funéraires, en privilégiant l’échelle régionale. De fait, ce type d’approche, rarement tenté, serait indispensable pour définir avec une plus grande précision les éventuelles spécificités d’une partie des objets manipulés au sein des lieux de culte. Il pourrait aussi permettre de déterminer leur provenance, en particulier pour la céramique, les représentations sculptées, les ex-voto anatomiques ou les figurines en terre cuite, qui ont pu avoir été amenés par les dévots, commandés pour les besoins du sanctuaire et de son activité ou parfois produits à proximité, dans un atelier rattaché ou non à ce dernier.
6Par ailleurs, cette synthèse a bien mis en évidence qu’on ne peut restreindre l’étude d’un lieu de culte au seul espace délimité par son péribole – du moins lorsqu’il est doté d’une enceinte clairement matérialisée – pour déterminer les modalités de sa fréquentation et l’identité de l’individu ou de la communauté qui le gère, et donc en déduire son statut, ainsi que les raisons qui ont pu motiver sa fondation. Les abords immédiats de la plupart des sanctuaires n’ont pas été étudiés et les données manquent dès lors pour identifier avec assurance d’éventuelles structures d’accueil destinées aux dévots – les hospitalia –, ou encore pour définir l’emprise et les composantes des complexes monumentaux établis en bordure des chefs-lieux de cité. Les sanctuaires des agglomérations, et en particulier ceux qui prenaient place au sein même du tissu urbain des villes-capitales, sont sans doute les moins bien renseignés, mais de nouveaux programmes de recherche, par exemple ciblés sur des sites délaissés dès la fin de l’Antiquité, comme à Jublains ou à Valognes, ouvriront certainement des perspectives intéressantes. De même, plusieurs agglomérations secondaires ont pu s’être développées autour d’importants sanctuaires du territoire et seule une meilleure connaissance de leurs quartiers et de leur genèse permettra de trancher en faveur ou non de cette hypothèse, qui ne peut en aucun cas être vérifiée en l’état actuel des connaissances. Aussi, si la notion d’isolement doit être nuancée pour les espaces cultuels disséminés dans les campagnes, il s’avère indispensable d’explorer plus systématiquement leurs alentours, et ce à diverses échelles, car ils sont globalement peu documentés. Il s’agira alors de mieux définir leur place au sein du réseau viaire et du maillage des établissements ruraux, afin de circonscrire les cercles de cultores qui pouvaient les fréquenter et y organiser des cérémonies. Il faudra également porter une attention particulière aux environs de plusieurs monuments, associés ou non à d’autres édifices publics et qui, en l’état des connaissances, semblent avoir été fondés à l’écart de toute agglomération– à Aubigné-Racan, Berthouville ou Douarnenez, par exemple –, alors que l’essentiel des grands sanctuaires a été manifestement installé au sein d’un habitat groupé préexistant ou dont le développement leur est contemporain.
7Enfin, des progrès doivent encore être enregistrés en matière de chronologie. Les jalons manquent pour situer avec précision la naissance, les grandes étapes de l’évolution et l’abandon de la plupart des espaces à vocation cultuelle. La question des origines reste ainsi malheureusement ouverte pour un grand nombre de sites, puisque les états les plus anciens sont aussi les moins bien conservés et qu’ils n’ont parfois pas pu être étudiés. Force est de reconnaître que nous sommes à ce jour incapables de caractériser l’organisation spatiale des sanctuaires de la fin de l’âge du Fer dans l’ouest de la Celtique, ou encore de dater avec certitude l’apparition des premiers temples, alors construits en matériaux périssables. On ne sait ainsi s’ils ont été bâtis dès les années qui ont suivi la guerre des Gaules et l’intégration de ces dernières dans le monde romain, ou bien avant cet épisode : César mentionne effectivement l’existence de simulacra, images de divinités – anthropomorphes ou non ? –, qui, si elles étaient en bois, auraient pu ne laisser aucune trace. Il sera dès lors nécessaire de multiplier les interventions archéologiques sur les sites occupés dès la fin de la Protohistoire et que les aménagements ultérieurs n’ont a priori que peu endommagés, voire ont scellé les strates et les structures les plus anciennes – à Juvigné, Jublains, Aubigné-Racan ou Meaux, entre autres. Des méthodes de fouille fine doivent être mises en œuvre pour mieux étudier les niveaux gaulois et du début du Haut-Empire, afin d’identifier les vestiges les plus ténus – empreintes de sablières ou débris de constructions en terre crue, par exemple –, mais aussi assurer un enregistrement précis du mobilier, souvent abondant pour ces périodes. À l’autre extrémité de l’arc chronologique considéré dans le cadre de cette étude, de nombreuses interrogations subsistent au sujet des traces laissées par les hommes au sein des lieux de culte de l’Antiquité tardive. Seule une étude détaillée des niveaux les plus récents, du moins s’ils n’ont pas été arasés après l’abandon du site, peut permettre de reconstituer la série d’évènements qui a progressivement – ou peut-être brutalement, dans certains cas – conduit à l’arrêt des pratiques, à la fermeture ou à la « sécularisation » du site, en tout ou partie réoccupé pour des activités profanes, et à sa démolition. Or, l’enquête a montré que l’on peine souvent à faire la part entre les vestiges qui relèvent des ultimes gestes rituels et ceux qui témoignent d’une occupation d’un genre nouveau ou de passages répétés dans le cadre d’un chantier de destruction. Il est en particulier difficile d’appréhender le devenir et le statut des lieux de culte qui restent fréquentés au-delà de la fin du iiie s., au sein desquels des monnaies sont généralement accumulées par dizaines ou par centaines, sans que l’on puisse déterminer, à quelques exceptions près, les circonstances de tels dépôts – ou pertes.
8Les zones d’ombre qui persistent au terme de ce travail ne pourront donc être éclaircies qu’à l’aune de nouvelles découvertes et en poursuivant les travaux qui sont en cours sur plusieurs sites, et ce grâce au concours indispensable d’équipes pluridisciplinaires et de programmes de recherche collectifs. De fait, le développement de ces derniers, menés à une échelle locale ou régionale, sera sans nul doute bénéfique pour l’enrichissement documentaire des sites et la mise en place de synthèses thématiques. En outre, si des sondages ou des fouilles pourraient être ponctuellement programmés sur les sites les mieux conservés, afin de répondre à certaines des problématiques exposées ci-dessus, il faut aussi encourager les campagnes de prospection géophysique et pédestre, utiles pour dresser avec une plus grande précision le plan des sites les moins bien connus et pour affiner leur chronologie, ainsi que pour renseigner leur environnement proche. Enfin, comme l’a récemment recommandé le Conseil national de la recherche archéologique (Cnra, 2016, p. 83-86 et p. 93-99 ; cf. aussi Aubin, 2006), il est impératif d’enrichir et d’aboutir les études menées dans le cadre de fouilles plus ou moins anciennes et dont les résultats n’ont, à ce jour, pas été publiés. De telles reprises documentaires, qui ne peuvent être envisagées que dans le cadre des travaux en équipe précédemment évoqués, seraient effectivement nécessaires pour plusieurs sites dont seule une partie des données a été traitée et publiée et dont l’analyse des débris d’architecture ou du mobilier, par exemple, n’a pas été achevée.
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10Malgré les faiblesses évoquées, cette étude s’est efforcée de comparer, grâce à la prise en compte d’une zone étendue et à la mise en série de données recueillies sur 281 lieux de culte avérées ou hypothétiques, le paysage religieux – ou du moins les fragments que l’on peut en restituer – de plusieurs civitates de l’ouest et du nord-ouest des Gaules. Le bilan inédit que l’on peut en tirer, bien que ponctué d’incontournables lacunes, est à notre sens positif, puisqu’il fait apparaître plusieurs grandes étapes communes à l’évolution des cultes et des sanctuaires des différentes cités, mais aussi des organisations et des rythmes propres à certains territoires. Ainsi que l’a justement noté C. Bonnet (2015, p. 25), la notion de paysage religieux recouvre « des réalités complexes, vivantes, mouvantes, issues de la conjonction d’éléments naturels et d’interventions humaines », qui impliquent de tenir compte du substrat local et des adaptations propres à chaque communauté, à l’origine de la diversité des situations observées.
11Les jalons qui scandent les principales phases de l’évolution du paysage religieux des cités centrales et occidentales de la Lyonnaise devront certes être précisés et réajustés localement au gré des nouvelles découvertes, mais, en l’état des connaissances et pour conclure cette enquête, retenons cependant quatre grands moments, dont les traits saillants peuvent être esquissés à large échelle, tout en tenant compte des disparités propres à certaines cités.
12Du maillage des sanctuaires des peuples gaulois, qui forme le substrat des paysages religieux des cités de l’Antiquité romaine, seules de rares composantes ont à ce jour pu être identifiées. Les quelques lieux de rituels avérés ne permettent effectivement d’esquisser qu’une image très incomplète d’un réseau de sites qui s’est progressivement développé, pour l’essentiel, entre la fin du ive s. ou le début du iiie s. et la conquête césarienne. Les objets déposés en leur sein, souvent par dizaines ou par centaines – en particulier des armes métalliques et des parures –, sont globalement similaires d’une extrémité à l’autre de l’aire géographique considérée, et s’inscrivent dans le cadre de pratiques bien connues à l’échelle du monde celtique. On peut cependant souligner la datation précoce, située dans le courant du ve s. ou du ive s., retenue pour les plus anciens dépôts de certains sites de l’ouest de la Celtique – à Saint-Jean-Trolimon, Jublains ou Allonnes. Si elle ne s’explique par la perturbation d’un habitat ou d’une nécropole antérieure, ou bien par l’introduction plus tardive d’antiquités conservées sur plusieurs générations, elle pourrait indiquer que ces quelques sanctuaires ont été fondés dès La Tène ancienne, soit plusieurs générations avant les espaces cérémoniels identifiés dans les autres régions de la Gaule.
13Quoi qu’il en soit, les lieux de rituels sont apparus ici ou là de manière progressive au cours du second âge du Fer et leur forme, comme les pratiques qu’ils accueillent, ont évolué au fil des siècles. Les rites liés à la sphère militaire, probables témoins de la mainmise d’une aristocratie guerrière sur les premiers sanctuaires, conservent ainsi une place prédominante jusque dans le courant du iie s. av. n. è. Ces derniers sont alors dispersés dans les campagnes, peut-être en lien – mais leur environnement proche est peu documenté – avec les résidences des élites ou avec des points particuliers des territoires, choisis en fonction de paramètres qui nous échappent, dépendant de l’organisation et de l’histoire propres à chaque communauté.
14Puis, dans le courant du iie s., alors qu’un maillage d’agglomérations est tissé dans les territoires gaulois, les sanctuaires délimités par des enceintes fossoyées se multiplient ; en leur sein, la diversification du mobilier que l’on manipule et enfouit traduit sans doute l’adoption de pratiques religieuses nouvelles. En témoigne la raréfaction des panoplies militaires et l’apparition de monnaies et d’outils, sur certains sites seulement, tandis que les pratiques alimentaires – probables sacrifices et banquets – semblent se généraliser. Il est probable que ces changements aient lieu sous l’influence grandissante du monde méditerranéen, avec lequel les contacts s’intensifient. Par ailleurs, et selon toute vraisemblance, les lieux de rituels qui parsèment alors les territoires gaulois sont gérés et fréquentés par des groupes d’individus dont l’ampleur varie d’un site à l’autre : si certains sanctuaires, livrant un matériel abondant et installés dans les habitats groupés et dans les campagnes, semblent avoir été aménagés pour accueillir un grand nombre de visiteurs, d’autres, bien plus modestes et dépendant peut-être d’un établissement rural, correspondraient à des lieux de culte privés.
15Les décennies qui suivent la conquête de la Gaule intérieure par Jules César marquent un tournant dans l’évolution des paysages religieux, alors profondément restructurés. Malgré l’imprécision des fossiles directeurs, les principaux changements semblent s’opérer, et ce dans l’ensemble du territoire considéré, durant le principat d’Auguste, probablement alors que celui-ci procède, vers 16-13 av. n. è. et grâce à l’appui des notables locaux, à l’organisation des provinces gauloises. Au sein des civitates, alors redéfinies et en voie de municipalisation, se mettent progressivement en place un chef-lieu et un réseau d’agglomérations dites secondaires qui vertèbre leur territoire, tandis que les cultes évoluent au gré de la recomposition des groupes sociaux. L’adhésion rapide des élites civiques au mode de vie et de pensée romain, ainsi que les cérémonies qui rassemblent les représentants des cités gauloises à l’autel du Confluent de Lyon/Lugdunum, à partir de son inauguration en 12 av. n. è., contribuent sans doute à l’élaboration d’un langage religieux nouveau, forgé sur le modèle des pratiques en vigueur à Rome et toutefois teinté d’accents locaux, propres aux différentes cités. Ces dernières, alors pérégrines, sont effectivement libres de choisir les divinités qui protègent leurs intérêts et prennent part à l’élaboration d’une identité civique, ainsi que les lieux destinés à accueillir leur culte. Chaque communauté semble alors avoir pris la décision d’intégrer au nouveau paysage religieux l’essentiel des espaces cérémoniels encore en activité, qui ne paraissent d’ailleurs guère avoir été affectés par l’épisode de conquête militaire. En outre, elle complète le maillage de ses sanctuaires publics en se réappropriant des lieux de mémoire ancrés sur son territoire et en fondant, ex nihilo, des sites judicieusement répartis dans les principales agglomérations, voire dans les campagnes. Certaines cités, localisées dans le centre de la Lyonnaise (les Sénons, les Aulerques Cénomans et probablement les Véliocasses), aménagent dès cette période des lieux de culte à l’emplacement de certaines résurgences – et peut-être de modestes cours d’eau –, qui sont alors identifiés, selon une pratique romaine, comme des résidences divines, hébergeant des dieux ou des déesses notamment topiques. En parallèle, et à une échelle plus réduite, apparaissent de nouvelles aires sacrées privées, bâties par les aristocrates au sein de leur propriété rurale, ou bien par les associations qui se constituent alors dans les agglomérations, tout en se dotant de leur propre panthéon et d’espaces réservés au culte de ce dernier.
16Ainsi, c’est sans doute au cours de cette période que se structure l’armature religieuse des civitates, dans le cadre d’une véritable « fabrique du divin », qui ne sera par la suite, au-delà du milieu ou de la fin du ier s. de n. è., enrichie que par de rares fondations nouvelles. L’abondant matériel collecté sur certains sites déjà fréquentés au début du Haut-Empire, et qui seront monumentalisés au cours des décennies suivantes, suggère que ces derniers ont été choisis par les élites dirigeantes des cités pérégrines dès leur constitution, et ce pour la célébration de cultes communautaires réunissant des foules de dévots, au cours de cérémonies dont le rythme n’est pas connu. L’accroissement considérable du nombre de sanctuaires, perceptible dans l’ensemble des cités, mais aussi les innovations qui ont marqué le siècle postérieur à la guerre des Gaules, laissent penser « que la domination romaine a eu […] l’effet d’une fertilisation », comme l’a noté S. Girond (2015, vol. 1, p. 535) au sujet de la cité des Bituriges Cubes.
17De fait, qu’ils succèdent à un lieu de rituels plus ancien ou qu’ils aient été plus récemment fondés, les espaces cultuels gérés collectivement par les communautés pérégrines ou à titre privé sont dotés d’installations inédites à partir de la seconde moitié ou de la fin du ier s. av. n. è., tandis que les pratiques rituelles évoluent et se diversifient. Des foyers sont installés dans de modestes édifices que l’on peut alors identifier à des temples, dont la forme et les techniques de construction sont vraisemblablement héritées des architectures domestiques gauloises ; ils ont vraisemblablement été utilisés pour brûler les dons destinés aux divinités qui y habitent. Le maintien de fossés ou de palissades en bois, ceinturant les aires sacrées, ainsi que de bâtiments essentiellement construits en matériaux périssables, témoigne du poids de la tradition architecturale locale, qui n’est d’ailleurs pas spécifique au domaine religieux. Par ailleurs, la stips connaît un succès sans précédent, tandis que les objets de parure – et surtout les fibules – figurent aussi parmi les dons les plus fréquents, et que des offrandes par destination sont désormais produites en série ou de façon plus ponctuelle au sein de quelques sanctuaires. Ces changements marquent sans doute l’introduction – ou l’intensification – de pratiques ayant cours à Rome, manifestement adaptées à des situations locales. L’enfouissement, sur place, des vestiges cérémoniels, ou encore la mutilation de monnaies, dans certains lieux de culte a priori situés à l’écart des principales agglomérations, renvoient effectivement à des pratiques étrangères au monde romain, s’inscrivant manifestement dans le sillage de traitements autrefois appliqués à une partie du mobilier des sanctuaires laténiens.
18À partir du milieu du ier s. de n. è., et surtout au cours du dernier tiers de ce siècle et dans le courant du iie s., de nombreux chantiers sont engagés dans les cités de Lyonnaise afin de reconstruire, d’agrandir et d’embellir les sanctuaires publics du chef-lieu et du territoire, tandis que les temples privés se multiplient et se pétrifient, au gré du développement des agglomérations et des établissements ruraux. En ce qui concerne les équipements publics des civitates, les rythmes d’édification et surtout de monumentalisation sont révélateurs des initiatives prises par les élites locales, qui financent probablement une grande partie des travaux : dans l’ensemble des cités, les principaux lieux de culte, associés au forum des villes ou établis en périphérie de l’espace urbain, semblent avoir bénéficié des premières opérations d’envergure, tandis que les autres sanctuaires du territoire sont reconstruits en plusieurs phases, dont la plus monumentale intervient souvent plus tardivement. Si l’on considère que les travaux les plus anciens, au cours de cette phase, accompagnent l’acquisition du droit latin par les cités, il faut alors admettre que la concession par le pouvoir impérial d’un tel statut a été globale, ou du moins a eu lieu à quelques années ou décennies près – dans tous les cas avant l’aube du iie s. –, pour les composantes de cette province. Quoi qu’il en soit, la folie constructive qui caractérise cette période de prospérité économique n’est pas exclusive au domaine religieux, puisqu’elle caractérise aussi les autres monuments des villes, ainsi que leurs quartiers résidentiels, ou encore les demeures et les exploitations rurales.
19Il est évident que la disparition des foyers établis au sein des cellae, le développement probable des autels en pierre, alors dressés dans la cour – mais très rarement conservés dans les cités étudiées –, l’adoption plus généralisée des architectures maçonnées, l’apparition de portiques ou encore le déploiement d’un décor (peint, sculpté ou plaqué) caractéristique de l’architecture classique marquent une nouvelle étape dans la romanisation des pratiques rituelles et des aires sacrées, redéfinies dans les cités de droit latin ou en voie de le devenir. De même, les formulaires épigraphiques que l’on peut désormais lire au sein des sanctuaires, qu’ils soient affichés sur les édifices ou gravés sur diverses offrandes exposées dans l’aire sacrée, témoignent de l’accomplissement de pratiques romaines, en particulier de vœux et de dons destinés aux divinités et au pouvoir impérial divinisé. Quant aux différentes catégories de mobilier, jusqu’alors abondantes, elles se raréfient, à quelques exceptions près, probablement en raison d’une évolution des pratiques rituelles, mais aussi d’une gestion nouvelle des offrandes, plus systématiquement évacuées ou recyclées. Il faut sans doute envisager d’autres causes complémentaires, plus rarement évoquées, telle la raréfaction globale des fibules, liée à une mutation des modes vestimentaires avec le développement des tissus cousus.
20Dans les cités considérées, la quasi-omniprésence d’une galerie périphérique, enveloppant la plupart des cellae à partir du milieu du ier s. de n. è. – y compris celles qui sont juchées sur un podium et précédées d’un vestibule et d’un escalier –, et la rareté des plans classiques mis en œuvre lors de la construction des temples sont les témoins d’une adaptation locale de l’architecture religieuse de l’époque impériale. Les spécificités propres à l’armature des sanctuaires de chaque cité s’accentuent aussi à partir de la seconde moitié du ier s., alors que celles-ci reçoivent un nouveau statut et réévaluent leurs rapports avec Rome et les autres territoires de l’Empire. Ces différences transparaissent notamment à travers la façon dont sont organisés les cultes au sein du territoire : plusieurs civitates se dotent alors d’un lieu de culte particulièrement monumental, si ce n’est démesuré, alors établi auprès de leur chef-lieu – soit à ses abords immédiats, soit plus en retrait, à l’écart des habitats ou bien au sein d’une agglomération secondaire d’importance, située tout au plus à quelques milles du caput civitatis. L’ampleur des lieux de culte des Carnutes et des Sénons, rarement égalée dans les Gaules – du point de vue de la surface couverte par l’aire sacrée, mais probablement aussi des dimensions du temple, dont il ne subsiste toutefois que peu de chose –, traduit la puissance et la renommée des dieux ou des déesses qui y était vraisemblablement honorés en tant que divinités tutélaires de la communauté civique. L’architecture du temple de Mars Mullo, à Allonnes, en périphérie du Mans/Vindinum, du monument du Haut-Bécherel, près de Corseul, du temple à double cella de la Bauve, en périphérie de Meaux/Iatinum, ou encore le plan sans doute inédit de celui de Sens/Agedincum sont tout à fait originaux ; ils témoignent de l’empreinte locale que les représentants des cités, de concert avec les architectes engagés, confèrent à leur monument religieux principal, sans doute afin d’affirmer l’identité et les particularités de leurs divinités protectrices, mais aussi leur puissance politique et économique. De fait, au regard de la monumentalité et des dimensions, très variables, de ces grands sanctuaires, mais aussi des autres lieux de culte vraisemblablement publics qui émaillent les territoires, il ne fait pas de doute que certaines cités, en particulier dans le centre de la province – songeons par exemple aux Sénons et aux Carnutes –, sont dotées de moyens financiers plus considérables que d’autres, tels les Aulerques Diablintes ou les Coriosolites. La durée des grands chantiers, certes évaluée pour un nombre encore réduit de sites, laisse aussi paraître les difficultés que connaissent certaines autres communautés civiques de l’ouest de la Lyonnaise, à Corseul, Jublains ou Allonnes par exemple, où les travaux s’étirent sur plusieurs décennies et sont parfois scindés en plusieurs tranches.
21L’examen des sites fréquentés au cours du Haut-Empire a aussi permis de souligner d’évidentes différences entre les lieux de culte publics et les aires sacrées privées, encore peu étudiées à l’échelle des Gaules, mais dont l’identification ne pose pas de problèmes lorsqu’elles sont intégrées à un établissement rural, le plus souvent une villa ou une ferme d’importance. Il est en revanche bien plus difficile d’interpréter le statut d’une série de sanctuaires de taille moyenne ou grande, dotés d’un temple unique et d’équipements peu variés et guère monumentaux, souvent isolés – a priori, du moins – en milieu rural, ou bien rattachés à des agglomérations secondaires. S’il pourrait éventuellement s’agir d’espaces publics dont le développement serait resté limité, en raison d’une importance secondaire au sein du maillage des sanctuaires gérés par la cité, ces lieux de culte pourraient aussi relever de la sphère privée et donc avoir été pris en charge par un seul individu ou bien par une collectivité, dont l’identité reste dans tous les cas inconnue. Quoi qu’il en soit, les formes architecturales déployées en contexte assurément privé sont bien plus modestes, puisque les chapelles dépourvues de galerie périphérique et les temples de plan centré et carré, souvent de faible envergure, y dominent largement, tandis que les portiques y sont bien plus rares qu’en contexte public. En revanche, les pratiques rituelles que l’on restituer à partir de l’étude du mobilier des sanctuaires domaniaux semblent avoir été les mêmes qu’au sein des autres lieux de culte, si ce n’est que les objets qui y sont enfouis sont globalement moins nombreux. Il ressort donc que les espaces cultuels où l’on honore les divinités qui veillent au bon fonctionnement des domaines ruraux, ou aux activités des corporations professionnelles ou des habitants d’un quartier, par exemple, sont tout à fait similaires à ceux qui relèvent des sacra publica ; leur ampleur bien moindre trahit simplement les capacités financières plus modestes des individus qui assurent leur construction, leur entretien et les cérémonies qui y sont organisées.
22Alors que les grands chantiers cessent, à de rares exceptions près, dès la fin du iie s. ou le début du iiie s., le paysage religieux des cités est progressivement privé de ses principales composantes à partir du courant et, surtout, des dernières décennies du iiie s. Une série d’abandons, dont le terminus post quem est souvent situé dans les années 270, affecte plus particulièrement les grands monuments des cités de l’ouest, tandis que leur forum est démantelé et que les villes principales sont généralement pourvues, en quelques décennies, d’une enceinte dont la construction monopolise probablement l’essentiel des financements publics. Il faut sans doute imputer l’arrêt des cérémonies et la fermeture de ces grands sanctuaires à des causes multiples, liées aux crises qu’ont traversées les provinces nord-occidentales de l’Empire au cours du iiie s., qui ont tout particulièrement ébranlé les systèmes religieux et les grandes divinités des cités.
23Il faut une nouvelle fois distinguer les civitates centrales de la province – notamment les Véliocasses, les Carnutes, les Sénons, les Meldes et les Tricasses –, dont les sanctuaires publics restent fréquentés, pour la plupart, tout au long du ive s. Quelques exemples bien documentés révèlent toutefois, à Genainville par exemple, que l’offrande monétaire se poursuit manifestement au sein d’une aire sacrée en partie désaffectée et qui a été dépouillée de sa monumentalité, puisque le temple principal n’est plus en activité et est en cours de démolition. À Chartres, le complexe monumental périurbain de Saint-Martin-au-Val, qui est sans doute le principal sanctuaire des Carnutes, a également été détruit dès la première moitié du iiie s. La cité a donc perdu précocement l’un de ses plus grands monuments, tandis que la majorité des autres sanctuaires est encore fréquentée au cours du siècle suivant. Si certaines de ces communautés civiques ont pu continuer d’entretenir les composantes de leur maillage religieux et d’y assurer les cultes à titre public durant les premières décennies du ive s., la fermeture ou la reconversion des aires sacrées progresse tout au long de ce siècle et s’accélère manifestement durant sa seconde moitié, tandis que s’impose peu à peu le christianisme, désormais toléré puis adopté par les empereurs, mais aussi, dans les provinces, par les communautés locales. Quant aux lieux de culte de statut privé, ils périclitent dès la fin du iie s. ou le courant du iiie s., pour les plus modestes, puisqu’ils disparaissent avec l’abandon des établissements ou des quartiers desquels ils dépendent. Ceux qui perdurent le plus longtemps, au sein de quelques villae occupées durant l’Antiquité tardive, sont vraisemblablement délaissés dès les premières décennies du ive s., ou au plus tard au milieu de ce siècle, alors que ne subsistent que de rares sanctuaires collectifs, probablement fréquentés par des cercles restreints de dévots jusqu’à la toute fin du ive s. ou le début du ve s. Il est probable, alors, que les chrétiens les plus virulents, procédant à la clôture ou à la destruction des derniers sanctuaires païens, « tirent sur une ambulance » (Van Andringa, 2017a, p. 318), puisque les cultes encore pratiqués semblent avant tout relever d’initiatives privées et que les autorités publiques se sont probablement déjà retirées de leur célébration.
24Notons, pour conclure, que les apports de cette étude montrent l’intérêt qu’il y a de dépasser le cadre d’un seul sanctuaire ou d’un type pour amorcer une synthèse élargie au paysage religieux de plusieurs cités, puisant à des sources multiples et susceptible de servir de socle à des enquêtes ultérieures, qui permettront de préciser certains aspects de ce domaine singulier qu’est celui de la religion romaine à l’échelle provinciale.
Notes
127 Songeons notamment aux parures et aux accessoires vestimentaires ou aux outils ; la question des armes laténiennes mutilée est à ce jour la mieux documentée.
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Référence papier
« Conclusion et perspectives », Revue archéologique de l'Ouest, Supplément 14 | -1, 573-579.
Référence électronique
« Conclusion et perspectives », Revue archéologique de l'Ouest [En ligne], Supplément 14 | 2024, mis en ligne le 18 novembre 2024, consulté le 11 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/rao/10498 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12ppn
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