1La commune de Moragne, en Charente-Maritime, a fait l’objet de plusieurs découvertes et études archéologiques, concernant notamment la Préhistoire et la Protohistoire. Les occupations humaines les plus anciennes à être bien documentées sont d’une part le Néolithique, avec notamment un dolmen (Bouin, 1993, 1994 ; Kerdivel, 2009), et surtout le Mésolithique, avec d’abondants microlithes présents en gisements de surface (Favre, 2004 ; Michel, 2007, 2009). En revanche, le Paléolithique n’a pas été étudié, alors que des outillages lithiques de diverses industries sont pourtant présents en grande abondance dans les champs. À ce titre, des gisements d’outils lithiques en quartz et en silex ont été découverts en surface des champs du village de Moragne. Ils n’ont à ce jour pas encore fait l’objet de publications scientifiques. Seule une étude a été publiée et porte sur les fossiles de plantes et d’invertébrés remarquablement préservés dans ces silex (Moreau et al., 2019). Parmi la grande quantité d’outils échantillonnés, ce site présente une richesse exceptionnelle de bifaces. Les bifaces sont des outils très variés qui ont la particularité d’être taillés sur leurs deux faces, par retouche plus ou moins envahissante ou totale (Bordes, 2000). Le labourage des couches superficielles du site empêche toute datation stratigraphique des bifaces de Moragne. Cependant, il est admis que ces outils sont caractéristiques du Paléolithique, et plus particulièrement du Paléolithique inférieur et moyen (Moncel, 1995 ; Bordes, 2000). Cette étude se concentre sur ces bifaces et visera à dresser leur typologie de façon exhaustive, leur pétrographie ainsi que leur groupe culturel.
2Moragne est une commune du département de la Charente-Maritime, au nord du Bassin aquitain. La zone étudiée se situe sur une butte qui correspond au point altimétrique le plus élevé de la carte géologique de Rochefort (Bourgueil et al., 1972), à 62 m d’altitude (fig. 1). La colline est généralement recouverte d’un sol sablonneux et limoneux, issu en partie du démantèlement des couches crétacées sous-jacentes (Cénomanien inférieur), qui contient de nombreux silex rouges à patines diverses. La formation des silex est intervenue en contexte altéritique au début du Tertiaire (Eocène-Oligocène), par silicification ponctuelle des couches du Cénomanien inférieur au sein des altérites (Bourgueil et al., 1972 ; Moreau et al., 2019).
Figure 1 : Carte géologique localisant les altérites tertiaires à silex de Moragne.
Figure 1: Geological map locating the tertiary flint alterites of Moragne.
© D. Néraudeau
3Le matériel étudié est issu des labours des niveaux superficiels de la butte de Moragne. 120 bifaces ont été identifiés, dont 65 provenant de la collection E. Dépré, 46 de la collection D. Néraudeau et 9 de la collection F. Champagne. La collection D. Néraudeau est déposée à l’Institut de géologie de l’université de Rennes I (UMR CNRS 6118 Géosciences). 95 % des bifaces ont été récoltés dans un champ sur butte (parcelles 7, 8 et 107) et 5 % en bas de pente dans un champ voisin (parcelles 41 et 43 ; fig. 2). Les récoltes de surface de ces bifaces ont été exhaustives et réalisées de 1988 à aujourd’hui par E. Dépré, de 2010 à 2020 par D. Néraudeau et en 2021 par F. Champagne.
Figure 2 : Vue aérienne des champs où les bifaces ont été récoltés.
Figure 2: Aerial view of the fields where the bifaces were harvested.
© D. Néraudeau
4Tous les bifaces ont été photographiés, et certaines pièces caractéristiques des collections D. Néraudeau et F. Champagne ont été dessinées. Les mesures des bifaces, déterminées à l’aide d’un pied à coulisse, sont indiquées en annexe. Les données ont été reportées sur le diagramme (fig. 3) établi selon les normes proposées par F. Bordes (2000). Les mesures effectuées concernent la longueur maximale du biface L, la largeur maximale du biface m, la distance entre la plus grande largeur et la base du biface a, la largeur à mi-hauteur du biface n, et l’épaisseur maximale e. Le rapport L/a représente l’axe des ordonnées du graphique et exprime la position de la plus grande largeur du biface par rapport à sa longueur. L’axe des abscisses est formé par le rapport n/m × 100 et exprime l’arrondi des côtés du biface. Trois droites parallèles et équidistantes sont ajoutées dans le graphique et obéissent aux fonctions suivantes :
5AA’ : 𝑦 = 0,04575𝑥 + 0,975
6BB’ : 𝑦 = 0,04575𝑥 − 0,325
7CC’ : 𝑦 = 0,04575𝑥 − 1,625
Figure 3 : Diagramme de discrimination des bifaces classiques.
Figure 3: Discrimination diagram of classical bifaces.
I. Bande des bifaces triangulaires ; II. Bande des bifaces subtriangulaires ; III. Bande des bifaces cordiformes ; IV. Bande des bifaces ovalaires, discoïdes et des limandes.
I. Triangular bifaces band; II. Subtriangular bifaces band; III. Cordiform bifaces band; IV. Ovoid, discoid and elliptical bifaces band.
8Les droites AA’, BB’ et CC’ séparent le graphique en quatre bandes : les bifaces triangulaires s’étendent sur la bande I, les subtriangulaires occupent la bande II, les cordiformes la bande III, et les ovalaires, discoïdes et limandes la bande IV. Bien que ce diagramme soit à l’origine uniquement utilisable pour les bifaces plats, il peut être adapté pour les bifaces épais en faisant intervenir des rapports supplémentaires comme l’allongement ou l’aplatissement. Par exemple, un biface de forme générale triangulaire ou subtriangulaire sera classé parmi les lancéolés si son allongement L/m est supérieur à 1,5 et si son rapport m/e, traduisant l’aplatissement, est inférieur à 2,35. De même, un biface présentant un contour cordiforme, mais possédant une forte épaisseur, c’est-à-dire un rapport m/e inférieur à 2,35, sera considéré comme un amygdaloïde (Bordes, 2000). Tous les bifaces désignés comme « classiques » dans la classification de Bordes (2000) peuvent donc être intégrés à ce graphique. Les autres bifaces seront donc étudiés et différenciés uniquement au travers de considérations qualitatives, à l’exception des bifaces abbevilliens, qui pourront être discriminés grâce à un indice numérique supplémentaire, l’indice sectionnel e × 100 / m (Malvesin-Fabre, 1948).
9Sur la totalité des bifaces étudiés, 97 correspondent à la définition des bifaces classiques de F. Bordes (2000), soit 81 % de l’échantillon. Les 23 bifaces restants sont considérés comme non classiques. Cette catégorie regroupe dans cette étude des bifaces divers, partiels, abbevilliens, naviformes, nucléiformes, hachereaux et des chopping-tools.
10Sept bifaces lancéolés sont présents dans l’échantillon et sont caractérisés par une pointe dont les bords sont rectilignes ou convexes.
11Trois bifaces sont micoquiens. Ils se différencient des bifaces lancéolés par des bords plus ou moins concaves. Le biface D8 (fig. 4 a) est à la limite des types micoquien et lancéolé, car un de ses bords est concave et l’autre est plutôt convexe.
12Deux bifaces de la série lithique sont considérés comme des ficrons, car leurs arêtes sont plus grossières et sinueuses que les bifaces lancéolés et micoquiens. Le biface D9 est un ficron à pointe cassée (fig. 4 b).
13Parmi les quatre bifaces triangulaires plats de l’échantillon, l’exemplaire E17 est en « dent de requin », reconnaissable par ses côtés concaves. Le biface F2 n’est pas un triangulaire typique puisque sa base n’est pas tranchante et présente un talon à cortex (fig. 4 c). Un triangulaire épais est également présent, mais pourrait correspondre à la pointe cassée d’un très grand biface.
Figure 4 : a. Biface micoquien (D8) ; b. Ficron à pointe cassée (D9) ; c. Biface triangulaire à talon (F2).
Figure 4: a. Micoquian biface (D8); b. Ficron with broken tip (D9); c. Triangular biface with heel (F2).
© F. Champagne
14Deux bifaces subtriangulaires sont plats. Le biface D14 (fig. 5 a) est ogivo-triangulaire avec ses bords latéraux convexes et sa base plus ou moins droite, tandis que le D6 (fig. 5 b) est un pélécyforme allongé caractérisé par ses bords latéraux rectilignes et sa base arrondie. Huit autres bifaces subtriangulaires sont épais.
15Un cordiforme allongé typique se distingue par son contour régulier en ove (D5 ; fig. 5 c).
Figure 5 : a. Biface ogivo-triangulaire (D14) ; b. Biface pélécyforme allongé (D6) pouvant passer aux lancéolés exceptionnellement plats ; c. Biface cordiforme allongé typique (D5).
Figure 5: a. Ogivo-triangular biface (D14); b. Elongated pelecyform biface (D6) that can pass to exceptionally flat lanceolate; c. Typical elongated cordiform biface (D5).
© F. Champagne
16L’échantillon compte trois bifaces subcordiformes dont un subcordiforme allongé.
17Les amygdaloïdes constituent le type de biface le plus représenté avec un total de 15 bifaces amygdaloïdes et 20 amygdaloïdes courts. Leur aspect est proche de celui des cordiformes, mais ils sont plus épais. Le biface D24 (fig. 6 a) est un amygdaloïde typique.
1814 bifaces ovalaires sont présents dont un unique exemplaire est plat. Le biface D29 (fig. 6 b) est un ovalaire épais à talon avec éclat de gel.
19Parmi les 14 bifaces discoïdes de l’échantillon, un seul est plat. Le biface F8 (fig. 6 c) est un discoïde épais typique.
Figure 6 : a. Biface amygdaloïde (D24) ; b. Biface ovalaire (D29) ; c. Biface discoïde (F8).
Figure 6: a. Amygdaloid biface (D24); b. Ovoid biface (D29); c. Discoid biface (F8).
© F. Champagne
20Le type limande est représenté par trois proto-limandes, caractérisées par leur forme elliptique et leur allongement supérieur à celui des bifaces ovalaires.
21Quatre bifaces abbevilliens se distinguent par leurs enlèvements grossiers et leur indice sectionnel élevé. Le biface D39 (fig. 7 a) est un abbevillien typique de grande taille.
22Le biface D35 (fig. 7 b) est un naviforme épais et est le seul de la série à représenter ce type par son aspect fusiforme et ses parties basale et distale pointues.
23Deux bifaces nucléiformes ont été identifiés comme le D42 (fig. 7 c) qui semble correspondre à un nucléus aménagé.
Figure 7 : a. Biface abbevillien de grande taille (D39) ; b. Biface naviforme épais à méplat latéral (D35) ; c. Biface nucléiforme (D42).
Figure 7: a. Large abbevillean biface (D39); b. Thick naviform biface with lateral flatness (D35); c. Nucleiform biface (D42).
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24Six pièces peuvent être considérées comme des bifaces partiels par la présence de très larges plages non retouchées sur au moins une de leurs deux faces.
25Deux pièces de moins de 4 cm de long pourraient s’apparenter à des pointes, mais leur morphologie et leur taille bifaciale permettent de les catégoriser comme des micro-bifaces. Un autre biface de ce groupe semble se rapprocher des perçoirs, notamment par l’aspect de sa pointe à bec dégagé, et est donc désigné comme un biface-perçoir.
26Les trois hachereaux présents ne sont pas façonnés sur éclat. Le hachereau typique D33 (fig. 8) se caractérise par un tranchant aussi large que son support. Les autres hachereaux sont un hachereau spatulé et un hachereau à tranchant rétréci.
Figure 8 : Hachereau typique (D33).
Figure 8: Typical cleaver (D33).
© F. Champagne
27L’échantillon compte quatre galets aménagés dont le tranchant a été travaillé à partir des deux faces.
28Trois types de matière première sont présents au sein de la série lithique : le silex, le grès et le quartz.
29Le silex est issu de la silicification paléogène (Éocène-Oligocène, –56 à –23 millions d’années), sous un climat chaud et humide, des calcaires et marnes à plantes du Crétacé supérieur (Moreau et al., 2019). Contrairement à ce qu’ont écrit Laporte et al. (2000), le silex de Moragne n’est donc pas cénomanien en ce qui concerne sa période de silicification nodulaire. Il s’agit d’une silicification dite secondaire (« dans un second temps »), intervenue au début de l’ère tertiaire (Bourgueil et al., 1972), des dizaines de millions d’années après le dépôt des sédiments originels crétacés, non silicifiés. En fait, il n’existe pas en Charente-Maritime de nodules de silex primaires, formés par diagenèse précoce et quasi synsédimentaire au sein de calcaires cénomaniens. C’est juste le contenu fossile des silex paléogènes, générés au sein des argiles par décalcification des calcaires sous-jacents, qui est cénomanien. Les silex sont donc autochtones et issus des altérites qui coiffent les dépôts crétacés non altérés, datés du Cénomanien inférieur, comme pour les silex à plantes d’Archingeay-Les Nouillers, autre localité présentant des silex comparables, avec outillage paléolithique, et située à une vingtaine de kilomètres de Moragne (Moreau et al., 2014 a et b). À noter que « le silex de Moragne », ainsi nommé par quelques auteurs (Massaud, 1962 ; Marchand, 1999 ; Laporte et al., 2000), est caractérisé le plus souvent par des marbrures ou auréoles rougeâtre vif et intenses (Massaud, 1962 ; Bourgueil et al., 1972), qui permettent de l’identifier facilement et d’en reconnaître la présence sur d’autres sites préhistoriques charentais, à plusieurs kilomètres de Moragne — par exemple à Lussant et Tonnay-Charente (Massaud, 1962), ou à Surgères (Laporte et al., 2000). Le silex voisin et contemporain d’Archingeay-Les Nouillers est marqué lui par des marbrures et auréoles davantage violacées. Une partie des bifaces en silex de Moragne présente une ou plusieurs veines gréseuses d’épaisseur variable, mais pouvant dépasser 1 ou 2 cm d’épaisseur. Ainsi, lorsqu’une veine est située sur une des faces d’un biface, elle présente un aspect gréseux tandis que l’autre est en silex, ou apparaît globalement en silex lorsque la veine passe au cœur du biface. Quelques bifaces, souvent les plus gros et les plus archaïques, semblent totalement gréseux et ont par conséquent été aménagés dans des veines de grès assez épaisses. Le grès de Moragne, issu de la silicification de veines sableuses de la roche crétacée, est donc une variante gîtologique du faciès silex et n’est pas un matériau importé.
30Les bifaces en quartz ont été réalisés dans un quartz blanc laiteux qui semble filonien. Or il n’y a pas de filon de quartz recoupant les sédiments crétacés dans cette région. Une autre source de quartz pourrait être les galets quartzeux des anciennes terrasses alluviales, dont certains sont de très grande taille (grand axe > 10 cm). Des limons à galets de quartz tertiaires sont en effet signalés à une douzaine de kilomètres au nord-est de Moragne, sur les communes de Chervettes, La Crignolée et Parançay (Moreau et Hantzpergue, 1979). Des galets de quartz sont également présents à moins de 10 km au sud du site étudié, sur les deux rives de la Charente (communes de Bords et La Vallée), dans des formations similaires à celle de la butte de Moragne. À une dizaine de kilomètres au sud-ouest du site, la présence de nombreux galets de quartz rubéfiés est mentionnée dans des alluvions anciennes. Enfin, à une trentaine de kilomètres au sud-ouest de Moragne, une large formation d’âge éocène contenant des galets de quartz s’étend sur les communes de Chaillevette, Étaules et Breuillet (Platel et al., 1976). Si les quartz de Moragne sont allochtones, ils ont pu aisément être transportés par les préhistoriques. En effet, les distances parcourues par ces derniers pouvaient atteindre jusqu’à 70 km autour des lieux d’occupation au Paléolithique inférieur et moyen (Delpech et al., 1995 ; Primault, 2003 ; Tuffreau, 2019). Ces déplacements servaient essentiellement à assurer leur subsistance alimentaire, mais ils pouvaient tirer parti des ressources minérales disponibles dans le territoire parcouru (Delpech et al., 1995 ; Tuffreau, 2019). Toutefois, ces galets quartzeux sont généralement plus translucides, ni blancs, ni laiteux, et ne correspondent pas vraiment à celui utilisé pour les bifaces. Les éclats filoniens et galets de quartz blancs ne sont pas signalés sur la notice géologique de Rochefort (Bourgueil et al., 1972).
31De nombreux encroûtements ferrugineux sont observés sur ces matériaux, ce qui est en adéquation avec les indications de la notice géologique du site (Bourgueil et al., 1972). Le fer est localement abondant dans les altérites locales, pouvant générer des cuirasses ou des encroûtements. Ces derniers sont associés aux patines les plus intenses, correspondant aux bifaces les plus roulés, émoussés et altérés, attribuables à un Paléolithique ancien. Un même biface peut cependant présenter une patine différente sur chacune de ses faces, voire plusieurs patines sur une même face, en fonction de conditions d’altération très localisées (Ophoven, 1938 ; Turq, 2005 ; Fernandes et Raynal, 2006). La diversité des couleurs de patine va d’un blanc légèrement teinté (ivoire, crème) à des tons chauds plus ou moins intenses (jaune, orange, marron, rouge), variant vraisemblablement en fonction de la teneur en fer du contexte archéologique originel de chaque biface et de son temps d’exposition à la météorisation.
32Dix-sept pièces bifaciales composant le matériel d’étude sont constituées de quartz, représentant 14 % de la série lithique. Ce matériau, de couleur blanche à marron (si oxydé), est plus dur et massif que le silex (Primault, 2003) et les retouches sont beaucoup plus difficiles à observer. Tous les chopping-tools précédemment décrits sont en quartz. Les autres outils en quartz sont principalement des bifaces amygdaloïdes ou des bifaces abbevilliens pour les plus épais.
33Le silex est le matériau dominant et représente 86 % du matériel lithique, soit 106 bifaces. Outre leur proportion beaucoup plus importante que ceux en quartz, les bifaces en silex sont plus diversifiés et occupent toutes les catégories typologiques citées dans la partie précédente, à l’exception des chopping-tools. La couleur des silex de Moragne est observable lorsqu’ils dévoilent une cassure fraîche ou une absence de patine. Ils sont donc à l’origine de couleur rouge à marron. Les silex se recouvrent d’une patine lorsqu’ils sont altérés, oxydés et présentent donc des couleurs différentes en fonction du degré et des conditions d’altération.
34Les bifaces sont caractéristiques du Paléolithique ancien et moyen (Gagnepain, 2015 ; Tuffreau, 2004 ; Arzarello, 2015). Toutefois, la présence de vrais bifaces en abondance ne se retrouve que jusqu’aux prémices du Paléolithique moyen. Il est néanmoins possible de rencontrer sporadiquement des bifaces dans le reste du Paléolithique moyen et au Paléolithique supérieur, mais en proportions faibles et de formes souvent atypiques (Bordes, 2000). Le site de Moragne possédant une concentration élevée en bifaces, il est fort probable que la ou les industries lithiques présentes ici soient caractéristiques du Paléolithique inférieur et/ou du début du Paléolithique moyen.
35L’apparition de la production de bifaces, technologie de mode 2, est un marqueur de l’industrie acheuléenne, apparue vers environ 700 000 ans BP en France (Sala, 2015 ; Tuffreau, 2019 ; Moncel, 2020). L’appellation « Acheuléen » regroupe des industries lithiques diverses qui n’ont parfois en commun que la présence de bifaces (Tuffreau, 2019), c’est pourquoi Notter (2015) préfère parler d’« Acheuléens » au pluriel. L’industrie acheuléenne se divise en quatre phases : l’Acheuléen ancien, moyen, supérieur et l’Épi-Acheuléen. L’Acheuléen ancien se définit par la présence de nombreux bifaces aux morphologies variables, pouvant être très épais, à arêtes sinueuses, à réserve corticale et faiblement retouchée. La majeure partie du façonnage de ces outils est réalisée au percuteur dur et les méthodes de débitage sont peu élaborées. Un outillage sur éclats y est associé avec des outils à coches et des racloirs (Notter, 2015). À Moragne, les galets aménagés, bien que présents, sont très rares. Par contre, les éclats à coches sont abondants.
36L’Acheuléen moyen désigne l’Acheuléen au sens strict du terme. Il est caractérisé par une prépondérance des bifaces plus ou moins importante dans les assemblages. Leur façonnage est plus affiné qu’à l’Acheuléen ancien et leurs bords deviennent tranchants, repris par de la retouche. La percussion tendre est employée, en plus de la percussion dure. Cette phase de l’Acheuléen se distingue également par l’apparition du débitage Levallois, qui n’est cependant pas généralisé (Bordes, 1970 ; Turq, 2000 ; Notter, 2015), mais deviendra systématique dans certains Acheuléens supérieurs (Turq, 2000). L’outillage sur éclats comprend comme à l’Acheuléen ancien des denticulés, des encoches et des racloirs (Notter, 2015).
37L’Acheuléen supérieur se caractérise par la présence de bifaces typiquement acheuléens associés à des outils sur éclats et des méthodes de débitage similaires à celles du Moustérien comme le débitage laminaire (Notter, 2015 ; Tuffreau, 2019). L’Épi-Acheuléen possède les mêmes caractéristiques que l’Acheuléen supérieur, mais avec une proportion en bifaces réduite (Tuffreau, 1979 ; Notter, 2015). Il est désormais fréquemment admis que ces deux Acheuléens finaux appartiennent en fait au Paléolithique moyen, et seraient donc les marqueurs de la transition entre le Paléolithique inférieur et moyen (Tuffreau, 1979 ; Colonge et al., 2010 ; Notter, 2015).
38D’autres industries lithiques mineures sont contemporaines de l’Acheuléen comme le Colombanien, le Tayacien et le Clactonien, mais elles se caractérisent par une absence de bifaces (Nicoud, 2013 ; Notter, 2015) et ne seront donc pas détaillées.
39Cette période du Paléolithique est essentiellement caractérisée par l’industrie moustérienne en Europe. Cette industrie est de manière générale définie par une abondance de pointes et de racloirs, une diversification des outils sur éclats (Turq, 2000), et représente la technologie lithique de mode 3 (Sala, 2015). Le Moustérien de Tradition Acheuléenne (MTA) est la première phase de cette industrie et est subdivisé en deux faciès qui se suivent chronologiquement : le type A et le type B (Turq, 2000). Le type A présente encore de nombreux bifaces associés à une forte concentration de racloirs et des méthodes de débitages Levallois généralisées (Turq, 2000 ; Loiseau, 2014). Les bifaces triangulaires plats sont caractéristiques de ce faciès particulier (Bordes, 2000). Le MTA de type B se définit par une raréfaction des bifaces (seules persistent des formes atypiques) et une augmentation des pointes moustériennes et Levallois (Turq, 2000 ; Loiseau, 2014). La deuxième phase du Moustérien est le Moustérien typique et marque la disparition de la production de bifaces (Turq, 2000). Or à Moragne, autant les bifaces sont abondants et variés, autant les racloirs et tout autre outil associés à un débitage Levallois sont peu représentés. En effet, les éléments Levallois les plus caractéristiques comme les pointes et éclats Levallois bien géométriques, les nucléus Levallois ou les racloirs et grattoirs très aboutis sont rarissimes. Les pointes moustériennes sont également très rares et sont atypiques. Les bifaces sont essentiellement accompagnés d’éclats sommairement retouchés, quasiment sans racloirs ou grattoirs très aboutis, et à quelques perçoirs ou tarauds grossiers, hormis les encoches et denticulés précédemment cités. Cette sous-représentation de beaux outils pourrait s’expliquer par le prélèvement préférentiel des collectionneurs, mais cette hypothèse est réfutée par l’abondance de bifaces, qui sont pourtant très recherchés.
40D’après toutes les informations réunies, il est très probable que plusieurs industries composent le gisement de surface de Moragne, à la fois du Paléolithique ancien et du Paléolithique moyen. La localisation du site de Moragne se situe à la limite géographique des provinces acheuléennes classique et méridionale (Nicoud, 2013), mais l’absence de hachereaux sur grands éclats positionne ce gisement dans l’Acheuléen classique. En prenant en compte la typologie et la technique de débitage, l’analyse individuelle de chaque biface a permis de distinguer environ 25 pièces de l’Acheuléen inférieur, essentiellement des bifaces de type abbevillien, des amygdaloïdes grossiers et des bifaces en quartz. 67 bifaces, majoritairement épais et avec cortex, semblent s’apparenter à l’Acheuléen moyen, et constituent la plus grande partie de l’assemblage. Une vingtaine d’autres bifaces et un nucléus à lames peuvent être attribués au Paléolithique moyen. La majeure partie de ce groupe est facilement classée dans le faciès moustérien comme les bifaces triangulaires plats, mais les autres sont difficilement distinguables avec un Acheuléen supérieur. Certaines pièces, comme les chopping-tools et les bifaces divers, ne peuvent pas être attribuées à une industrie précise du Paléolithique, en raison de leur longue période de production et leur présence dans toutes les industries (Bordes, 2000). En Europe occidentale, les premières phases de l’industrie acheuléenne sont attribuables à Homo heidelbergensis (Gagnepain, 2015 ; Notter, 2015 ; Tuffreau, 2019). L’évolution de l’industrie acheuléenne accompagne la « néandertalisation » de cette espèce, car le Moustérien débute avec l’implantation d’Homo neanderthalensis (Notter, 2015 ; Arzarello, 2015). L’Homme moderne, Homo sapiens, n’apparaît en France qu’entre 40 000 et 35 000 ans BP, à la transition entre le Paléolithique moyen et le Paléolithique supérieur (Onoratini, 2006 ; Arzarello, 2015). La majeure partie des bifaces de Moragne ont donc probablement été façonnés par Homo heidelbergensis et les plus récents pourraient être l’œuvre des néandertaliens qui l’ont suivi. Enfin, l’importante densité de bifaces suggèrerait des occupations du site de longue durée (Meignen et al., 2007).
41Certaines limites entre diverses industries semblent imprécises, même lorsque les assemblages sont encore en place stratigraphiquement. Cela peut être expliqué par une évolution buissonnante des faciès typologiques et des systèmes de production, conduisant à une contemporanéité de certains faciès acheuléens et moustériens dans une même région (Vieillevigne et al., 2008). L’attribution culturelle du gisement de Moragne sur la seule base des bifaces paraît donc complexe. Toutefois, quelques types de bifaces sont caractéristiques de périodes précises du Paléolithique ancien et moyen. Par exemple, les bifaces abbevilliens et les proto-limandes sont typiques de l’Acheuléen ancien. Les hachereaux sont principalement retrouvés dans les niveaux acheuléens moyens. Les bifaces triangulaires plats sont également de bons indicateurs chronostratigraphiques puisque leur présence est restreinte au Moustérien de Tradition Acheuléenne de type A (Bordes, 2000). Les bifaces de grande taille sont souvent caractéristiques d’un Acheuléen ancien ou moyen, tandis que les bifaces de plus petites dimensions, fortement retouchés et avec des formes symétriques (comme les triangulaires ou les cordiformes) traduisent un Acheuléen supérieur ou un MTA de type A (Jaubert, 1994). La présence d’éléments en quartz, matériau plus difficile à travailler que le silex et donnant des percuteurs durs et des bifaces grossiers, semble surtout typique de l’Acheuléen ancien (Gagnepain, 2015 ; Arzarello, 2015).
42Les bifaces récoltés en surface de la butte de Moragne ayant été mélangés par les labours successifs, leur datation par la stratigraphie n’a pas été possible. Tous les bifaces ont pu être identifiés, décrivant pas moins de 23 types différents suivant la classification de Bordes (2000). Le gisement est constitué majoritairement de bifaces amygdaloïdes, discoïdes et ovalaires. Seuls certains types ont permis des attributions culturelles précises, la majeure partie des bifaces n’étant pas de bons marqueurs chronologiques (Bordes, 2000). Néanmoins, les analyses pétrographiques, typologiques et des méthodes de débitage ont dévoilé l’existence des industries ancienne et surtout moyenne de l’Acheuléen classique. Homo heidelbergensis a donc très probablement occupé le site de Moragne pendant de longues périodes au Paléolithique inférieur et a produit la majeure partie des bifaces étudiés. Des indices ont également révélé la présence d’une industrie plus récente, sensiblement attribuée au Moustérien de Tradition Acheuléenne de type A, ou peut-être aussi à un Acheuléen final. À l’instar de son ancêtre, Homo neanderthalensis pourrait donc avoir vécu sur cette butte au Paléolithique moyen. Ces hypothèses d’attribution culturelle pourraient toutefois être consolidées ou non en les comparant avec les autres outils du fond commun présents dans le gisement de Moragne. En effet, ce site préhistorique d’une richesse exceptionnelle pourrait révéler de nombreuses informations et mériterait une étude approfondie, notamment en procédant à des fouilles archéologiques ou sondages.
43Les auteurs tiennent à remercier Jean-David Moreau (université de Bourgogne), qui a contribué, dans une autre étude, à l’analyse paléontologique des silex de Moragne, et Pierre Miramand (université de La Rochelle) qui a participé aux prospections de surface. Ils remercient également Éléna Paillet et Stéphan Hinguant pour leur travail de révision.